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Droit et culture cinématographique

Quelques discours fascistes dans le cinéma italien des « années de plomb »

Le cinéma italien a été, dès la fin des années 60 et dans les années 70, marqué par ce qu’on a nommé les « années de plomb », période de violence politique, de lutte armée de la gauche dite « extraparlementaire » et de terrorisme, qui a culminé avec l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro par les Brigades Rouges. Le fascisme est présent dans cette période, soit par nostalgie, soit par l’émergence d’une extrême droite dont on sait qu’elle a été responsable de nombre d’attentats visant à engendrer une déstabilisation du pouvoir dominé par la Démocratie chrétienne, et une reprise en main, éventuellement au travers d’un coup d’État sur le modèle de la Grèce des Colonels ou du Chili de Pinochet. Ce cours étudie cinq discours fascistes choisis tant au travers du « grand » cinéma politique caractéristique de l’époque que de films « de genre ».



Introduction


Rq.L’objet de cette leçon est très précis : approcher l’idéologie fasciste telle qu’elle apparaît dans cinq films italiens de la période dite des « années de plomb », en focalisant sur des propos choisis au sein de ces films.

Voici, dans l’ordre chronologique des sorties des films, les discours qui nous serviront de fil conducteur (deux initiales, données en référence, identifieront les films dans la suite de la leçon) :
  • Le discours du professeur Brett Fletcher (Gian Maria Volontè) à un espion de la police qui a été démasqué, avant que celui-ci ne soit exécuté dans Faccia a faccia (Le dernier face à face), Sergio Sollima, 1967 - FF.
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    Faccia a faccia (Le dernier face à face), Sergio Sollima, 1967 (version anglaise).

    Brad Fletcher (Gian Maria Volontè), professeur d'histoire, souffrant, part en convalescence dans le Sud pour profiter d'un climat sec. Enlevé par un hors-la-loi (Tomas Millián) lors de l'évasion de ce dernier, il finit par se joindre à la bande de malfrats, puis à imprimer un leadership sur celle-ci. Ses propos s'adressent à Wallace (Lorenzo Robledo), espion agissant pour le compte de l'agence privée Pinkerton.

    « FLETCHER : Vois-tu, Wallace, je suis sûr que tu as été à l'Université. Je veux dire, avant que tu rejoignes les Pinkerton, bien sûr. Une Université de l'Est comme Charley Siringo, hein ? (il fait signe à un comparse de frapper Wallace). Laissez-nous. (Il s'approche de Wallace, essuie le sang sur son visage avec un mouchoir) Tu as mal. Hé, oui ! Mais la torture est parfois nécessaire, Wallace. Elle exalte le moral des soldats en guerre. Je parle bien sûr de la torture des autres. Vois-tu, tu t'es fait repérer justement à cause de ton langage : la culture laisse chez nous des traces indélébiles.

    WALLACE : Oui, je sais. Je ne comprends pas comment un homme comme toi a pu devenir...

    FLETCHER : Moi, ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est l'inverse. Comment un homme comme moi a-t-il bien pu rester dans l'ombre si longtemps entre les comparses avant découvrir la puissance qui était en lui. Parce que, te rends-tu compte de ce que peut faire un homme intelligent dans un pays comme celui-ci, où les hommes les plus frustes et les plus ignorants ont pu s'imposer et réussir.

    WALLACE : Je me rends compte mais toi, tu ne sembles pas avoir conscience de ce que tu es. Tu te crois fort, mais tu es un faible en réalité. Quand tu étais à Boston, tu étais un civilisé parmi les autres civilisés. Ici tu es un violent parmi les violents. Tu te laisses influencer par le milieu où tu vis, comme un caméléon.

    FLETCHER : Tu n'as pas su profiter à fond des leçons que tu as reçues, Wallace. Tu n'as rien compris à ce qu'est la violence. Un violent, quand il est seul, s'appelle un hors-la-loi. Quand il y en a cent, c'est une bande. Quand ils sont cent mille, c'est une armée. C'est pas plus compliqué. Il suffit de franchir les limites de la violence individuelle qui est criminelle pour atteindre la violence de masse qui fait l'histoire. Vois-tu, Wallace, ça m'a fait plaisir pour une fois de discuter avec quelqu'un capable de me comprendre. Ceux-là ne comprennent que les choses les plus élémentaires. Pour ces gens, par exemple, un espion doit être puni. (il se retourne et demande une arme). La raison d'État, Wallace ! Toi qui as étudié, tu sais pourquoi j'agis de la sorte, sans haine et avec commisération (il lui tire un coup de pistolet dans la nuque).
    ».
  • Le discours d’il Dottore (Gian Maria Volontè) au moment de sa prise de fonction à la tête de la section politique de la police dans Indagine su un cittadino al di sopra di ogni sospetto (Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon), Elio Petri, 1970 - IC.
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    Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (Indagine su un cittadino al di sopra di ogni sospetto), Elio Petri, 1970 (trailer du film, à défaut d'avoir la scène du discours).

