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Droit constitutionnel - Les grands concepts de la science du droit constitutionnel - Histoire constitutionnelle française (1870-1958)

La Constitution (III. Garanties de la Constitution)

La constitution est un instrument de gouvernement, et de modération du pouvoir. L’objet des constitutions est ainsi de définir les règles d’organisation et de fonctionnement de l’État avec, pour ultime finalité, la modération du pouvoir. Pour ce faire, la constitution comprend un ensemble de règles de droit qui sont, en principe, hors de la portée des gouvernants. Mais comment faire pour s’assurer que les organes constitués respecteront le droit de la constitution ? C’est à cette question que cette leçon propose de répondre.


La constitution, en tant qu'ensemble de normes placées au sommet de l’ordre juridique étatique, doit être respectée. Il convient notamment de veiller à ce que les pouvoirs (organes) constitués, c’est-à-dire les institutions créées par la constitution, respectent cette dernière et à travers elle le pouvoir constituant. C’est là le fondement de l’existence de la justice constitutionnelle, presque partout admise aujourd’hui – alors que ça n’a pas toujours été le cas.

Pour sanctionner le non-respect des normes constitutionnelles, plusieurs solutions sont envisageables. La première d’entre elles consiste à confier au peuple, qui est le souverain dans les formes démocratiques de gouvernement, collectivement ou non, la faculté de sanctionner (politiquement) les gouvernants qui ne respecteraient pas les dispositions de la constitution formelle. C’est l’hypothèse du droit à l’insurrection ou de la résistance à l’oppression, qui sont parfois reconnus par certaines Constitutions ou normes constitutionnelles.
Tx.Ainsi, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de la Constitution du 24 juin 1793 (qui n’a jamais été appliquée), disposait, dans son article 35, que « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ».

La (qui compte aujourd’hui parmi les normes de valeur constitutionnelle), fait quant à elle du droit de résistance à l’oppression l’un des « droits naturels et imprescriptibles de l’Homme ».
Tx.Article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 :

« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression. »

La seconde solution consiste à confier la « garde » de la constitution à des organes non juridictionnels, qui sont parfois – mais pas toujours – des organes politiques. Sans remonter très loin dans le temps, on peut citer l’exemple du Sénat « conservateur » du Consulat et du second Empire.
En savoir plus : Art. 21 de la Constitution du 22 frimaire An VIII (Consulat)

Le Sénat « maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le Tribunat ou par le gouvernement : les listes d'éligibles sont comprises parmi ces actes. »
En savoir plus : Art. 25 et suivants de la Constitution du 14 janvier 1852 (Second Empire)

« Article 25. - Le Sénat est le gardien du pacte fondamental et des libertés publiques. Aucune loi ne peut être promulguée avant de lui avoir été soumise.

Article 26. - Le Sénat s'oppose à la promulgation. - 1 ° Des lois qui seraient contraires ou qui porteraient atteinte à la Constitution, à la religion, à la morale, à la liberté des cultes, à la liberté individuelle, à l'égalité des citoyens devant la loi, à l'inviolabilité de la propriété et au principe de l'inamovibilité de la magistrature ; 2 ° De celles qui pourraient compromettre la défense du territoire. [...]

Article 29. - Le Sénat maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le gouvernement, ou dénoncés, pour la même cause, par les pétitions des citoyens.
»
L’article 5 de la fait quant à lui expressément référence au rôle de gardien de la Constitution assumé par le président de la République. Cet article, rédigé en termes généraux, trouve un écho dans d’autres dispositions constitutionnelles, et notamment les articles 54 et 61 qui permettent au chef de l’État de saisir le Conseil constitutionnel afin que ce dernier se prononce sur la conformité d’un engagement international (art. 54) ou d’une loi (art. 61) à la Constitution.
Tx.Article 5 de la Constitution du 4 octobre 1958 (extrait) :

« Le Président de la République veille au respect de la Constitution. »

C'est justement en faisant référence à ce rôle de « gardien » que M. Macron a saisi, en décembre 2023, le Conseil constitutionnel afin que celui-ci se prononce sur la conformité à la Constitution de la loi « immigration intégration ». Dans sa lettre de saisine, il écrivait ainsi : « eu égard à l'ampleur de l'évolution du texte par rapport à sa version initiale et à l'importance pour notre Nation des droits et principes constitutionnels en cause, je souhaite, au nom de la mission que me confie l'article 5 de la Constitution, que les dispositions de la loi ne puissent être mises en œuvre qu'après que le Conseil constitutionnel aura vériié qu'elles respectent les droits et libertés que la Constitution garantit » (nous soulignons).

En Grèce, pendant la dictature des colonels (1967-1974), c’est aux forces armées que les Constitutions de 1968 et de 1973 confiaient la protection du « régime politique » et « du système social établi, contre toute menace ».

La troisième solution consiste à confier la garantie, c’est-à-dire la protection des normes constitutionnelles, à un organe juridictionnel. C’est cette troisième voie qui retiendra ici notre attention. Pour éviter que les gouvernants, et singulièrement le législateur, adoptent des lois contraires à la constitution, un (ou plusieurs) juge(s) sont alors chargés de vérifier que les lois sont conformes aux normes constitutionnelles.

Nous examinerons ici les différentes modalités de la garantie juridictionnelle de la constitution, avant d’évoquer brièvement les difficultés, théoriques, que pose son existence.

Section 1. Les différentes formes de contrôle de la constitutionnalité des lois : le « modèle américain » et le « modèle européen »


Quoi qu’aient prétendu à ce sujet les parlements de l’Ancien régime français, qui affirmaient opérer un contrôle de la conformité des lois du Roi par rapport à la « Constitution » de la Monarchie française, le contrôle de constitutionnalité des lois est né aux États-Unis d’Amérique, au début du XIXe siècle.
En savoir plus :  La prétention des magistrats des parlements de l'ancienne France à contrôler la conformité des lois du Roi par rapport à la « Constitution » de la Monarchie : un exemple (remontrances du Parlement de Rennes du 12 août 1757)

« Par un droit sacré inhérent à votre couronne, inaliénable et incommunicable vous êtes, Sire, la source de toute législation. Mais par la constitution fondamentale de la monarchie, votre Parlement est le conseil nécessaire où la loi se vérifie, l’organe par lequel elle se promulgue, le garant de sa sagesse, le dépositaire chargé de la conserver et de la faire exécuter […] ».

