L’Etat n’est nullement une réalité naturelle mais une construction historique singulière qui s’est tardivement généralisée. L’Etat a également sa dynamique interne ; plus précisément, il est en perpétuelle mutation et sous plusieurs angles c’est pourquoi il a pris des visages historiques différents, a été traduit dans des organisations politiques variables.
Cette leçon va explorer les différents visages de l’Etat en le considérant tantôt sous l’angle culturel, tantôt comme Etat social, tantôt comme organisation politique et constitutionnelle.
Section 1 : Les visages historiques de l’État
L’Etat est une structure politique qui n’existe jamais seule ; elle s’adosse toujours à une communauté d’individus qui partagent une vie collective mais aussi des valeurs. En ce sens, l’Etat a toujours un substrat culturel plus ou moins marqué. Au cours des XIX et XXe siècles, ce substrat culturel fut la nation si bien que l’on peut parler d’Etat-nation. Cette forme historique est aujourd’hui remise en cause.
§1. La forme culturelle de l’État
A - Qu’est-ce qu’une nation ?
1. L’évolution de la notion de nation
a) La nation comme « patriotisme géographique »
Le mot vient du latin nasci, naître. Jusqu’au Moyen-Age, la nation désigne un groupe de personnes issues de la même terre avec les mêmes habitudes. Ainsi les étudiants dans les Universités sont regroupés en nations. Par exemple, l’Université de Paris au Moyen-Age avait des étudiants de 4 nations qui vivaient regroupés entre eux : la France, la Normandie, la Picardie, l’Allemagne. De même pour les guildes de marchands et les corporations de métiers. Avec le développement de la monarchie absolue, la nation finit par désigner l’ensemble des sujets soumis au roi. Ce sens plus moderne émerge à partir du XVIe siècle en Angleterre. Là, pour la première fois, la nation désigne le peuple. Cela reflète donc un processus d’élévation du « petit peuple » qui commence à jouer un rôle politique.
b) La nation comme « patriotisme juridique »
La mutation vers le sens moderne ne sera complètement effectuée qu’avec la Révolution française. Rousseau pose le premier l’idée que l’unité du peuple n’existe qu’à travers le contrat social. Avant ce contrat, il n’est qu’une multitude ; après ce contrat, il devient une collectivité unifiée par les valeurs même du contrat. Donc l’Etat repose sur l’unité du peuple, sur un contrat c’est-à-dire sur la souveraineté populaire. Mais ce peuple reste une abstraction introuvable dans les faits. Les révolutionnaires vont se heurter à cette immatérialité du peuple. L’abbé Sieyès dans son pamphlet intitulé Qu’est-ce que le tiers-état ? va alors accomplir un coup de force théorique et une avancée importante. Il substitue l’idée de souveraineté nationale à celle de souveraineté populaire. Du coup, l’Etat repose sur le peuple mais par le truchement de la nation qui devient la matérialisation de l’unité du corps social et politique. Le principe est repris par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation » (art. 3). Mais en quoi la nation symbolise-t-elle l’unité du peuple ? Sieyès prend, en réalité, la notion de nation sous un angle juridique. Elle désigne tous ceux qui souscrivent au contrat social et que l’on peut identifier par le fait qu’ils bénéficient des droits énoncés par celui-ci. Il y a là un objectif politique fort ; en redéfinissant ainsi la nation dans un sens artificialiste, elle devient une machine de guerre contre les monarchies européennes. Pendant un siècle, la nation sera comprise comme un instrument d’émancipation, de libération par rapport au monarque, à la noblesse et aux privilèges. En devenant ainsi politique, la nation se rapprochait aussi de la citoyenneté conçue comme le statut juridique des membres au contrat social.
2. La nation civique et la nation culturelle
a) La nation culturelle
L’origine en remonte aux écrits de Johann Herder qui réagit vivement aux prétentions universalistes des Lumières françaises et allemandes. Herder développe une conception objective et organiciste de la nation. Pour lui, elle est d’abord une communauté d’hommes de sang partageant une même culture plutôt qu’une idée abstraite. Il suggère donc le primat de l’ordre social sur l’ordre politique. Le romantisme allemand puisera ici quelques matériaux. Réagissant avec virulence à l’expansion napoléonienne, Fichte dans son Discours à la nation allemande (1807) prolonge cette approche. Il en appelle à l’unité de l’Allemagne qu’il exhorte à retrouver sa force spirituelle et morale qui fonda sa supériorité intrinsèque. La nation allemande est principalement définie comme une communauté de langue mais aussi comme un peuple originel homogène. Fichte souligne le rôle de l’éducation dans la constitution d’une Allemagne dont la destinée est d’être une nation prééminente dans le monde. Ce messianisme s’accompagne aussi de la volonté d’ériger un État qui incarne la nation et serait pour chaque citoyen « l’extension de sa propre personnalité ». Avec ces thèmes, Fichte contribua à mettre sur pieds un pangermanisme qui se développa tout au long du XIXe siècle en puisant à des sources hétéroclites.
b) La nation civique
La nation élective reflète une conception subjective et volontariste de la nation. Elle met l’accent sur les principes moraux ou juridiques égalitaires structurant la communauté. Ernest Renan est considéré comme le père fondateur de cette conception bien qu’il prolonge en partie les réflexions des Lumières. Renan réagit à la guerre de 1870 et à la perte de l’Alsace-Lorraine ; il cherche à contrer l’idée que l’Alsace soit une terre de langue et de culture allemande. Dans sa célèbre conférence de 1882 « Qu’est-ce qu’une nation ? », Renan la définit comme « une âme, un principe spirituel ». Cette âme est constituée par deux choses : l’une relève du passé et est « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs » ; l’autre relève du présent et est « le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ». Renan synthétise son approche par une formule qui restera célèbre : « l’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours ».
