9124

Droit et représentations : iconologie juridique

Les représentations des liens juridiques : Le vinculum juris dans l’art : Le mariage, à travers l’œuvre des Epoux Arnolfini de Jan van Eyck

Le lien matrimonial à travers
Les Epoux Arnolfini ou Hernoul le fin avec sa femme (1434 ?)
de Jan van Eyck



Jan van Eyck, Les Epoux Arnolfini, 84.5 x 62.5, NG 186, vers 1434, National Gallery, Londres.



Que peut dire un juriste qui n'ait déjà été énoncé sur un tableau aussi célèbre que Les époux Arnolfini du peintre primitif* flamand van Eyck ? Le panneau constitue pourtant une source iconographique idéale pour qui veut sonder les bases de la doctrine classique et la liturgie du mariage, institution à son apogée au XIIIe siècle. A travers ce double portrait s'enseigne, non sans arrière-pensées, la quintessence de la pensée juridique occidentale, héritière de la définition qu'en donne le jurisconsulte romain Modestin, recueillie au Digeste (D. 23.2.1), pour qui « Nuptiae sunt conjunctio maris et feminae et consortium omnis vitae, divini et humani juris communicatio ». Il est selon l'expression de Leon Battista Alberti (1404-1470) dans son De Pictura de 1435, « une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l'histoire ».

Peu d'oeuvres ont été auscultées avec autant de fièvre, en vue d'en pénétrer les moindres détails. Peu apparaissent au demeurant aussi énigmatiques. Car elle résiste à l'analyse, au point qu'en 1843, le catalogue de la National Gallery constate prudemment que « le sujet de ce tableau n'a pas été clairement établi ». En dépit de sa petite dimension, l'huile sur panneau iconique de Van Eyck joue avec la symbolique et l'équivoque poussant aux interprétations les plus contradictoires, depuis les commentaires spéculatifs suscités par sa première exposition à Londres à la National Gallery en 1841, jusqu'aux avancées les plus récentes.
Du fait même de ces recherches, elle mérite d'être envisagée sous l'angle de l'iconologie juridique. A l'œil du profane, l'œuvre, en très bon état de conservation, présente un couple, solennellement installé dans son intérieur, sagement placé à la vue dans la lumière répandue sur la gauche par la fenêtre dans une symbiose évocatrice du verset de la Genèse 2, 24 : « ils ne feront qu'une seule chair ». S'ouvre à nous l'espace chaud de l'intimité, au point que le spectateur peut en être vaguement gêné, comme s'il surprenait, grâce au peintre et au jeu de la perspective, une scène à laquelle il n'était pas initialement convié, mais qu'il observe comme à travers une porte entrebâillée. Le thalamus, réduit ici à la pièce conjugale formant une synthèse entre dormitorium et cubiculum offre le spectacle d'un lieu paradoxalement clos et pourtant ouvert au monde extérieur, permettant une officialisation du lien. Ainsi ce périmètre engage-t-il le spectateur à confronter le monde fini où niche l'individu, sans oublier le lien qu'il entretient avec l'univers plus vaste dans lequel il s'insère, notamment par le biais du mariage considéré comme la clef de voûte de la société médiévale. Ainsi au premier regard l'œuvre souligne-t-elle la nature ambivalente de cet acte, expression d'un consentement personnel singulier, mais acte public participant à un un objectif plus grand de stabilisation de la société.
Au premier plan se détachent les protagonistes dont les traits sont distinctement visibles, homme et femme, représentés en pied, qui, sans pour autant se regarder, sont liés par leurs mains, droite et gauche, librement tendues et posées l'une sur l'autre dans un geste évocateur de la dextrarum junctio inter conjuges, legs des rituels imagés de l'Antiquité, présents dans l'art grec ou sumérien et très répandu à Rome sur les monuments funéraires parmi les liberti dont la capacité au mariage souligne la qualité, ou sur le support de la numismatique.

Autel funéraire romain représentant la scène d’un mariage, Bas-relief. Rome, Museo Nazionale Romano. Source : https://www.meisterdrucke.fr/fine-art-prints/Roman-Roman/993717/Art-romain-:-autel-fun%C3%A9raire-d%C3%A9corant-la-sc%C3%A8ne-d'un-mariage-(Junctio-dextrarum).-Bas-relief.-Rome,-Museo-Nazionale-Romano.html


Buste de D. Sempronius Iucundus medicus et son épouse, Musée national Concordia de Portugruaro.



