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Qu'est-ce que la démocratie ? - La démocratie des modernes



L’émergence de la démocratie moderne s’inscrit dans un processus historique long qui couple d’un côté, la résurgence du mot et de l’idéal démocratique et d’un autre côté, une réflexion très nouvelle sur la nécessité de la représentation. Les deux éléments ne seront amenés à fusionner que tardivement ; ils ont tous deux leurs origines à la fin du Moyen-âge.

S’agissant de la notion de démocratie, elle réapparaît au XIIIe siècle à partir de la redécouverte des travaux de Aristote. Le terme demeure alors très rare et n’est jamais vu comme un idéal positif. Mais la démocratie commence à être rediscutée dans des cercles intellectuels confinés souvent en étant perçue comme une composante nécessaire au sein d’un gouvernement mixte qui apparaît comme le modèle d’abord dans les cités-états italiennes de la Renaissance puis durant le XVIIe siècle en Angleterre. Seul le philosophe hollandais Baruch Spinoza [1632-1677] soutiendra ouvertement la démocratie au nom de la défense de la liberté et d’une nécessaire protection par l’Etat. Même si les philosophes discutent de plus en plus la notion, la démocratie est toujours conçue comme un régime ancien, lointain, inapplicable et instable.

S’agissant de la notion de représentation, elle émerge également à la fin du Moyen-âge chez des théologiens qui, à la suite de Marsile de Padoue, s’interrogent sur la relation du pape, de l’Eglise au regard de la communauté des fidèles. Elle est ensuite transposée dans le champ de la théorie de l’Etat par l’humanisme italien de la Renaissance et plus encore par Hobbes au XVIIe siècle lorsqu’il envisage l’Etat comme une tierce personne artificielle bénéficiant d’une autorisation de la part des citoyens. La question du « gouvernement représentatif » va prendre de plus en plus d’importance jusqu’à se heurter frontalement à la notion de démocratie avant qu’une synthèse originale n’en résulte.

Section 1 : La démocratie comme mot


Selon l’historien Weekley, « ce n’est qu’avec la Révolution française que le terme “démocratie” perd son sens littéraire pour entrer dans le vocabulaire politique » [cité in R. Nisbet, La tradition sociologique, 1984, 52]. Même si un tel jugement contient une part de vérité, sa validité résulte plus d’une reconstruction ou d’une évaluation a posteriori que d’un fait historique. Contrairement à un lieu commun bien établi, les révolutionnaires en France et aux Etats-Unis ne se référèrent quasiment pas à la démocratie. Le mot resta rare jusqu’au milieu du XIXe siècle. En outre, ils n’eurent jamais conscience de forger la démocratie moderne du moins jusqu’à ce qu’ils commencent à établir le bilan de leur œuvre. Malgré tout, si le terme n’est nullement un mot clé de la Révolution, cela ne signifie pas pour autant qu’il ne subit pas une mutation importante.

Le mot démocratie, aux débuts de la Révolution, est discrédité et fonctionne comme repoussoir. Cette situation est très similaire à celle constatée aux débuts de la révolution américaine. Le parallèle avec les États-Unis ne s’arrête pas là car le processus de transformation est passé par les mêmes étapes ou séquences bien que celles-ci furent concentrées, en France, sur un laps de temps plus court. Cependant l’enjeu restait bien celui énoncé par Thomas Paine d’une « représentation greffée sur la démocratie ».

Pour saisir ce basculement, il suffit de comparer deux éditions du Dictionnaire de l’Académie française. Tandis que la première édition de 1694 définit la démocratie comme un « Gouvernement populaire dans un Estat » en notant que « Le gouvernement d’Athènes fut longtemps démocratique », la cinquième édition de 1798 déclare au mot démocratie : « Il se dit aujourd’hui dans le sens d’opinion, d’attachement à la Révolution, à la cause populaire. La démocratie a vaincu l’aristocratie ».

Une fois le basculement constaté, reste encore à expliquer son processus interne. A l’instar des États-Unis, celui-ci passe par trois séquences différentes : d’une part, une démarcation entre la démocratie ancienne et celle moderne, entre celle simple ou pure et celle véritable ; d’autre part, une identification - voire une confusion - entre la démocratie et la république ; enfin, un ralliement généralisé à l’idée représentative même si la forme de celle-ci fait débat.

  • Etape 1 - Le discrédit originel du mot

Durant la Révolution française, le terme est d’abord et avant tout très peu employé.

Rq.Sur les dix dictionnaires principaux publiés entre 1790 et 1801, un seul définit la démocratie. Il est également marginal dans le discours politique. De même, aucun des journaux révolutionnaires publiés entre 1789 et 1796 ne se réfère à la démocratie dans son titre. L’analyse lexicologique, en pleine croissance, montre qu’il n’est pas un mot clé y compris chez Robespierre. Il apparaît 91 fois dans les livres publiés à l’époque alors que, dans le même corpus, la notion de peuple apparaît 2474 fois et celle de liberté 2073 fois [Monnier, 1999, 55]. Dans tous les cas, le terme renvoie à un passé lointain et révolu. De ce fait, « la connotation antiquisante et presque technique du mot démocratie au XVIIIe siècle permet de comprendre qu’il ait été aussi absent de la langue de 1789 » [Rosanvallon, 1993, 15]. Cela permet aussi de saisir en quoi le terme était discrédité et joua le rôle de repoussoir dans toutes les réflexions sur la nature du gouvernement à constituer.

Ainsi dès 1789, Brissot souligne que « les républicains de France ne veulent point de la démocratie pure d’Athènes » [Rosanvallon, 1993, 19]. De même, Barnave le 21 mai 1790 fustige l’amalgame possible entre l’assemblée nouvellement constituée et « la démocratie de la place publique d’Athènes » soulignant que cette dernière reposait sur l’esclavage [Furet, Halévi, 1989, 21]. Brissot en tira la conclusion, début 1789, que « Le mot démocratie est un épouvantail dont les fripons se servent pour tromper les ignorants » tandis que le comte d’Antraigue fustigeait en mai la tendance populaire « à la démocratie, qui dans un grand empire, n’est autre que l’anarchie » [Rosanvallon, 1993, 15]. Même Sieyès, pourtant considéré comme le père de la démocratie représentative, ne cesse d’opposer la démocratie à la représentation.

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Ainsi écrit-il en juillet 1789 : « Nous n’entendons point soumettre le Gouvernement National, ni même les plus petits Gouvernements Municipaux au régime démocratique. Dans la démocratie, les citoyens font eux-mêmes la loi, nomment directement leurs officiers publics. Dans notre plan, les citoyens font, plus ou moins immédiatement, le choix de leurs députés à l’Assemblée législative ; la législation cesse donc d’être démocratique et devient représentative » [Lobrano, 1994, 57]. Quelques mois plus tard, en septembre, il enfonce le clou en soulignant que « le concours immédiat est ce qui caractérise la véritable démocratie. Le concours médiat désigne le gouvernement représentatif. La différence entre ces deux systèmes politiques est énorme ». L’abbé en conclut donc que « La France n’est point, ne peut pas être une démocratie » [Rosanvallon, 1993, 19].




  • Etape 2 – La démarcation entre l’ancien et le moderne

L’idée en avait été lancée très tôt, dès 1764, par le marquis René-Louis d’Argenson dans son manuscrit Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France. Dans cet écrit précurseur, d’Argenson écrivait : « La fausse démocratie tombe bientôt dans l’anarchie ; c’est le gouvernement de la multitude ; tel est un peuple révolté ; alors le peuple insolent méprise les lois et la raison ; son despotisme tyrannique se remarque par la violence de ses mouvements et par l’incertitude de ses délibérations. Dans la véritable démocratie, on agit par députés et ces députés sont autorisés par l’élection, la mission des élus du peuple ; et l’autorisation qui les appuie constitue la puissance publique : leur devoir est de stipuler pour l’intérêt du plus grand nombre des citoyens, pour leur éviter les plus grands maux et leur procurer les plus grands biens » [Maier, 1979, 843-844]. Juste avant la Révolution, cette position est entérinée dans les quatre premiers volumes de l’Encyclopédie et spécialement dans la section « Economie politique » dirigée par Jean-Nicolas Démeunier. Ce dernier y rejette la constitution d’Athènes comme « purement démocratique » et celle d’un « gouvernement défectueux ». Dans l’article États-Unis, Démeunier affirme que « les institutions américaines sont bien démocratiques » et d’ajouter : « Nous avons fait voir à l’article DÉMOCRATIE dans quelles erreurs on est tombé… pour avoir mal saisi le sens du terme démocratie ou gouvernement démocratique : le livre de l’abbé Mably est plein de faux jugements qui viennent de cette méprise… Dans les républiques de l’antiquité dont on nous parle, le peuple agissoit par lui-même et sans représentants ; dans les États-Unis, il agit par représentants et non par lui-même : le gouvernement y est démocratique ; mais ce n’est pas une démocratie si l’on donne à cette expression la valeur que lui donnent Aristote et l’abbé Mably » [Lobrano, 1994, 53]. Ainsi qu’on l’a souligné précédemment, une telle distinction se retrouve aussi bien chez Brissot que chez Sieyès. Robespierre lui-même la fit sienne en juin 1793 lorsqu’il oppose « la démocratie pure, et non pas cette démocratie qui, pour le bonheur général, est tempérée par les lois ».