En savoir plus
- Friedrich Meineke
- Hans Kohn
- Louis Dumont
B - L’État-Nation
L’Etat-nation est une forme historique très particulière. Notons d’abord qu’il existe des Etats regroupant de très nombreuses nations : les Empires mais aussi ce que l’on appelle aujourd’hui des Etats multi-nations. On peut définir l’Etat-nation d’une manière descriptive comme le propose le géographe Yves Lacoste : il est alors considéré « comme un type d’Etat dont la majeure partie de la population relève d’une seule et même nation ». On peut aussi proposer une définition plus historique et dynamique comme le propose le politiste Yves Déloye. Dans ce cas, l’Etat-nation désigne une autorité politique instituée qui « revendique avec succès le monopole de la formation de l’identité nationale ».
1. La formation de l’Etat-nation
Les grands fondateurs de la sociologie politique comme Durkheim ou Weber sont largement restés muets sur la nation. À partir de 1945, la sociologie politique anglo-saxonne s’est massivement interrogée sur les mécanismes qui ont conduit à la formation de l’état-nation. Il en résulte plusieurs schémas explicatifs concurrents :
a) La théorie développementaliste (école de la « Nation-building »)
Stein Rokkan
Il fut le premier à suggérer que la construction des nations s’opérait au sein d’un processus plus large de modernisation qui se déploie d’abord dans l’ordre économique, ensuite sur le terrain spatial, enfin sur le plan culturel. La nation est vue comme un patient travail de différenciation et de cristallisation qui conduit à un renforcement du cadre institutionnel.
Charles Tilly
Tilly va insister sur le rôle des guerres dans la formation des Etats-nations. Avant même que le nationalisme ne soit le vecteur des guerres, il souligne que les guerres ont contribué à fabriquer les nations. Il est ainsi manifeste que le sentiment d’être français s’est édifié en partie lors de la guerre de cent ans contre l’Angleterre (1337-1453). En plus, la guerre oblige à lever des impôts et territorialiser l’administration pour être plus efficace.
Karl Deutsch
Deutsch insiste sur le rôle du développement des moyens de communication lors des révolutions techniques de l’ère industrielle. Ce sont ces moyens de communication qui permettent la formation et la diffusion d’un sentiment national. La thèse est que l’on sort d’une société traditionnelle en entrant dans une société nationale dont l’intégration repose sur les réseaux de communication.
b) Les théories contemporaines de la nation
Dans les années 1980, une seconde génération de chercheurs anglo-saxons vont prolonger la réflexion en délaissant l’hypothèse d’un développement linéaire avec une seule trajectoire.
Ernest Gellner
Gellner est celui qui prolonge le plus l’école de la Nation-building lorsqu’il affirme que les sociétés pré-modernes ignoraient la nation parce qu’elles étaient divisées verticalement entre une culture de l’élite et une culture populaire. C’est la recherche du développement économique qui a exigé une plus grande mobilité et polyvalence des individus. En même temps qu’il remplissait cette fonction, le système éducatif provoqua une plus grande homogénéisation culturelle engendrant, non sans réaction, un sentiment et une conscience nationale (Ernest Gellner, Nations et nationalisme, [1983] Paris, Payot, 1994). C’est donc un alliage de modernisation socio-économique et d’homogénéisation culturelle qui conduit à l’apparition de l’Etat-nation.
Anthony Smith
Smith s’est opposé radicalement à la thèse de Gellner en montrant comment certains groupes ethniques anciens étaient parvenus à diffuser leur culture propre dans les différentes strates de la population indépendamment de toute logique de développement économique. Ces « groupes ethniques démotiques » se considéraient comme des peuples élus et utilisèrent des leaders charismatiques pour imposer leur culture. Smith soutient donc que la nation puise ses racines dans un substrat ethnique antérieur à la modernité (Anthony Smith, The Ethic Origins of Nations, Oxford, Basil Blackwell, 1987).
Benedict Anderson
Anderson a sans doute permis d’accomplir une avancée importante en caractérisant la nation comme une « communauté imaginée ». Pour lui, la nation s’impose dès lors que l’on bascule dans le monde moderne avec la marginalisation des langues religieuses donnant un accès privilégié à la vérité, l’affaiblissement du lien organique avec un monarque de droit divin, une conception du temps et de l’histoire moins fataliste et plus rationnelle. Les deux vecteurs d’affirmation de la nation sont alors d’un côté, le « capitalisme de l’imprimé » c’est-à-dire le développement du livre et de la presse qui vont construire le sentiment d’appartenir à une même communauté de lecteurs et d’un autre côté, les « pèlerinages » des élites administratives formées au centre, employant la langue normalisée de l’Etat et « promenés » d’une région à l’autre de l’Empire.
Voir l’exemple de la France : unité politique ou uniformisation culturelle ?