Imparfait ici le geste est encore tenu pour signe de l'accord à l'époque médiévale notamment dans l'Europe du Nord, tandis que le motif ressurgit dans l'emblématique à partir de médailles ou de stèles dont le juriste italien André Alciat (1492-1550) assure avec succès la reproduction dans ses Emblemata.

Alciat, Emblematum liber, in fidem uxoriam, Augsburg, Heinrich Steiner, 1531. Source : https://www.emblems.arts.gla.ac.uk/alciato/facsimile.php?id=SM18_D2r



En témoigne, de manière moins formelle, aux siècles suivants, un portrait de Pierre-Paul Rubens et sa femme Isabelle Brant, qu'unissent leurs mains dans un geste plus affectueux que juridique.

Pierre-Paul Rubens, Sous la tonnelle de chèvrefeuille, 1609, huile sur toile, 178 x 136.5, Munich, Alte Pinakothek.

Pierre-Paul Rubens, Sous la tonnelle de chèvrefeuille, 1609, huile sur toile, 178 x 136.5, Munich, Alte Pinakothek (détail).



Quoique passé dans le panneau de van Eyck de la main gauche de l'homme, le geste a largement été commenté et sa jonction avec la main droite levée en signe de serment complique l'interprétation. Encore celui-ci peut-il tout aussi bien suspendre sa manus droite, anneau au doigt, en signe de promesse, avant de la poser sur celle de la jeune femme, auquel cas le peindre immortalise l'instant capital dans l'union de l'échange des consentements mutuels.

Jan van Eyck, Les Epoux Arnolfini, 84.5 x 62.5, NG 186, vers 1434, Londres, National Gallery, (détail).


Ainsi van Eyck insiste-t-il sur la nature consensuelle du mariage, institution revalorisée à partir du XIIIe siècle par rapport à la vie consacrée, reposant sur le consentement individuel des époux - homme et femme, exempts de tout vice, conformément aux exigences au droit romano-canonique. Leur solitude apparente, respectueuse du droit qui n'impose pas la présence d'un ministre du culte, met ici en relief, libère de surcroît visuellement les époux de l'entourage impérieux des lignages et du poids du patriarcat et même de toute généalogie. Ainsi contraste-t-il avec des portraits de famille plus communs comme celui de La Famille von Berchemen de Frans Floris, en 1561, à l'arrière-plan duquel la présence du portrait de l'ancêtre renvoie aux racines familiales et au lien de sang, là où van Eyck met l'accent sur le noyau familial étroit.

Frans Floris, La Famille von Berchemen, 1561, huile sur toile, 130 x 225 Anvers, Musée Vuyts-Van Campen et Baron Caroly.



Il en va de même avec celui de François van den Brandelaer, au siècle suivant, par Nicolaes Maes qui laisse apparaître au fond de la toile, au-delà du couple et de leurs enfants, la maison familiale et ses attaches territoriales.

Nicolaes Maes, Portrait de la famille de François van den Brandelaer, vers 1672, huile sur toile, 157.7 x 163.3 cm, Genève, Musée d’Art et d’Histoire. Source : https://collections.geneve.ch/mah/oeuvre/portrait-de-la-famille-de-francois-van-den-brandelaer/1881-0016



Iconique, le Mariage Arnolfini ouvre un cycle d'œuvres sur le thème, du Mariage de Nicolas Poussin, à L'Accordée de village de Jean-Baptiste Greuze jusqu'à la série des Mariages à la mode, de William Hogarth.

Nicolas Poussin, Le mariage, (1647/1648), huile sur toile, 117 x 178, Galerie nationale d’Ecosse, NGL 067. 46.C.



Jean-Baptiste Greuze, L’Accordée de village, huile sur toile, 92 x 117, Paris, musée du Louvre, inv. 5037.



William Hogarth, Mariage à la mode, premier de la série, huile sur toile, 69.9 x 90.8, vers 1743, Londres, National Gallery, NG 113.



