L’émergence de la démocratie moderne s’inscrit dans un processus historique long qui couple d’un côté, la résurgence du mot et de l’idéal démocratique et d’un autre côté, une réflexion très nouvelle sur la nécessité de la représentation. Les deux éléments ne seront amenés à fusionner que tardivement ; ils ont tous deux leurs origines à la fin du Moyen-âge.
S’agissant de la notion de démocratie, elle réapparaît au XIIIe siècle à partir de la redécouverte des travaux de Aristote. Le terme demeure alors très rare et n’est jamais vu comme un idéal positif. Mais la démocratie commence à être rediscutée dans des cercles intellectuels confinés souvent en étant perçue comme une composante nécessaire au sein d’un gouvernement mixte qui apparaît comme le modèle d’abord dans les cités-états italiennes de la Renaissance puis durant le XVIIe siècle en Angleterre. Seul le philosophe hollandais Baruch Spinoza [1632-1677] soutiendra ouvertement la démocratie au nom de la défense de la liberté et d’une nécessaire protection par l’Etat. Même si les philosophes discutent de plus en plus la notion, la démocratie est toujours conçue comme un régime ancien, lointain, inapplicable et instable.
S’agissant de la notion de représentation, elle émerge également à la fin du Moyen-âge chez des théologiens qui, à la suite de Marsile de Padoue, s’interrogent sur la relation du pape, de l’Eglise au regard de la communauté des fidèles. Elle est ensuite transposée dans le champ de la théorie de l’Etat par l’humanisme italien de la Renaissance et plus encore par Hobbes au XVIIe siècle lorsqu’il envisage l’Etat comme une tierce personne artificielle bénéficiant d’une autorisation de la part des citoyens. La question du « gouvernement représentatif » va prendre de plus en plus d’importance jusqu’à se heurter frontalement à la notion de démocratie avant qu’une synthèse originale n’en résulte.
Section 1 : La démocratie comme mot
Selon l’historien Weekley, « ce n’est qu’avec la Révolution française que le terme “démocratie” perd son sens littéraire pour entrer dans le vocabulaire politique » [cité in R. Nisbet, La tradition sociologique, 1984, 52]. Même si un tel jugement contient une part de vérité, sa validité résulte plus d’une reconstruction ou d’une évaluation a posteriori que d’un fait historique. Contrairement à un lieu commun bien établi, les révolutionnaires en France et aux Etats-Unis ne se référèrent quasiment pas à la démocratie. Le mot resta rare jusqu’au milieu du XIXe siècle. En outre, ils n’eurent jamais conscience de forger la démocratie moderne du moins jusqu’à ce qu’ils commencent à établir le bilan de leur œuvre. Malgré tout, si le terme n’est nullement un mot clé de la Révolution, cela ne signifie pas pour autant qu’il ne subit pas une mutation importante.
§1. Le mot démocratie à l’époque moderne : l’exemple de la France
Le mot démocratie, aux débuts de la Révolution, est discrédité et fonctionne comme repoussoir. Cette situation est très similaire à celle constatée aux débuts de la révolution américaine. Le parallèle avec les États-Unis ne s’arrête pas là car le processus de transformation est passé par les mêmes étapes ou séquences bien que celles-ci furent concentrées, en France, sur un laps de temps plus court. Cependant l’enjeu restait bien celui énoncé par Thomas Paine d’une « représentation greffée sur la démocratie ».
Pour saisir ce basculement, il suffit de comparer deux éditions du Dictionnaire de l’Académie française. Tandis que la première édition de 1694 définit la démocratie comme un « Gouvernement populaire dans un Estat » en notant que « Le gouvernement d’Athènes fut longtemps démocratique », la cinquième édition de 1798 déclare au mot démocratie : « Il se dit aujourd’hui dans le sens d’opinion, d’attachement à la Révolution, à la cause populaire. La démocratie a vaincu l’aristocratie ».
Une fois le basculement constaté, reste encore à expliquer son processus interne. A l’instar des États-Unis, celui-ci passe par trois séquences différentes : d’une part, une démarcation entre la démocratie ancienne et celle moderne, entre celle simple ou pure et celle véritable ; d’autre part, une identification - voire une confusion - entre la démocratie et la république ; enfin, un ralliement généralisé à l’idée représentative même si la forme de celle-ci fait débat.