2. La crise de l’État-Nation
Depuis l’après-guerre, la nation apparaissait comme un thème discrédité car il restait associé à la « honte » qu’avait constitué le déchaînement des passions nationalistes lors de la seconde guerre mondiale. En même temps, la nation ne servait guère dans le contexte de la guerre froide. C’est l’appartenance à l’un des camps qui était importante. Ce fut seulement dans le cadre de la décolonisation et du non-alignement que la nation devint un thème porteur au Sud. Ce contexte général changea totalement au cours des années 1980 ce qui explique la crise de l’état-nation. La remise en cause de l’Etat-nation s’est opérée notamment sur le terrain théorique. En Europe, c’est la théorie de Jürgen Habermas sur l’identité post-nationale couplée à un « patriotisme constitutionnel » qui marqua les esprits. Dans les pays anglo-saxons, c’est la critique menée par le communautarisme qui domina. Dans les deux cas, on vit émerger des discours réactifs à droite comme à gauche autour du « souverainisme » et de la défense de la nation. Justine Lacroix a étudié la structure de ce discours et sa dimension réactive. Nous délaisserons, ici, cette dimension théorique importante pour nous polariser sur les facteurs empiriques de la remise en cause de l’Etat-nation. Ceux-ci sont directement liés à la mondialisation.
a) Les effets de la mondialisation économique
L’internationalisation des échanges commerciaux
25% de la richesse mondiale proviennent des importations et exportations en 2003 contre 11% en 1970. Dans les années 1980, les économistes évoquaient la montée de la « contrainte extérieure » manifestant ainsi qu’un état-nation ne pouvait plus mener une politique économique seul dans son coin sans risquer de se mettre en difficulté. En réalité, les économies nationales sont devenues mutuellement interdépendantes.
L’internationalisation de la production
Elle résulte d’abord des firmes multinationales dont certaines comme Vodafone (GB) ou General Electric (USA) dépassent le PIB de la Turquie (26e puissance mondiale). Ces firmes mettent les états en concurrence entre eux. Cette logique s’est propagée au reste de l’activité de production obligeant à des phénomènes de délocalisation en chaîne. Dans le même temps, les flux d’investissements directs à l’étranger se sont considérablement accrus : de 7% du PIB mondial en 1980 à 22% en 2002 (et même 34% en Europe).
L’internationalisation des flux financiers
Les énormes masses de capitaux flottants circulent à l’échelle du monde dans le cadre d’un marché financier totalement intégré et mondial. Or, ces capitaux sont à la recherche d’un haut rendement à court terme. De ce fait, toute mesure nationale jugée négativement par les marchés risque de pénaliser très fortement la capacité de l’état et de ses composantes à se financer. La violence et la rapidité des réactions a même fait parler de « dictature des marchés ». Une conséquence de ce système est que l’équilibre classique entre rémunération du travail et du capital a été rompu. Seul le travail qui est moins mobile a pu être taxé plus lourdement tandis que les capitaux plus mobiles furent protégés afin de rester attractif.
b) Les effets de la mondialisation culturelle
Les flux migratoires
La mondialisation se traduit aussi par des mouvements de population. Ces mouvements peuvent se situer à l’intérieur des états surtout ceux qui sont à la taille d’un continent. En particulier, on constate un exode considérable vers les villes en Asie, en Afrique. Un second mouvement de population est la migration internationale qui suppose de passer une frontière. Il ne faut pas survaloriser ce phénomène. L’ONU chiffre à 3% de la population mondiale, ceux qui vivent dans un autre pays que celui où ils sont nés contre 2,3% en 1960. Mais la population mondiale s’est démultipliée entre temps si bien que le nombre de migrants est passés de 75 millions en 1965 à 175 millions aux débuts des années 2000. 60% se dirigent vers les pays riches. Les facteurs principaux d’explication sont les conflits armés, les régimes autoritaires mais aussi les inégalités économiques. Le salaire est multiplié par 20 lorsque l’on passe de la Tchéquie à l’Autriche, de la Chine à la Corée, de l’Indonésie à Singapour. D’où les difficultés dans les zones de tension entre l’Espagne et le Maroc, entre les Etats-Unis et le Mexique. L’effet des inégalités économiques n’est cependant pas mécanique. L’internationalisation des firmes a aussi pu conduire à l’instauration de réseaux d’importation de main d’œuvre. Certains états comme l’Allemagne mènent une politique sélective d’importation de main d’œuvre pour faire face à son vieillissement. On notera que ces chiffres ne tiennent pas compte des migrations temporaires pour cause de tourisme, de travail occasionnel… Ces migrations temporaires ont aussi fortement augmenté.
Les flux de communication
La mondialisation est souvent assimilée à tort à une uniformisation des modes de vie et de pensée, à un alignement général sur l’american way of life. Cela tient au poids de l’industrie culturelle américaine (Hollywood) et singulièrement aux grands médias (CNN, FoxNews, ABC, CBS…). En réalité, il existe bien une révolution de la communication qui s’opère à travers la généralisation de la télévision et le développement d’internet. Les flux de communication traversent désormais les frontières avec un double effet : d’une part, ce qui est lointain géographiquement peut devenir proche grâce aux médias ; il devient alors possible de se mobiliser ou d’agir sur un événement qui se passe à l’autre bout du monde. Mais d’autre part, ce qui est proche (au coin de la rue) devient lointain car cela génère moins de communication. Les chercheurs ont cependant montré que cette révolution de la communication n’engendrait aucune uniformisation mais activait, au contraire, des processus de diversification, d’hybridation culturelle. Ainsi le cinéma indien a créé Bollywood (13 millions de spectateurs par jour) qui s’exporte désormais partout dans le monde. Le monde arabe comme celui francophone se sont dotés d’outils de diffusion mondiale (Al Jazeera, France 24, TV5 Monde… Plus encore, Elihu Katz et Tamar Liebes ont montré qu’une partie des téléspectateurs voyaient la série « Dallas » comme une critique du capitalisme américain en raison de leur propre culture nationale.