Pendant longtemps, les États-Unis étaient le seul État où se pratiquait le contrôle de la constitutionnalité des lois. Puis, tout au long du XIXe siècle, ce contrôle s’est progressivement exporté dans des pays de l’Amérique du Sud, voire même en Europe.

Le XXe siècle est marqué quant à lui par la naissance d’un nouveau modèle de justice constitutionnelle des lois, qui est aujourd'hui largement dominant en Europe et présent ailleurs dans le monde.

La doctrine constitutionnaliste a pour habitude de distinguer entre deux grands types, ou « modèles » de garantie constitutionnelle de la constitution. Cette distinction est contestée, dans la mesure notamment où certains États s’inspirent des deux systèmes. Même si cette typologie présente des défauts, elle sera exposée ici pour ses vertus pédagogiques.

La différence entre ces deux types de contrôle tient principalement à l’organe qui en est chargé. Aux États-Unis et dans les pays qui se sont inspirés d’eux, le contrôle de la conformité des lois à la Constitution est exercé par les juges ordinaires. En Europe, après la fin de la Première guerre mondiale, ce contrôle sera plutôt confié à une institution spécifiquement créée pour l'opérer (et non pas aux tribunaux ordinaires).


Le contrôle de la constitutionnalité des lois est né aux États-Unis d’Amérique, en 1803, avec l’arrêt Marbury v. Madison de la Cour suprême américaine. Il est apparu en marge du texte de la Constitution fédérale de 1787, qui n’avait pas instauré ce type de contrôle.
En savoir plus :  Cour suprême des Etats-Unis d'Amérique, 24 février 1803, Marbury v. Madison. Opinion de la Cour. Juge Marshall (extraits, traduits par Élisabeth Zoller, Les grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis, Dalloz, 2010)

« La question de savoir si un acte contraire à la Constitution peut devenir la loi du pays est une question d’intérêt fondamental pour les États-Unis mais, heureusement, pas d’une difficulté proportionnée à son intérêt. Pour la résoudre, il n’est besoin que de rappeler certains principes depuis longtemps fermement établis.

Que le peuple ait le droit originaire d'établir son futur gouvernement sur les principes qui, d'après lui, permettront d'atteindre son bonheur, est le fondement sur lequel repose toute la société américaine. La mise en œuvre de ce droit originaire exige une grande énergie et, de ce chef, ne peut, ni ne doit être répétée fréquemment. Aussi bien les principes qui sont ainsi établis sont-ils considérés comme fondamentaux. Et comme l'autorité dont ils émanent est suprême, et ne peut agir qu'exceptionnellement, les principes en question sont conçus pour être permanents.

La volonté originaire et suprême organise le gouvernement, et assigne aux différents pouvoirs leurs compétences respectives. Elle peut soit s'arrêter là, soit établir des limites que ces pouvoirs ne devront pas dépasser.

Le gouvernement des États-Unis ressort du deuxième modèle. Les compétences du pouvoir législatif sont définies et limitées ; et c'est pour que ces limites ne soient pas ignorées ou oubliées que la constitution est écrite. À quoi servirait-il que ces pouvoirs soient limités et que ces limites soient écrites si ces dites limites pouvaient, à tout moment, être outrepassées par ceux qu'elles ont pour objet de restreindre ? Lorsque ces limites ne s'imposent pas aux personnes qu'elles obligent et lorsque les actes interdits et les actes permis sont également obligatoires, il n'y a plus de différence entre un pouvoir limité et un pouvoir illimité. C'est une proposition trop simple pour être contestée que soit la constitution l'emporte sur la loi ordinaire qui lui est contraire, soit le pouvoir législatif peut modifier la constitution au moyen d'une loi ordinaire.

Entre ces deux possibilités, il n'y a pas de troisième voie. Ou la constitution est un droit supérieur, suprême, inaltérable par des moyens ordinaires ; ou elle est sur le même plan que la loi ordinaire et, à l'instar des autres lois, elle est modifiable selon la volonté de la législature.

Si c'est la première partie de la proposition qui est vraie, alors une loi contraire à la constitution n'est pas du droit ; si c'est la deuxième qui est vraie, alors les constitutions écrites ne sont que d'absurdes tentatives de la part des peuples de limiter un pouvoir par nature illimité.

Il est certain que ceux qui élaborent les constitutions écrites les conçoivent comme devant former le droit fondamental et suprême de la nation, et que, par conséquent, le principe d'un tel gouvernement est qu'un acte législatif contraire à la constitution est nul.

Ce principe est consubstantiel à toute constitution écrite et doit, par conséquent, être considéré par cette Cour comme l'un des principes fondamentaux de notre société. Il ne faut donc pas le perdre de vue dans la poursuite de l'examen du sujet.

Si un acte législatif, contraire à la constitution, est nul, doit-il, nonobstant sa nullité, être considéré comme liant les juges et oblige-t-il ceux-ci à lui donner effet ? Ou, en d'autres termes, bien qu'il ne soit pas du droit, constitue-t-il une règle qui serait en vigueur comme s'il en était ? Ce serait renverser en fait ce qui est établi en théorie ; et cela constituerait, à première vue, une absurdité trop énorme pour qu'on y insistât. Il faut pourtant y consacrer une réflexion plus attentive.

C'est par excellence le domaine et le devoir du pouvoir judiciaire de dire ce qu'est le droit. Ceux qui appliquent une règle de droit à des cas particuliers doivent nécessairement expliquer et interpréter cette règle. Lorsque deux lois sont en conflit, le juge doit décider laquelle des deux s'applique.

Dans ces conditions, quand une loi est en opposition avec la constitution et que la loi comme la constitution s'appliquent à un cas particulier de telle sorte que le juge doit, ou bien décider de l'affaire conformément à la loi et écarter la constitution, ou bien en décider conformément à la constitution et écarter la loi, le juge doit dire laquelle des deux règles en conflit gouverne l'affaire. C'est l'essence même du devoir judiciaire.