A - La Révolution française et la mutation du mot démocratie
- Etape 1 - Le discrédit originel du mot
Durant la Révolution française, le terme est d’abord et avant tout très peu employé.
Ainsi dès 1789, Brissot souligne que « les républicains de France ne veulent point de la démocratie pure d’Athènes » [Rosanvallon, 1993, 19]. De même, Barnave le 21 mai 1790 fustige l’amalgame possible entre l’assemblée nouvellement constituée et « la démocratie de la place publique d’Athènes » soulignant que cette dernière reposait sur l’esclavage [Furet, Halévi, 1989, 21]. Brissot en tira la conclusion, début 1789, que « Le mot démocratie est un épouvantail dont les fripons se servent pour tromper les ignorants » tandis que le comte d’Antraigue fustigeait en mai la tendance populaire « à la démocratie, qui dans un grand empire, n’est autre que l’anarchie » [Rosanvallon, 1993, 15]. Même Sieyès, pourtant considéré comme le père de la démocratie représentative, ne cesse d’opposer la démocratie à la représentation.
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Ainsi écrit-il en juillet 1789 : « Nous n’entendons point soumettre le Gouvernement National, ni même les plus petits Gouvernements Municipaux au régime démocratique. Dans la démocratie, les citoyens font eux-mêmes la loi, nomment directement leurs officiers publics. Dans notre plan, les citoyens font, plus ou moins immédiatement, le choix de leurs députés à l’Assemblée législative ; la législation cesse donc d’être démocratique et devient représentative » [Lobrano, 1994, 57]. Quelques mois plus tard, en septembre, il enfonce le clou en soulignant que « le concours immédiat est ce qui caractérise la véritable démocratie. Le concours médiat désigne le gouvernement représentatif. La différence entre ces deux systèmes politiques est énorme ». L’abbé en conclut donc que « La France n’est point, ne peut pas être une démocratie » [Rosanvallon, 1993, 19].
- Etape 2 – La démarcation entre l’ancien et le moderne
L’idée en avait été lancée très tôt, dès 1764, par le marquis René-Louis d’Argenson dans son manuscrit Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France. Dans cet écrit précurseur, d’Argenson écrivait : « La fausse démocratie tombe bientôt dans l’anarchie ; c’est le gouvernement de la multitude ; tel est un peuple révolté ; alors le peuple insolent méprise les lois et la raison ; son despotisme tyrannique se remarque par la violence de ses mouvements et par l’incertitude de ses délibérations. Dans la véritable démocratie, on agit par députés et ces députés sont autorisés par l’élection, la mission des élus du peuple ; et l’autorisation qui les appuie constitue la puissance publique : leur devoir est de stipuler pour l’intérêt du plus grand nombre des citoyens, pour leur éviter les plus grands maux et leur procurer les plus grands biens » [Maier, 1979, 843-844]. Juste avant la Révolution, cette position est entérinée dans les quatre premiers volumes de l’Encyclopédie et spécialement dans la section « Economie politique » dirigée par Jean-Nicolas Démeunier. Ce dernier y rejette la constitution d’Athènes comme « purement démocratique » et celle d’un « gouvernement défectueux ». Dans l’article États-Unis, Démeunier affirme que « les institutions américaines sont bien démocratiques » et d’ajouter : « Nous avons fait voir à l’article DÉMOCRATIE dans quelles erreurs on est tombé… pour avoir mal saisi le sens du terme démocratie ou gouvernement démocratique : le livre de l’abbé Mably est plein de faux jugements qui viennent de cette méprise… Dans les républiques de l’antiquité dont on nous parle, le peuple agissoit par lui-même et sans représentants ; dans les États-Unis, il agit par représentants et non par lui-même : le gouvernement y est démocratique ; mais ce n’est pas une démocratie si l’on donne à cette expression la valeur que lui donnent Aristote et l’abbé Mably » [Lobrano, 1994, 53]. Ainsi qu’on l’a souligné précédemment, une telle distinction se retrouve aussi bien chez Brissot que chez Sieyès. Robespierre lui-même la fit sienne en juin 1793 lorsqu’il oppose « la démocratie pure, et non pas cette démocratie qui, pour le bonheur général, est tempérée par les lois ».