La régulation et l’intégration régionale
Dans toutes les parties du monde, des collaborations régionales se sont mises en place qui viennent à la fois renforcer les effets de la mondialisation tout en jouant un rôle important d’amortisseur ou en proposant une alternative à la mondialisation à travers une « régulation régionale ». L’essentiel de ces collaborations régionales sont des accords de libre-échange (comme l’ALENA, l’ASEAN, le Mercosur, la communauté économique et monétaire d’Afrique centrale…) visant à instaurer un marché commun. Cependant, ces intégrations régionales supposent une égalité entre les états membres, une logique de collaboration et de régulation d’un espace. En ce sens, elles amplifient et modifient la mondialisation qui repose beaucoup plus sur des rapports de forces et sur l’inégalité. L’Union européenne constitue un cas à part sur la scène mondiale en raison du très fort degré d’intégration réalisé. Même si le projet européen traverse une crise certaine, l’UE apparaît à l’échelle mondiale comme une véritable alternative à la mondialisation notamment en raison du poids du social dans les sociétés européennes, du poids de la collaboration et de la négociation au lieu du rapport de forces, de la promotion d’une régulation régionale et mondiale par le droit… En même temps, l’UE intègre des éléments inévitables de la mondialisation (mobilité des personnes, du capital, des biens et des services…).
Sy.En Europe plus qu’ailleurs, la forme historique de l’Etat-Nation autarcique est remise en cause et dépassée. Cela ne signifie pas la mort de l’Etat-Nation mais plutôt sa transformation, sa recomposition vers un état plus ouvert sur la diversité et le pluralisme en interne et intégré à des ensembles plus vastes à l’externe. Le pouvoir s’exerce moins à partir d’un centre unique d’impulsion ; il s’exerce désormais à travers plusieurs niveaux qui comprennent chacun une pluralité d’acteurs importants. C’est pourquoi à la notion traditionnelle de gouvernement propre à un Etat-Nation, s’est substituée l’idée d’une « gouvernance multi-niveaux ». La décision mêle des éléments mondiaux, des éléments européens, nationaux, régionaux. Par ce biais, la décision politique implique la reconnaissance de cultures différentes et variées.
§2. La forme sociale de l’État
Les fonctions sociales de l’état ont également considérablement évolué depuis la fin du XVIIIe siècle. On a assisté d’abord à un processus « d’étatisation de la société » qui a conduit au passage de l’Etat-Gendarme à l’Etat-Providence. Depuis la crise des années 1970-1980, on a, au contraire, assisté au reflux de l’Etat sous le coup du règne des doctrines néo-libérales. On est ainsi passé d’un Welfare State à un Workfare State qui est lui-même remis en cause aujourd’hui.
A - L’État-Gendarme
1. Qu’est-ce que l’Etat-Gendarme ?
a) Le principe
Selon le sociologue danois Gosta Esping-Andersen, les individus ont toujours été confrontés à des risques qu’il a fallu assurer. Plusieurs institutions peuvent traditionnellement jouer ce rôle d’assureur social face aux risques :
- d’abord, la famille en s’appuyant sur un principe de réciprocité ;
- ensuite, le marché en s’appuyant sur une distribution fondée par l’échange monétaire ;
- enfin, l’Etat qui peut organiser une redistribution. Dès la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe siècle, la conception dominante de l’époque conduit à ce que les risques soient pris en charge par les deux premières institutions : la famille et le marché. En conséquence, l’Etat se voit cantonner à des fonctions sociales minimales connues sous le nom de « fonctions régaliennes ».
b) Définition
Df.L’Etat-Gendarme est donc l’Etat qui remplit uniquement des fonctions régaliennes lesquelles découlent directement du concept de souveraineté.
Ces fonctions sont essentiellement au nombre de quatre :
- assurer la sécurité extérieure par la diplomatie et l’armée ;
- assurer la sécurité intérieure par l’ordre public et la police ;
- assurer la justice au moyen des règles de droit ;
- faciliter les échanges en émettant une monnaie au moyen d’une banque centrale.
Cette dernière fonction est d’ailleurs contestée par certains économistes libéraux comme Jean-Baptiste Say ou Friedrich von Hayek qui considèrent que les monnaies peuvent être privées et ne relèvent pas nécessairement de l’état.
2. Les principes libéraux de l’Etat-Gendarme
Cette forme d’état est étroitement liée au règne de la doctrine du libéralisme économique qui n’a, rappelons-le, aucun lien avec le libéralisme politique.
a) Le refus d’une politique sociale étatique
Au XIXe siècle, le libéralisme économique introduisit une logique spécifique niant la nécessité d'une politique sociale. En effet, la croyance était que la société est essentiellement composée de propriétaires - petits ou grands - qui vivront des fruits de leur activité et de leur épargne. Les pauvres sont jugés responsables de leur situation en raison de leur imprévoyance ou de leur paresse. Les infortunés méritants sont jugés si peu nombreux que les secours privés suffisent pour les aider. Cette logique implique une composante disciplinaire ou de contrôle : le pauvre accepte l'aide mais aussi sa dépendance à l'égard de son bienfaiteur qui peut alors lui inculquer un perfectionnement moral sous la forme de « conseils ». Même le salariat n'était pas considéré comme une situation normale : il était plutôt jugé comme une situation transitoire vers la propriété réelle.
b) La liberté du travail
Au niveau des principes, le libéralisme économique envisage le travail comme une liberté. L'idée était que chacun avait la liberté d'accepter ou de récuser le travail et l'État avait pour fonction de garantir cette liberté. Il s'agit donc d'une liberté totalement négative qui fut dénoncée par la tradition marxiste. En même temps, la société est conçue à travers une simple égalité formelle, une égalité de droits ou de principes si bien qu'aucune inégalité réelle n'est envisagée comme justifiant un correctif.
c) Limites
Au niveau pratique, cette vision simpliste et naïve d'une société régulée par la main invisible du marché, d'une société marchant vers la propriété de chacun elle-même éliminant la pauvreté a été complètement démentie par le développement industriel enclenché par le libéralisme. Le phénomène de pauvreté est apparu durable (les prolétaires) et un autre compromis dut être élaboré.