Si donc les juges doivent tenir compte de la constitution, et si la constitution est supérieure à la loi ordinaire, c'est la constitution, et non la loi ordinaire, qui régit l'affaire à laquelle toutes les deux s'appliquent.

Ceux qui contestent le principe selon lequel la constitution doit être tenue par le juge comme une loi suprême, en sont donc réduit à la nécessité de soutenir que les juges doivent ignorer la constitution, et n'appliquer que la loi.

Mais cette doctrine minerait les fondements mêmes de toutes les constitutions écrites. Elle reviendrait à dire qu'un acte qui, selon les principes et la théorie de notre gouvernement, est radicalement nul, est néanmoins, en pratique, obligatoire en tous points. Elle admettrait que, si le pouvoir législatif venait à faire ce qui est expressément défendu, cet acte, nonobstant l'interdiction absolue, serait en réalité effectif. Elle donnerait en pratique au pouvoir législatif une omnipotence sans limites tout en prétendant restreindre ses pouvoirs dans d'étroites limites. C'est assigner des limites et déclarer dans le même temps qu'elles peuvent être outrepassées à volonté. [...] Ainsi, la terminologie particulière de la constitution des États-Unis confirme et renforce le principe, présumé essentiel dans toutes les constitutions écrites, qu'une loi contraire à la constitution est nulle ; et que les tribunaux, aussi bien que les autres ministères, sont liés par cet instrument.
»

Rq.Malgré ce coup d’éclat, il a fallu attendre 1857 pour que la Cour suprême déclare une loi fédérale contraire à la Constitution.

Le contrôle de la constitutionnalité (judicial review) des lois aux États-Unis présente plusieurs caractéristiques. Il est déconcentré (ou diffus) : ce sont alors tous les juges ordinaires, des États fédérés, sous réserve d’appel devant les juges fédéraux, qui sont habilités à l’exercer, sous le contrôle d’une Cour suprême. Ce contrôle s’exerce après l’entrée en vigueur de la loi, c’est-à-dire une fois que la loi a commencé à produire ses effets juridiques : c’est pourquoi on parle de contrôle a posteriori de la constitutionnalité des lois. Ce contrôle s’exerce enfin dans le cadre d’un litige, et par voie d’exception. L’une des parties au litige conteste la conformité à la constitution de telle disposition législative qu’on lui oppose, c’est-à-dire qu’on souhaite lui voir appliquer. Dans ce cas, le juge saisi du litige examine la question de constitutionnalité avant de trancher le litige principal. S’il considère que la disposition législative litigieuse est inconstitutionnelle, il en écarte l’application (sans l’abroger, c’est-à-dire sans la faire disparaître). Dans l’hypothèse où c’est la Cour suprême qui juge une disposition inconstitutionnelle, sa décision fait autorité et s’impose, à l’avenir, aux juridictions inférieures.

Ce type de contrôle s’est par la suite diffusé dans le monde, d’abord sur le continent américain, puis dans les pays qui ont subi l’influence des États-Unis, parfois même en Europe (singulièrement en Europe du Nord : Norvège, Suède, Danemark).

Le « modèle européen » est ainsi dénommé parce qu’il est apparu en Europe après la Première Guerre mondiale.

Rq.Le constituant français a fait, en 1958, le choix de ce « modèle », en créant une institution spécifique, chargée à titre exclusif du contrôle de la constitutionnalité des lois : le Conseil constitutionnel.

Entre les deux guerres mondiales, des tentatives de transposition du système américain dans certains pays européens ont échoué, pour des raisons culturelles propres à l’Europe et notamment en raison du légicentrisme et de la « sacralisation de la loi », qui empêchaient de concevoir l’éventualité de son contrôle par un juge ; mais aussi en raison de l’absence d’autorité (ou de légitimité) (réelle ou supposée) des juges ordinaires par rapport au pouvoir politique (v. Louis Favoreu, « Modèle européen et modèle américain de justice constitutionnelle », Annuaire international de justice constitutionnelle, 1988, vol. IV).
C’est pourquoi la plupart des juges des pays d’Europe qui s’étaient pourtant dotés d’une constitution écrite au XIXe et au début du XXe siècle n’ont pas suivi la démarche de la Cour suprême des États-Unis et de son arrêt fondateur Marbury v. Madison. Il n’était donc pas envisageable qu’en dehors d’une habilitation expresse de la constitution formelle, les juges européens opèrent un contrôle de la constitutionnalité de la loi.

Sous l’influence du grand juriste et théoricien autrichien Hans Kelsen (qui a notamment théorisé la « pyramide des normes »), certains États européens vont alors inventer et pratiquer un autre type de contrôle de la constitutionnalité des lois, confié ici non pas aux tribunaux ordinaires, mais à une juridiction spécifique, c’est-à-dire spécifiquement chargée d’exercer ce contrôle. Dans cette hypothèse, le contentieux de la constitutionnalité des lois est séparé des contentieux ordinaires.
Hans Kelsen (1881-1973), juriste austro-américain. Théoricien du droit, il est l'auteur de la « Théorie pure du droit », œuvre phare de la discipline. Il est le fondateur du normativisme et du principe de la hiérarchie des normes.


Pour Kelsen, le droit fonctionne selon un système pyramidal, au sommet duquel se trouve la constitution, « norme fondamentale » d’où découlent toutes les autres normes juridiques. A ses yeux, la garantie de la constitution repose sur la possibilité de censurer les actes qui lui sont contraires. Cette sanction doit être juridique et non pas politique. C’est ce que Hans Kelsen a appelé la « garantie juridictionnelle de la constitution ».