  • Etape 3 – L’identification entre République et Démocratie

Au seuil de la Révolution, la République incarne essentiellement une idée culturelle ou morale bien plus que politique (Sur ce point, voir la démonstration de Jean-Marie Goulemot, « Du républicanisme et de l’idée républicaine au XVIIIème siècle » in François Furet, Mona Ozouf (dir.), Le siècle de l’avènement républicain, Paris, Gallimard, 1993, pp 25-56 et surtout p 52 s.). En son centre s’affirme l’idée de vertu.

De là découle le dilemme de la République : elle est toute à la fois « une culture politique pleine mais une forme politique vide » (Pierre Nora, article « République » in François Furet, Mona Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, p 832). L’enjeu de la Révolution sera précisément de transcrire au plan politique une idée essentiellement morale. De cette exigence va naître le rapprochement entre République et Démocratie.

  • Etape 4 – Le ralliement général au gouvernement représentatif


Des travaux historiques récents ont pu démontrer la réalité de la participation jacobine et même montagnarde à l’établissement de la démocratie représentative (Par exemple, Claudine Wolikow, « 1789-an III : l’émergence de la “démocratie représentative” » in Roger Bourderon (dir.), L’an I et l’apprentissage de la démocratie, Saint-Denis, Ed. PSD, 1995, pp 53-69 et B. Gainot, « La notion de démocratie représentative : le leg néo-jacobin de 1799 » in collectif, L’image de la Révolution française, Paris, 1989, vol. I, pp 523-529. Sur le plan de l’histoire des idées, les travaux de Lucien Jaume mettant en valeur la recherche d’une « représentation régénérée » va dans le même sens : Lucien Jaume, Le discours jacobin et la démocratie, Paris, Fayard, 1989, IIIe partie et spécialement les chapitres 2 et 3 sur la controverse relative à la localisation de la souveraineté et sur l’évolution jacobine vers une forme de représentation, pp 282-335). C’est donc bien à l’intérieur de l’idée de démocratie représentative que le débat oppose une représentation mandat à une représentation indépendante (Cette opposition classique est celle de Hannah Pitkin, The Concept of the Representation, Berkeley, University of California, 1967. Bernard Manin a montré que cette dichotomie ne valait pas pour les États-Unis où s’oppose plutôt une conception identitaire de la représentation chez les anti-fédéralistes à une conception distinctive ou différentielle pour les fédéralistes. Ce clivage ne semble cependant pas pouvoir être transposé dans la France révolutionnaire où tous semblent avoir accepté la conception distinctive. Le débat porta plus sur le point de savoir si la représentation pouvait à elle seule épuiser l’idée de souveraineté populaire). Ainsi que l’écrit Marcel Gauchet, « le besoin de maximiser la légitimité dressée en face de la légitimité monarchique va déterminer une identification de la représentation à la Nation ». Mais la forme de celle-ci oscille entre deux pôles : « d’un côté, la “représentation absolue” (…) érigeant les délégués en organes exclusifs de la Nation ; de l’autre côté, l’ouverture participative de la représentation, exigeant la co-présence active du corps politique » [Gauchet, 1995, 60]. Pour les montagnards, l’exigence d’une « co-présence active du corps politique » n’implique nullement un retour vers la démocratie directe antique. En effet, ceux-ci recherchent surtout une voie intermédiaire entre la représentation absolue et la démocratie absolue. Héraut de Séchelle le dira nettement le 10 juin 1793 : « La constitution française ne peut pas être exclusivement représentative, parce qu’elle n’est pas moins démocratique que représentative » [Jaume, 1989, 462]. Lorsque les montagnards fustigent ainsi la représentation, ils ne visent en réalité qu’une certaine conception de celle-ci, celle tendant à reconstituer une aristocratie élective. C’est ainsi que pour Robespierre, « la représentation politique si absurde et si informe n’était que l’abus de l’aristocratie des riches » [Lobrano, 1994, 63]. Robespierre formulera à la fois l’objectif et son mécanisme lorsqu’il déclara le 10 mai 1793 : « C’est à chaque section de la République française que je renvoie la puissance tribunitienne ; et il est facile de l’organiser d’une manière également éloignée des tempêtes de la démocratie absolue et de la perfide tranquillité du despotisme représentatif ». Robespierre reviendra sur ce thème en février 1794 en tentant de définir la conception montagnarde de la démocratie. « La démocratie, écrit-il, n’est pas un état où le peuple, continuellement assemblé, règle par lui-même toutes les affaires publiques, encore moins où cent mille fractions du peuple, par des mesures isolées, précipitées et contradictoires, décideront du sort de la société entière : un tel gouvernement n’a jamais existé, et il ne pourrait exister que pour ramener le peuple au despotisme. La démocratie est un état où le peuple souverain, guidé par des lois qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire et par des délégués tout ce qu’il ne peut faire lui-même » (Maximilien Robespierre, Discours « Sur les principes de la morale politique qui doivent guider la Convention Nationale dans l’administration intérieure de la République » [discours du 5 février 1794] in M. Bouloiseau, A. Soboul et G. Lefebvre, Œuvres de Maximilien Robespierre, Paris, E.H.E et Société des études robespierristes, 1958, vol. X, p 352). Barère résumera l’esprit de ce basculement lorsque le 4 janvier 1793, il déclara : « Le peuple est la source de toute souveraineté légitime. Voilà le dogme politique des nations. Les peuples exerçaient la souveraineté eux-mêmes à Athènes et à Rome, mais cela ressemblait plutôt à une émeute perpétuelle qu’à une assemblée de souverains ; germe de dissolution que les républiques anciennes portaient dans leur sein. Le système représentatif est venu régler cette souveraineté tumultueuse… De là est né le principe des véritables démocraties… » (Cité in Roger Barny, « Démocratie directe en 1793 : ambiguïté d’une référence théorique » in Roger Bourderon (dir.), L’an I et l’apprentissage de la démocratie, Saint-Denis, Ed. PSD, 1995, p 78).


Sy.Au total, l’émergence du concept moderne de démocratie s’opéra selon un processus déjà observé durant la révolution américaine lequel comportait trois phases pas vraiment chronologiques : d’une part, une distanciation par rapport aux formes anciennes de la démocratie ; ensuite, une identification entre la démocratie et le système représentatif ; enfin, un amalgame avec l’idée de république. De ce processus découle la croyance qui s’enracina et se propagea durant la première moitié du XIXe siècle selon laquelle la Révolution a établi en France la démocratie. Mais un tel enchaînement n’épuise nullement la mutation que fit subir la Révolution au mot.

Etape 1 – La radicalisation polémique du mot

Si le mot démocratie resta rare, en revanche, la Révolution popularisa les dérivés du mot parfois en les créant ex nihilo. C’est ainsi qu’apparaissent dans le langage courant, démocratiser à partir de 1792, démocratisme (1794) ou démocratisation (1797). De même, est forgé l’adjectif antidémocratique. Un sort particulier doit être réservé au vocable « démocrate » qui connut un véritable succès durant la Révolution. Six des dix principaux dictionnaires de la période le définissent. Il désigne négativement toute personne hostile à l’Ancien Régime. Il a donc peu à voir avec l’adoption d’un système politique ni même avec des idéaux proclamés. Il renvoie à une attitude favorable au processus révolutionnaire. Au-delà, il fonctionne comme antonyme d’aristocrate et évolue donc avec lui. Or ce dernier finit par englober tous ceux qui ne se retrouvent pas dans le discours de la faction dominante. En ce sens, chacun est menacé d’être taxé d’aristocrate et en retour, tous les radicaux sont rejetés comme démocrates - le mot ayant alors une forte connotation insultante. De là le fait que la démocratie renvoie tour à tour à un radicalisme révolutionnaire effréné ou à une pathologie de l’action politique selon le positionnement de chacun sur l’échiquier politique.