B - L’État-Providence (Welfare State)
L'État-Providence n'est pas la transposition d'une idée ; il est le fruit d'une lente maturation, de la construction progressive d'un compromis réalisable grâce au caractère flou, ambigu d’un ensemble d’idées puisant à plusieurs racines.
1. Les racines de l’Etat-Providence
a) Les origines du mot
Le mot Etat-Providence est apparu, en France, pour la première fois en 1864 afin de dénoncer l’inaptitude de l’Etat à mettre en place un système de solidarité au plan national. Bien que forgé dans un optique critique, le terme a été revendiqué ensuite notamment par les Républicains. En allemand, le terme de « Wohlfahrsstaat » désigne surtout un état social. En anglais, l’expression « Welfare State » signifie « état du bien-être » et se développa surtout après la seconde guerre mondiale par opposition au Warfare State c’est-à-dire l’état de guerre nazi.
b) Les origines intellectuelles
Plusieurs courants de pensée ont contribué indirectement à forger l’idée d’Etat-Providence. On en citera 3 à titre d’exemples :
- Le courant républicain : il critique le caractère trop individualiste du système libéral et appelle à la constitution d’un Etat social qui prenne en considération chaque citoyen en redéfinissant l’intérêt général dans un sens plus social.
- Le courant du catholicisme social : la doctrine sociale de l’Eglise formulée notamment par l’encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII légitime un rôle accru de l’état notamment pour que celui-ci exerce un rôle de tutelle sur la sphère économique et prenne plus en compte la pauvreté.
- Le courant socialiste : après Marx, le courant socialiste développe une critique virulente de l’Etat libéral en poussant à la refonte du système en faveur de la classe ouvrière appauvrie (les prolétaires).
2. Les étapes de l’Etat-Providence
Le Welfare State n'est pas une création théorique car il ne résulte pas directement d'une doctrine mais plutôt d'une série d'adaptations à des situations données. Mais sa progression a été facilitée par des courants intellectuels et politiques comme le socialisme ou, plus tard, la doctrine économique de Keynes.
a) 1ère étape 1860-1920
L’Etat développe deux types d’interventions nouvelles au cours de cette période :
- des politiques sociales ponctuelles, embryonnaires,
- une politique d’encadrement du commerce.
b) 2ème étape 1929-1950
C'est l'époque du New Deal allant de 1929 jusqu’après la seconde guerre mondiale. La philosophie est, ici, très différente de la première période car on assiste au développement d’un Etat très interventionniste dans tous les domaines.
- L’interventionnisme économique : Dès la crise de 1929, la philosophie dominante devient keynésienne. Dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936), il soutient qu’un policy mix constitué d’une politique économique, d’une politique monétaire et d’une politique budgétaire peut réguler les cycles économiques. Cette politique va soutenir la consommation et la demande (donc la production) et tendre ainsi à l’équilibre du plein-emploi qui n’est jamais atteint naturellement par le marché. Voir La théorie de Keynes.
- La citoyenneté sociale (les droits sociaux) : la période est aussi celle de la reconnaissance des droits sociaux ajoutant une dimension sociale à la citoyenneté. Cela s’opère dès les années 30 aux Etats-Unis avec la politique de New Deal. En Europe, c’est à la fin de la seconde guerre mondiale que ces droits émergent. En France, la constitution de 1946 proclame ainsi le droit au travail, le droit de grève, le droit de se syndiquer librement, le droit à la famille…
- L’instauration des systèmes sociaux : Dès août 1935, le Social Security Act institue, aux USA, un système d'assurance contre le chômage, la vieillesse, l'invalidité. En Grande-Bretagne, une sécurité sociale est instaurée sur la base du plan Beveridge de 1942. La France imite ce système en établissant également une sécurité sociale générale couvrant l’essentiel des populations (1945). L’état couvre ainsi les risques de vieillesse, maladie (décès, invalidité, accident), la famille (handicap, logement, enfance, familles nombreuses…). La période est celle de la généralisation de ces systèmes sociaux couvrant les principaux risques.
c) 3ème vague 1960-1975
A partir des années 1960, la question sociale devient majeure dans les sociétés développées. Le keynésianisme est la doctrine dominante. Les Etats continuent de développer leurs interventions sur l’ensemble de la société.
- La politique économique : c’est la période où l’état est très interventionniste y compris aux Etats-Unis où les démocrates règnent (Kennedy, Johnson). Non seulement, il régule l’économie au plan national, favorisant une démarche de planification indicative en France mais il joue un rôle important à travers la politique de défense (développement d’une industrie de pointe y compris avec l’atome) mais aussi pour des grands projets technologique (télécommunications) ou politique (l’espace). En France, l’état assure le risque du chômage à partir de 1958.
