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Droit et représentations : iconologie juridique

La symbolique juridique / La représentation de la justice et des sources du droit


Siège des allégories de la justice, le cycle des représentations sur la justice ou les sources du droit s’articule autour de topos restreints, mais qui ont pour caractéristiques de se décliner le cas échéant à l’infini. C’est naturellement le cas de la vertu de justice qui prend les traits de Justitia, à distinguer de Thémis, fille d’Ouranos et de Gaïa, l’une des Titanides figure évocatrice de la loi et de l’équité.

Centrées sur la difficulté à représenter l’abstraction, l’intérêt de ce type de représentations, tous supports confondus, réside dans leur capacité à l’incarner et à proposer un modèle suffisamment charismatique pour s’imposer dans la durée au-delà de variations indispensables au maintien de l’attrait du thème.


La Justice sous des traits féminins
A partir d’une miniature du manuscrit Français 4367 (1483)
de La pratique judiciaire d’Auvergne de Jean Masuer,
attribuée à l’enlumineur Robinet Testard
et la fresque monumentale Jurisprudenz de Gustav Klimt



R. Testard, La justice du Prévôt normand, Frontispice de la Pratique judiciaire à l’usage d’Auvergne de Jean Masuer, BN, ms. Fr. 4367, fol. 1, vers 1483.


G. Klimt, Jurisprudenz, œuvre détruite, 1903.



Il est inspirant à plus d'un titre de mettre en perspective une miniature médiévale, par définition de petite dimension, centrée sur une dame de justice, et un format monumental de type fresque s'illustrant par une accumulation de figures féminines en posture de majesté renvoyant à la justice et au droit. Leur comparaison permet de souligner la permanence d'un topos fructueux dont la constance ne fait nullement obstacle à son renouvellement et permet de souligner l'originalité propre de ces oeuvres.

La miniature, probablement exécutée pour le comte d'Angoulême, père de François 1er et époux de Louise de Savoie, surprend d'emblée dans un ouvrage juridique qui, comme les ouvrages religieux, les Livre d'heures ou psautiers, ou profanes, littéraires, bénéficient pour certains d'entre eux d'un appareil illustratif remarquable. Livres rares réalisés d'abord dans le cadre monastique d'ordres masculins et féminins, puis d'ouvrages réalisés pour une clientèle universitaire, mais aussi aristocratique et bourgeoise. Témoin du goût profond du Moyen Age pour l'image du XIe au XVe siècle, et singulièrement l'image codifiée et symbolique, la miniature de Robinet Testard joue ici particulièrement des couleurs, du sujet et de l'atmosphère d'harmonie des institutions intimement liées à la justice qu'elle parvient à dégager. L'enluminure répond ici à sa destination première, le plus souvent illustration d'un ordonnancement du monde idéal. La miniature illustre, enrichit ou contredit le texte dans une forme d'enlacement. L'image de ce point de vue reste indissociable du texte, ici un livre important qui compte plus de 40 titres, sur un sujet aussi majeur que celui de la pratique judiciaire. S'il est délicat de l'en extraire, pour autant cette miniature apparaît ici en décalage avec la source à laquelle elle se rapporte.

Une comparaison fructueuse peut s'ouvrir avec le thème retenu pour la fresque monumentale commandée en 1894 à Gustav Klimt et Franz Matsch par le Ministre de l'Education autrichien et l'Université de Vienne, l'« alma mater Rudolphina », créée par Rodolphe IV d'Autriche au XIVe siècle et exclusivement réservée aux jeunes hommes jusqu'en 1897. Inclue dans une série de trois tableaux prévus pour décorer le plafond du hall d'accueil, respectivement réalisé en 1900, 1901, 1903, la fresque s'insère dans un programme iconographique destiné à porter un regard neuf sur les évolutions que connaissent alors ces disciplines majeures :
  • La première attachée à la philosophie, sur le thème « la victoire de la lumière sur l'obscurité » qui suscite sur le moment une pétition de 87 universitaires inquiets que le tableau donne une image pessimiste de la philosophie et de la méconnaissance de la discipline qu'elle véhicule.
  • La seconde, relative à la médecine, sur laquelle Hygie, déesse grecque de la santé, est représentée comme toute puissante, sur laquelle l'homme ne semble avoir aucune prise, alors même que l'Empire austro-hongrois aspire à montrer sa supériorité dans cette discipline.
  • Enfin, la fresque qui nous intéresse, intitulée par l'artiste Jurisprudenz de 1903, censée selon les commanditaires célébrer la justice. L'œuvre, initialement travaillée sur les contrastes des couleurs dorée et noire, aujourd'hui disparue à la suite de son intégration à l'Österreichische Galerie puis de l'incendie volontaire provoqué par des membres de la Schutzstaffel (SS) au Château d'Immendorf le 8 mai 1945 où elle était stockée par les nazis, ne nous est connue depuis que par une reconstitution en noir et blanc qui affecte nécessairement sa perception aujourd'hui, bien qu'une version numérique colorisée via l'intelligence artificielle, aux dominantes de rouge, noir et doré, ait vu le jour à l'initiative conjointe du Musée du Belvédère et de la société Google.