    Le chef de la section criminelle de la police (Gian Maria Volontè) assassine sa maîtresse et, assuré de son insoupçonnabilité du fait de sa position, sème volontairement des indices le compromettant. Le discours de référence est celui qu'il tient aux policiers de son service au moment de sa prise de fonction à la tête de la Sûreté de l'État.

    « Entre les délits de droit commun et les délits politiques, les différences de nos jours, s'amenuisent au point de disparaître [...].

    Tout criminel est un agitateur en puissance. Tout agitateur est un criminel en puissance.

    Dans notre ville, subversion et crime ont déjà tendu des fils invisibles qu'il nous appartient de trancher. Quelle différence y a-t-il entre des pilleurs de banques et la subversion organisée, institutionnalisée, légale ? Aucune. Les deux ont le même objectif, avec des moyens différents : la destruction de l'ordre établi.

    Six mille prostituées fichées, grèves et occupations d'édifices en augmentation de 20 %, deux mille maisons de passe dénombrées. En un an, trente attentats contre des biens de l'État. Deux cents viols. Marche de protestation de 50 000 élèves du secondaire. Attaques de banques en augmentation de 30 %. 10 000 agitateurs de plus. 6 000 homosexuels fichés. Plus de soixante-dix groupes subversifs agissant hors de la légalité. Banqueroutes frauduleuses en augmentation de 50 %. Un nombre indescriptible de revues politiques incitant à la révolte.

    L'abus de la liberté menace le pouvoir traditionnel et les autorités constituées. Il tend à faire de chaque citoyen un juge et nous empêche d'exercer librement nos fonctions sacrées. Nous sommes les protecteurs de la loi que nous voulons immuable, sculptée dans l'éternité. Le peuple est mineur, la ville est malade.

    A d'autres la tâche de guérir et d'éduquer. A nous le devoir de réprimer ! La répression est notre vaccin ! La répression est la civilisation !
    ».
  • Le discours du député Giuseppe Tritoni (Ugo Tognazzi) dans le camp d’entraînement de la jeunesse fasciste dans Vogliamo i Colonnelli (Nous voulons les Colonels), Mario Monicelli, 1973 – VC.
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    Vogliamo i Colonnelli (Nous voulons les Colonels), Mario Monicelli, 1973. Un député de droite organise un coup d'État s'entourant de néo-fascistes et de nostalgiques du régime fasciste. Si sa tentative échoue, le ministre de l'Intérieur en profite pour imposer un pouvoir autoritaire et peut-être un changement de régime. Voici le bref discours du député prononcé dans un camp de jeunesse néo-fasciste.

    Beppe TRITONI [venant de faire entendre un extrait du discours de Mussolini suite à la déclaration de guerre à la France et à la Grande-Bretagne] :

    « Vous avez entendu, d'une voix plus belle que la mienne, ce que la patrie attend de vous. D'ici peu, camarades, on vous confiera les brides du pays. Je dis « brides » parce que ce pays a besoin de brides, du mors et de la cravache [acclamations]. Ordre, obéissance, discipline. Ça suffit, l'égalité ! Ça veut dire quoi ? Pourquoi un ingénieur devrait être l'égal d'un maçon ? Seules les couilles sont égales l'une à l'autre ! [rires] Si c'est ça la démocratie, vous savez ce que je vous dis ? Mousquetaires, aux armes ! Artilleurs, allumez la mèche ! Ingénieurs, sabotez les lignes ! Caïmans, le poignard aux dents ! Détruisons cette démocratie ! Ecrasons ce monstre infâme ! Vive l'obéissance ! Vive le commandement ! ».
  • Le discours du Président de la Cour suprême Riches (Max von Sydow) dans Cadaveri eccellenti (Cadavres exquis), Francesco Rosi, 1976 - CE.
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    Cadaveri eccellenti (Cadavres exquis), Francesco Rosi, 1976 (Bref extrait - final de la scène).

    Suite à l'assassinat d'un Procureur, l'inspecteur Rogas (Lino Ventura) mène l'enquête. Deux autres magistrats sont assassinés. Le policier croit d'abord à la culpabilité d'un pharmacien, Cres, jugé coupable d'avoir tenté de tuer son épouse, mais qui, innocent, se vengerait des juges impliqués dans sa condamnation, et il suppose une vengeance contre le système judiciaire. Plus tard, l'enquête dévoilera l'existence d'un complot visant la prise du pouvoir. Le discours étudié se situe au moment où Rogas décide d'avertir le Président de la Cour suprême Riches (Max Von Sydow), lequel est tué à son tour.

    [Plan sur le bureau de Riches. Le magistrat est assis à son bureau, dans le fond de sa bibliothèque. Entrée de Rogas. Le magistrat se lève et invite l'inspecteur à s'asseoir]

    « RICHES : S'il vous plaît. [Rogas prend place devant le bureau] Ainsi, vous croyez qu'on va me tuer.