- La politique sociétale : aux USA, les interventions se multiplient particulièrement dans le domaine social concernant les minorités, la protection des consommateurs, l'environnement… Des préoccupations similaires émergent en Europe : la Culture en France par exemple.
- Les conséquences : cette phase est aussi celle caractérisée par deux phénomènes. D’une part, les budgets d'intervention de l’état explosent (près de la moitié du budget fédéral aux USA est consacré aux questions sociales au sens large). D’autre part, les états se sont dotés de lourdes administrations pour gérer ces politiques si bien qu’ils sont devenus le premier employeur un peu partout.
3. Les types d’Etat-Providence
a) Le modèle Bismarckien versus le modèle Beveridgien
Df.L’Etat-Providence repose sur le fait que les risques sont assurés par le biais de l’Etat.
Le principe d'assurance peut cependant s'entendre en plusieurs sens :
Le modèle de Bismarck repose sur l'idée que chacun prélève sur ses revenus une part pour constituer un fonds venant couvrir les risques lorsqu'ils se réalisent (maladie, vieillesse, accident, chômage…). Cette assurance a deux caractéristiques : elle ne compense pas une invalidité dans la situation de départ qui empêcherait de cotiser (par exemple, un handicapé) car elle n'envisage pas de transferts ex ante mais seulement des transferts ex post après cotisations ; elle impose à chacun de prouver que le risque est involontaire et donc que la perte de revenu est indépendante de la volonté de travailler (pour éviter une dérive morale).
Le modèle de Beveridge (créateur de la sécurité sociale britannique et inspirateur de la sécurité sociale française) repose sur l'idée que tout titulaire d'un revenu accepte un prélèvement en faveur d'un fonds fournissant à tout membre de la société un minimum de ressources afin de faire face aux différents risques. Ce second modèle possède également deux caractéristiques : tout d'abord, le refus du transfert sans volonté de travailler commun avec le premier modèle ; ensuite, la reconnaissance des transferts ex ante. Il s'assoit sur une notion plus forte de solidarité.
b) La typologie de Gosta Esping-Andersen
Rq.L'État providence met en place une politique de « démarchandisation » qui vise à dégager l’individu des pures lois du marché, aussi bien en cherchant le plein emploi et en garantissant un revenu de substitution en cas de difficulté.
Esping-Andersen repère 3 modèles différents :
Le régime libéral : l’État n’intervient qu’en dernier recours et cherche à contraindre à un retour rapide sur le marché du travail. Ce système repose sur le principe de la responsabilité individuelle universelle, et a crû dans les pays anglo-saxons aux faibles influences catholiques et aux socialismes dispersés. L’État modeste est un credo. La régulation par le marché est réputée meilleure. L’État n'a qu'à encourager les services privés. Il limite strictement sa politique d’aide aux familles. La vieillesse reste toutefois un risque historiquement pris en charge dès le XIXe siècle. Mais ce régime béveridgien, à l’origine, s’est orienté plus tard, vers des systèmes d’épargne privée ou de fonds de pension par capitalisation. On le trouve en Irlande, au Royaume-Uni, au Canada, aux Etats-Unis, en Australie.
Le régime social-démocrate : il caractérise les États scandinaves. La protection sociale et les divers prestations sont universelles c’est-à-dire qu’elles ne dépendent pas des revenus et profitent tout autant aux pauvres qu’aux riches. Les bases de ce système sont l’universalisme et l’égalitarisme. La précoce prégnance du libéralisme n'empêcha nullement la prise en charge des risques. Il en découle un rôle redistributeur de l’État, tout à fait admis, et une vision fort large des risques sociaux. Par exemple, l’État adopte une politique permettant à chacun de choisir de travailler à l'extérieur ou de rester au foyer élever les enfants. La finalité du système est de favoriser l’autonomie individuelle.
Le régime corporatiste ou conservateur : ce modèle conservateur est la règle en Europe continentale et - de façon un peu différente - en Europe méditerranéenne. L’État-providence a une origine monarchique et est fortement influencé par le christianisme, notamment le catholicisme. Le régime est corporatiste car il est fondé sur une organisation par types de métiers. Les prestations fournies sont très liées aux revenus. L’État adopte souvent une politique familiale qui favorise le modèle du « male bread winner » (gagne-pain masculin extérieur). Les pays d’Europe continentale et méditerranéenne comme la France, ont adopté ce régime plus ou moins bismarckien mais aussi la Belgique, l'Allemagne, la Grèce, l'Espagne, l'Italie, l'Autriche et le Portugal.
Rq.Mais cette vision de l'État-Providence repose sur plusieurs conditions : la plus importante est que le risque lié au travail doit rester marginal ce qui signifie que la société sera durablement une société de plein emploi pour qu'elle puisse financer ce risque. Une seconde condition est que l'économie de marché continue de se développer à l'intérieur du cadre de l'État national afin que les coûts sociaux de l'État-Providence soient supportés.
C - Le tournant néo-libéral : du Workfare State à l’État régulateur
« Dans la crise actuelle, l'État n'est pas la solution à notre problème ; l'État, voilà le problème ! » affirma Ronald Reagan, le 20 janvier 1981, lors de son premier discours d'investiture. Cette formule, à elle seule, résume à la fois la déception à l'égard de l'État-Providence (Welfare State) et l'orientation nouvelle qui émerge baptisée souvent « tournant néolibéral » tentant de mettre en place un Workfare State.
1. La crise de l’Etat-Providence
a) L’analyse de Pierre Rosanvallon
Dans son célèbre ouvrage intitulé La crise de l’état-Providence (1981), P. Rosanvallon soutint l’existence d’une triple crise du système.