Etape 2 – L’assimilation de la démocratie à la Terreur

Dans cette évolution, le fait majeur fut bien sûr l’assimilation de la démocratie au gouvernement révolutionnaire théorisé par Saint Just. Comment une telle assimilation a-t-elle pu s’opérer ? La réponse tient essentiellement dans la logique robespierriste qui identifia la démocratie à la vertu et à l’égalité. Ainsi Robespierre peut-il s’interroger : « quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire… ? C’est la vertu… Mais l’essence de la République ou de la démocratie est l’égalité » (Maximilien Robespierre, Discours « Sur les principes de la morale politique qui doivent guider la Convention Nationale dans l’administration intérieure de la République » [discours du 5 février 1794] in M. Bouloiseau, A. Soboul et G. Lefebvre, Œuvres de Maximilien Robespierre, Paris, E.H.E et Société des études robespierristes, 1958, vol. X, p 352). Ces deux composantes doivent être rattachées à la nature de l’homme dont la théorie reste à bâtir. En effet, bien que le carcan social et politique de l’Ancien Régime supposé être la source de tous les maux fut détruit, l’homme ainsi libéré ne manifesta pas la “bonté naturelle” dont il avait été crédité par Rousseau. Sans doute est-ce parce que l’homme est bien plus corrompu qu’on ne l’avait imaginé originellement. Dès lors, il faudra créer ex nihilo une seconde nature pour “forcer” l’homme à être libre selon la formule de Saint Just. Billaud-Varenne en donnera la formulation canonique précisément dans son discours historique du 1er Floréal an II (20 avril 1794) « sur la théorie du gouvernement démocratique », lequel marqua l’avènement de l’identification de la démocratie à la terreur et au gouvernement révolutionnaire.

C’est donc une seconde naissance que Billaud-Varenne appelle de ses vœux afin d’instaurer une nature nouvelle et d’ouvrir la voie au règne de la vertu. De ce point de vue, Philippe Raynaud a raison de juger que « le culte de la vertu civique » chez les robespierristes « conduit à dévorer l’idée démocratique elle-même » [Raynaud, 1989, 679]. Robespierre ne le cache pas et affirme hautement l’identification de la démocratie à la régénération terroriste de l’homme. Selon lui, « la terreur… est donc une émanation de la vertu ; elle est moins un principe particulier qu’une conséquence du principe général de la démocratie appliquée aux plus pressants besoins de la patrie » (Maximilien Robespierre, Discours « Sur les principes de la morale politique qui doivent guider la Convention Nationale dans l’administration intérieure de la République » [discours du 5 février 1794] in M. Bouloiseau, A. Soboul et G. Lefebvre, Oeuvres de Maximilien Robespierre, Paris, E.H.E et Société des études robespierristes, 1958, vol. X, p 357).

Etape 3 – La démocratie assimilée à l’égalitarisme

La menace que constitue la démocratie pour les thermidoriens ne se limite pas à la funeste idéologie de Robespierre ; elle s’incarne aussi de manière très actuelle dans la doctrine égalitariste de Gracchus Baboeuf. Sous sa plume apparaît en 1794 le vocable « démocratisme » qui renvoie à un égalitarisme social radical. Les babouvistes feront de la démocratie leur étendard tout en se polarisant sur le nivellement économique. L’historien et acteur du babouvisme, Buonarotti, pourra ainsi souligner que « les démocrates, par conséquent, sont en France (…) ceux qui, révoltés de la corruption, de la misère, et surtout de l’ignorance qui asservissent la multitude, et la rendent souvent inhabile à l’exercice des droits inaliénables de la nature, demandent des mœurs simples, qui vous approchent de l’égalité des lois ». Tout en prolongeant sa connotation radicale, le babouvisme confère à la démocratie une inflexion sociale. La démocratie « telle que, d’après les principes purs, elle doit exister, (…) est l’obligation de remplir, par ceux qui en ont trop, tout ce qui manque à ceux qui n’en ont pas assez » (Pour ces deux citations, Filippo Michele de Buonarotti, Constitution de l’Égalité dite de Baboeuf [1828] cité in Jacob-Laï Talmont, Les origines de la démocratie totalitaire, Paris, Calmann-Lévy, 1966, pp 254-255). Plus qu’un système politique, la démocratie apparaît comme l’horizon social de tous ceux qui sont économiquement démunis. Elle traduit le mot d’ordre du Manifeste des Égaux selon lequel « nous voulons l’égalité réelle ou la mort : voilà ce qu’il nous faut » [Furet, 1989, 203].

Etape 4 – Les conséquences de l’assimilation démocratie et jacobinisme radical

Par-delà Billaud-Varenne, Robespierre ou Baboeuf, la démocratie se trouve rattachée à la conception jacobine du pouvoir qui crédite le domaine politique de la capacité exorbitante de changer la société et de contrôler étroitement son caractère strictement égalitaire.

De là deux conséquences :

- d’une part, le mot restera rare et discrédité dans l’univers libéral pendant le premier tiers du XIXe siècle. En accaparant le mot tout en le redéfinissant, les robespierristes ont puissamment contribué à l’émergence de son caractère polémique et radical. Aussi aux lendemains de la chute de Robespierre, les thermidoriens conserveront en horreur ce vocable qui, dans leur esprit, se confond avec la terreur. C’est ainsi que Mme de Staël dénoncera en 1796 la démocratie comme « le gouvernement affreux […], la puissance des hommes sans propriété » auquel elle oppose « la République aristocratique » conçue sur le modèle de l’Angleterre (Germaine de Staël, De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des passions, Lausanne, 1796, pp 114-115 cité in Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun, La démocratie imparfaite, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 1994, p 40). Le roi de Prusse lui-même fustigera « les débordements du démocratisme français » [Palmer, 1953, 211] tandis qu’en Messidor an III, Boissy d’Anglas soulignera que la Constitution doit « se garantir avec courage des principes illusoires d’une démocratie absolue et d’une égalité sans limites, qui sont incontestablement les écueils les plus redoutables pour la véritable liberté » [Guéniffey in Furet, 1989, 622].

- d’autre part, le Consulat et l’Empire seront souvent appréhendés comme le prolongement de cette conception jacobine du pouvoir. Aussi ne faut-il pas s’étonner si Guizot qualifie Bonaparte de démocrate ajoutant que sous Napoléon, « la France n’a jamais eu un gouvernement qui l’ait plus rudement traitée, qui ait montré, pour les idées et les passions favorites de la démocratie moins de complaisances » (François Guizot, De la démocratie en France, Bruxelles, 1849, p 26. Guizot oppose un Napoléon démocrate à un Washington républicain. Aussi note-t-il sur ce dernier : « Qu’on examine sa vie, son âme, ses actes, ses pensées, ses paroles ; on n’y trouvera pas, pour les passions et les idées favorites de la démocratie, un seul instant de laissez-aller » (op. cit., p 28). Guizot souligne que les États-Unis ne songèrent pas à s’intituler République démocratique car chacun avait conscience que seule « l’aristocratie naturelle » du pays devait diriger (op. cit., p 34)). L’incongruité du jugement de Guizot tient pourtant moins au contenu de l’identification de Napoléon à la démocratie qu’au fait que cette acception de la démocratie confondue avec l’autoritarisme pouvait perdurer à un moment où le mot s’était popularisé dans une autre acception.

A partir de la Restauration puis plus encore sous la Monarchie de Juillet, le terme de démocratie tend à changer radicalement de sens et à entrer dans la langue politique courante. Cela résulte d’un processus d’appropriation du mot par les libéraux alors que ceux-ci tentent de dresser un bilan de l’œuvre révolutionnaire. C’est ainsi qu’au cours du débat parlementaire de 1822 sur la liberté de la presse, le comte de Serre s’accorde avec Royer-Collard pour considérer que la société issue de la Révolution française est démocratique. Mais le premier s’en inquiète car il rattache à l’idée de démocratie celle d’effervescence sociale, de masses populaires en action agitées par la presse. Aussi plaide-t-il pour un renforcement de la répression des délits de presse. De Serre conclue son propos par une métaphore qui fera date : « si le torrent coule à pleins bords dans de faibles digues qui le contiennent à peine, ne soyons pas assez imprudents pour ajouter à sa force et à son impétuosité » (Comte de Serre in Discours à la Chambre des députés du 3 décembre 1821, Archives Parlementaires, 2ème série, tome XXXIII, p 656 et rapportés par Ed. Schérer in La démocratie et la France, Paris, 1883, pp 3-5). Le second convient que « la démocratie coule à pleins bords » mais s’en réjouit car c’est là, selon lui, l’apport majeur de la Révolution française. Aussi juge-t-il que « La démocratie a voulu changer l’état intérieur de la société, et elle l’a changé. (…) L’égalité des droits (…) est aujourd’hui la forme universelle de la société et c’est ainsi que la démocratie est partout » [Rosanvallon, 1993, 23-24]. Lorsqu’il analysera a posteriori ces débats, Charles de Rémusat confirmera que la démocratie est « le résultat le plus certain, le plus éclatant de la Révolution » [ibid.]. Reste à déterminer en quel sens les libéraux récupérèrent la notion de démocratie. En réalité, ce sont deux acceptions différentes du mot qui se confrontent. La démocratie est appréhendée tantôt comme une forme de société tantôt comme une forme politique.

La démocratie comme forme politique
La démocratie comme forme de société

A partir de 1848, le mot démocratie devient un lieu commun du discours politique. Mais la signification du mot est extrêmement équivoque car il est revendiqué par différents courants dans des perspectives très différentes et même contradictoires.