Dans le cas des Epoux Arnolfini, leurs atours et le confort de la chambre indiquent assez l'opulence bourgeoise du ménage, l'homme de face portant chausses, robe et chapeau sombres, couvert d'un austère manteau bordé de martre, tandis que la femme, de trois quarts, est vêtue d'une robe de couleur bleue réhaussée d'un large surcot vert aux manches fourrées d'hermine et coiffée d'une huve typique des épousailles. Symbole de fidélité, un chien griffon, absent du dessin sous-jacent, et ne se réfléchissant pas dans le miroir, se tient au pied des époux, statique, son museau pointu tourné vers le spectateur. Côté homme, les éléments de décor, restreints aux socques et à une maie sur laquelle sont posés quelques fruits, concentrent l'attention sur l'imposante fenêtre à meneaux en bois, laissant apercevoir un arbre chargé de fruits. Côté femme, un lit à courtines rouge et massif qui occupe l'essentiel de l'arrière-plan, installé sur un large tapis oriental renvoie à la consommation qui rend parfaite l'union que réalise l'unité de chair, unitas carnis essentielle au mariage et que célèbre le récit de la Genèse en 1, 27 et 2, 24. Au centre, au-delà des mains des personnages, un fauteuil au-dessus duquel trône un miroir convexe se détache sur fond sombre, prouesse technique agrémentée d'une inscription intrigante, entre épigraphie et calligraphie, soignant la rime en -hic, à même le mur de la chambre, indiquant : Johannes de eyck/fuit hic. 1434, donnant au panneau la facture d'un document solennel, daté et certifié en forme de certificat, procédé dont van Eyck est coutumier et qui prend du fait de la scène un tour singulier.

Jan van Eyck, Les Epoux Arnolfini, 84.5 x 62.5, NG 186, vers 1434, National Gallery, Londres (détail).



Séduisante, l'une des interprétations, - mais elles sont nombreuses, défendue par Erwin Panofsky dans son ouvrage fondateur consacré aux primitifs flamands, intéresse pourtant au premier chef l'historien du droit, car il est possible de lire cette œuvre comme un acte solennel de mariage per fidem, sur le modèle d'une page de registre d'état civil qui consacrerait sous la forme iconographique l'union de deux époux, sans rentrer dans la querelle de leur identification, mariés solennellement devant témoins, le reflet du miroir nous permettant d'apercevoir distinctement deux hommes, qui, comme nous, contemplent la scène et peuvent en attester publiquement. Crédible, cette lecture est renforcée par les mentions qu'appose Jan van Eyck sur ses œuvres, sur le modèle des formules protocolaires en usage dans le milieu notarial dont il est coutumier. François Villon (1431- vers 1463) ne déploie-t-il pas un procédé analogue quelques années plus tard dans sa poétique figeant près d'une centaine de patronymes parisiens et inscrivant son sceau via une acrostiche dans un grand nombre de ses morceaux ? En plein épanouissement du système onomastique favorisé par la multiplication des registres civils fixant l'identité des personnes, leur âge approximatif et leur état, l'iconographie à travers ce double portrait participe de cette recherche de singularisation caractéristique du XVe siècle, et nous interroge encore sur la conscience de soi qui passe notamment par l'urgence à nommer.
Si l'on peine malgré des archives et la provenance prestigieuse du panneau de van Eyck à certifier l'identité du couple – Van Eyck lui-même dans ce qui serait alors un autoportrait, le marchand d'étoffes prospère Arnolfini et une épouse (?), vivante ou morte car les dates sont difficiles à concilier, sorte de tableau funéraire en forme d'ex voto à la mémoire d'une femme morte en couches, l'œuvre magistrale par la fascination qu'elle exerce permet quoi qu'il en soit au juriste d'examiner une série d'hypothèses. Il est certain que les justices médiévale et moderne font assez largement usage de procédés de représentation, sous forme de bustes d'orfèvrerie ou de panneaux destinés à figurer le contumace* ou à conserver la mémoire d'un évènement particulièrement traumatique ou heureux.
L'équivoque volontairement introduite par l'artiste souligne la dimension sociale - via le miroir, de l'acte solennel formalisé, certes dans le secret des alcôves, mais sécurisé par le caractère public découlant des rites immémoriaux comme ceux de la jonction des mains, ou de l'anneau, bien présent ici au doigt de l'homme, et surtout de la présence de témoins, les tiers placés à la porte, ainsi que du spectateur que nous figurons. Si le Concile de Trente de 1563 rend leur présence obligatoire, la consécration du mariage comme sacrement et la lutte contre les mariages clandestins sont bien antérieures. L'œuvre intervient à une époque charnière de la réflexion conjuguée des moralistes, théologiens et canonistes sur l'union conjugale, prenant acte du formalisme favorable à l'échange public des consentements présents et personnels, et du triomphe du témoignage comme mode de preuve usuel. Surtout, il procède aussi de l'huile sur panneau elle-même, qui encore aujourd'hui, nous convoque à ces noces et qui n'est pas sans lien avec la montée en puissance des registres.
Pour être profane, le propos de l'artiste se nourrit d'un espace saturé de symboles, des fruits du jardin d'Eden évocateurs du paradis avant la Chute, comme de manière plus individualisée du couple originel d'Adam et Eve, à l'exemple de celui peint par Luchas Cranach.