    ROGAS : Oui. Je crois qu'on va essayer.

    RICHES : Les groupuscules ou cet individu ?

    ROGAS : Cet individu. Cres.

    RICHES : Ah, oui ! Le pharmacien qui avait tenté de tuer sa femme... Son plan était ingénu. On l'a condamné à combien ?

    ROGAS : Cinq ans en première instance, confirmés par vous en appel.

    RICHES : Pas par moi.

    ROGAS : Mes excuses. Je voulais dire par la Cour que vous présidiez.

    RICHES : Et donc ?

    ROGAS : Il était innocent.

    RICHES : Vraiment ?

    ROGAS : Je crois que oui.

    [Le Président se lève, fait le tour bureau et se place debout devant l'inspecteur]

    RICHES : Il était innocent... ou vous croyez qu'il était innocent ?

    ROGAS : Je crois qu'il était innocent. Je ne peux pas en être sûr.

    RICHES : Ah... [Il passe derrière le fauteuil de l'inspecteur] Vous ne pouvez en être sûr, alors.

    ROGAS : Oui. J'ai un doute. Il a pu s'agir d'une erreur. D'une erreur judiciaire.

    [Riches s'éloigne, va jusqu'à sa bibliothèque, prend un livre et se retourne vers Rogas]

    RICHES : L'erreur judiciaire n'existe pas. Vous êtes catholique pratiquant ?

    ROGAS : Pratiquant, non...

    RICHES : Mais catholique ? Certainement. Catholique comme tout le monde. Et comme tout le monde, vous allez de temps en temps à la messe. Avez-vous déjà songé au problème du pain et du vin qui deviennent le corps, le sang et l'âme du Christ ? Chaque fois – je dis : chaque fois – que le prêtre mange ce pain et boit ce vin, le mystère s'accomplit.
    [Riches se rapproche] Jamais – je dis : jamais – le mystère ne manque de s'accomplir. Le prêtre peut en être indigne, par ses actes ou ses pensées, mais le seul fait qu'il ait été ordonné prêtre permet qu'à chaque célébration de la messe, le mystère se réalise. [Riches s'assoit en face de Rogas] Quand le juge célèbre la loi, c'est exactement comme quand le prêtre célèbre la messe. Le juge peut douter, s'interroger, être en proie au tournent, mais au moment où il prononce la sentence, c'est fini. À ce moment, la justice s'est accomplie.

    ROGAS : Toujours ? Il y a un prêtre qui, en rompant l'hostie, s'est retrouvé avec du sang sur lui.

    RICHES : C'est parce qu'il doutait. À moi, ça ne m'est jamais arrivé. Aucune sentence n'a jamais ensanglanté mes mains. Aucune condamnation n'a taché ma toge.

    ROGAS : Certes. C'est toujours une question de foi.

    RICHES : Nous ne nous sommes pas compris. Je ne suis pas catholique. Et naturellement, je ne suis pas chrétien. Pourtant, je n'ai jamais eu ce type de faiblesse. Je n'ai jamais cru à Voltaire, à son Traité sur la tolérance. C'est lui qui a commencé avec l'histoire de l'erreur judiciaire. La vertu, la pitié, l'innocent tombé, victime de l'erreur. Quelle erreur ? [Riches se lève et jette le livre sur le fauteuil. Il commence à faire des allers-retours dans la pièce] Le juge qui, par une sentence, peut tuer impunément ! Et Voltaire a semé le doute sur la justice. Mais gare quand la religion commence à tenir compte des doutes ! C'est qu'elle est déjà morte ! On en arrive ainsi à Bertrand Russell, à Sartre, Marcuse et à tous les délires des jeunes d'aujourd'hui !

    ROGAS : Alors, tout ça est la faute à Voltaire ?

    RICHES : Oui. Mais Voltaire avait une excuse : de son temps, on ne se rendait pas pleinement compte du danger de telles idées. Aujourd'hui, avec l'avènement des masses, le danger est devenu mortel. Si l'on continue ainsi, la seule forme de justice sera celle que les militaires en temps de guerre nommaient décimation. Tuer pour punition un soldat sur dix. L'individu n'existe plus ! La responsabilité individuelle n'existe plus ! Votre métier, mon cher ami, est devenu ridicule. C'était bien en temps de paix, mais aujourd'hui, nous sommes en guerre ! Vols, séquestrations, meurtres, sabotages... C'est la guerre ! Et comme en temps de guerre, la riposte est : décimation ! Un, deux trois, quatre, cinq : dehors ! Un, deux, trois, quatre, cinq : dehors ! Un, deux, trois, quatre, cinq : Cres, condamné !

    ROGAS : Cres circule avec un calibre 22 et il garde une balle pour vous...
    ».