Les libéraux
Les républicains

Les socialistes



Sy.La généralisation du mot démocratie peut être mesurée à partir d’une base de données comme Frantext regroupant 3000 livres les plus importants publiés en français entre le XVIe et le XXe siècle. Un telle base révèle une occurrence avant le 18e siècle, 258 occurrences du mot avant 1789, 91 occurrences durant la Révolution mais 621 occurrences au XIXe siècle et plus de 1300 au XXe siècle [Monnier, 1999, 50].

Le XXe siècle marque la victoire de la démocratie sur tous les terrains : comme mot, comme idéal et comme système politique. D’une manière très provocatrice, le théoricien conservateur américain Francis Fukuyama déclara même La fin de l’histoire c’est-à-dire la victoire définitive de la démocratie libérale sur toutes les autres formes de régimes. La thèse est provocatrice et contient de nombreuses faiblesses. Mais elle symbolise assez bien le succès grandissant de la démocratie mais qui demeure très ambigu.


La première moitié du siècle est marquée par la contestation farouche de la démocratie libérale et parlementaire. Le terme s’est progressivement banalisé dans les sociétés développées mais il subit une forte contestation :

Dans les sociétés démocratiques, la démocratie est profondément fustigée sous deux angles différents :

Une approche politique : le régime est faible, corrompu, conduisant à un parlementarisme inefficace. C’est le procès du parlementarisme et de la classe politique corrompue aggravé par le fait que la démocratie n’a pas su éviter la guerre en 1914, a conduit à la boucherie et ne parvient pas à assurer la survie économique de tous (conséquences de la crise de 1929).

Une approche culturelle : la démocratie est assimilée au règne de l’individualisme, à la destruction des ressorts communautaires, au poids excessif de l’économie (le capitalisme et le règne de l’argent) mais aussi à la puissance de la technique qui est perçue comme une menace. La démocratie est comprise comme l’expression d’une crise de civilisation voire comme l’annonce d’une « mort de la civilisation » décrite par Nietzsche et Paul Valéry.

Deux contre-modèles : la démocratie libérale est aussi ouvertement remise en cause par deux modèles très différents :

Le fascisme et le nazisme ne cessent de fustiger la démocratie parlementaire et libérale qui leur paraît être l’expression même des faiblesses de la société contemporaine. Il lui préfère un modèle beaucoup plus unanimiste, clairement réactionnaire sur le terrain des valeurs et beaucoup plus autoritaire. Malgré tout Hitler déclare en 1937 qu’il va construire une nouvelle démocratie qui sera non plus libérale et parlementaire mais « germanique ».

Le communisme : le socialisme bolchévique constitue une seconde contestation virulente de la démocratie libérale européenne. Il la voit comme l’expression du capitalisme et du règne de la bourgeoisie. Son puissant discours (qui séduit beaucoup en Europe) conduit à envisager la démocratie comme une parenthèse avant l’arrivée de la révolution collectiviste inéluctable.

Après la seconde guerre mondiale, la démocratie devient la notion centrale de la vie politique ; elle est très attractive d’autant qu’elle semble avoir gagné contre le nazisme.

La démocratie, une référence mondiale : contrairement à la période de l’entre-deux-guerres, chacun revendique le mot pour lui adjoindre soit l’adjectif populaire, soit celui de libéral. Ainsi l’UNESCO constate-t-elle en 1949 que « pour la première fois dans l’histoire du monde, aucune doctrine n’est présentée comme antidémocratique. On accuse fréquemment les autres d’avoir une action ou une attitude antidémocratique mais les hommes politiques et les théoriciens s’accordent pour souligner les composantes démocratiques des institutions qu’ils défendent et des théories qu’ils soutiennent » [Sartori, 1973, 15].

La démocratie dans la guerre froide : en même temps, l’émergence de la guerre froide fait de la démocratie un enjeu central du conflit entre libéralisme et communisme. Chacun revendique le terme mais désormais chacun le dénie à l’autre. A l’Ouest, la dénonciation du totalitarisme engendre de très grossières approximations sur la démocratie. La démocratie devient une sorte d’envers de la barbarie. Elle est alors comprise comme un modèle respectant le pluralisme par opposition à l’unanimisme de façade du monde soviétique. C’est ainsi que l’acception dominante de la démocratie va de nouveau évoluer pour se focaliser sur l’idée de pluralisme au point de se confondre avec lui (Marc Sadoun et Jean-Marie Donegani définissent ainsi le paradoxe de la démocratie : « la démocratie, cette autre manière de dire le pluralisme, est toujours tendue vers la recherche de l’unité » in La démocratie imparfaite, op. cit, pp 11-12. Que l’on songe aux travaux de Robert Dahl, de Raymond Aron, d’Anthony Downs, de Karl Popper… tous insistent sur cette dimension du pluralisme).

Avec l’écroulement des totalitarismes et singulièrement après l’effondrement des « démocraties socialistes », la démocratie libérale a paru s’être définitivement imposée par absence de rivale. Au moment même où le mur de Berlin s’écroulait en 1989, un spécialiste américain de géopolitique publiait un article intitulé « La fin de l’Histoire » (Francis Fukuyama, « The End of History ? » in The National Interest, 1989, n° 16, pp 3-18 traduit « La fin de l’Histoire ? » in Commentaires, 1989, n° 47) qui eut immédiatement un immense retentissement mondial. Face au succès, l’article de ce jeune conservateur inconnu fut transformé en livre intitulé La fin de l’Histoire et le dernier homme (Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992). Dans ces deux textes, Francis Fukuyama soutenait que l’humanité était parvenue enfin à la forme parfaite ou achevée de gouvernement. Cette forme parfaite est la démocratie libérale, essentiellement dans sa forme américaine. Pour soutenir cette thèse, Fukuyama opère une relecture de l’Histoire en s’inspirant du philosophe allemand Hegel. Ainsi à chaque étape de son développement, la démocratie libérale s’est heurtée à une idéologie rivale donnant naissance à un régime qui s’opposait à elle. Ce fut d’abord le régime de la monarchie héréditaire puis celui des dictatures fascistes, enfin celui des systèmes socialistes qui prirent fin avec la chute du mur et l’écroulement de l’empire soviétique. Fukuyama écrit que la démocratie libérale est « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité », « la forme finale de tout gouvernement humain », qu’elle est « la fin de l’Histoire ». Comme chez Hegel et Marx, cette notion de fin de l’Histoire ne signifie pas que la succession des événements historiques va s’arrêter ; l’histoire au sens événementiel va se poursuivre. Mais l’Histoire, en tant que processus d’évolution des sociétés, a atteint son stade ultime ; il n’y aura donc plus de progrès possible en matière de développement des principes et des institutions politiques fondamentales. Cette thèse emporte avec elle une série de conséquences.

La victoire de la démocratie ne signifie pas qu’elle est devenue un concept clair et limpide, bien au contraire. Sa forte charge émotionnelle, sa forte dimension attractive se paie d’une relative imprécision car elle a historiquement pris des visages très différents. Les avertissements sur l’imprécision du mot ne manquent pas.

Les littéraires : Georges Orwell n’écrivait-il pas « dans le cas d’un mot tel que démocratie, il n’est pas de définition sur laquelle l’accord se fasse ; de plus, toute tentative d’en élaborer une rencontre de toutes parts des résistances » (Georges Orwell, « Politics and the English language » in Shooting an Elephant and others Essays, Londres, 1950, p 91 : [In the case of a word like « democracy », not only is there no agreed definition, but the attempt to make one is resisted from all sides]). Thomas Eliot ne prévenait-il pas également que « lorsqu’un vocable est gratifié d’un caractère aussi universellement sacré, […] comme aujourd’hui démocratie, je commence à me demander si, à force de signifier tout ce qu’on veut qu’il signifie, il signifie encore quelque chose » (Thomas S. Eliot, The idea of a Christian Society traduit Sommes-nous encore en chrétienté ?, Bruxelles, Ed. universitaires, 1946, p 22). Ces avertissements ne sont pas seulement le fait d’écrivains qui, par profession, doivent déployer une grande attention aux mots.

Les spécialistes de la démocratie : De telles mises en garde se retrouvent également chez les intellectuels et notamment chez les politistes qui se sont spécialisés sur cet objet. Ainsi Giovanni Sartori maniant la provocation affirma qu’« on pourrait définir la démocratie comme le nom pompeux de quelque chose qui n’existe pas » [Sartori, 1973, 3]. En particulier, Sartori montra que définir la démocratie comme « le pouvoir du peuple » est une erreur ; il ne s’agit pas d’une définition mais d’une simple traduction très approximative du mot grecque (dire que history signifie « histoire », ce n’est pas définir le terme). De même, utiliser la formule de Lincoln (« le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple ») comme le fait la Constitution française est un procédé rhétorique sans consistance car les 3 formules (de, par, pour) sont largement contradictoires, incompatibles. Robert Dahl lui-même prévient qu’« un terme qui signifie tout, ne signifie rien. Et tel est devenu désormais le cas pour la démocratie qui n’est pas tant un terme à la signification restreinte et spécifique qu’un vague soutien à une idée populaire » [Dahl, 1989, 5].