En savoir plus :  Hans Kelsen (1881-1973), Théorie pure du droit, traduction de Charles Eisenmann, Paris, Dalloz, coll. « Philosophie du droit », 1962 (extraits)

« 2. La pyramide de l’ordre juridique

a) La constitution

Dans les développements précédents, on a déjà évoqué à mainte reprise cette particularité que présente le droit de régler lui-même sa propre création. On peut distinguer deux modalités différentes de ce règlement. Parfois, il porte uniquement sur la procédure selon laquelle d'autres normes devront être créées. Parfois, il va plus loin et porte également sur le fond : des normes déterminent – jusqu'à un certain point – le contenu, le fond d'autres normes dont elles prévoient la création. On a déjà analysé le rapport entre les normes qui réglementent la création d'autres normes dont elles prévoient la création. On a déjà analysé le rapport entre les normes qui réglementent la création d'autres normes et ces autres normes : en accord avec le caractère dynamique de l'unité des ordres juridiques, une norme est valable si et parce qu'elle a été créée d'une certaine façon, celle que détermine une autre norme ; cette dernière constitue ainsi le fondement immédiat de la validité de la première. Pour exprimer la relation en question, on peut utiliser l'image spatiale de la hiérarchie, du rapport de supériorité-subordination : la norme qui règle la création est la norme supérieure, la norme créée conformément à ses dispositions est la norme inférieure. L'ordre juridique n'est pas un système de normes juridiques placés toutes au même rang, mais un édifice à plusieurs étages superposés, une pyramide ou hiérarchie formée (pour ainsi dire) d'un certain nombre d'étages ou couches de normes juridiques. Son unité résulte de la connexion entre éléments qui découle du fait que la validité d'une norme qui est créée conformément à une autre norme repose sur celle-ci ; qu'à son tour, la création de cette dernière a été elle aussi réglée par d'autres, qui constituent à leur tour le fondement de sa validité ; et cette démarche régressive débouche finalement sur la norme fondamentale, - norme supposée. La norme fondamentale hypothétique – en ce sens – est par conséquent le fondement de validité suprême, qui fonde et scelle l'unité de ce système de création. [...]

L'assertion qu'une loi valable, une loi « en vigueur » serait contraire à la Constitution, « inconstitutionnelle (verfassungswidrig) » est une contradictio in adjecto : car une loi ne peut être valable qu'en vertu de la Constitution. Si l'on a une raison d'admettre qu'une loi est valable, le fondement de sa validité ne peut se trouver que dans la Constitution. [...] La Constitution réglant les organes et les procédures de la législation, et parfois également jusqu'à un certain point le contenu des futures lois, le législateur constituant doit compter avec la possibilité que les normes de la Constitution ne soient pas toujours ni pleinement respectées – ainsi s'exprime-t-on traditionnellement – c'est-à-dire que des actes se présentent avec la prétention subjective d'avoir créé une loi, bien que la procédure suivie pour leur confection ou le contenu de la loi posée par l'acte ne corresponde pas aux normes de la Constitution. Ainsi apparaît la question de savoir qui la Constitution doit habiliter à décider si, dans un cas concret, les normes de la Constitution ont été suivies, si un instrument qui voulait être une loi au sens de la Constitution doit être considéré comme l'étant objectivement. La Constitution réglant les organes et les procédures de la législation, et parfois également jusqu'à un certain point le contenu des futures lois, le législateur constituant doit compter avec la possibilité que les normes de la Constitution ne soient pas toujours ni pleinement respectées – ainsi s'exprime-t-on traditionnellement – c'est-à-dire que des actes se présentent avec la prétention subjective d'avoir créé une loi, bien que la procédure suivie pour leur confection ou le contenu de la loi posée par l'acte ne corresponde pas aux normes de la Constitution. Ainsi apparaît la question de savoir qui la Constitution doit habiliter à décider si, dans un cas concret, les normes de la Constitution ont été suivies, si un instrument qui voulait être une loi au sens de la Constitution doit être considéré comme l'étant objectivement.

Si la Constitution reconnaissait à tout un chacun le pouvoir de décider sur cette question, il serait presque impossible qu'aucune loi liant les sujets voie jamais le jour. Pour éviter semblable état de choses, il faut que la Constitution attribue ce pouvoir seulement à certains organes du droit. S'il n'existe qu'un seul organe central de législation, une procédure à plusieurs instances analogue à celle de l'organisation juridictionnelle est exclue. Alors la Constitution ne peut habiliter que l'organe législatif lui-même, ou un organe différent de lui – par exemple les tribunaux qui ont à appliquer les lois, ou uniquement une juridiction spéciale – à décider sur la question de la constitutionnalité des lois. Si l'on suppose que la Constitution ne contienne aucune disposition sur le point de savoir qui a à examiner ou contrôler la constitutionnalité des lois, il s'ensuit en principe que les organes de l'application des lois, donc en particulier les tribunaux, ont le pouvoir de procéder à cet examen ou contrôle. Puisqu'ils ont le pouvoir d'appliquer les lois, ils doivent nécessairement établir si ce qui prétend être une loi a bien objectivement caractère et signification de loi ; et il n'en va ainsi que des actes qui sont conformes à la Constitution.
»

La première cour constitutionnelle européenne naît justement en Autriche en 1920 (il s’agissait de la Haute cour constitutionnelle d’Autriche). Le modèle va par la suite se diffuser dans une grande partie du territoire européen.

La première caractéristique du « modèle européen » de contrôle de la constitutionnalité des lois tient au fait qu’il est confié à une juridiction spéciale, spécifiquement créée par la constitution pour assurer la garantie juridictionnelle de cette dernière. Cette juridiction est placée en dehors de la hiérarchie juridictionnelle ; elle n’est d’ailleurs pas habilitée, en prioncipe, à trancher des litiges. Le contrôle de la constitutionnalité est alors concentré dans la mesure où la juridiction spécialisée bénéficie d’un monopole en la matière. Contrairement au contrôle opéré aux États-Unis, qui ne peut qu’être a posteriori (c’est-à-dire réalisé après l’entrée en vigueur de la loi), dans le cadre du « modèle européen », le contrôle peut être réalisé a priori (c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur de la loi) et/ou a posteriori.





Ce contrôle peut également être abstrait (c’est-à-dire intervenir en dehors de tout litige, de toute application de la loi), ou concret (dans ce cas, il s’opère alors que la disposition législative litigieuse est appliquée (susceptible de l’être, plus exactement), dans le cadre d’un litige.