Jurisprudence (1903) et Médecine (1901), version colorisée par l’intelligence artificielle.


A première vue très différentes, par leur taille et par la période considérée, ces deux iconographies se focalisent sur la figure de justice, en elle-même plurielle : Justitia, vertu romaine de la justice, se distingue difficilement de Thémis, déesse grecque de la loi et de l'équité. Elles tirent leur point commun du topos retenu et de la forte dimension politique à laquelle elles communient toutes deux. L'une et l'autre des civilisations prétendent à la représentation du droit et de la justice, et toutes deux la campent sous les traits d'une femme, là où des alternatives étaient possibles, et dans le cas de la fresque, moins sujet de scandale.

Cette mise en relief invite à l'iconographie juridique tant la vertu de justice s'insère sur des supports variés, de la numismatique à la sigillographie, en passant par l'art pictural ou la sculpture. Elle suggère le renouveau de l'étude des rituels, à la suite du professeur Erwin Panofsky, convaincu que « l'image parlait », à travers les représentations appelant à une large reconsidération de la place de l'objet : jeton, insignes, costume juridique, accessoires pluriels, dans un dialogue instructif. Le renouveau du regard porté sur la femme à travers les gender studies et l'histoire du droit des femmes, sujets sur lesquels les juristes accusent un certain retard, certes compensé ses dernières années, ouvre un champ intéressant à la recherche et pousse à y inclure des études sur la présence de cette identification à une femme de la justice, antique, documentée et en mesure d'assurer aux femmes un rôle, certes symbolique, mais favorisant une expression artistique en situation de puissance qui leur est éminemment favorable. Ce thème iconographique, loin d'être original, propose une variation très riche permettant largement de reconsidérer le sort fait aux femmes tant elles apparaissent omniprésentes dans le domaine artistique, et souvent associée au masculin, mais domaine dans lequel elles bénéficient également d'une représentation propre, libérée des tutelles masculines ou en posture de les soumettre, comme c'est le cas à bien regarder ces deux propositions artistiques.

Il est en effet remarquable que, contrairement à l'intitulé de la vignette La justice du prévôt normand, très probablement la formule programmatique définie par le copiste en marge du manuscrit à illustrer dans l'espace laissé à l'enlumineur comme il est d'usage, le personnage central et principal qui s'impose dans l'enluminure soit cette femme. Installée en majesté sur un trône à dais, de face, elle attire irrémédiablement l'œil vers elle, et se distingue de loin comme le personnage qui occupe le plus l'espace, ce qui est un critère typique de la miniature médiévale : plus le sujet est important, plus il occupe de la place, sans respect des proportions véritables. Position, dimension, atours, attributs convergent pour asseoir le personnage comme d'une nature singulière par rapport à l'entourage. La dominante des couleurs bleu issue du broyage de pierre semi-précieuse du lapis-lazuli, ou à base de cuivre ou de décoction de violettes et de bleuets ainsi que rouge (à base d'oxyde de fer ou de plomb-minium (ou de sulfate de mercure)-cinabre) porte une référence évidente à la souveraineté et à la justice, comme à l'alliance de la nature humaine et divine du sujet.

Cette femme apparaît à première vue comme une représentation de la dame de Justice, Justitia, qui bénéficie déjà d'une iconographie abondante, et très ancienne. En effet, l'Antiquité déploie à son sujet une myriade de jetons sur lesquels l'allégorie de la Justice se trouve régulièrement associée à celle de l'Empereur, quel qu'il soit. Ces pièces sont à ce titre d'autant plus remarquables qu'elles sont centrées sur la figuration féminine, tardive par comparaison à la représentation habituellement axée sur l'homme de haut rang.