Lucas Cranach l’Ancien, Adam et Eve, portrait double, huile sur panneau sur bois, 1528, 167 x 61, Florence, Musée des Offices.



La piété ressort également du panneau de van Eyck, et des rapports d'âge apparents des époux de la Sainte Famille, archétype d'une union chaste, représentée dans La présentation de Jésus au Temple de l'italien Giovanni Bellini, reprise d'Andrea Mategna, exécutée à la même époque.

Giovani Bellini, La Présentation de Jésus au Temple, vers 1470, 80 x 105, Venise, Galleria Querini-Stampalia.


Nombreux sont les détails qui nourrissent la transcendance du sujet : chapelet apposé sur le mur, à gauche du miroir, cierge qui se consume et cierge consumé sur un lustre ouvragé, image de la présence divine, ou de la brièveté de la vie, figure de Sainte Marguerite écrasant le dragon à la tête du lit.

Jan van Eyck, Les Epoux Arnolfini, 84.5 x 62.5, NG 186, vers 1434, National Gallery, Londres (détail).



L'analogie avec la Sainte famille brouille le réalisme du portrait et la forte inspiration religieuse que renforcent les dix médaillons du miroir, comme autant de stations de la passion du Christ, converge à souligner la nature sacramentelle du mariage et la recherche du Salut censée animer les époux. Ressort de la gravité du moment, qu'accuse encore l'idée sous-jacente de l'indissolubilité rendue par l'effet d'équilibre recherché par le peintre, le caractère monumental d'un évènement qui, quoique privé, concerne la société entière et assure sa stabilité. Les éléments du décor, non seulement attestent d'un patrimoine commun des époux, qui au premier chef, monopolise les règles juridiques afférentes à la famille, mais soulignent la conjonction entre le consentement des époux signifié ici par la disposition de leurs mains, ajoutée à la main droite levée de l'homme qui prête serment de sa foi, et la consommation du mariage, la copula carnis, persistance de l'influence germanique, considérée comme indispensable à sa perfection et déclenchant certains effets patrimoniaux de l'union, à l'exemple du douaire.
Au-delà de son apparente austérité, cette représentation du mariage peut tout aussi bien s'insérer dans un cycle d'œuvres picturales profanes, scènes de genre chargées d'enseigner en amusant, à l'exemple au siècle suivant de la série consacrée aux proverbes par l'artiste Pieter Brueghel l'Ancien (1525-1569) dont Les Proverbes flamands proposent une forme de synthèse à visée moralisatrice, à destination d'un public érudit, en mesure de comprendre son double sens caché tandis que d'autres comme Le Combat entre Carême et Carnaval affectent de sonder les paradoxes de l'âme humaine, tiraillée entre bien et mal.

Pieter Brueghel l’Ancien, Les Proverbes flamands, 1569, huile sur bois, 117, 2 x 163, 8, Berlin, Gemäldegalerie.



Pieter Brueghel l’Ancien, Le Combat de Carnaval et Carême, 1559, huile sur bois, 118 x 163, 7, Autriche, Vienne, Musée d’Histoire de l’Art.