- Etape 3 – L’identification entre République et Démocratie
Au seuil de la Révolution, la République incarne essentiellement une idée culturelle ou morale bien plus que politique (Sur ce point, voir la démonstration de Jean-Marie Goulemot, « Du républicanisme et de l’idée républicaine au XVIIIème siècle » in François Furet, Mona Ozouf (dir.), Le siècle de l’avènement républicain, Paris, Gallimard, 1993, pp 25-56 et surtout p 52 s.). En son centre s’affirme l’idée de vertu.
De là découle le dilemme de la République : elle est toute à la fois « une culture politique pleine mais une forme politique vide » (Pierre Nora, article « République » in François Furet, Mona Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, p 832). L’enjeu de la Révolution sera précisément de transcrire au plan politique une idée essentiellement morale. De cette exigence va naître le rapprochement entre République et Démocratie.
- Etape 4 – Le ralliement général au gouvernement représentatif
Des travaux historiques récents ont pu démontrer la réalité de la participation jacobine et même montagnarde à l’établissement de la démocratie représentative (Par exemple, Claudine Wolikow, « 1789-an III : l’émergence de la “démocratie représentative” » in Roger Bourderon (dir.), L’an I et l’apprentissage de la démocratie, Saint-Denis, Ed. PSD, 1995, pp 53-69 et B. Gainot, « La notion de démocratie représentative : le leg néo-jacobin de 1799 » in collectif, L’image de la Révolution française, Paris, 1989, vol. I, pp 523-529. Sur le plan de l’histoire des idées, les travaux de Lucien Jaume mettant en valeur la recherche d’une « représentation régénérée » va dans le même sens : Lucien Jaume, Le discours jacobin et la démocratie, Paris, Fayard, 1989, IIIe partie et spécialement les chapitres 2 et 3 sur la controverse relative à la localisation de la souveraineté et sur l’évolution jacobine vers une forme de représentation, pp 282-335). C’est donc bien à l’intérieur de l’idée de démocratie représentative que le débat oppose une représentation mandat à une représentation indépendante (Cette opposition classique est celle de Hannah Pitkin, The Concept of the Representation, Berkeley, University of California, 1967. Bernard Manin a montré que cette dichotomie ne valait pas pour les États-Unis où s’oppose plutôt une conception identitaire de la représentation chez les anti-fédéralistes à une conception distinctive ou différentielle pour les fédéralistes. Ce clivage ne semble cependant pas pouvoir être transposé dans la France révolutionnaire où tous semblent avoir accepté la conception distinctive. Le débat porta plus sur le point de savoir si la représentation pouvait à elle seule épuiser l’idée de souveraineté populaire). Ainsi que l’écrit Marcel Gauchet, « le besoin de maximiser la légitimité dressée en face de la légitimité monarchique va déterminer une identification de la représentation à la Nation ». Mais la forme de celle-ci oscille entre deux pôles : « d’un côté, la “représentation absolue” (…) érigeant les délégués en organes exclusifs de la Nation ; de l’autre côté, l’ouverture participative de la représentation, exigeant la co-présence active du corps politique » [Gauchet, 1995, 60]. Pour les montagnards, l’exigence d’une « co-présence active du corps politique » n’implique nullement un retour vers la démocratie directe antique. En effet, ceux-ci recherchent surtout une voie intermédiaire entre la représentation absolue et la démocratie absolue. Héraut de Séchelle le dira nettement le 10 juin 1793 : « La constitution française ne peut pas être exclusivement représentative, parce qu’elle n’est pas moins démocratique que représentative » [Jaume, 1989, 462]. Lorsque les montagnards fustigent ainsi la représentation, ils ne visent en réalité qu’une certaine conception de celle-ci, celle tendant à reconstituer une aristocratie élective. C’est ainsi que pour Robespierre, « la représentation politique si absurde et si informe n’était que l’abus de l’aristocratie des riches » [Lobrano, 1994, 63]. Robespierre formulera à la fois l’objectif et son mécanisme lorsqu’il déclara le 10 mai 1793 : « C’est à chaque section de la République française que je renvoie la puissance tribunitienne ; et il est facile de l’organiser d’une manière également éloignée des tempêtes de la démocratie absolue et de la perfide tranquillité du despotisme représentatif ». Robespierre reviendra sur ce thème en février 1794 en tentant de définir la conception montagnarde de la démocratie. « La démocratie, écrit-il, n’est pas un état où le peuple, continuellement assemblé, règle par lui-même toutes les affaires publiques, encore moins