Elles inaugurent au demeurant une longue tradition de jetons identifiant sur une même pièce homme et femme : homme, figure du pouvoir viril et femme, soulignant la vertu attendue du puissant, vertu qui dépasse l'exercice strict de la justice elle-même, en référence à l'équilibre. Sur ces jetons, Justitia prend souvent les traits de Livie (58 av JC-29 ap JC), deuxième épouse de l'Empereur Auguste (mariage des Julii et des Claudii) et mère de l'Empereur Tibère. Ainsi sont magnifiés les traits d'une femme puissante, identifiable. Elle est, au surplus, considérée comme le modèle de la matrone romaine chaste et noble, ancêtre majeur des empereurs Julio-Claudiens. Première des impératrices, Livie est une figure importante de la propagande impériale, associée à l'empereur Auguste, ce dont atteste une correspondance dont nous conservons des traces et selon laquelle il n'est pas rare qu'elle soit consultée avant la réunion du consilium principis. Un statut spécifique qui la libère de la tutelle rend compte de sa dignité, pendant que des statues à son effigie lui sont offertes, et qu'elle bénéficie du ius trium (privilège des femmes ayant donné au moins trois enfants à la patrie, leur permettant de disposer de leurs biens). Elle hérite d'un tiers de la fortune de l'Empereur à son décès et du titre de mater patriae sur la volonté du Sénat (mais Tibère le lui refuse). Livie est divinisée par l'Empereur Claude en 42 ap. JC, mettant ainsi sur un pied d'égalité Auguste et Augusta (Livie).
Ces figurations féminines restent cependant tardives. Pour bénéficier d'une tradition iconographique ancienne et stable, la figuration de Justitia conçoit une évolution dans ses attributs, fixés autour de la balance, fréquente dans l'iconographie du jugement dernier, à l'exemple du Retable du Jugement dernier de Rogier van der Weyden.

R. van der Weyden (1399/1400-1464), Retable du Jugement dernier, huile sur panneau de bois, 220 x 546 cm, 1446-1452, musée de l’Hôtel-Dieu, Hospices de Beaune.



Cette iconographie met aussi en scène la fermeté du glaive, mais aussi sous l'Antiquité la Corne d'abondance et le bâton ou le sceptre.

Le programme iconographique retenu par Robinet Testard laisse apparaître ici une femme insérée dans un décor réaliste qui tranche avec les représentations plus habituelles de la numismatique présentant Justitia isolée de tout decorum, ou des iconographies abondantes traitant du sujet pour son universalité et les valeurs propres qui l'animent. Elle évoque, autant que l'allégorie des vertus, plus répandue dans l'iconographie chrétienne, la posture d'une reine en exercice. Si on veut bien la comparer avec la représentation de Justitia du même Robinet Testard illustrant le plat de couverture des Traités sur les vertus cardinales (1510) de François Desmoulins de Rochefort (1465-1526), le fossé est remarquable, rien ne renvoyant dans cette allégorie, ni à la femme de haut rang, ni même à l'appareil de justice. Au contraire, dans le frontispice de la Pratique de Jean Masuer, la femme, personnage central de la miniature, installée sur un trône à dais en forme de lit de justice, se signale par sa majesté, mais aussi par le contraste de ses traits féminins avec ceux plus durs de la foule assemblée à ses pieds, exclusivement constituée d'hommes. Ses atours - robe et manteau rouge à bords blancs- tranchent avec les costumes masculins ternes et sombres, à l'exception des chaperons rouges. Toute l'iconographie consiste à faire de cette femme le point d'orgue vers lequel le regard converge, alors qu'en complet décalage, le titre choisi pour cette miniature « La justice du prévôt royal » désigne l'officier de justice comme l'objet même de l'illustration. Faut-il voir dans cette représentation féminine remarquable une volonté personnelle de l'enlumineur Testard ou est-ce le programme iconographique imposé ? Lui sont également attribuées les enluminures du Dialogue à la louange du sexe féminin, manuscrit dédicacé à la sœur de François Ier, Marguerite de Navarre (1492-1529) - appelée à négocier sa libération avec Charles Quint (1500-1558) après la défaite de Pavie (1525), mais aussi celles du Parement des dames ou d'un des manuscrits du Roman de la Rose conservé à Oxford ? Apparemment familier de la littérature portée sur la question des femmes, l'enlumineur semble particulièrement inspiré et œuvre à les représenter sous leur meilleur jour. Quoi qu'il en soit, la stratégie du maître apparaît ici d'imbriquer l'allégorie dans un univers judiciaire réaliste sous l'apparence d'une figure de pouvoir portant à considérer la femme d'exception sous les traits d'une reine, soulignant la grandeur accordée dans le royaume de France aux personnages féminins de premier plan. Ressort d'une stratégie largement impulsée par les reines mécènes, la miniature vient ici au soutien d'un genre littéraire en pleine expansion au cours du XVIème siècle, visant à souligner les mérites féminins, de même que le genre des blasons consistera au même moment à louer leur beauté.