- Une crise de solvabilité : Le financement du système social est rendu de plus en plus difficile, en raison du ralentissement de la croissance et de l’augmentation des besoins sociaux. Ces difficultés se traduisent par une progression continue du taux de prélèvements obligatoires qui approchent les 50% du PIB dans les années 1980 en Europe.
- Une crise d’efficacité : Les inégalités se creusent malgré l’effet redistributif de la protection sociale ; les dispositifs mis en place dans le passé paraissent de moins en moins adaptés aux besoins d’une société qui s’est beaucoup transformée (ex des retraites ou des politiques familiales) ; enfin, les prélèvements effectués sur l’activité économique semblent, pour certains, contre-productifs, et nuiraient à la croissance.
- Une crise de légitimité : La solidarité nationale fondée sur un système de protection collective semble se heurter à une montée des valeurs individualistes. En effet, les mécanismes impersonnels de prélèvements et de prestations sociales, caractéristiques de l’État-providence, ne satisfont plus des citoyens à la recherche de relations moins anonymes et d’une solidarité davantage basée sur des relations inter-individuelles. L’État-providence doit également affronter l’effacement des cadres collectifs de cohésion (solidarités nationale et professionnelle) devant la montée des logiques de privatisation-Privatisation-Transfert d’une entreprise publique au secteur privé à la suite d’une cession de tout ou partie de son capital par l’Etat du risque.
b) L’analyse contemporaine
Rq.L'État-Providence s'est écroulé car les conditions sur lesquelles il reposait étaient utopiques.
- À partir des années 1980, la mondialisation s’accélère avec un fort mouvement d’internationalisation de l’économie. Or l’Etat-Providence supposait des économies nationales relativement autarciques. Les sociétés entrent en concurrence les unes avec les autres et les coûts sociaux de l’Etat-Providence apparaissent alors comme des handicaps pour la compétitivité. Par exemple, en Allemagne durant les années 1980, de nombreuses entreprises vont fuir les coûts de l’état social en délocalisant massivement. Une pression à la remise en cause des « acquis sociaux » s’installe alors.
- L'État-Providence implique que le risque lié au travail reste marginal ce qui signifie que la société soit durablement une société de plein emploi pour qu'elle puisse financer ce risque. Là encore, les années 1980 créent une rupture en inaugurant le phénomène du chômage de masse.
- Selon l’analyse néo-libérale, l'État-Providence se heurte à la nécessité d'éviter la dés-incitation. Il faut certes corriger les inégalités par la redistribution mais pas trop égaliser sous peine de liquider l'incitation à entreprendre, à investir, à employer, à travailler. La Suède qui explora une redistribution très importante dût faire marche arrière pour ne pas annihiler l'initiative. Or, l'équilibre entre redistribution et incitation est intenable car les dépenses structurelles de l'État-Providence sont incompressibles (dépenses d'équipement, de fonctionnement, prestations sociales, subventions économiques…)
- Selon cette même analyse, l'État-Providence fut un échec en termes d'efficacité économique puisqu'il mobilise des moyens colossaux pour des effets très limités. Le paradoxe, en effet, est qu'une lourde redistribution fiscale ne modifie qu'à la marge la situation notamment parce que le caractère sélectif et conditionnel des aides engendre des coûts induits énormes à travers une lourde bureaucratie.
2. Le renversement de paradigme ou l’émergence du « néo-libéralisme »
Les années 1970-1980 marque la victoire d’une école de pensée à la fois économique et politique qui se caractérise par un certain « fondamentalisme du marché ». C’est le renversement et la défaite de la théorie de Keynes. Le mouvement commença très en amont puisque Friedrich von Hayek, qui était à l'origine économiste et reçu d'ailleurs le prix Nobel [contesté] en 1974, réalisa ces travaux après-guerre. Il démontra que l'économie repose sur des informations relatives aux agents très dispersées et souvent implicites. Il montra alors que le marché permettait de surmonter cette ignorance en la réduisant tandis que les économies planifiées reposaient sur des présuppositions qui se révélaient toujours fausses. Il est donc difficile d'anticiper le comportement. Ces limites de la raison impliquent de revaloriser le marché. En 1947, il créa la Société du Mont-Pélerin qui rassembla les principaux économistes libéraux dont Milton Friedman (père de David). Parmi ceux-ci certains vont s'attacher à souligner les problèmes inhérents aux politiques keynésiennes. Par exemple, Georges Stigler (prix Nobel d'économie en 1982) va montrer que les services publics par leur politique de prix différenciés favorisent certains monopoles et entravent la libre concurrence. Arthur Laffer montrera qu'au-delà d'un certain seuil, le rendement de l'impôt décroit si bien que l'impôt devient contre-productif. A partir de ces critiques (voir aussi James Buchanan, prix Nobel d'économie en 1986 et Murray Weidenbaum qui fustigea les réglementations économiques), une alternative commence à se dessiner. Elle est principalement esquissée par Milton Friedman (prix Nobel d'économie le plus contesté de l'histoire [1976]) qui forge une théorie monétariste. Son hypothèse de base est que si la monnaie n'a pas d'effet à long terme sur l'équilibre général, elle possède en revanche un rôle effectif sur la production à court terme. Pour que ce dernier joue, il convient de mener une politique monétaire très restrictive puis de laisser faire le marché.