Rq.Le contrôle a priori et abstrait de la loi a l’avantage de la grande efficacité, notamment du point de vue de la sécurité juridique. En effet, la loi contestée n’a pas encore intégré l’ordonnancement juridique. Le contrôle est préventif et il permet d’éviter qu’une loi contraire à la constitution puisse entrer en vigueur et produire des effets juridiques. L’inconvénient de ce type de contrôle préventif c’est qu’il n’est jamais systématique pour les lois ordinaires, simplement parce qu’un contrôle systématique serait matériellement impossible à mettre en place pour des juridictions à effectifs réduits. Or, il arrive régulièrement que certains textes passent à travers les mailles du filet et entrent donc en vigueur sans avoir fait l’objet d’un contrôle a priori, en raison par exemple du consensus politique ou de l’urgence qui ont entouré leur adoption. Ainsi, la encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les établissements d’enseignement public ou, plus proche de nous, la loi n° 2015-1501 du 20 novembre 2015, prorogeant l’état d’urgence et modifiant les dispositions de la loi du 3 avril 1955, adoptée une semaine après les attentats perpétrés à Paris et à Saint-Denis le 13-novembre, n’ont pas été déférées au Conseil constitutionnel. Il en va de même de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19. Certaines des dispositions de la loi du 20 novembre 2015 ont été abrogées plus tard par le Conseil constitutionnel dans le cadre de contentieux QPC (ce qui révèle qu’elles étaient en partie inconstitutionnelles), mais la plupart du temps sans effet utile direct pour les requérants concernés…

Il faut par ailleurs savoir que le contrôle a priori et abstrait de la loi est politiquement plus sensible que le contrôle a posteriori et concret, dans la mesure où il s’apparente à un véritable « procès » fait à la loi. En cas de déclaration d’inconstitutionnalité, il conduit par ailleurs à infliger un revers au législateur (c’est-à-dire au gouvernement et à la majorité parlementaire), parfois cuisant si le texte censuré était un texte important pour la réalisation du programme gouvernemental (ou présidentiel). Imaginons par exemple ce qui se serait produit si le Conseil constitutionnel avait déclaré non conforme à la Constitution la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 (qui procède au report de l’âge légal de départ à la retraite, de 62 à 64 ans)…

C’est pourquoi, en France, dès lors qu’une décision du Conseil constitutionnel ne convient pas à la majorité, celle-ci agite inévitablement l’épouvantail du gouvernement des juges, en critiquant la posture de juges non élus (et donc à ses yeux non légitimes) qui viennent faire échec à l’expression de la volonté générale. Les procès-verbaux des délibérations du Conseil constitutionnel révèlent d’ailleurs que l’institution pratique régulièrement le self restraint afin d’écarter (ou de tenter d’écarter) cette accusation.

Enfin, s’agissant des conséquences d’une éventuelle déclaration d’inconstitutionnalité, il faut distinguer selon que l’examen de la conformité à la constitution est opéré a priori, ou a posteriori. Dans le cas d’un contrôle a priori, la disposition législative déclarée non conforme ne pourra pas entrer en vigueur. Dans le cas d’un contrôle a posteriori, la disposition législative déclarée non conforme disparait, soit de façon rétroactive (annulation) soit uniquement pour l’avenir (abrogation).

Rq.Il est souvent reconnu aux juridictions constitutionnelles la possibilité de moduler dans le temps les effets de leurs décisions (dans le cadre du contrôle a posteriori de la loi). Ainsi, l’annulation ou l’abrogation de la disposition législative litigieuse peut prendre effet à une date ultérieure à la décision rendue, qui est décidée par le juge.

Après la Seconde guerre mondiale et sous l’influence des idées de Kelsen, ce modèle de la « Cour constitutionnelle » s’est largement diffusé en Europe continentale, les différents États cherchant notamment un moyen, après le traumatisme de la guerre, de garantir la suprématie de droits individuels proclamés par des normes constitutionnelles. L’Allemagne et l’Italie, par exemple, qui avaient respectivement connu le national-socialisme et le fascisme, ont prévu dans leurs constitutions de 1949 et 1947 la création d’un organe spécialement chargé du contrôle de la constitutionnalité des lois. En Allemagne, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe ( Bundesverfassungsgericht ) est particulièrement puissante.

Quant à la France, outre la timide expérience du « Comité constitutionnel » de la IVe République, il a fallu attendre la Constitution du 4 octobre 1958 pour voir instaurée une véritable garantie juridictionnelle de la constitution. Ce retard s’explique par la tradition légicentriste française, d’où découlait le principe de la souveraineté de la loi et de l’organe chargé de l’élaborer (le parlement). Seul ce dernier était en effet conçu comme pouvant exprimer la volonté générale qui (selon la doctrine rousseauiste), ne pouvait « jamais errer ». Dans ces circonstances, l’instauration d’un contrôle de la constitutionnalité des lois en France a longtemps été conçu comme à la fois inutile et proprement inenvisageable.


En savoir plus :  Jean Rivero, « Fin d'un absolutisme », Pouvoirs, n° 13, 1991 (extrait)

« Les institutions, à la différence des satellites, demeurent rarement sur l’orbite où leur créateur avait entendu les placer. Elles échappent à la volonté du Constituant ou du Législateur qui leur a donné vie. L’évènement, le milieu, la personnalité des hommes qui les incarnent déterminent leur trajectoire. Ainsi du Conseil constitutionnel. Le père spirituel de la Constitution de 1958, qui n’avait pas pour les juristes, un goût excessif, n’avait sans doute pas pressenti qu’en « plaçant certains des votes du Parlement sous le contrôle d’un Conseil constitutionnel tout justement appelé à la vie » (Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, tome I, p. 35.), il allait parachever la construction, en France, de l’État de droit, en rendant effective la soumission du Législateur souverain à la règle qui fonde son pouvoir et en le contraignant par là au respect des libertés publiques. Vingt années ont suffi à rendre caduque une tradition vieille d’un siècle et demi, et que quatre Républiques semblaient avoir sacralisée. C’est cette étonnante aventure institutionnelle, et ses retombées au profit de la liberté des citoyens, qu’on voudrait évoquer.