F. Desmoulins, Traités sur les vertus cardinales, Lyon, 1509/1515, BnF, ms. fr. 12247, folio 2.



Dans La Pratique de Jean Masuer, Justitia n'est pas figurée à ciel ouvert par Robinet Testard ; l'enlumineur n'a ici recours ni au végétal ni à la compagnie animale dont elle est parfois affublée pour la valoriser. Au contraire, il lui a manifestement préféré l'austérité de la salle de justice, caractérisée par une grande sobriété dans le décor mobilier, l'ensemble étant réduit à une table principale longue réhaussée d'une nappe de couleur verte, qui favorise le contraste entre les sièges : trône à dais fleurdelysé, cathèdre et sellette. Le décor admet une certaine perspective (contrairement à l'enluminure du Roman de la Rose), mise ici au service de la figure féminine qui apparaît, à la fois proche du fait de sa posture, lointaine et inaccessible, car allégorique. Sur fond grisaille, l'enluminure est saturée d'un mur épais qui fait écho au personnage installé dans la cathèdre sur la droite de l'iconographie, portant heaume et armure et représentant le prévôt, à dominante de gris. Dans un contraste évident avec la féminité et la douceur dégagée par Justitia, il renvoie à l'économie du système répressif, axée sur une violence réglée qui passe par l'interrogatoire, la tourmente et l'aveu. Identifiable par l'écu qu'il porte sur le torse, les traits de son visage, le rictus de sa bouche, la verge de justice, et son doigt pointé expriment la tension procédurale du procès criminel que renforce la posture de soumission du quidam qui lui fait pendant assis en contrebas, la corde piteusement accrochée au cou. Se trouve sollicité sans qu'il soit positivement montré l'ensemble de l'appareil pénal de rigueur de la France de cette fin du XVe siècle : table de torture, gibet, bourreau. Par son incongruité, la figure féminine dénote par sa majesté et son allure de bonté, renvoyant à la miséricorde, et sublime l'iconographie. Elle incite le spectateur à s'interroger sur sa présence et apporte à l'enluminure, placée à l'ouverture d'un ouvrage juridique par hypothèse austère, un supplément décoratif en phase avec l'un des rôles féminins assumés. Usuelle, la femme est un motif fréquemment utilisé par Robinet Testard, habitué des ouvrages d'un lectorat de grandes intellectuelles, à l'instar de Louise de Savoie, et que l'on retrouve dans des œuvres iconiques antérieures comme le triptyque à la détrempe ou tempera sur panneau de Jacobelio del Fiore, Justice entre les archanges Michel et Gabriel de 1421, la figure de justice encadrée de deux lions vénitiens, symboles de la justice à Venise, portant glaive et balance présentant un certain nombre d'analogie avec la miniature de Robinet Testard.


J. del Fiore, Justice entre les archanges Michel et Gabriel, tempera sur panneau, 208 x 490 cm, 1421, Galerie de l’Accademia, Galerie de l’Académie, Venise, Italie, INV 15.



L'enluminure est ici typique d'un déplacement du langage symbolique au représentations allégoriques qui permettent de mettre une vertu en image, et dans lesquelles le symbole n'a pour autant pas complètement disparu. Ces attributs classiques sont très visibles : glaive surdimensionné et balance comme le montre L'allégorie de la justice de Lucas Cranach de 1537 dans sa représentation typique de la renaissance germanique.

Lucas Maler dit Cranach l’Ancien (1472-1553), Allégorie de la Justice, huile sur panneau, 72 x 49.6 cm, Musée du Luxembourg, 1537, Collection privée.



Commun à toute l'Europe, le thème est prolifique et favorise un fonds de références très riche, les variantes permettant le renouvellement du motif, axé sur la féminité et les figures alternatives, glaive ou animal féroce, qui permettent le contraste, comme dans l'huile sur toile intitulée La Justice de Giuseppe Salviati aujourd'hui conservé à la National Gallery.