    [Plan sur le visage hébété du Président]
  • Les propos tenus par don Luigino Magalone, le Podestà (Paolo Bonacelli) à Carlo Levi (Gian Maria Volontè) dans Cristo si è fermato a Eboli (Le Christ s'est arrêté à Eboli), Francesco Rosi, 1979 - CF.
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    Cristo si è fermato a Eboli
    (Le Christ s'est arrêté à Eboli), Francesco Rosi, 1979. Médecin, peintre et écrivain turinois, Carlo Levi (Gian Maria Volontè) participe au mouvement antifasciste Giustizia e Libertà, dont il devient l'un des dirigeants. Arrêté le 15 mai 1935, il est incarcéré à la prison de Regina Coeli (Rome), puis confinato (assigné) jusqu'au 26 mai 1936, dans le sud de l'Italie, à Grassano puis à Aliano, commune de la province de Matera, dans la région de Basilicate. Dans l'entretien auquel le Podestà (Paolo Bonacelli) a convoqué Levi, est en cause une lettre de celui-ci à sa sœur.

    [Les deux hommes sont assis de part et d'autre du bureau du Podestà]

    « PODESTA : Vous rendez-vous compte que, étant en guerre, ce ne sont pas les idées qui comptent mais la Patrie ? Vous aussi êtes pour l'Italie ?

    LEVI : Oui.

    PODESTA : Je suis sûr qu'on vous a envoyé ici par erreur. Mussolini ne peut tout savoir. Il y a des gens qui pensent bien faire mais commettent des injustices. Et en ville, on a parfois des ennemis.

    LEVI : Nous parlions de la lettre...

    PODESTA : Oui, la lettre !

    LEVI : Vous trouvez que, dans ma lettre, je ne suis pas pour l'Italie ?

    PODESTA : Que me faites-vous dire, don Carlo ! Penser ça de vous ? Mais d'autres pourraient le penser. Chaque jour partent des villages de Lucanie des lettres anonymes à la Préfecture. Elle n'en est pas fâchée, du reste. Je vous l'ai dit, ici, il y a des méchantes gens et certaines affirmations...

    LEVI : Par exemple ?

    PODESTA : Par exemple : « Pas un paysan n'est inscrit à un parti politique ». Il ne manquerait que ça ! « Ils ne sont pas fascistes, comme ils ne seraient d'aucun autre parti politique qui pourrait d'aventure exister ». Ceci n'atténue pas la gravité de votre affirmation, au contraire. Vous ajoutez : « Qu'ont-ils à voir avec le gouvernement, le pouvoir, l'État ? L'État, quel qu'il soit, ce sont ceux de Rome. Ça l'a toujours été et le sera toujours, comme la grêle, les éboulements, la sécheresse, la malaria ». L'allusion est un peu lourde. N'oublions pas qu'à Rome, il y a le Duce ! « Pour les paysans, l'État est plus lointain que le ciel et plus mauvais car il est toujours de l'autre côté. L'État est l'une des formes du destin, comme le vent qui brûle les récoltes et la fièvre qui ronge le sang ». C'est bien écrit, je ne dis pas... Mais, vous les trouvez belles, ces comparaisons ? Et qui sont ceux de Rome ? Pourquoi donner tant d'importance aux paysans ? Ne vous fiez pas à leurs bavardages. Ils sont superstitieux, ignorants, et plus on leur en donne, plus ils sont ingrats ! Restez avec les gens de votre classe. L'État, c'est nous, non ? C'est médire de vous-même !

    LEVI : Sur ce point, je ne puis vous donner tort.

    PODESTA : Oh, vous le reconnaissez.

    LEVI : Oui, oui. Les jeunesses fascistes, les écoliers, instituteurs, institutrices... Que sais-je, veuves de guerre, dames de la Croix-Rouge, mamans, boutiquiers, journalistes, policiers, employés des ministères de Rome... Bref, ce qu'on appelle le peuple italien, tous vous donneraient raison.

    PODESTA : Mais nous faisons cette guerre aussi pour vos paysans. Je l'ai dit l'autre jour sur la place. Pour eux, ici, il y a peu de terres, on leur en trouve en Afrique. L'espace vital, c'est surtout pour eux que nous le voulons.

    LEVI : Vous dites bien « vital » car ils n'arrivent plus à vivre. Je le constate chaque jour.

    PODESTA : Oui, mais ce sont les gentilshommes qui partent, volontaires, leur conquérir la terre. Un seul a demandé à y aller. J'y serais parti aussi [il se lève] mais, vous le savez, je n'ai pas de santé. Et si j'étais parti, qui serait resté pour maintenir l'ordre et faire la propagande ?
    [le Podestà va à la fenêtre et sur le balcon, puis montre à Levi la plaque sur le mur de l'église avec les noms des morts de la Grande guerre]

    PODESTA : Pas une famille qui n'ait eu un mort. Sans compter les blessés et les malades [Levi regarde sa montre pendant qu'il a le dos tourné]. Mais vous, qu'écrivez-vous ? « La Grande Guerre n'intéresse pas les paysans. Pourquoi personne n'en parle jamais, ne raconte les batailles, ne montre les blessures, ne vante les histoires, comme dans le Nord » ? [il invite Levi à s'asseoir sur le canapé]. « Même la Grande Guerre a été un malheur supporté comme les autres. Elle était aussi une guerre de Rome ». Vous en voulez vraiment à Rome ! [le Podestà s'assoit à côté de Levi] Vous rendez-vous compte du danger d'écrire cette phrase : « Aujourd'hui ils meurent en Abyssinie, comme hier sur l'Isonzo et la Piave, pour l'histoire d'autrui qui ne les regarde pas ? »
    ».