Il faut, au risque de rappeler des évidences, revenir à 1789, à la Déclaration, et à travers elle, à Rousseau. La Loi est l'expression de la volonté générale. Comme tous les citoyens participent à son élaboration, et que nul ne peut vouloir s'opprimer lui-même, elle ne peut, par nature, être oppressive. [...]

Confiance absolue et inconditionnelle dans la vertu libérale de la Loi ? Pourtant, à travers la Déclaration elle-même, et la Constitution de 1791, une inquiétude se glisse. Affirmer que « la Loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société » (article 5), n'est-ce pas sous-entendre qu'il ne serait pas impossible, après tout, qu'elle en défendît d'autres, et qu'il y a, au-dessus d'elle, un Droit qui limite son pouvoir ? L'inquiétude est plus explicite encore dans la disposition du titre Ier de la Constitution de 1791, selon laquelle « le Pouvoir législatif ne pourra faire aucune loi qui porte atteinte et mette obstacle à l'exercice des Droits naturels et civils garantis par la Constitution ». L'interdiction ainsi formulée suppose l'éventualité d'une transgression.

Ainsi, l'impossibilité structurelle d'une oppression par la Loi s'estompe, et la pyramide des normes juridiques se dessine clairement : au sommet, les droits de l'homme, naturels, inaliénables et sacrés tels que la Déclaration les a définis ; en dessous, la Constitution, qui, par la garantie qu'elle leur donne, transforme les droits « naturels, en droits civils » (Constitution de 1791, titre Ier), enfin la Loi, qui trouve sa limite dans le respect des droits « garantis par la Constitution ».

Seulement – et là reparaissent l'héritage de Rousseau, et la confiance dans la Volonté générale –, aucun gardien n'est chargé de veiller au respect de cette limite. L'autocontrôle du Législateur doit suffire à en prévenir le franchissement, si bien qu'entre le principe de la suprématie de la Constitution, que des générations de juristes ont continué de révérer et d'enseigner, et la réalité institutionnelle, un divorce s'est instauré : la souveraineté du Législateur s'est incorporée à la tradition politique française.

On sait comment le cours de l'histoire n'a cessé d'élargir le fossé ainsi creusé entre la doctrine et la réalité. Tout y a concouru, et d'abord, la dévaluation qu'a infligée, à la notion même de Constitution, la fragilité de l'acte que 1793 avait voulu « gravé sur des tables au sein du Corps législatif et dans les places publiques » (article 124, Constitution de 1793). Tant et tant de constitutions, au fil des révolutions, se sont succédé entre 1791 et 1875 que l'opinion s'est accoutumée à n'y voir que des documents précaires, voués à sombrer avec les régimes qui les avaient élaborés : pourquoi, dès lors, subordonner la loi, qui dure, au respect de la Constitution, qui passe ? La comparaison avec les États-Unis est de ce point de vue révélatrice : même si l'on accorde la part qui lui revient, dans le prestige dont jouit la Constitution de 1787, au fédéralisme qui en fait, non seulement la charte d'un régime, mais la base de l'État, sa pérennité est pour beaucoup dans la révérence que lui porte l'opinion. [...]

Que le caractère absolu de la souveraineté parlementaire fût contraire à la définition de l'État de droit ne semble pas avoir affecté, hormis quelques exceptions illustres, mais solitaires, la bonne conscience de la majorité des juristes. Et cependant, peut-on qualifier d'État de droit celui dans lequel un pouvoir est affranchi du respect de toutes règles ? Princeps solvitur lege : la Révolution avait abrogé la vieille maxime qui fondait l'absolutisme en subordonnant à la loi le pouvoir qui paraissait le continuateur le plus direct du Prince, c'est-à-dire le Gouvernement, et la juridiction administrative avait réussi, au terme d'une évolution prudente, mais continue, à assurer l'effectivité de cette abrogation. Mais l'absolutisme n'avait pas disparu pour autant : l'évolution l'avait fait reparaître au profit du législateur. Il y avait toujours en France un pouvoir dont l'arbitraire ne se heurtait à aucune norme. La norme existait, sans doute, mais le législateur pouvait la transgresser en toute impunité. La primauté de la Constitution n'avait pas d'autre garantie que la conscience des élus, qui n'est ni une garantie juridique, ni une garantie certaine : derrière le mythe de la Volonté générale, l'expérience révèle tantôt la passion d'une majorité plus portée à consolider sa victoire qu'à respecter les droits de la minorité vaincue, tantôt, à travers la docilité des élus, la volonté pure et simple de l'Exécutif. Combien de fois a-t-on vu celui-ci, à la suite de l'annulation d'un de ses actes par le juge administratif, obtenir du Parlement la validation du règlement annulé, dont l'arbitraire, sous le manteau de la Loi, défiait dès lors toute censure ?
»
Les réticences françaises à l’égard du contrôle de constitutionnalité de la loi nous permettent de faire la transition avec la seconde section de cette leçon, dans laquelle nous interrogerons le caractère démocratique du contrôle de la constitutionnalité des lois.

Section 2. Le contrôle de la constitutionnalité des lois par un juge est-il démocratique ?


Lorsqu’il est exercé par un juge – et à moins que ce dernier soit élu au suffrage universel direct, ce qui n’est le cas nulle part, à l’exception de la Bolivie et, dans une moindre mesure, du Japon (v. Guillaume Tusseau, Contentieux constitutionnel comparé. Une introduction critique au droit processuel constitutionnel, Paris, LGDJ-Lextenso, 2021, p. 477-478) - le contrôle de la constitutionnalité des lois pose la question de son caractère démocratique.

Il n’y a pas de réponse définitive et univoque à cette question, dans la mesure où le positionnement adopté dépend principalement de deux choses : d’une part, de la définition qui est retenue de la démocratie ; d’autre part, de la part accordée à la liberté interprétative de l’interprète (ici du juge constitutionnel). On l’aura compris : davantage que de résoudre des problèmes complexes – et peut-être insolubles – nous nous contenterons ici d’évoquer quelques difficultés.