3. Le modèle du Workfare State (Etat néo-libéral)
Lancé par Ronald Reagan aux Etats-Unis, ce modèle se retrouvera en Grande-Bretagne avec Margareth Thatcher puis se propagera un peu partout. On le retrouve, en France après le « tournant de la rigueur » en 1983 puis avec le gouvernement de Jacques Chirac (86-88), en Italie avec le mouvement de création de l'Euro, en Allemagne avec Kohl… On peut tenter d’esquisser les grands traits de ce modèle :
a) La réduction drastique du périmètre de l’Etat
Pour ces auteurs néo-libéraux, l’Etat est incapable de réguler des choses qui lui échappent. Il est devenu trop omnipotent et le seul principe de régulation efficace est le marché. En conséquence, il faut transférer au marché le plus possible d’activité. Ainsi émerge un vaste mouvement de privatisations dans le monde. Le phénomène est spectaculaire en France où l’état vend, en quelques années, des banques, des assurances, des industries entières et même une chaine de TV qui passe du public au privé (TF1). Ce mouvement continuera par la suite en touchant des secteurs clés comme le gaz, l’électricité, la poste… ou le chemin de fer en Grande-Bretagne.
b) La politique économique
Elle est assise sur cette relecture de l'économie qui conduit à rejeter l'idée dominante keynésienne selon laquelle, en tant de crise, le développement ne peut être assuré que par une relance (impliquant un endettement de l'État) de la demande afin de soutenir la consommation intérieure et de bénéficier d'un effet multiplicateur. Cette idée perd alors du terrain au profit des théories de l'offre (supply-side economics) qui proposent une relance en attirant les capitaux (politique monétariste), en diminuant les impôts, en stimulant l'offre et en réduisant drastiquement le poids de l'administration dans l'économie.
c) La dérégulation
Ce vocable ne doit pas être confondu avec la « déréglementation » laquelle ne désigne que le démantèlement des réglementations existantes c'est-à-dire des obstacles juridiques (et non tarifaires). La déréglementation est certes le plus souvent un aspect de la dérégulation mais celle-ci recouvre plus largement une nouvelle manière de concevoir l'action de l'État et la gestion de la société. Par exemple, la dérégulation recouvre la suppression ou l'aménagement d'un monopole, une réforme du management administratif et une rationalisation de l'intervention administrative de l'État, un affaiblissement des autorités de régulations de la société mais aussi le démantèlement de règles juridiques trop contraignantes… Elle peut recouvrir aussi des « privatisations » puisque ces dernières visent à soumettre à la régulation du marché des activités ou des secteurs relevant de la régulation étatique. En d'autres termes, la dérégulation est à la fois une doctrine (un ensemble de concepts ordonnés) et un ensemble de pratiques qui n'est pas seulement tourné contre l'omniprésence du droit mais contre toutes médiations (institutions, règles de droit, pratiques…) entravant la spontanéité naturelle des acteurs sociaux.
d) La remise en cause des politiques sociales
Les politiques sociales de l’état-Providence seront remises en cause parce qu’elles sont trop générales, généreuses, trop coûteuses et trop dés-incitatrices. Reagan puis Thatcher évoquent la nécessité de démanteler ce système inefficace et conçoivent le chômage comme un phénomène d’ajustement naturel. On tente d’opérer des coupes sombres dans les budgets sociaux et réduire les protections offertes au minimum. Les aides restantes sont alors envisagées comme devant être très ciblées avec des conditions restrictives d’accès ; on développe aussi une sorte de « culpabilisation » de l’individu qui doit sans cesse faire la preuve de ce qu’il recherche effectivement un travail, qu’il est effectivement malade…
e) Les limites
Cette nouvelle manière de penser à influencer le monde entier dans de nombreux secteurs et pour de nombreuses politiques publiques. Néanmoins, en Europe, les gouvernements ont malgré tout maintenu un haut niveau de protection sociale au point que l’on peut parler d’un « modèle européen ». Par exemple, en France, même s’il a fallu revoir certains « acquis sociaux » comme les retraites, d’autres ont été maintenus ou même créés récemment (RMI en 1989, CMU en 1996, RSA en 2008…). L’Allemagne s’est aussi dotée en 2008 d’une politique familiale généreuse largement calquée sur celle de la France. Même dans les pays anglo-saxons, les travaux de Paul Pierson [2004] ont montré que le retrait de l’Etat était en réalité partiel et très variable selon les secteurs : si l’idéologie néolibérale a totalement reformaté les politiques industrielles ou économiques, elle n’a, en revanche, que peu entamé les politiques sociales qui ont surtout dues affronter l’accroissement des inégalités.
f) La fin d’un paradigme néolibéral ?
Plus largement, les crises économiques à répétition, dont celle de 2008-2010, ont largement contribué à discréditer l’idée d’une régulation spontanée par le marché. Trois mutations contemporaines semblent indiquer la remise en cause du règne de la pensée néolibérale :
- D’abord, la critique théorique du néolibéralisme est devenue très puissante aussi bien par les philosophes, les sociologues, les politistes et même les économistes. Il est, à cet égard, intéressant de noter une revalorisation forte des économistes critiques du néolibéralisme comme Joseph Stiglitz ou Amartya Sen (tous deux, prix Nobel).
- Ensuite, la crise a conduit à des formes d’interventionnisme inattendues : plan de relance massifs pour sauver le secteur bancaire et éviter une crise systémique, nationalisation de banques comme la Notherrock par un gouvernement britannique pourtant très néolibéral…
- Enfin, une de régulation politique et économique réapparait aujourd’hui à l’échelle mondiale (notamment à travers les débats du G 20) et à l’échelle régionale (au sein de l’UE).