Sy.Le destin du mot démocratie est étrange et exemplaire. Les Grecs ont associé les notions de peuple et de pouvoir non pour dire que le peuple exerçait le pouvoir (était le dirigeant) mais pour dire qu’il conditionnait le pouvoir. Les philosophes ont très mal reçu ce concept et en ont fait la critique. Le terme a ensuite disparu avec Rome pour ne réapparaître que dans les cercles étroits des théoriciens de la politique à la fin du Moyen-âge. Mais le mot resta technique et attaché à un vieux régime inapplicable dans la société moderne. Aucun des révolutionnaires modernes ne le revendiqua (sauf Robespierre qui l’associa à la terreur). Ce n’est qu’au cours du XIXe siècle que le mot se popularisa dans un sens moderne en se rattachant à l’instauration du gouvernement représentatif. Cette conception très restrictive ne se généralisa qu’après la seconde guerre mondiale mais au prix d’une forte imprécision quant à son sens exact. Cependant, la démocratie n’est pas seulement un mot.

Section 2 : La démocratie comme idéal


Plus qu’un aménagement institutionnel particulier, la démocratie est d’abord un horizon de sens c’est-à-dire un ensemble de valeurs ordonnant et esquissant un modèle de société. De là vient son fort pouvoir d’attraction. Encore faut-il noter que le contenu de cet idéal n’est pas toujours aisé à cerner et que la valeur qu’on lui prête a toujours fait débat. Néanmoins il existe sur ce terrain une relative continuité entre la période antique et la démocratie moderne. En effet, la démocratie moderne hérite largement des valeurs définies par les anciens. Pourtant, si les mots restent, le contenu change. Classiquement, les idéaux de la démocratie sont ceux prônés par la devise révolutionnaire : « liberté, égalité, fraternité ».


Le penseur libéral français Benjamin Constant (1767-1830) fut sans doute le premier à bien distinguer la liberté des Anciens de la liberté des Modernes dans son célèbre discours de l’Athénée royale de 1819.

La liberté des Anciens : elle était essentiellement une liberté de participation politique. Au fond l’homme ne disposait de sa personne que lorsqu’il devenait citoyen. La liberté était inconcevable en dehors de la cité ; elle se réalisait donc dans la cité et à travers elle. L’individu n’avait, à proprement parler, aucune existence (le concept était inconnu) ; il existait bien une liberté plus personnelle mais elle dépendait largement de la cité (par exemple en matière d’éducation).

La liberté des Modernes : elle est essentiellement individuelle et prend la forme d’une liberté-indépendance ou plutôt liberté-autonomie. L’histoire de cette forme moderne de la liberté peut être brièvement rappeler et passe par 3 étapes :
  • Dès le XVIe siècle, l’affirmation de la raison humaine conduit à revendiquer pour chaque individu une liberté de jugement (le libre-arbitre). C’est la revendication qui prime chez Montaigne, Descartes ou Spinoza.
  • Au XVIIe siècle, le combat se déplace sur le terrain religieux. Les guerres de religions sont l’expression de la montée en puissance de la revendication à la liberté de conscience. Cette liberté se trouve progressivement reconnue avec l’instauration du principe libéral de tolérance.
  • Au XVIIIe siècle, le mouvement des Lumières (Rousseau, Diderot…) et le mouvement libéral (Locke, Kant, Montesquieu…) étendent la revendication à la liberté individuelle en englobant la sureté, la garantie contre l’arbitraire, la propriété privée, la liberté d’opinion, d’expression…


Le philosophe Isaiah Berlin a proposé une autre distinction en 1957 qui permet de mesurer les risques de cette nouvelles libertés (bien qu’il ne s’agisse pas là de son optique) :

- La liberté négative

Le concept 
: on peut la définir comme « tout ce que je peux faire sans être arrêté ou puni par les autres ou la loi ». On retrouve l’idée d’une non-interférence dans la sphère privée. C’est la vieille idée de Constant d’une sphère qui doit impérativement échapper au pouvoir politique de l’état.

Le risque : le danger de cette liberté purement négative a été parfaitement anticipé par Tocqueville. « L’individualisme (…) dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte qu’après avoir créé sa petite société, il abandonne volontiers la grande à elle-même ». Le risque est donc une déperdition de la vie civique que Hannah Arendt a dénoncé dans La Condition de l’homme moderne.

- La liberté positive

Le concept 
: là encore, l’idée peut se définir simplement ainsi « je suis libre quand je suis mon propre maître ». En réalité, cette conception est plus complexe qu’il n’y paraît car je peux être mon propre maître soit lorsque j’obéis à ma volonté immédiate soit lorsque j’obéis aux principes que je crois justes ou encore à la loi qui est l’expression médiatisée de la volonté générale (dont la mienne).

Les risques : si la liberté est comprise comme obéir à ma volonté immédiate, alors elle engendre une société atomisée, hyper-individualiste. C’est là une des critiques très courantes sur la liberté moderne. Elle débouche socialement sur une sorte de « liberté sans règle ».

Il ne faut pas confondre la liberté comme idéal dans un régime politique et la pratique qui en résulte. La liberté peut être proclamée, revendiquée tout en étant refusée à une partie de la société (par exemple, pour les femmes, les populations soumises au colonialisme…).

- Le paradoxe de la liberté

Malgré tout, comme l’écrit l’historien roumain Lucian Boïa, « une chose est sûre ; nous sommes sensiblement plus libres que nos ancêtres. Comme l’observait déjà Kant, l’histoire se présente comme une conquête de la liberté. (…) Mais comme toute action suppose une réaction, la liberté est accompagnée par la contrainte. Nous vivons dans un monde plus libre et plus contraignant » (Boïa, 2002, p 40).

Un monde plus libre : dans les sociétés développées, jamais les individus n’ont bénéficié d’autant de libertés comme celle de pouvoir se déplacer n’importe où, de soutenir des opinions les plus diverses sur tous les sujets, de se comporter pratiquement comme chacun le souhaite… Songeons que les comportements sexuels ont été très étroitement contrôlés durant des siècles par le jeu d’une pression sociale constante. Depuis 1968, la libération des mœurs a balayé ces entraves et autorisé à peu près tous les comportements dès lors qu’il y a consentement. La même logique a concerné tous les comportements quotidiens.

Un monde plus contraignant : simultanément, le poids des contraintes s’est terriblement accru. Songeons à notre relation au temps. L’homme traditionnel n’était soumis qu’au temps biologique et cosmique ; l’homme moderne est soumis à un rythme horaire et journalier effréné. Il vit au milieu d’une quantité astronomique de lois, règlements, de pressions sociales de toutes sortes lui prescrivant des comportements les plus divers (ne pas boire, ne pas fumer, manger diététique, être productif, efficace…).

- La liberté comme horizon pratique

La liberté n’est pas un acquis mais plutôt un horizon pratique. Il faut constamment la reconquérir car elle est, en permanence, menacée. Qu’une nouvelle technologie émerge et les risques d’atteinte ressurgissent de toute part. Qu’un événement marque les esprits (ex : les attentats du 11 septembre) et les décisions gouvernementales oublient les libertés de base (Patriot Act limitant drastiquement la liberté de circulation, établissant des contrôles très approfondis sur les opinions, les communications…). Au-delà même, il existe une tendance psychologique profonde repérée par Kant et Tocqueville à préférer la condition de prisonnier (une tutelle) à celle de la liberté. Les hommes craignent la liberté et lui préfèrent souvent la « douceur » du conditionnement social car ils ont peur du risque que représente à leurs yeux, l’émancipation par rapport au milieu familial, social, à son idéologie ou ses croyances… La liberté est une exigence qui se vit au quotidien contre l’inclinaison dominante à la « servitude volontaire ».

La démocratie a toujours été associée à l’égalité. Elle lui dit largement son énorme potentiel d’attraction. Mais cela masque mal la complexité de ce concept ; il est flou, composite et fait l’objet d’intenses débats.

- La distinction de l’égalité arithmétique et géométrique

Les concepts
: Au livre V de l'Éthique à Nicomaque, Aristote distingue entre l'égalité arithmétique et l'égalité géométrique ou proportionnelle. La première considère que chacun est identique si bien que chacun doit avoir une part identique. La seconde prend en compte la diversité des caractéristiques de chacun. Elle établit donc une proportion entre les individus et les biens à partager. C'est donc une égalité entre des rapports.