Le premier de ces panneaux qui illustrent près de cent vingt proverbes ou expressions populaires attachés au folklore nordique représente notamment en son centre le personnage à la huque bleue*, archétype du mari trompé qui suscite moqueries et rejet social pour n'avoir su tenir son ménage, et qui tient probablement lieu de premier titre à ce tableau. Encyclopédie de la déraison, le panneau démultiplie ce qui pourrait être l'une des clefs de l'œuvre de Van Eyck qui offre l'expression d'un ordre apparent suggérant un désordre possible par le choix du manteau bleu et la triste mine de l'époux infortuné. Savamment disposés, tous les éléments du panneau de van Eyck s'agencent à la manière d'un rébus et proposent, plus encore que la figuration d'un évènement ponctuel, un archétype chargé d'ambiguïté, livré à la réflexion du spectateur.
La facture du panneau peut engager sur la piste de l'ironie humaniste. Reposant sur l'effet kaléidoscopique de l'œuvre, elle multiplie presque à l'infini, sur un canevas de départ simple et statique, des hypothèses interprétatives sur l'union conjugale soulignant la difficulté d'un sujet apparemment limpide. A première vue représentation de l'harmonie du mariage fondé sur le libre consentement des époux et la foi mutuelle, sous le regard de Dieu, ou d'une promesse de mariage, i.e. des fiançailles* considérées comme l'expression de verbo de futura, l'œuvre de Jan van Eyck, du fait de l'équivoque jonction des mains, peut tout aussi bien représenter un mariage conclu de la main gauche, morganatique*, qui connaît une forme de clandestinité. Du fait de l'effet d'épaisseur des plis de la robe, la scène offre également l'aspect d'une légitimation par mariage subséquent, ou vient simplement souligner l'espérance d'enfant qui anime et fonde le lien des époux à la veille d'un accouchement. A moins qu'il ne s'agisse d'une œuvre votive commandée en mémoire d'époux que la mort a séparés.
De petite taille, l'œuvre dit beaucoup, presque trop, et sur le mode de l'antithèse envisage à partir de symboles ingénieusement répartis, le pire et le meilleur de l'union conjugale. L'artiste affronte ses aspérités, qu'il tempère par la paix qui se dégage de l'ensemble. De sorte qu'il est tentant d'y voir une récréation typique de la culture populaire à la Renaissance, à la manière d'un François Rabelais qui propose lui aussi une réflexion ironique sur le mariage dans Le Tiers Livre (1546) au chapitre IX, en écho au De legibus connubialibus (1588) du juriste français André Tiraqueau (1488-1558), forgé à la même période, selon une méthode commune mêlant dérision et austérité. 


Comment Panurge se conseille à Pantagruel pour sçavoir s'il se doibt marier.
Le Tiers Livre, Chapitre IX

Tx.« Pantagruel rien ne replicquant, continua Panurge, & dist avecques un profond soupir. Seigneur vous avez ma deliberation entendue, qui est me marier, si de malencontre n'estoient tous les trouz fermez, clous, & bouclez. Ie vous supply par l'amour, que si longtemps m'avez porté, dictez m'en vostre advis.

Puis (respondit Pantagruel) qu'une foys en avez iecté le dez, & ainsi l'avez decreté, & prins en ferme deliberation, plus parler n'en fault, reste seulement la mettre à execution.

Voyre mais (dist Panurge) ie ne la vouldrois executer sans vostre conseil & bon advis.

I'en suis (respondit Pantagruel) d'advis, & vous le conseille.

Mais (dist Panurge) si vous congnoissiez, que mon meilleur feust tel que ie suys demeurer, sans entreprendre cas de nouvelleté, i'aymerois mieulx ne me marier poinct.

Point doncques ne vous mariez, respondit Pantagruel.

Voire mais (dist Panurge) vouldriez vo' qu'ainsi seulet ie demeurasse toute ma vie sans compaignie coniugale ?

Vous savez qu'il est escript, Veh soli. L'homme seul n'a iamais tel soulas qu'on veoyd entre gens mariez.

Mariez vous doncq de par Dieu, respondit Pantagruel.

Mais si (dist Panurge) ma femme me faisoit coqu, comme vous sçavez qu'il en est grande année, ce seroit assez pour me faire trespasser hors les gonds de patience. I'ayme bien les coquz, & me semblent gens de bien, & les hante voluntiers: mais pour mourir ie n'en vouldroys estre. C'est un poinct qui trop me poingt.

Poinct doncques ne vous mariez: (respondit Pantagruel) Car la sentence de Senecque est veritable hors toute exception. Ce qu'à aultruy tu auras faict, soys certain qu'aultruy te fera.

Dictez vous, demanda Panurge, cela sans exception ?

Sans exception il le dict, respondit Pantagruel.
»

L'attitude religieuse et soumise de l'épouse face à la main du mâle qui protège et corrige, souligne les devoirs et droits respectifs des époux. L'attribut féminin participe au decorum classique de la noce reçue de l'Antiquité et particulièrement dans le rituel byzantin où l'objet précieux a une place cardinale, sur le modèle de la ceinture de l'épousée.