Giuseppe Salviati, La Justice, huile sur toile, 1559, Londres, National Gallery.



Le bandeau apparaît ensuite. D'abord considéré comme une entrave à la justice, il s'intègre à l'allégorie non sans discussion sur son sens exact au cours du XVIe siècle, comme l'illustre la Justitia de Maerten van Heemskerk.

Maerten van Heemskerck (1498-1574), Justitia, 1556, musée Städel, Franckfort sur le Main.



On le retrouve sur la très fameuse gravure de Pieter Brueghel l'Ancien, Justitia de 1559. Intégrée à un cycle à visée moralisatrice sur Les sept vertus (1559-1560), l'estampe commandée à Brueghel par son éditeur et graveur Hieronymus Cock (1510 ?-1570) représente la justice sous les traits d'une femme aux yeux bandés, portant épée et balance, introduit une lecture critique sur le déploiement d'une machinerie judiciaire invasive d'un espace public contraint. Elle tranche avec une accumulation de figures féminines paisibles plus fréquentes destinée à souligner l'harmonie judiciaire.

Pieter Brueghel l’Ancien, Justitia, 1559, 25.9 x 32.2 cm, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique.



Au-delà de leurs divergences, le topos, s'il peut le cas échéant souligner l'ordonnancement harmonieux de l'appareil judiciaire reste souvent associé à la surprise. Surprise de trouver une femme en posture de souveraineté dans une salle de justice, surprise de voir la justice yeux bandés au cœur de la violence institutionnelle, surprise de voir une femme en compagnie d'animaux exotiques qui viennent surprendre le spectateur, procédé justement exploité pour forcer son regard et sa réflexion. On retrouve cette constance dans d'autres iconographies du XIXe siècle, sous la forme de l'énigme comme chez Victor Hugo. C'est au demeurant l'une des clefs de l'œuvre de Gustav Klimt censée susciter des émotions contradictoires au point de déclencher le scandale à l'Université de Vienne au début du vingtième siècle, au moment même où l'artiste s'insère dans le mouvement de Sécession viennoise, s'inscrivant dans l'Art nouveau en rupture avec l'académisme et la société huppée de son temps. La fresque, censée intégrer l'un des caissons du plafond central de l'Aula magna, suscite une opposition farouche des milieux académiques qui s'offensent de sa saleté, et ce alors que Franz Matsch a opté de son côté pour des œuvres classiques. On y retrouve des parties-prenantes attendues, à commencer par l'homme au premier plan de l'huile sur panneau, nu et courbé, mains dans le dos, tête baissée, dans une posture de soumission dont le pathétique est accentué par l'exposition de sa nudité, son corps témoignant des affres du temps. L'encadrent trois femmes nues déstructurées, cheveux longs mêlés de serpents ou de serpentins, et corps lascifs, qui accompagnent sur le même plan une pieuvre rehaussée d'incrustations de couleurs, dont les tentacules se meuvent dans un mouvement de volute, menaçant le vieillard. A l'arrière-plan, trois femmes se tiennent en majesté, sur le modèle de la statuaire. Représentant la Vérité et la Loi encadrant la Justice et se penchant vers elle, ces femmes apparaissent lointaines et, dans une certaine mesure, tout à fait inaccessibles tandis qu'à leurs pieds flottent une série de têtes d'hommes ajoutant à l'angoisse générale de l'ensemble, articulé sur l'asymétrie, le morbide et l'effet de chaos. L'artiste symboliste Gustav Klimt s'empare d'un thème par hypothèse allégorique pour en proposer une réinterprétation, à la lumière de l'ésotérisme de son temps : évocatrice de l'expression 'raide comme la Justice', flanquée de deux allégories concurrentes dont les attributs, glaive et tables de la loi, sa Justitia suggère la rigidité de la règle inflexible. La fresque puise à la tradition classique en exploitant le bestiaire classique comme le lion qu'on trouve encore dans l'allégorie de Vincent Féraud de la fin du XIXe siècle.

Vincent Feraud, (1800-1870), Allégorie de la Justice, Collection privée.



Plus inattendu on retrouve ce bestiaire avec le coq dans Thémis ou La Justice de Bernard d'Agesci :

Bernard d'Agesci, Thémis ou La Justice, huile sur toile, 1794, don du président du Tribunal de Niort, Musée Bernard d’Agesci de Niort, France.