Un exemple : l'égalité dans la nourriture peut être appréhendée de deux manières. Du point de vue arithmétique, chacun doit recevoir la même quantité de nourriture (ce que l'on peut statistiquement établir comme le nombre de calories nécessaires par jour) quel que soit son âge ou son activité. Du point de vue géométrique (proportionnel), il faut d'abord établir un rapport entre les personnes et les biens (la nourriture) selon l'âge, l'activité. Un enfant et un vieillard auront moins qu'un adolescent en pleine croissance ; entre les adultes, la part de chacun sera fonction de l'exercice d'une activité de force ou non… L'égalité ne s'établit plus entre les individus identiques mais entre des individus dotés de certaines caractéristiques [plus exactement entre les rapports de chaque individu à cette ou ces caractéristique(s)].

- La distinction de l’égalité des chances et des résultats

Les concepts

  • L'égalité des chances (ou des ressources) permet aux hommes de se mesurer les uns aux autres mais cette confrontation tend à rompre l'égalité et a engendrer de la distinction. Cette égalité des chances vise à rendre équitables les conditions d'une compétition dont l'aboutissement est l'inégalité des résultats (premier paradoxe). Notons qu’elle permet l'entrée en compétition car elle institue une commune mesure à l'aune de laquelle il sera possible de s'évaluer. La relation hiérarchique exclut cette commune mesure et exclut donc aussi cette compétition entre égaux.
  • L'égalité des résultats (ou du bien-être) implique au contraire d'intervenir sur les conditions initiales (de les rendre inégales) afin d'égaliser les résultats (second paradoxe). En d’autres termes, on rompt l’égalité de départ pour espérer obtenir une égalité effective au bout du compte.


Un exemple : l’égalité en matière éducative

- Les formes de l’égalité : l’égalité s’est imposée en 3 étapes.

  • L’égalité civile : elle prend la forme d’une égalité des droits c’est-à-dire d’une égalité arithmétique appliquée au statut juridique de chaque homme. En d’autres termes, tous les hommes sont égaux devant la loi (et pas seulement les citoyens comme chez les Grecs). « Les hommes naissent libres et égaux en droit » (DDHC 1789, art. 1). D’une certaine façon, cette égalité est facile à instituer ; il suffit d’abolir l’Ancien régime et son système de hiérarchies et de privilèges.
  • L’égalité politique : elle prend elle aussi la forme d’une égalité des droits, donc d’une égalité arithmétique appliquée à la participation politique. Elle fut pourtant bien plus difficile à établir. Même devenus citoyens, les hommes n'ont pas ipso facto pu voter puisque le suffrage censitaire demeura durant la première moitié du XIXe siècle. Les femmes n’ont pu l’obtenir qu’en 1945 après de nombreuses luttes.
  • L’égalité sociale : elle a plusieurs versants comme celui économique, éducatif, culturel… Ici, il n’est pas possible de seulement abolir les inégalités sauf à engendrer une société totalitaire éliminant les « privilégiés supposés » (la terreur Robespierriste ou le modèle soviétique). Le principe arithmétique est inapplicable car on ne peut décider de doter les individus des mêmes capacités culturelles, physiques et autres. L’inégalité se reconstituera. Georges Orwell a bien illustré ce phénomène dans son allégorie du système soviétique (La ferme des animaux). Le principe final en est « tous les animaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d’autres » (cela évoque la « nomenklatura » c’est-à-dire la classe des dirigeants politiques, économiques privilégiés). Puisqu’il est impossible d’abolir l’inégalité sociale, il ne reste qu’à soutenir les plus défavorisés. La tradition libérale privilégie l’égalité des chances ce que Marx dénonce comme une pure « égalité formelle ». ». D'un autre côté, le marxisme a plutôt soutenu une égalité de résultats même si ce fut dans des termes discutables. En particulier, Marx a cru à tort que la simple abolition de la propriété privée suffirait à créer l'égalité sociale. Cependant, il a non sans raison insisté sur la nécessaire dimension réelle ou matérielle de l'égalité.

- Le principe et la réalité
  • L’égalisation des conditions : Tocqueville, qui est l’un des meilleurs interprètes de la démocratie, est le premier à l’associer à l’égalité. Pour lui, la démocratie implique une dynamique de l’égalité qui se répand et qui change progressivement les esprits. Il parle « d’égalisation des conditions » parfois en des termes critiques. Par exemple, il écrit : « je pense que les peuples démocratiques ont un goût naturel pour la liberté (…) Mais ils ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible ; ils veulent l’égalité dans la liberté, et s’ils ne peuvent l’obtenir, ils la veulent encore dans l’esclavage ». Retenons que l’égalité est une passion insatiable qui peut faire le lit du despotisme. Mais il y a une autre dimension paradoxale relevée par Tocqueville. D’un côté, la dynamique de l’égalité tend à tout niveler autour d’une moyenne. Tocqueville anticipe une « moyennisation » de la société (les mêmes types de vie, d’habits, de comportements quotidiens se sont généralisés et standardisés depuis les années 1960 notamment). D’un autre côté, plus l’égalité s’affirme, plus l’inégalité aussi petite soit elle devient insupportable. C’est aussi la conclusion de l’historien roumain Lucian Boïa lorsqu’il écrit : « Il y a aujourd’hui moins d’inégalité des chances que dans les siècles précédents. (…) Mais nous sommes devenus plus sensibles aux écarts sociaux dans un contexte social où ceux-ci sont tout de même moins criants que dans la France et l’Amérique de 1800 ». En somme, plus l’égalité croît, plus elle alimente de revendications et d’insatisfactions.
  • L’ampleur des inégalités : il est vrai que l’on assiste à une démultiplication des registres ou répertoires de l’inégalité. L’inégalité Nord-Sud s’accroît mais aussi les formes de l’inégalité au sein d’une même société (voir le numéro des cahiers français de mai 2003 consacré à la société française et ses fractures) : inégalités sociales entre les catégories qui la composent mais aussi entre les inclus et les exclus c’est-à-dire les personnes désaffiliées ou désocialisées par le jeu d’un cumul de handicaps ; inégalités territoriales, inégalités scolaires, culturelles, entre hommes et femmes, inégalités entre les générations, fracture numérique, inégalités de revenus mais aussi et surtout de patrimoines… Même si elle a contribué à beaucoup changer le visage de la société, la promesse démocratique de l’égalité des chances se heurte encore et toujours à la réalité omniprésente des inégalités réelles.

Section 3 : La démocratie comme système : la démocratie représentative


Pierre Bourdieu décrit la représentation comme « un coup de force symbolique ». En effet, la représentation est fondamentalement une fiction qui produit beaucoup d’effets.


L’élu d’une majorité de citoyens est en effet considéré comme le représentant de tous c’est-à-dire non seulement ceux qui ne l’ont pas soutenu mais aussi tous les habitants qui n’ont pas pu prendre part au vote (non-inscrits, abstentionnistes, jeunes…). Il existe là une forme de transsubstantiation très difficile à saisir d’un point de vue logique. On dit souvent que la « représentation rend présent ce qui est absent » c’est-à-dire qu’elle fait exister des abstractions comme le peuple, la nation, la société.

En quoi le représentant est-il autorisé à parler au nom du représentant ? Trois réponses et donc 3 conceptions différentes de la représentation peuvent alors émerger :

- La représentation-mandat : dans cette théorie traditionnelle, le représentant est le délégué d’un groupe. Il est mandaté par lui pour agir pour leur compte de ce groupe. Il bénéficie d’une sorte de délégation. Dans un tel cadre, le mandat doit être impératif ce qui implique que le représentant n’a aucune autonomie. Il doit suivre les directives de ses mandats et se retourner vers eux lorsqu’il ne sait pas.

- La représentation incarnative : c’est la lecture qu’ont privilégié les révolutionnaires français et qui est fondatrice du républicanisme. Bien que Rousseau fut hostile à la représentation, cette conception s’inspire de lui. L’idée est que les individus forment un corps unifié lequel forge une volonté nouvelle différente de celles des individus. Le représentant est alors celui qui incarne cette volonté générale largement surnaturelle. Dans une telle logique, la diversité sociale est récusée et même réprimée.

- La représentation libérale : dans ce cas, la représentation repose sur un acte de « trustee » c’est-à-dire un acte de confiance. Le mandat peut alors être indicatif ce qui lui laisse une marge de liberté car le représentant doit simplement agir au mieux pour ses mandants. Dans cette optique développée par Hobbes, Locke et reprises par les pères fondateurs américains (surtout Madison), la représentation poursuit deux fonctions :
  • D’une part, elle empêche la tentation despotique car un représentant pourra toujours être contré par un autre représentant (il existera des freins et contrepoids pour empêcher l’émergence d’un pouvoir unique sans limite).
  • D’autre part, la représentation constitue un filtre contre le risque du despotisme populaire. Madison était très inquiet des soubresauts des masses populaires qu’il craignait. Madison écrit que la représentation « a pour effet, d’épurer et d’élargir l’esprit du public en le faisant passer par l’intermédiaire d’un corps choisi de citoyens dont la sagesse est le mieux à même de discerner l’intérêt du pays ».