Ceinture de mariage byzantine, or, Dumbarton Oaks Collection.



Elle n'est pas sans délivrer un contenu juridique, renvoyant notamment à la chasteté et à la fidélité. L'expression Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée et l'usage pour la veuve d'abandonner sa ceinture dans la sépulture de son mari prédécédé indiquent l'arrière-plan symbolique de cette mince bande que van Eyck prend le soin de reproduire avec netteté. Si bien que le jeu du miroir incite à voir dans cette énigme une petite leçon sur le mariage déployant l'ensemble des hypothèses de travail sur lesquelles les casuistes se penchent à son sujet. Présentée comme close par « deux feulletz » et dotée d'une serrure à la demande de Marguerite d'Autriche, comme le précisent les inventaires de 1516 et 1524, l'œuvre porte initialement sur son cadre, malheureusement perdu, une série de vers empruntés au Livre I de L'art d'aimer d'Ovide : « Promittas facito, quid enim promittere laedit », faire des promesses ? pourquoi, quel mal peut une promesse ? Tout le monde peut être riche en promesses.
Rompant avec son habitude d'apposer sa devise personnelle Als ich can sur le panneau, le peintre prend la peine d'inscrire une formule sur le cadre en forme d'énigme, cumulant ainsi trois des caractéristiques attendues de l'emblème dont des travaux récents montrent à quel point la mens juridica y tient une part importante. Envisagée comme un tout, l'œuvre relève du procédé mnémotechnique, procédant d'une évocation de lieux communs à fort contenu normatif : elle renvoie tout aussi bien au Boire, manger, coucher ensemble, c'est mariage ce me semble, insistant sur l'exigence de la communauté de vie, qu'à des adages plus grinçants comme l'équivoque En mariage trompe qui peut, recueilli dans les Institutes coutumières d'Antoine Loisel (Inst. Cout., 105) en 1607, mais dont la tradition populaire est antérieure et qui s'analyse comme le refus d'étendre au mariage la théorie du dol comme cause de nullité de l'union. Cette rhétorique masquée incite au double sens : elle explique que le reflet du miroir présente la scène débarrassée du joug de la fidélité, le chien y étant éclipsé, les époux libérés de leur foi, leur jonction laissant place à une forme de brume épaisse, la satire des vers d'Ovide soulignant la légèreté des promesses et le choix du prénom Arnoul désignant de manière usuelle le mari trompé.
Loin d'être antinomiques, ces deux faces d'une même médaille que sont le mariage et son exigeante indissolubilité, participent d'un plaisir ludique qui incite à la curiosité, ménage des effets de surprise et pousse à la critique sur un thème central qui préoccupent théologiens, juristes et artistes au cœur du Moyen-âge, qu'il n'est pas inutile de confronter à la perte de crédit de l'institution dont la post-modernité a signé le déclin, à l'image d'une nouvelle fuite en Egypte.

Pieter Brueghel l’Ancien, La fuite en Egypte, 1563, 37 x 55.5, huile sur toile, Londres, Institut Courtauld, P. 1978. PG 47.


En savoir plus : Le +


Dans sa Frise de la vie, Edward Munch reprend la thématique du couple des origines, avec son panneau intitulé Métabolisme. La vie et la mort (1898-1899, huile sur toile, 172.5 x 142 cm, Oslo Munchmuseet) représentant Adam et Eve jusqu’au motif du Baiser (1897, Huile et détrempe sur toile, 99 x 81 cm, Oslo Munchmuseet), double portrait dans lequel les deux protagonistes se confondent au point que leurs visages respectifs se dissolvent en un seul, donnant corps à l’idée de l’unitas carnis.

Edward Munch, Métabolisme. La vie et la mort, 1898-1899, huile sur toile, 172.5 x 142 cm, Oslo Munchmuseet.
Edward Munch,Baiser, 1897, Huile et détrempe sur toile, 99 x 81 cm, Oslo Munchmuseet.



Signalons l'exposition récente au Musée d’Orsay sur Edvard Munch et le catalogue qui en est issu : Munch, Un poème de vie, d’amour et de mort, Catalogue d’exposition, 251 pages.


En savoir plus : Pour aller plus loin : émissions et blogs
Fermer