Pourquoi la question du caractère démocratique (et donc également de la légitimité, la démocratie étant conçue aujourd’hui comme l’horizon politique idéal de tout État) du contrôle de la constitutionnalité des lois se pose-t-elle ? Elle se pose parce que la loi est l’expression de la volonté générale, cette dernière étant formalisée par les représentants élus du peuple souverain. Quel que soit son mode de désignation, le juge constitutionnel souffre, par rapport aux organes exerçant la fonction législative (assemblées parlementaires, assemblées parlementaires et organes exécutifs), d’une carence de légitimité. Dans les régimes démocratiques, les membres des assemblées parlementaires sont, pour la plupart, élus (au suffrage universel direct ou indirect) ; les membres des organes exécutifs participant de façon effective à l’exercice de la fonction législative soit procèdent – en général – directement ou indirectement de l’élection, soit, lorsqu’ils ne sont pas élus, ils ne peuvent se maintenir au pouvoir sans le soutien des parlementaires élus. On saisit dès lors la difficulté : comment envisager qu’un juge, qui n’a pas la légitimité démocratique des organes exerçant la fonction législative, puisse faire obstacle à la volonté populaire (même médiatisée par des représentants) ? A quel titre la censure de la loi, expression de la volonté générale, pourrait-elle être admise ? Le principe de la démocratie n’est-il pas que la majorité issue des urnes peut tout faire ?

Parfois, les défenseurs du contrôle de la constitutionnalité des lois considèrent que ce dernier est démocratique dans la mesure où il revient au juge constitutionnel de faire primer la volonté (constituante) du peuple souverain, couchée dans le texte de la constitution, sur la volonté (législative) de ses représentants. Si, comme le pensait Rousseau, représenter c’est trahir, le rôle du juge constitutionnel pourrait être conforme aux principes démocratiques dans la mesure où il pourrait être conçu comme le gardien de la « vérité » ultime du texte de la constitution, c’est-à-dire de la volonté du peuple constituant contre les errements de la loi et du législateur. Plus encore, le juge constitutionnel ferait alors exister le peuple souverain, en étant son porte-voix. C’est l’idée d’une « démocratie constitutionnelle » (selon l’expression du professeur Dominique Rousseau), qui serait en quelque sorte plus « démocratique » que la « démocratie électorale » : en définitive, cette « démocratie constitutionnelle » permettrait d’assurer la primauté de la volonté du peuple souverain.

Or, cette façon d’appréhender l’office du juge constitutionnel peut être questionnée.

D’une part parce qu’il est difficile de considérer que le juge constitutionnel n’est qu’un simple automate, « bouche de la loi » (ici constitutionnelle), chargé de formaliser, c’est-à-dire d’énoncer la prétendue « vérité » du texte de la constitution qui véhiculerait la volonté du peuple souverain. En effet (nous l’avons souligné à plusieurs reprises), même si la marge de manœuvre de l’interprète des dispositions constitutionnelles n’est pas absolue, le texte ne détermine que très partiellement sa signification (signification qui sera attribuée, en définitive, par l’interprète).

Ex.Le Conseil constitutionnel a par exemple récemment jugé (à propos non pas d’une loi, mais d’une proposition de RIP (référendum d’initiative partagée) que la Proposition de loi présentée en application de l'article 11 de la Constitution visant à affirmer que l'âge légal de départ à la retraite ne peut être fixé au-delà de 62 ans) n’était pas conforme à l’article 11 de la constitution (décision n° 2023-4 RIP du 14 avril 2023). Pour quelle raison ? Rappelons que l’article 11 ouvre la possibilité d’une proposition de RIP « portant sur l'organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent […] ». Le Conseil a considéré que la loi de financement rectificative de la sécurité sociale portant réforme des retraites portant l’âge légal de départ à la retraite à 64 ans n’ayant pas été promulguée à la date de l’enregistrement de sa saisine, la proposition de RIP qui fixait l’âge de départ légal à la retraite à 62 ans ne modifiait pas le droit positif, et ne pouvait dès lors être conçu comme portant sur une « réforme ».

Ex.Aux termes de l'article 46 de la Constitution :

« Les lois auxquelles la Constitution confère le caractère de lois organiques sont votées et modifiées dans les conditions suivantes :

Le projet ou la proposition ne peut, en première lecture, être soumis à la délibération et au vote des assemblées qu'à l'expiration des délais fixés au troisième alinéa de l'article 42. Toutefois, si la procédure accélérée a été engagée dans les conditions prévues à l'article 45, le projet ou la proposition ne peut être soumis à la délibération de la première assemblée saisie avant l'expiration d'un délai de quinze jours après son dépôt.

La procédure de l'article 45 est applicable. Toutefois, faute d'accord entre les deux assemblées, le texte ne peut être adopté par l'Assemblée nationale en dernière lecture qu'à la majorité absolue de ses membres.

Les lois organiques relatives au Sénat doivent être votées dans les mêmes termes par les deux assemblées. [...]
»

Le Conseil constitutionnel a été amené à interpréter le 4e alinéa de l'article 46, afin de définir ce qu'est une « loi organique relative au Sénat ». Pour cette catégorie spécifique de lois, la procédure d'adoption est en effet dérogatoire au droit commun : en cas de désaccord entre les deux assemblées, le Gouvernement ne peut donner à l'Assemblée nationale le dernier mot pour l'adopter. Le Conseil a jugé, par une décision n° 2014-89 DC du 13 février 2014, qu'une loi organique n'était « relative au Sénat » (et donc soumise à la procédure d'adoption dérogatoire au droit commun) que lorsqu'elle était « spécifique », c'est-à-dire « exclusive » au Sénat. Nul besoin d'être un juriste (ou un linguiste) aguerri pour comprendre qu'une disposition législative peut être relative au Sénat, c'est-à-dire le concerner, sans forcément être spécifique au Sénat, c'est-à-dire le concerner exclusivement... : « Considérant que les autres dispositions de la loi organique ne modifient ni n'instaurent des règles applicables au Sénat ou à ses membres, différentes de celles qui le sont à l'Assemblée nationale ou à ses membres ; qu'elles ne sont donc pas relatives au Sénat ; qu'elles pouvaient ne pas être votées dans les mêmes termes par les deux assemblées [...] ». C'est pourtant cette dernière interprétation du 4e alinéa de l'article 46 qui a été retenue par le Conseil constitutionnel manifestant, là encore, sa grande liberté interprétative.