où cent mille fractions du peuple, par des mesures isolées, précipitées et contradictoires, décideront du sort de la société entière : un tel gouvernement n’a jamais existé, et il ne pourrait exister que pour ramener le peuple au despotisme. La démocratie est un état où le peuple souverain, guidé par des lois qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire et par des délégués tout ce qu’il ne peut faire lui-même » (Maximilien Robespierre, Discours « Sur les principes de la morale politique qui doivent guider la Convention Nationale dans l’administration intérieure de la République » [discours du 5 février 1794] in M. Bouloiseau, A. Soboul et G. Lefebvre, Œuvres de Maximilien Robespierre, Paris, E.H.E et Société des études robespierristes, 1958, vol. X, p 352). Barère résumera l’esprit de ce basculement lorsque le 4 janvier 1793, il déclara : « Le peuple est la source de toute souveraineté légitime. Voilà le dogme politique des nations. Les peuples exerçaient la souveraineté eux-mêmes à Athènes et à Rome, mais cela ressemblait plutôt à une émeute perpétuelle qu’à une assemblée de souverains ; germe de dissolution que les républiques anciennes portaient dans leur sein. Le système représentatif est venu régler cette souveraineté tumultueuse… De là est né le principe des véritables démocraties… » (Cité in Roger Barny, « Démocratie directe en 1793 : ambiguïté d’une référence théorique » in Roger Bourderon (dir.), L’an I et l’apprentissage de la démocratie, Saint-Denis, Ed. PSD, 1995, p 78).
B – De Robespierre à Napoléon : la démocratie assimilée à l’autoritarisme
Etape 1 – La radicalisation polémique du mot
Si le mot démocratie resta rare, en revanche, la Révolution popularisa les dérivés du mot parfois en les créant ex nihilo. C’est ainsi qu’apparaissent dans le langage courant, démocratiser à partir de 1792, démocratisme (1794) ou démocratisation (1797). De même, est forgé l’adjectif antidémocratique. Un sort particulier doit être réservé au vocable « démocrate » qui connut un véritable succès durant la Révolution. Six des dix principaux dictionnaires de la période le définissent. Il désigne négativement toute personne hostile à l’Ancien Régime. Il a donc peu à voir avec l’adoption d’un système politique ni même avec des idéaux proclamés. Il renvoie à une attitude favorable au processus révolutionnaire. Au-delà, il fonctionne comme antonyme d’aristocrate et évolue donc avec lui. Or ce dernier finit par englober tous ceux qui ne se retrouvent pas dans le discours de la faction dominante. En ce sens, chacun est menacé d’être taxé d’aristocrate et en retour, tous les radicaux sont rejetés comme démocrates - le mot ayant alors une forte connotation insultante. De là le fait que la démocratie renvoie tour à tour à un radicalisme révolutionnaire effréné ou à une pathologie de l’action politique selon le positionnement de chacun sur l’échiquier politique.
Etape 2 – L’assimilation de la démocratie à la Terreur
Dans cette évolution, le fait majeur fut bien sûr l’assimilation de la démocratie au gouvernement révolutionnaire théorisé par Saint Just. Comment une telle assimilation a-t-elle pu s’opérer ? La réponse tient essentiellement dans la logique robespierriste qui identifia la démocratie à la vertu et à l’égalité. Ainsi Robespierre peut-il s’interroger : « quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire… ? C’est la vertu… Mais l’essence de la République ou de la démocratie est l’égalité » (Maximilien Robespierre, Discours « Sur les principes de la morale politique qui doivent guider la Convention Nationale dans l’administration intérieure de la République » [discours du 5 février 1794] in M. Bouloiseau, A. Soboul et G. Lefebvre, Œuvres de Maximilien Robespierre, Paris, E.H.E et Société des études robespierristes, 1958, vol. X, p 352). Ces deux composantes doivent être rattachées à la nature de l’homme dont la théorie reste à bâtir. En effet, bien que le carcan social et politique de l’Ancien Régime supposé être la source de tous les maux fut détruit, l’homme ainsi libéré ne manifesta pas la “bonté naturelle” dont il avait été crédité par Rousseau. Sans doute est-ce parce que l’homme est bien plus corrompu qu’on ne l’avait imaginé originellement. Dès lors, il faudra créer ex nihilo une seconde nature pour “forcer” l’homme à être libre selon la formule de Saint Just. Billaud-Varenne en donnera la formulation canonique précisément dans son discours historique du 1er Floréal an II (20 avril 1794) « sur la théorie du gouvernement démocratique », lequel marqua l’avènement de l’identification de la démocratie à la terreur et au gouvernement révolutionnaire.