L'autruche apparaît dans l'une des multiples sanguines d'Edme Bouchardon consacrées à la Dame de Justice, ou la grandiloquence à l'instar de ce que montrent certaines représentations comme L'Allégorie de la Justice de Gaetano Gandolfi.

Gaetano Gandolfi (1734-1802), Allégorie de la Justice, huile sur toile, 0.34 x 0.44 m, 1750/1775, Louvre, Paris, Département des Peintures, RF 1983 58.



Justitia cultive ainsi le mystère comme l'impose le genre et dégage une forme de contradiction ouvertement assumée et courante dans l'iconographie européenne. La figure féminine prend dans la fresque Jurisprudenz de Klimt des allures de harpie, dans la lignée de sa représentation de Judith, figure biblique vengeresse tenant triomphalement la tête d'Holopherne, après l'avoir décapité.


Gustav Klimt, Judith I, 1901, huile sur toile, placage d’or, 84 x 42 cm, Autriche, vienne, Österreichische Galerie Belvedere, inv. 4737.



Confrontée dans l'œuvre monumentale à un homme déchu, elle apparaît en arrière-plan dans la verticalité de sa toute-puissance. Préférée par Klimt pour l'intitulé de sa fresque à celle de justice, la notion de jurisprudence, au sens de science du droit, reste étroitement liée à cette Dame de Justice depuis le XVIe siècle par une tradition continue. Chez le symboliste, elle porte indéniablement un message critique au moment même du profond renouvellement des sources du droit qui conduisent à l'adoption du BGB, Code civil allemand, le 1er janvier 1900. Témoignant de la substitution à la justice d'un système juridique abstrait typique d'une société libérale et bourgeoise en phase avec le pouvoir bismarckien, la fresque peut souligner le parti-pris technique du Code qui produit une justice inflexible face à la faiblesse humaine en attente de miséricorde. La jurisprudence, loin d'être un ars boni et aequi se situe, avant même d'être au service de la vertu de justice, au pied d'un législateur impérieux. L'œuvre monumentale, loin de dégager l'harmonie que suscite l'apparition de Dame Justice dans l'iconographie de Robinet Testard, souligne la réflexion tourmentée d'une fin de XIXe siècle appelée à renouer avec une imbrication des sources du droit apaisée. Au contraire s'en dégage une tension extrême entre justice et rôles respectifs de la science du droit et de la loi annonciatrice du triomphe du pandectisme, science de la jurisprudence allemande qui nourrit l'enseignement du droit.

Fructueuse comparaison qui permet de saisir les permanences de cette figuration de la justice, la mise en perspective de la Justice de Robinet Testard et de la fresque Jurisprudenz de Klimt souligne la richesse que recouvrent les représentations allégoriques. Elles témoignent d'un genre singulier qui cultive avec succès la réflexion philosophique, l'idéal de justice et le cas échéant des réalités du temps dans lesquels elles ont su s'inscrire, preuve de leur attractivité.
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Fin 2022, La Gazette Drouot met en avant la réapparition d'un élément clef du décor de la chambre du cardinal Mazarin qui présente une magnifique Justitia en gloire du peintre Giovanni Francesco Romanelli, proposée à la vente sur la base d'une estimation du prix autour de 200 000/300 000 euros. Enjeu de pouvoir entre Ministère de la Justice et direction des Musées ou le Ministère des Beaux-Arts, ces allégories circulent au XIXe siècle, ce dont témoignent les correspondances qui cherchent à établir un récolement d'œuvres dont l'appartenance est discutée. Propriété initiale du Cardinal Mazarin, elle a pour fonction de décorer ses appartements et plus précisément la chambre du cardinal ! Jointe sur les plafonds à La Prudence, cette allégorie féminine de La Justice caractéristiques du baroque, aux couleurs douces faites d'orangé et de bleu, se veut aérienne et à ciel ouvert, portant balance et faisceau, son visage inspiré lui conférant une humanité touchante. De quoi faire réfléchir sur les vertus du gouvernement.

Giovanni Francesco Romanelli (1610-1662), Allégorie de la Justice, huile sur toile octogonale, 196.5 x 181 cm.


C. Blumenfeld, « La Justice, allégorie « inutile » à la Chancellerie ! », in La Gazette Drouot, 17 novembre 2022, p. 17-18.


En savoir plus : Pour aller plus loin : Expositions et sites internet
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