Dit autrement, le juge n’est pas la « bouche » d’une quelconque loi ou d’un quelconque peuple souverain. Il dispose d’une liberté interprétative importante pour fixer le (ou plus exactement l’un des) sens du texte. N’est-ce pas, dans ces circonstances, plutôt sa propre volonté (à travers son interprétation du texte de la constitution) qu’il fait prévaloir sur celle des représentants du peuple souverain ? Mais si tel est le cas, peut-on admettre, en démocratie, qu’un juge non élu fasse primer sa volonté sur celle des représentants élus du peuple souverain ? Poser la question, c’est peut-être déjà y répondre.

D’autre part, même si l’on considérait que le texte (telle ou telle disposition constitutionnelle) avait une signification unique et parfaitement accessible au juge (les membres du Conseil constitutionnel ne sont-ils pas des « Sages » comme aiment à les qualifier les journalistes français ?), cela ne règlerait pas toutes nos difficultés, pour la simple et bonne raison que le juge constitutionnel confronte rarement les dispositions du texte originaire de la constitution à la loi qui lui est déférée. La constitution peut être révisée (elle l’est régulièrement). Or, le peuple, s’il est intervenu – comme c’est le cas en France – au moment de l’adoption du texte de la constitution, ne participe pas toujours à sa révision. Rappelons qu’en France, la Constitution de 1958 a fait l’objet de 25 révisions qui ont parfois profondément modifié sa substance. Or, si la Constitution était, à l’origine, l’œuvre du peuple souverain (en raison de son approbation par référendum), l’immense majorité des révisions (23 au total) se sont faites hors procédure référendaire. Lorsque le Conseil constitutionnel fait « parler » les dispositions du texte de la Constitution de 1958, ne doit pas considérer, dès lors, qu’il fait parfois (souvent) parler les représentants qui ont révisé la Constitution, plutôt que le peuple souverain ? Dans ces circonstances, l’opération de confrontation des « volontés » incarnées d’un côté par la constitution et de l’autre par la loi ne serait plus la confrontation de la volonté du peuple souverain à la volonté de ses représentants, mais plutôt la confrontation de la volonté des parlementaires titulaires du pouvoir de révision à la volonté des parlementaires législateurs (comme l’explique Jean-Marie Denquin dans son article « Que veut-on dire par « démocratie » ? L’essence, la démocratie et la justice constitutionnelle », Jus Politicum, 2009). Or, il n’y a pas de raison d’admettre que la volonté des parlementaires titulaires du pouvoir de révision puisse prévaloir sur la volonté des parlementaires législateurs. Plus encore, traduit en ces termes, le contrôle de la constitutionnalité des lois n’implique nullement la volonté populaire et encore moins sa primauté. Peut-on dès lors encore parler de légitimité démocratique de ce contrôle ?

Pour sortir de la difficulté ici présentée, certains défenseurs de la garantie juridictionnelle de la constitution proposent une autre définition, non formelle, de la démocratie. La définition formelle de la démocratie (qui est la définition « classique ») met l’accent sur une mécanique institutionnelle : il suffit que le peuple exprime sa volonté (par lui-même ou pas ses représentants), pour que cette volonté, qu’elle soit « bonne » ou « mauvaise » (ces catégories ne font pas vraiment sens dès lors que l’on appréhende la démocratie de façon formelle), fasse loi et donc droit. L’autre définition de la démocratie, qui permet de concilier la justice constitutionnelle avec ce type de régime, est matérielle, ou substantielle. Selon cette définition, la démocratie ne se résumerait pas à une simple mécanique (ou organisation) institutionnelle, permettant que la volonté du peuple fasse loi. Elle serait aussi un ensemble de valeurs (respect des droits fondamentaux et des libertés, État de droit, etc.) Il faudrait alors admettre que la volonté du peuple souverain, exprimée par ses représentants, puisse être limitée par la nécessité de respecter ces principes supérieurs, contenus dans la constitution démocratique formelle (telle qu’interprétée par le juge). Si la démocratie est assimilée aux droits fondamentaux, ou à l’État de droit, la protection de ces droits par le juge constitutionnel contre le législateur potentiellement liberticide ferait naturellement de lui un organe « démocratique ».

C’est en substance l’idée défendue par le Conseil constitutionnel dans sa très importante décision 85-197 DC du 23 août 1985, Loi sur l’évolution de la Nouvelle Calédonie : « Considérant donc que la procédure législative utilisée pour mettre en conformité avec la Constitution la disposition déclarée non conforme à celle-ci par le Conseil constitutionnel a fait de l'article 23 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique une application ne méconnaissant en rien les règles de l'article 10 de la Constitution et a répondu aux exigences du contrôle de constitutionnalité dont l'un des buts est de permettre à la loi votée, qui n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution, d'être sans retard amendée à cette fin […] ».

Considérer que le contrôle de la constitutionnalité des lois est démocratique parce qu’il permet une meilleure protection des droits et libertés garantis par la constitution suppose donc de renoncer, dans la définition de la démocratie, à ce qui fait l’essence de cette catégorie de régime. Peut-être faut-il se résoudre à admettre, dans ces circonstances, que la justice constitutionnelle est, tout à la fois – il n’y a pas ici de contradiction – anti-démocratique et libérale ; anti-démocratique pour les raisons qui viennent d’être évoquées (concurrence de légitimité entre le juge et le représentant élu) ; libérale (au sens politique), dans la mesure où d’une part elle constitue un contre-pouvoir, susceptible de modérer le pouvoir du législateur et, d’autre part, où elle permet probablement une meilleure protection des droits et libertés garantis par la constitution.

On rejoint ainsi la distinction faite par Hayek entre démocratie et libéralisme : « Le libéralisme est une doctrine disant ce que le droit doit être [la substance du droit], alors que la démocratie est une doctrine disant de quelle manière doit être déterminé ce que sera le droit ».
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