C’est donc une seconde naissance que Billaud-Varenne appelle de ses vœux afin d’instaurer une nature nouvelle et d’ouvrir la voie au règne de la vertu. De ce point de vue, Philippe Raynaud a raison de juger que « le culte de la vertu civique » chez les robespierristes « conduit à dévorer l’idée démocratique elle-même » [Raynaud, 1989, 679]. Robespierre ne le cache pas et affirme hautement l’identification de la démocratie à la régénération terroriste de l’homme. Selon lui, « la terreur… est donc une émanation de la vertu ; elle est moins un principe particulier qu’une conséquence du principe général de la démocratie appliquée aux plus pressants besoins de la patrie » (Maximilien Robespierre, Discours « Sur les principes de la morale politique qui doivent guider la Convention Nationale dans l’administration intérieure de la République » [discours du 5 février 1794] in M. Bouloiseau, A. Soboul et G. Lefebvre, Oeuvres de Maximilien Robespierre, Paris, E.H.E et Société des études robespierristes, 1958, vol. X, p 357).
Etape 3 – La démocratie assimilée à l’égalitarisme
La menace que constitue la démocratie pour les thermidoriens ne se limite pas à la funeste idéologie de Robespierre ; elle s’incarne aussi de manière très actuelle dans la doctrine égalitariste de Gracchus Baboeuf. Sous sa plume apparaît en 1794 le vocable « démocratisme » qui renvoie à un égalitarisme social radical. Les babouvistes feront de la démocratie leur étendard tout en se polarisant sur le nivellement économique. L’historien et acteur du babouvisme, Buonarotti, pourra ainsi souligner que « les démocrates, par conséquent, sont en France (…) ceux qui, révoltés de la corruption, de la misère, et surtout de l’ignorance qui asservissent la multitude, et la rendent souvent inhabile à l’exercice des droits inaliénables de la nature, demandent des mœurs simples, qui vous approchent de l’égalité des lois ». Tout en prolongeant sa connotation radicale, le babouvisme confère à la démocratie une inflexion sociale. La démocratie « telle que, d’après les principes purs, elle doit exister, (…) est l’obligation de remplir, par ceux qui en ont trop, tout ce qui manque à ceux qui n’en ont pas assez » (Pour ces deux citations, Filippo Michele de Buonarotti, Constitution de l’Égalité dite de Baboeuf [1828] cité in Jacob-Laï Talmont, Les origines de la démocratie totalitaire, Paris, Calmann-Lévy, 1966, pp 254-255). Plus qu’un système politique, la démocratie apparaît comme l’horizon social de tous ceux qui sont économiquement démunis. Elle traduit le mot d’ordre du Manifeste des Égaux selon lequel « nous voulons l’égalité réelle ou la mort : voilà ce qu’il nous faut » [Furet, 1989, 203].
Etape 4 – Les conséquences de l’assimilation démocratie et jacobinisme radical
Par-delà Billaud-Varenne, Robespierre ou Baboeuf, la démocratie se trouve rattachée à la conception jacobine du pouvoir qui crédite le domaine politique de la capacité exorbitante de changer la société et de contrôler étroitement son caractère strictement égalitaire.
De là deux conséquences :
- d’une part, le mot restera rare et discrédité dans l’univers libéral pendant le premier tiers du XIXe siècle. En accaparant le mot tout en le redéfinissant, les robespierristes ont puissamment contribué à l’émergence de son caractère polémique et radical. Aussi aux lendemains de la chute de Robespierre, les thermidoriens conserveront en horreur ce vocable qui, dans leur esprit, se confond avec la terreur. C’est ainsi que Mme de Staël dénoncera en 1796 la démocratie comme « le gouvernement affreux […], la puissance des hommes sans propriété » auquel elle oppose « la République aristocratique » conçue sur le modèle de l’Angleterre (Germaine de Staël, De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des passions, Lausanne, 1796, pp 114-115 cité in Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun, La démocratie imparfaite, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 1994, p 40). Le roi de Prusse lui-même fustigera « les débordements du démocratisme français » [Palmer, 1953, 211] tandis qu’en Messidor an III, Boissy d’Anglas soulignera que la Constitution doit « se garantir avec courage des principes illusoires d’une démocratie absolue et d’une égalité sans limites, qui sont incontestablement les écueils les plus redoutables pour la véritable liberté » [Guéniffey in Furet, 1989, 622].