Le suffrage universel qui est le corollaire de la démocratie représentative, a une histoire tourmentée. Il est vrai que le principe de l’élection par les masses est resté longtemps rattaché au déchaînement de l’agitation et de violence dans la France révolutionnaire. Progressivement, la thèse d’une élection au suffrage universel l’a emporté mais avec bien des difficultés. Le processus est passé par 3 étapes fondamentales.

- L’exemple américain : avant 1848, le principe censitaire domine largement. Le corps électoral est donc réduit à ceux qui sont suffisamment riches. Il s’agit de payer un montant d’impôts minimum (le cens) qui varia dans le temps. La France avait déjà mis en place ce système sous la Révolution. Il était présent un peu partout et reflétait la méfiance envers les masses et la peur du vote des pauvres. Aux Etats-Unis, il fallait depuis 1788 être propriétaire foncier pour voter. Dès le début du XIXe siècle, le cens et la durée de résidence remplacent le critère de la propriété. Certains états, sous la pression des migrants, adoptent une ouverture plus grande allant jusqu’au suffrage universel. C’est le cas du Vermont en 1815 puis des nouveaux états de l’Ouest comme l’Indiana (1816), de l’Illinois (1818), de l’Alabama (1819). Le processus se répand auprès des colonies historiques comme le Connecticut, New York, le Massachussetts entre 1818 et 1821. La Caroline du Nord sera le dernier état à adopter le suffrage universel masculin en 1857. Mais le système exclut encore les noirs, les indiens, les femmes.

- La rareté du suffrage universel : avant 1848, seuls deux états ont connus durablement le suffrage universel : les Etats-Unis et la Grèce depuis 1843. Tous les autres ont surtout connu le suffrage censitaire mais avec de brèves expériences sans lendemain de suffrage universel. C’est le cas pour la France en 1792 puis sous le Consulat (pour les plébiscites), de la Suisse (de 1798 à 1803), de l’Espagne (1808-1810 et en 1836).


- Les révolutions de 1848 : les révolutions de 1848 sont présentées comme « le printemps des peuples ». Elles marquent une avancée dans l’instauration du suffrage universel. Celui-ci apparaît au Parlement de Francfort, dans la République de Venise, au Danemark. Mais seuls 2 états vont le conserver au-delà de l’année 1848 : la France et la Suisse. D’un seul coup, la France a un corps électoral qui passe de 246 000 à 9 millions d’électeurs mais cela exclut encore les femmes, le clergé, les militaires, les algériens. L’Allemagne de Bismarck connaîtra également en 1871 une instauration subite du suffrage universel pour l’élection du Reichstag afin de consolider sa nouvelle unité.

- La lente maturation : l’essentiel des pays connaissent plutôt un processus de lente maturation qui les conduit étape après étape vers le suffrage universel. La Grande-Bretagne est ainsi exemplaire car le XIXe siècle est marqué par 3 réformes importantes qui élargissent très progressivement le suffrage : le Reform Act de 1830, celui de 1867 et celui de 1884 instaurant le suffrage universel. Un processus similaire se déroule en Belgique d’abord avec un cens élevé (50 florins en 1831 puis 20 florins en 1848) puis, sous la pression ouvrière organisée, passe au suffrage universel en 1893 (tous les hommes de plus de 25 ans), puis de 21 ans en 1919. Le processus est identique en Italie où le cens est fortement abaissé en 1882 puis aboli définitivement en 1919. De la même manière, l’Autriche l’obtient en 1806, l’Espagne en 1870 puis rétablit en 1890, la Norvège en 1898, la Finlande en 1906 et la Suède en 1907.

- Les femmes : le XXe siècle est peut-être d’abord le siècle de l’intégration des femmes dans le jeu politique. Le mouvement fut long à s’esquisser malgré des mouvements fréquents et souvent radicaux de revendication du droit de vote. Le processus débouche très vite en Océanie (Nouvelle-Zélande en 1893, Australie en 1902) puis en Europe du Nord (Finlande en 1906, Norvège en 1913 et Danemark en 1915). La première guerre mondiale constitua un puissant accélérateur du mouvement avec l’obtention du droit de vote en Grande-Bretagne et Canada en 1918 et aux Etats-Unis en 1919 (mais de nombreux états fédérés l’avaient reconnu depuis les années 1890), l’Autriche en 1920… Ce droit se répand ensuite dans de nombreux pays du Sud. L’Europe latine sera la plus tardive avec la France (1945), l’Italie (1946), le Portugal (1974) mais aussi la Suisse en 1971. Désormais, ce droit gagne y compris le monde musulman (Koweit, 1999, Qatar en 2005 et émirats arabes unis en 2006).

- Les minorités : sur ce terrain, le cas exemplaire est celui des Etats-Unis. Durant l’essentiel du XIXe siècle, le droit de vote est réservé aux seuls blancs. À l’issue de la guerre de Sécession, l’adoption du XVe amendement en 1870 interdit de refuser le droit de vote au motif de la « race ». Mais un système de poll-tax est institué pour écarter de fait les noirs et les indiens. Parfois, il s’agit de litteracy test c’est-à-dire de tests visant à prouver la maîtrise de la langue ou de la Constitution. Finalement, il faudra attendre les décisions de la Cour suprême et le vote du 24e amendement en 1964 pour que le suffrage soit réellement universel. Le même processus a été constaté dans de nombreux autres états notamment au sein des anciennes puissances coloniales.



Dans ses Principes du gouvernement représentatif, Bernard Manin a analysé ce qui lui paraît être les 4 principes fondamentaux de la représentation politique en démocratie en partant d’une analyse de l’élection.

- L’élection et le principe de distinction

Le tirage au sort 
: Manin montre d'abord que la démocratie athénienne dans ses institutions comme dans les œuvres de ses philosophes se méfiait de l'élection jugée aristocratique puisqu'elle sélectionne toujours les meilleurs. C'est pourquoi on lui préféra le tirage au sort parmi des volontaires pour exercer les charges publiques. Le tirage au sort apparaît dès cette époque comme le mécanisme le plus démocratique c'est-à-dire le plus apte à respecter l'égalité stricte des candidats. Le tirage au sort sera aussi une institution essentielle de la République romaine même s'il prend alors un sens religieux, puis des cités italiennes de la Renaissance. Les grands penseurs politiques comme Harrington (durant le XVIIe siècle anglais), Montesquieu et même Rousseau continueront de percevoir l'élection comme un procédé essentiellement aristocratique comparé au tirage au sort.

Mais à partir du XVIIIe siècle, émerge l'idée d'un nécessaire consentement au pouvoir. Aussi l'égalité démocratique ne s'apprécie-t-elle plus au niveau des charges publiques elles-mêmes mais plutôt au niveau de l'attribution de ces charges. Le citoyen n'est pas envisagé comme candidat désirant la fonction mais comme celui qui consent au pouvoir, celui qui attribue.

Cela implique un principe de distinction entre les électeurs et les élus qui seront, par exemple, d'un rang social plus élevé. On retrouve ici le caractère fondamentalement aristocratique de l'élection que chaque pays tentera de penser consciemment au cours de débats comme ceux du XVIIe siècle en Angleterre et ceux du XVIIIe siècle en France et aux Etats-Unis. Mais après cette période, l'élection deviendra indissociable du gouvernement représentatif et le XIXe siècle relèguera ce caractère inégalitaire au second plan en se polarisant sur l'extension du droit de suffrage et l'abolition progressive du cens d'éligibilité.

- Les principes constitutifs de la démocratie représentative

Premièrement
, l'existence d'une marge d'indépendance des gouvernants par rapport aux électeurs ce qui implique le refus des mandats impératifs et de la révocabilité permanente des élus ;

Deuxièmement, l'affirmation de la liberté d'opinion publique qui comprend d'un côté, la liberté d'information (avec le principe de publicité ou l'impératif de rendre public les décisions politiques) et d'un autre côté, la liberté d'expression de ses opinions ;

Troisièmement, l'élection sans cesse renouvelée des gouvernants permettant aux citoyens d'avoir un jugement rétrospectif et un jugement prospectif ;

Enfin, quatrièmement, l'épreuve de la discussion pour toute décision qui implique qu’une instance soit spécialement dédiée à l’examen des solutions et à la confrontation des points de vue (par exemple, le parlement).

Il est alors possible d'analyser l'évolution ou la métamorphose de la démocratie représentative lors de ces deux derniers siècles à partir des quatre critères dégagés. C’est ce qu’opère Bernard Manin dans la dernière partie de son livre. Il distingue trois formes de démocratie représentative. Précision que chaque forme est un idéal-type au sens de Weber c’est-à-dire une schématisation qui n’a jamais existé à l’état pur mais qui permet de rendre intelligible le réel.