La transcription des discours et propos ci-dessus est donnée en annexe, avec une brève contextualisation. Les analyses qui suivent supposent, comme prérequis, d’avoir pris connaissance des discours. Mieux encore, bien sûr, voir vu les films…

Quelques commentaires et précisions sont nécessaires.

  • Les « années de plomb ».
    Cette expression, qui vient du titre d’un film de Margarethe Von Trotta (Die Bleierne Zeit, 1981), désigne une période de violence politique en Italie. Symboliquement délimitées entre les attentats de la Piazza Fontana (Milan) en 1969 et de la gare de Bologne en 1980, ces années trouvent racine dans des contestations antérieures (grèves, manifestations étudiantes) et se prolongent par quelques autres actions violentes. L’hégémonie de la Démocratie chrétienne, au pouvoir depuis la fin du fascisme ainsi que le dédain des revendications sociales politiques qui s’étaient manifestées, créait véritablement une chape de plomb sur le paysage politique italien. En outre, le « compromis historique », c’est-à-dire le pacte entre Aldo Moro, président de la Démocratie chrétienne (enlevé puis assassiné en mai 1978), et Enrico Berlinguer, secrétaire général du Parti communiste italien, s’est fondé pour le PCI sur l’abandon d’une perspective révolutionnaire, considéré par certains comme une trahison. Une partie de l'extrême gauche s’est alors engagée dans la lutte armée (Brigate Rosse, Prima Linea…), en même temps que de nombreux attentats ont été organisés par l'extrême droite et les services secrets (réseau Gladio, implication de l’OTAN) - il y eut plusieurs centaines d’attentats et plus de trois cents morts. L’activisme d’extrême droite consistait à mettre en œuvre la « stratégie de la tension », c’est-à-dire à provoquer une déstabilisation susceptible d’engendrer un coup d’État d’extrême droite.
  • Le corpus.
    Les films choisis s’étalent de 1967 à 1979. La période va ainsi du début des mouvements dans les universités, au cours du Maggio striscante prémices à une contestation plus générale qui aboutit deux ans plus tard à l’Automno caldo avec des affrontements violents, au changement de doctrine du PCI qui provoque la chute du gouvernement Andreotti et s’allie avec le parti socialiste contre la Démocratie chrétienne, ainsi qu’à l’intensification de la lutte contre les mouvements terroristes et à la formation du gouvernement Cossiga qui sera à l’origine d’une législation plus répressive. Les films sont aussi sélectionnés pour leur diversité. L’un d’entre eux pointe le fascisme historiquement (FF) mais il est significatif que le réalisateur ait souhaité inscrire cette thématique au sein d’une période de menace latente de résurgence fasciste, trois d’entre eux visent directement la période considérée en évoquant les risques de coups d’État (CE, VC) et en dressant le portrait d’une figure monstrueuse de l’ordre et de la répression (IC) et le cinquième (FF) assure la présence du cinéma « de genre » - ici le western – pour rappeler que le cinéma populaire (giallo, poliziottesco…) n’est pas sourd aux problèmes politiques de la période où il se développe.
  • Le fascisme.
    Avec le Ventennio – on désigne ainsi la vingtaine d’années entre la marche sur Rome (1922) et la fin du régime (1943) – l’Italie possède le fascisme en héritage. Dans la période des années de plomb, celui-ci demeure présent dans la nostalgie de certains et l’apparition d'idéologies d’extrême droite et réactionnaires, toujours prêtes à soutenir des tentatives de prise de pouvoir, voire à fomenter des attentats. D’ailleurs (et en sens inverse), l’antifascisme et la Résistance constituaient des références pour les groupuscules terroristes de la gauche extraparlementaire. C’est ce fascisme-là qui transparaît dans les films étudiés. En revanche, il ne sera pas question ici de ce que Pasolini désignait comme nouveau fascisme avec la coercition sur les corps, la langue, les traditions, etc., considérant diverses sortes d’aliénations imputables au consumérisme, au néo-capitalisme au comportement de la petite bourgeoisie… Ceci constituerait un autre champ d’études.
  • L’axe de la leçon.
    L’objectif de cette leçon est circonscrit à l’analyse des discours. Il faudrait prolonger par une analyse filmique (découpage, plans, photographie, cadre, mouvements de caméra, bande-son, etc.), en les rapportant bien sûr au contenu des discours, et que seules des études particulières à chaque film et à chaque séquence pourrait permettre.