- d’autre part, le Consulat et l’Empire seront souvent appréhendés comme le prolongement de cette conception jacobine du pouvoir. Aussi ne faut-il pas s’étonner si Guizot qualifie Bonaparte de démocrate ajoutant que sous Napoléon, « la France n’a jamais eu un gouvernement qui l’ait plus rudement traitée, qui ait montré, pour les idées et les passions favorites de la démocratie moins de complaisances » (François Guizot, De la démocratie en France, Bruxelles, 1849, p 26. Guizot oppose un Napoléon démocrate à un Washington républicain. Aussi note-t-il sur ce dernier : « Qu’on examine sa vie, son âme, ses actes, ses pensées, ses paroles ; on n’y trouvera pas, pour les passions et les idées favorites de la démocratie, un seul instant de laissez-aller » (op. cit., p 28). Guizot souligne que les États-Unis ne songèrent pas à s’intituler République démocratique car chacun avait conscience que seule « l’aristocratie naturelle » du pays devait diriger (op. cit., p 34)). L’incongruité du jugement de Guizot tient pourtant moins au contenu de l’identification de Napoléon à la démocratie qu’au fait que cette acception de la démocratie confondue avec l’autoritarisme pouvait perdurer à un moment où le mot s’était popularisé dans une autre acception.
C - L’appropriation libérale du mot démocratie (1820-1848)
A partir de la Restauration puis plus encore sous la Monarchie de Juillet, le terme de démocratie tend à changer radicalement de sens et à entrer dans la langue politique courante. Cela résulte d’un processus d’appropriation du mot par les libéraux alors que ceux-ci tentent de dresser un bilan de l’œuvre révolutionnaire. C’est ainsi qu’au cours du débat parlementaire de 1822 sur la liberté de la presse, le comte de Serre s’accorde avec Royer-Collard pour considérer que la société issue de la Révolution française est démocratique. Mais le premier s’en inquiète car il rattache à l’idée de démocratie celle d’effervescence sociale, de masses populaires en action agitées par la presse. Aussi plaide-t-il pour un renforcement de la répression des délits de presse. De Serre conclue son propos par une métaphore qui fera date : « si le torrent coule à pleins bords dans de faibles digues qui le contiennent à peine, ne soyons pas assez imprudents pour ajouter à sa force et à son impétuosité » (Comte de Serre in Discours à la Chambre des députés du 3 décembre 1821, Archives Parlementaires, 2ème série, tome XXXIII, p 656 et rapportés par Ed. Schérer in La démocratie et la France, Paris, 1883, pp 3-5). Le second convient que « la démocratie coule à pleins bords » mais s’en réjouit car c’est là, selon lui, l’apport majeur de la Révolution française. Aussi juge-t-il que « La démocratie a voulu changer l’état intérieur de la société, et elle l’a changé. (…) L’égalité des droits (…) est aujourd’hui la forme universelle de la société et c’est ainsi que la démocratie est partout » [Rosanvallon, 1993, 23-24]. Lorsqu’il analysera a posteriori ces débats, Charles de Rémusat confirmera que la démocratie est « le résultat le plus certain, le plus éclatant de la Révolution » [ibid.]. Reste à déterminer en quel sens les libéraux récupérèrent la notion de démocratie. En réalité, ce sont deux acceptions différentes du mot qui se confrontent. La démocratie est appréhendée tantôt comme une forme de société tantôt comme une forme politique.
La démocratie comme forme politique
La démocratie comme forme de société
D - La généralisation du mot démocratie (1848-1900)
A partir de 1848, le mot démocratie devient un lieu commun du discours politique. Mais la signification du mot est extrêmement équivoque car il est revendiqué par différents courants dans des perspectives très différentes et même contradictoires.
Les libéraux
Les républicains
Les socialistes
§2. La démocratie, un mot galvaudé ?
Le XXe siècle marque la victoire de la démocratie sur tous les terrains : comme mot, comme idéal et comme système politique. D’une manière très provocatrice, le théoricien conservateur américain Francis Fukuyama déclara même La fin de l’histoire c’est-à-dire la victoire définitive de la démocratie libérale sur toutes les autres formes de régimes. La thèse est provocatrice et contient de nombreuses faiblesses. Mais elle symbolise assez bien le succès grandissant de la démocratie mais qui demeure très ambigu.