- La démocratie parlementaire : La démocratie est d'abord passée par une phase de parlementarisme. A ce stade, le candidat a une relation directe avec les électeurs marquée par la confiance. L'élu vote selon sa conscience. Sa liberté est donc totale. L'opinion publique ne transitera pas par l'élu mais par des associations et groupes divers et s'exprimera sur des sujets souvent différents de ceux traités au parlement. Enfin, l'épreuve de la discussion s'opère uniquement au sein du parlement qui bénéficie d'une liberté totale.

- La « démocratie de partis » : ce second stade de la démocratie représentative signifie que l'électeur vote pour un parti plus que pour un candidat. Les candidats sont d'ailleurs choisis par les partis si bien qu'une fois élus, ils lui restent liés. Leur liberté est faible. Les partis deviennent aussi les véhicules de l'opinion publique, l'informant et l'influençant notamment grâce à la presse partisane. L'instance de discussion n'est plus le parlement du fait de la discipline de vote mais les instances des partis et parfois des syndicats.

- La « démocratie du public » : ce troisième stade de la démocratie représentative est celui actuel. Les candidats sont avant tout des figures médiatiques : elles ne sont pas toujours liées à des partis mais résultent d'une personnalisation importante. Pour se faire élire, les candidats doivent faire une offre électorale constituée d'une vision clivée de la société correspondant à la perception des citoyens. Etant élus sur des images qui ne sont pas vides de substance politique, les gouvernants disposent d'une liberté relative et ne sont pas totalement liés pour l'avenir par leur image. L'opinion publique transite par des canaux d'information qui ne dépendent plus structurellement des politiques. L'épreuve de la discussion s'opère par le face-à-face orchestré par les médias entre le politique et les citoyens.

La notion de « crise de la représentation politique » est devenue courante. Elle est devenue un leitmotiv dans la presse mais la notion a été aussi reprise par toutes les catégories d’analystes de la chose publique. Notons d’emblée que le phénomène ne concerne pas la démocratie en générale qui aurait épuisé ses charmes, mais seulement une des formes de la démocratie qu’est la démocratie représentative. Pour clarifier, on pourrait plutôt parler de crise des systèmes de représentations en particulier dans le domaine politique et plus largement dans le domaine social.

Cette crise de la représentation est-elle nouvelle ? En réalité, un peu de recul nous enseigne que la notion de « crise de la représentation » est récurrente :

  • La critique du parlementarisme

Elle se manifesta lourdement lors des années 1930 en particulier à l’extrême-droite avec les ligues (le 6 février 1934, la dénonciation de la corruption des parlementaires…). La République de Weimar fut précisément un régime perturbé par cette critique musclée de l’extrême-droite. Cette critique réapparaît à la fin des années 1960 avec le développement de l’extrême-gauche qui dénonce à la fois « la bêtise parlementaire » et l’élection qui lui paraît être un « piège à cons ». Ce gauchisme de 68 dérivera ensuite avec la croyance dans « l’action directe » et même le terrorisme (Rote Fraktion, Brigades rouges, Action directe…) avec les « années de plomb » en Allemagne et en Italie.

  • La critique de l’élite politique


Une autre forme classique de la critique de la représentation porte sur la nature des dirigeants. Il en existe 2 grandes variantes :

- La critique technocratique : elle procède du vieux rêve de Saint-Simon de substituer l’administration rationnelle et scientifique des choses au gouvernement irrationnel des hommes politiques. Dans l’entre-deux-guerres, cette orientation se retrouve dans le mouvement X-Crise. À l’après-guerre, cette tendance se retrouve aussi chez les défenseurs de la planification. Dans les années 1950-1960, tout un courant de pensée développa le thème de la « fin du politique » au profit d’une nouvelle élite technocratique plus rationnelle. C’est « l’ère des managers » défendue par Kenneth Galbraith ou James Burnham. L’idéologie récente du New Public Management peut d’ailleurs est comprise comme un prolongement affadi de cette impulsion initiale.

- La critique participative : elle repose sur l’idée d’une politisation générale de la population et a elle-même une longue histoire. Pour s’en tenir aux données récentes, cette référence à la politisation globale de la société a été un élément central et moteur du communisme. Il a été repris et redéployé dans les années 1960-1970 par une grande partie de la gauche sous le thème de l’autogestion avec souvent une critique acerbe de la représentation politique. Aux Etats-Unis, le mouvement en faveur de la « démocratie associative » s’est développé durant les années 1970.

La notion de « crise de la représentation » n’est pas nouvelle ; les phénomènes qu’elle recouvrent non plus. L’originalité de la crise actuelle tient pourtant à deux éléments fondamentaux : d’une part, sa durée car le thème est développé depuis plus d’une vingtaine d’années ; d’autre part, l’ampleur car la crise s’est d’abord manifestée au niveau national avant de commencer à se propager au niveau local.

  • Les indicateurs électoraux

- L’abstention
L’abstention est en forte augmentation. Le phénomène touche toutes les grandes démocraties européennes mais il est spectaculaire en France et concernent toutes les élections nationales et locales. Elle s’est développée partout à partir des années 1980. Il ne s’agit pas d’une abstention permanente (« abstentionnistes hors-jeu ») mais intermittente, tournante (« abstentionnistes dans le jeu », + 6pts entre 1995 et 2002). L’abstention est forte chez les 20-30 ans et dans les banlieues difficiles.

- Les votes protestataires

La volatilité électorale 
: En réalité, les comportements sont plutôt stables ; seuls 5% des électeurs franchissent le clivage droite-gauche en 20 ans. Mais la mobilité à l’intérieur de chaque camp est plus grande et la mobilité abstention/vote est considérable et décisive. Cela suffit pour enclencher des phénomènes de bascules de grande ampleur. C’est une manière de contester les partis gouvernementaux.

Le vote de l’extrême droite : L'extrême droite est représentée dans les parlements nationaux au Danemark, en Italie, en Hongrie, en Suède, en Autriche, Slovaquie, Lettonie et en Bulgarie. Aux élections européennes de juin 2009, l'extrême droite a réalisé un score supérieur à 10% dans sept États membres (Pays-Bas, Belgique, Danemark, Hongrie, Autriche, Bulgarie et Italie), et une performance entre 5 et 10 % dans six autres États (Finlande, Roumanie, Grèce, France, Royaume-Uni et Slovaquie).

Le vote de la gauche radicale : il s’agit plutôt d’une extrême-gauche anticapitaliste en France (NPA, Front de gauche), d’une gauche hostile à l’orientation libérale de la social-démocratie en Allemagne avec Die Linke (surtout à l’Est), d’une gauche anciennement communiste en Italie…

  • Les indicateurs d’engagement


- L’engagement politique : l’adhésion aux partis politiques a toujours été faible en France mais forte dans de nombreux pays européens. En 2003, le nombre de participants actifs à la vie politique partisane était environ à 5% dans les grandes démocraties européennes (Allemagne, Espagne, Grande-Bretagne, Italie, Hollande et plus faible encore en France). Elle a atteint un sommet à la Libération (1,5 millions d’individus, soit 4-5% de la population adulte). À la fin de la IVème République, seuls 450 000 personnes adhèrent soit 1% des français. Le chiffre remonte aux débuts de la Vème République pour doubler en 1980. Mais il entame alors une lente descente pour retomber aujourd’hui à 500 000 soit 1% comme en 1958.

- L’engagement syndical : l’adhésion aux syndicats est extrêmement variable en Europe (très forte au nord, faible au sud). Elle est très faible en France et a connu la même évolution que celle des adhésions aux partis politiques tout en restant à un niveau plus important. En gros, le taux de syndicalisation passe de 40% à l’après-guerre à 8% aujourd’hui. Le phénomène gagne là encore des pays comme l’Angleterre.

- Les contestations non conventionnelles : ce sont les formes de participation comme les boycotts, les pétitions, les manifestations, les grèves, les occupations de locaux. En 1981, 50% des Français adultes n’avaient jamais pratiqué aucune de ces actions ; ils n’étaient plus que 28% en 1999. Le phénomène est là aussi européen.

  • Les indicateurs sur l’image de la politique


- Un intérêt marqué pour la politique : l’intérêt pour la politique est resté constant en France : 42% selon un sondage de janvier 2004 même si 58% disent ne pas s’y intéresser (ou peu). Mais plus de 30% des européens ne sont pas satisfait du fonctionnement de leur démocratie (41% en France, 56% au Portugal, 35% en Allemagne).

- Une image dégradée de la classe politique : Seuls 35% des Français pensent que les hommes politiques se préoccupent des « gens comme nous » alors 64% pensent qu’ils ne s’en occupent pas. Par ailleurs, 59% pensent que la classe politique est corrompue contre 32% seulement qui la croit honnête. En Europe, ¾ des électeurs ont une confiance faible ou mitigée dans la classe politique mais cela peut atteindre 93% comme au Portugal.
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