On sait que l’idéal démocratique de gouvernement se résout en des systèmes représentatifs dans lesquels, au mieux, une plus ou moins grande diversité des instances décisionnelles tempère l’arbitraire des gouvernants. Nous verrons dans ces films apparaître une pathologie au sein de l’appareil démocratique.

Section 1. Le discours au fondement du pouvoir




La crainte d’un coup d’État n’est pas purement fantasmatique. D’une part, l’Italie de l’époque a connu plusieurs initiatives en ce sens :
  • en juillet 1964, le Plan Solo, à l’instigation du chef des carabiniers, visait le contrôle de la capitale et des locaux des partis politiques, mais il ne fut finalement pas déclenché (Antonio Segri était alors président de la République et Aldo Moro président du Conseil) ;
  • en décembre 1970, le prince Junio Valerio Borghese tenta sans succès une prise du pouvoir ;
  • en 1973, un officier, Amos Spiazzi, sans doute déjà impliqué dans la tentative de Borghèse, entreprit, depuis Vérone et sa région, une action qui reste à associer à La Rosa dei Venti (La Rose des Vents : organisation néo-fasciste).
Il faut dire que deux exemples de coups d’État étaient alors emblématiques.
Ex.Le premier est celui qui avait abouti, en Grèce, à l’instauration du régime dit « des Colonels » (1967-1974) en référence à la junte menée par le colonel Geórgios Papadópoulos.

Le second est celui par lequel Augusto Pinochet avait pris le pouvoir au Chili (1973), événement qui fut déterminant dans la décision d’Enrico Berlinguer (secrétaire général du PCI) d’opter pour le compromis historique avec la Démocratie chrétienne, étant convaincu que la seule gauche (avec le PSI) ne serait pas assez puissante pour demeurer au pouvoir si elle y accédait et s’exposerait à une action tendant à son renversement. Au demeurant, l’Europe connaissait alors deux dictatures historiques, avec le Portugal de l’Estado Novo jusqu’à la transition démocratique initiée par la Révolution des Œillets en 1974 et l’Espagne franquiste jusqu’à la mort du Caudillo en 1975 – laquelle Espagne accueillit complaisamment en exil le prince Borghèse après son coup d’État manqué…

Deux des films étudiés témoignent d’une lucidité à propos de la situation italienne, toujours sous menace :
Ex.
  • « Je vous avouerai que, des projets de coups d’État, on en connait un paquet […]. Il y en a toujours en préparation », dit le ministre de l’Intérieur dans VC
  • « Des complots, il y en a tous les jours », confirme le journaliste communiste dans CE
Le film de Monicelli prend la Grèce comme modèle : non seulement son titre en appelle par provocation à un régime inspiré par celui des Colonels, mais, de surcroît, un Grec (le colonel Andreas Automatikos !) tient un rôle oscillant entre le conseil et l’observation auprès des putschistes.

Dans CE, c’est à la faveur d’une enquête policière sur des assassinats de magistrats, d’abord attribués à la vengeance d’un faux coupable, que l’on soupçonne la préparation d’un coup d’État ; mais les différentes institutions de l’État – armée en tous ses corps, magistrature, police – préparent ensemble la prise du pouvoir et, sans doute, la conspiration est-elle plus vaste, puisque le ministre de la Sûreté et un activiste se trouvent ensemble dans une même réception. Au bout de la comédie grinçante qu’est VC et de la dénonciation angoissante d’une conspiration dans CE, les chars sont dans les rues.

Pour brefs qu’ils soient, les propos tenus par le professeur Fletcher dans FF renseignent sur les mécanismes à l’œuvre dans la conquête violente du pouvoir. On y relève les étapes successives faisant passer de l’individualisme du hors-la-loi, au collectif de la bande et à la massification. Elias Canetti a inventorié les formes et degrés des mouvements collectifs. En particulier, il a décrit comment se forme une meute, « constituée d’un groupe d’hommes excités qui ne désirent rien plus violemment qu’être plus nombreux » et qui s’agrège autour d’une « forme d’émotion collective que l’on rencontre partout dans les hordes peu nombreuses » (Elias Canetti, Masse et puissance, trad. Robert Rovini, Gallimard, coll. Bibliothèque des Sciences humaines, 1966, p. 97).

C’est le stade de la horde que veut dépasser Fletcher et, dans le film, celle que l’on appelle « horde sauvage » (avant le célèbre film de Sam Peckinpah, The Wild Bunch, 1969, mais après qu’ait été exploité en France sous le titre La horde sauvage un film de Joseph Kane, The Maverick Queen, 1956). La meute crée des rites ; la masse forge l’histoire.
Ex.Dans FF, la bande dont parle Fletcher est au stade de la meute ; elle possède ses rites, ses lois ; elle s’agrège bien, aussi, autour d’émotions collectives signalées par Canetti, ici fédérées par un fonctionnement plutôt communautaire et des aspirations à une forme de liberté, qui, dans un premier temps, étonnent et séduisent Fletcher, nouveau venu… Sans doute peut-on y voir une métaphore sur l’avènement du fascisme en Italie, de la marche sur Rome, qui pouvait encore être le fait d’une meute ou d’une horde, à l’installation au pouvoir.