A - La contestation du mot (1914-1945)
La première moitié du siècle est marquée par la contestation farouche de la démocratie libérale et parlementaire. Le terme s’est progressivement banalisé dans les sociétés développées mais il subit une forte contestation :
Dans les sociétés démocratiques, la démocratie est profondément fustigée sous deux angles différents :
- Une approche politique : le régime est faible, corrompu, conduisant à un parlementarisme inefficace. C’est le procès du parlementarisme et de la classe politique corrompue aggravé par le fait que la démocratie n’a pas su éviter la guerre en 1914, a conduit à la boucherie et ne parvient pas à assurer la survie économique de tous (conséquences de la crise de 1929).
- Une approche culturelle : la démocratie est assimilée au règne de l’individualisme, à la destruction des ressorts communautaires, au poids excessif de l’économie (le capitalisme et le règne de l’argent) mais aussi à la puissance de la technique qui est perçue comme une menace. La démocratie est comprise comme l’expression d’une crise de civilisation voire comme l’annonce d’une « mort de la civilisation » décrite par Nietzsche et Paul Valéry.
- Deux contre-modèles : la démocratie libérale est aussi ouvertement remise en cause par deux modèles très différents :
Le fascisme et le nazisme ne cessent de fustiger la démocratie parlementaire et libérale qui leur paraît être l’expression même des faiblesses de la société contemporaine. Il lui préfère un modèle beaucoup plus unanimiste, clairement réactionnaire sur le terrain des valeurs et beaucoup plus autoritaire. Malgré tout Hitler déclare en 1937 qu’il va construire une nouvelle démocratie qui sera non plus libérale et parlementaire mais « germanique ».
Le communisme : le socialisme bolchévique constitue une seconde contestation virulente de la démocratie libérale européenne. Il la voit comme l’expression du capitalisme et du règne de la bourgeoisie. Son puissant discours (qui séduit beaucoup en Europe) conduit à envisager la démocratie comme une parenthèse avant l’arrivée de la révolution collectiviste inéluctable.
B - La victoire de la démocratie (1945-1980)
Après la seconde guerre mondiale, la démocratie devient la notion centrale de la vie politique ; elle est très attractive d’autant qu’elle semble avoir gagné contre le nazisme.
- La démocratie, une référence mondiale : contrairement à la période de l’entre-deux-guerres, chacun revendique le mot pour lui adjoindre soit l’adjectif populaire, soit celui de libéral. Ainsi l’UNESCO constate-t-elle en 1949 que « pour la première fois dans l’histoire du monde, aucune doctrine n’est présentée comme antidémocratique. On accuse fréquemment les autres d’avoir une action ou une attitude antidémocratique mais les hommes politiques et les théoriciens s’accordent pour souligner les composantes démocratiques des institutions qu’ils défendent et des théories qu’ils soutiennent » [Sartori, 1973, 15].
- La démocratie dans la guerre froide : en même temps, l’émergence de la guerre froide fait de la démocratie un enjeu central du conflit entre libéralisme et communisme. Chacun revendique le terme mais désormais chacun le dénie à l’autre. A l’Ouest, la dénonciation du totalitarisme engendre de très grossières approximations sur la démocratie. La démocratie devient une sorte d’envers de la barbarie. Elle est alors comprise comme un modèle respectant le pluralisme par opposition à l’unanimisme de façade du monde soviétique. C’est ainsi que l’acception dominante de la démocratie va de nouveau évoluer pour se focaliser sur l’idée de pluralisme au point de se confondre avec lui (Marc Sadoun et Jean-Marie Donegani définissent ainsi le paradoxe de la démocratie : « la démocratie, cette autre manière de dire le pluralisme, est toujours tendue vers la recherche de l’unité » in La démocratie imparfaite, op. cit, pp 11-12. Que l’on songe aux travaux de Robert Dahl, de Raymond Aron, d’Anthony Downs, de Karl Popper… tous insistent sur cette dimension du pluralisme).
C - Le règne de la démocratie libérale ?
