Cristo si è fermato a Eboli (Le Christ s'est arrêté à Eboli), Francesco Rosi, 1979. Médecin, peintre et écrivain turinois, Carlo Levi (Gian Maria Volontè) participe au mouvement antifasciste Giustizia e Libertà, dont il devient l'un des dirigeants. Arrêté le 15 mai 1935, il est incarcéré à la prison de Regina Coeli (Rome), puis confinato (assigné) jusqu'au 26 mai 1936, dans le sud de l'Italie, à Grassano puis à Aliano, commune de la province de Matera, dans la région de Basilicate. Dans l'entretien auquel le Podestà (Paolo Bonacelli) a convoqué Levi, est en cause une lettre de celui-ci à sa sœur.
[Les deux hommes sont assis de part et d'autre du bureau du Podestà]
« PODESTA : Vous rendez-vous compte que, étant en guerre, ce ne sont pas les idées qui comptent mais la Patrie ? Vous aussi êtes pour l'Italie ?
LEVI : Oui.
PODESTA : Je suis sûr qu'on vous a envoyé ici par erreur. Mussolini ne peut tout savoir. Il y a des gens qui pensent bien faire mais commettent des injustices. Et en ville, on a parfois des ennemis.
LEVI : Nous parlions de la lettre...
PODESTA : Oui, la lettre !
LEVI : Vous trouvez que, dans ma lettre, je ne suis pas pour l'Italie ?
PODESTA : Que me faites-vous dire, don Carlo ! Penser ça de vous ? Mais d'autres pourraient le penser. Chaque jour partent des villages de Lucanie des lettres anonymes à la Préfecture. Elle n'en est pas fâchée, du reste. Je vous l'ai dit, ici, il y a des méchantes gens et certaines affirmations...
LEVI : Par exemple ?
PODESTA : Par exemple : « Pas un paysan n'est inscrit à un parti politique ». Il ne manquerait que ça ! « Ils ne sont pas fascistes, comme ils ne seraient d'aucun autre parti politique qui pourrait d'aventure exister ». Ceci n'atténue pas la gravité de votre affirmation, au contraire. Vous ajoutez : « Qu'ont-ils à voir avec le gouvernement, le pouvoir, l'État ? L'État, quel qu'il soit, ce sont ceux de Rome. Ça l'a toujours été et le sera toujours, comme la grêle, les éboulements, la sécheresse, la malaria ». L'allusion est un peu lourde. N'oublions pas qu'à Rome, il y a le Duce ! « Pour les paysans, l'État est plus lointain que le ciel et plus mauvais car il est toujours de l'autre côté. L'État est l'une des formes du destin, comme le vent qui brûle les récoltes et la fièvre qui ronge le sang ». C'est bien écrit, je ne dis pas... Mais, vous les trouvez belles, ces comparaisons ? Et qui sont ceux de Rome ? Pourquoi donner tant d'importance aux paysans ? Ne vous fiez pas à leurs bavardages. Ils sont superstitieux, ignorants, et plus on leur en donne, plus ils sont ingrats ! Restez avec les gens de votre classe. L'État, c'est nous, non ? C'est médire de vous-même !
LEVI : Sur ce point, je ne puis vous donner tort.
PODESTA : Oh, vous le reconnaissez.
LEVI : Oui, oui. Les jeunesses fascistes, les écoliers, instituteurs, institutrices... Que sais-je, veuves de guerre, dames de la Croix-Rouge, mamans, boutiquiers, journalistes, policiers, employés des ministères de Rome... Bref, ce qu'on appelle le peuple italien, tous vous donneraient raison.
PODESTA : Mais nous faisons cette guerre aussi pour vos paysans. Je l'ai dit l'autre jour sur la place. Pour eux, ici, il y a peu de terres, on leur en trouve en Afrique. L'espace vital, c'est surtout pour eux que nous le voulons.
LEVI : Vous dites bien « vital » car ils n'arrivent plus à vivre. Je le constate chaque jour.
PODESTA : Oui, mais ce sont les gentilshommes qui partent, volontaires, leur conquérir la terre. Un seul a demandé à y aller. J'y serais parti aussi [il se lève] mais, vous le savez, je n'ai pas de santé. Et si j'étais parti, qui serait resté pour maintenir l'ordre et faire la propagande ?
[le Podestà va à la fenêtre et sur le balcon, puis montre à Levi la plaque sur le mur de l'église avec les noms des morts de la Grande guerre]
PODESTA : Pas une famille qui n'ait eu un mort. Sans compter les blessés et les malades [Levi regarde sa montre pendant qu'il a le dos tourné]. Mais vous, qu'écrivez-vous ? « La Grande Guerre n'intéresse pas les paysans. Pourquoi personne n'en parle jamais, ne raconte les batailles, ne montre les blessures, ne vante les histoires, comme dans le Nord » ? [il invite Levi à s'asseoir sur le canapé]. « Même la Grande Guerre a été un malheur supporté comme les autres. Elle était aussi une guerre de Rome ». Vous en voulez vraiment à Rome ! [le Podestà s'assoit à côté de Levi] Vous rendez-vous compte du danger d'écrire cette phrase : « Aujourd'hui ils meurent en Abyssinie, comme hier sur l'Isonzo et la Piave, pour l'histoire d'autrui qui ne les regarde pas ? » ».
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