Michel Maffesoli a précisé les notions de pouvoir et de puissance (Michel Maffesoli, La violence totalitaire. Essai d’anthropologie politique [1979], Paris, Desclée de Brouwer, Coll. Sociologie du quotidien, 1999). Alors que « le champ du pouvoir est celui du politique » (Ibid., p. 77), la puissance de son côté participe de la vitalité sociale, elle s’inscrit dans « la part d’ombre de la réalité sociale, elle s’affirme comme vie » (Ibid., p. 83). Il précise que les caractères essentiels de la puissance sont le collectif, l’anomique, la violence, la force… À cet égard, il parle de « pouvoir politique » et de « puissance sociale » (Ibid., p. 61). Fletcher est résolument dans le politique quand il a la conscience de pouvoir écrire l’histoire et qu’il exécute un espion au nom de la « raison d’État ». Mais le discours intéresse aussi quand il fait état de « la puissance qui était en lui », et à laquelle concourent une assise donnée par la culture et l’éducation, une capacité créatrice (savoir organiser un braquage), un dépassement de soi dans les perspectives de conquête, une personnalité égotique susceptible d’émerger du commun des hommes (ses comparses ou les hommes frustes du pays)…

Avant son discours, cette volonté de puissance chez le professeur Fletcher a déjà été illustrée dans deux scènes du film :
Ex.
  • d’un côté en montrant la sensation nouvelle qu’il éprouve au moment d’avoir en main une arme pour la première fois et de tirer (« une curieuse sensation de puissance… Cela semble si naturel, comme s’il [il parle du pistolet] était… devenu une partie de moi ») ;
    Le Professeur Fletcher (Gian Maria Volonte) et l'espion dans Faccia a faccia.

  • d’un autre côté avec l’emprise et la toute-puissance que consigne le viol auquel il se livre sur une femme vivant dans le repaire de la horde. Cette volonté de puissance s’assimile bien sûr à une pulsion de mort.

Hors d’une prise de pouvoir par coups de force, des glissements peuvent avoir lieu. La préservation de la démocratie elle-même, d’abord, face précisément au risque de coup d’État, justifie le maintien au pouvoir de gouvernants de plus en plus contestés – la Démocratie chrétienne – quitte à admettre des alliances contre nature (socialistes, communistes). CE et VC témoignent de ce souci.
Ex.Dans le premier film, le ministre de la Sûreté explique : « Vous savez parfaitement quelle est la situation. Mon parti qui gouverne mal depuis trente ans sera obligé de mal gouverner avec le parti communiste ».Dans le second film, c’est le ministre de l’Intérieur qui s’exprime alors que trois représentants des partis viennent l’alerter sur le coup d’État en préparation : « C’est la règle que les socialistes et les communistes ne vous apportent jamais de bonnes nouvelles… surtout quand ils sont ensemble… et pire encore quand il y a un démocrate-chrétien avec eux ». On note la suspension dans l’énoncé de la phrase, avant de stigmatiser la Démocratie chrétienne, effet de syncope qui souligne l’incongruité de l’alliance.

Voici, dans cette double critique du compromis historique italien, le rappel d’une évidence politique : une Constitution et l’existence des institutions qu’elle met en place ne garantissent pas à elles seules un pluralisme ; elles n’ont ainsi pas empêché, en Italie, la domination d’une des forces politiques, et l’équilibre qu’une Constitution doit préserver a été battu en brèche par les manœuvres politiciennes. Tout se passe comme s’il y avait une souveraineté formelle du peuple et que l’appareil politique s’en détachait. Une collusion opportuniste peut donc fausser la compétition normale entre les forces politiques, ce qui donnerait raison à la critique marxiste en ce qu’elle considère qu’il y a manifestation du pouvoir libéral dans l’appareil constitutionnel lui-même.