Avec l’écroulement des totalitarismes et singulièrement après l’effondrement des « démocraties socialistes », la démocratie libérale a paru s’être définitivement imposée par absence de rivale. Au moment même où le mur de Berlin s’écroulait en 1989, un spécialiste américain de géopolitique publiait un article intitulé « La fin de l’Histoire » (Francis Fukuyama, « The End of History ? » in The National Interest, 1989, n° 16, pp 3-18 traduit « La fin de l’Histoire ? » in Commentaires, 1989, n° 47) qui eut immédiatement un immense retentissement mondial. Face au succès, l’article de ce jeune conservateur inconnu fut transformé en livre intitulé La fin de l’Histoire et le dernier homme (Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992). Dans ces deux textes, Francis Fukuyama soutenait que l’humanité était parvenue enfin à la forme parfaite ou achevée de gouvernement. Cette forme parfaite est la démocratie libérale, essentiellement dans sa forme américaine. Pour soutenir cette thèse, Fukuyama opère une relecture de l’Histoire en s’inspirant du philosophe allemand Hegel. Ainsi à chaque étape de son développement, la démocratie libérale s’est heurtée à une idéologie rivale donnant naissance à un régime qui s’opposait à elle. Ce fut d’abord le régime de la monarchie héréditaire puis celui des dictatures fascistes, enfin celui des systèmes socialistes qui prirent fin avec la chute du mur et l’écroulement de l’empire soviétique. Fukuyama écrit que la démocratie libérale est « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité », « la forme finale de tout gouvernement humain », qu’elle est « la fin de l’Histoire ». Comme chez Hegel et Marx, cette notion de fin de l’Histoire ne signifie pas que la succession des événements historiques va s’arrêter ; l’histoire au sens événementiel va se poursuivre. Mais l’Histoire, en tant que processus d’évolution des sociétés, a atteint son stade ultime ; il n’y aura donc plus de progrès possible en matière de développement des principes et des institutions politiques fondamentales. Cette thèse emporte avec elle une série de conséquences.
D - L’imprécision du mot aujourd’hui
La victoire de la démocratie ne signifie pas qu’elle est devenue un concept clair et limpide, bien au contraire. Sa forte charge émotionnelle, sa forte dimension attractive se paie d’une relative imprécision car elle a historiquement pris des visages très différents. Les avertissements sur l’imprécision du mot ne manquent pas.
- Les littéraires : Georges Orwell n’écrivait-il pas « dans le cas d’un mot tel que démocratie, il n’est pas de définition sur laquelle l’accord se fasse ; de plus, toute tentative d’en élaborer une rencontre de toutes parts des résistances » (Georges Orwell, « Politics and the English language » in Shooting an Elephant and others Essays, Londres, 1950, p 91 : [In the case of a word like « democracy », not only is there no agreed definition, but the attempt to make one is resisted from all sides]). Thomas Eliot ne prévenait-il pas également que « lorsqu’un vocable est gratifié d’un caractère aussi universellement sacré, […] comme aujourd’hui démocratie, je commence à me demander si, à force de signifier tout ce qu’on veut qu’il signifie, il signifie encore quelque chose » (Thomas S. Eliot, The idea of a Christian Society traduit Sommes-nous encore en chrétienté ?, Bruxelles, Ed. universitaires, 1946, p 22). Ces avertissements ne sont pas seulement le fait d’écrivains qui, par profession, doivent déployer une grande attention aux mots.
- Les spécialistes de la démocratie : De telles mises en garde se retrouvent également chez les intellectuels et notamment chez les politistes qui se sont spécialisés sur cet objet. Ainsi Giovanni Sartori maniant la provocation affirma qu’« on pourrait définir la démocratie comme le nom pompeux de quelque chose qui n’existe pas » [Sartori, 1973, 3]. En particulier, Sartori montra que définir la démocratie comme « le pouvoir du peuple » est une erreur ; il ne s’agit pas d’une définition mais d’une simple traduction très approximative du mot grecque (dire que history signifie « histoire », ce n’est pas définir le terme). De même, utiliser la formule de Lincoln (« le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple ») comme le fait la Constitution française est un procédé rhétorique sans consistance car les 3 formules (de, par, pour) sont largement contradictoires, incompatibles. Robert Dahl lui-même prévient qu’« un terme qui signifie tout, ne signifie rien. Et tel est devenu désormais le cas pour la démocratie qui n’est pas tant un terme à la signification restreinte et spécifique qu’un vague soutien à une idée populaire » [Dahl, 1989, 5].