La conflictualité s’exacerbe au point que la pérennité d’un système, à défaut de pouvoir être remise en cause malgré la percée du Parti communiste, sécrète l’action violente d’une Gauche dont la désignation comme « extra-parlementaire » n’est pas un simple euphémisme pour « couvrir » un radicalisme ou une lutte armée, mais pointe l’incapacité institutionnelle à permettre de nouveaux équilibres ou d’autres visées gouvernementales, tout en maintenant la continuité du système politique en place. Il faut donc, pour certains, une révolution pour réduire le mal. Sinon, il n’y a pas de transformation politique véritable qui soit possible. Raison pour laquelle il y a inadéquation du socialisme réformiste et trahison dans le compromis historique par abandon de la visée révolutionnaire du parti communiste.
Ex.Un film énonce pudiquement mais clairement les choses : Lo scopone scientifico (bêtement exploité en France sous le tire : L’argent de la vieille, Luigi Comencini, 1972 – le titre original est celui du jeu de cartes) : le couple de pauvres gens (Alberto Sordi, Silvana Mangano) avec lequel la richissime américaine (Bette Davis) aime jouer aux cartes quand elle revient dans sa villa italienne, et qui fonde tous ses espoirs sur une réussite au jeu, ne gagnera jamais car, d’une part, l’argent permet toujours à la vieille femme de relancer la partie et, d’autre part et surtout – c’est la grande leçon politique donnée métaphoriquement dans le film – parce qu’on ne peut pas gagner quand on joue selon les règles édictées par le capital…

Le totalitarisme peut également éclore au sein même des institutions démocratiques.
Ex.Dans VC, le putschiste Tritoni est député, et donc élu du peuple, tandis que c’est le ministre de l’Intérieur, membre d’un gouvernement légitime, qui prend en fin de compte le pouvoir ; d’ailleurs, le résultat est identique et le parlementaire fait remarquer, après son échec, que son projet de putsch aurait réalisé en vingt-quatre heures ce vers quoi le ministre veut tendre sur un plus long terme…
Il propose la démission du gouvernement, la prise de mesures d’urgence et « un lent revirement politique ». Dans une certaine mesure, ce que suggère le ministre ressemble à la proposition de Golpe Bianco. On désigne ainsi l’initiative d’Edgardo Sogno, ancien résistant monarchiste, qui, en août 1974, aurait voulu imposer au président de la République (Giovanni Leone) une sorte de coup d’État sans violence en modifiant les institutions afin d’instaurer un régime plus présidentiel capable de contenir l’ascension du PCI et de réduire le fascisme (s’il semble que VC anticipe un tel projet, il faut dire que celui-ci aurait été latent depuis le début des années soixante-dix) ; pour autant, la politique du ministre dans le film n’a rien d’une République à dominante présidentielle, ce qui aurait été la solution de Sogno, au vu de la restriction des libertés annoncée. Ainsi est-il dit, sous la pochade, que la frontière entre une démocratie de compromis et un régime autoritaire est fragile ; l’antiparlementarisme du fascisme resurgit alors et, d’ailleurs, le bruit de pet qu’avait fait le député Tritoni en plein hémicycle, au début de VC, et qui lui a valu son exclusion de la séance, était une manifestation triviale de l’irrespect de la démocratie parlementaire, que Mussolini considérait comme une « pacotille politique ».

De fait, l’homme qui doit prendre la parole au nom des putschistes « annoncera la fin du régime parlementaire et la suppression des partis antinationaux, des syndicats ». Mais si le putsch a raté, la solution douce du ministre de l’Intérieur veut aussi la dissolution des chambres, ce à quoi le Président se refuse : cette préservation du régime parlementaire vaut au chef de l’État, de la part de son ministre, cette répartie paradoxale :
Tx.« Vous mettez en danger la démocratie » !
Plus tard, les journaux télévisés apprendront que le ministre devenu chef du gouvernement est autorisé à prendre des mesures pour garantir l’ordre public, qu’une nouvelle loi sur la garde à vue a été promulguée, que le droit de grève est désormais réglementé ainsi que les abus contre le patrimoine économique de l’État. Enfin, s’il y a un « chef de l’État provisoire » et une promesse d’élections « dès que la situation sera normalisée » (ce qui engage à peu de choses), un autre reportage, un an après, rend compte du « changement historique de régime », indique que les troupes sont stationnées à Rome pour garantir ordre et discipline, tandis que le défilé se déroule via dell Imperio, ce qui renseigne sur la nature du nouveau régime…

C’est une banalité de le dire : le recul des libertés publiques est un signe de régression de la démocratie. Pour autant, il est tout aussi caractéristique que les libertés publiques doivent être cantonnées dans un domaine qui ne s'oppose ni à l'ordre établi ni à l'idéologie que le groupe dominant impose. Reste à savoir si une diminution des libertés est justifiée par un état de crise, ou si l’état de crise n’est pas la conséquence d’une régression des libertés. Dans l’Italie des année de plomb, s’il y a nécessité de réagir contre la violence politique des groupes terroristes, la radicalisation provient aussi (dans une certaine mesure seulement, mais bien réellement) d’une autarcie du pouvoir politique resté sourd aux aspirations et revendications qui se sont manifestées depuis 1967 : étudiants, ouvriers, etc. Si les règles attentatoires à certaines libertés doivent répondre à une situation conjoncturelle, d’autres questions surgissent :
  • sont-elles proportionnées ?
  • Défendent-elles certaines libertés en même temps qu’elles en réduisent d’autres ?
  • Sont-elles provisoires, liées au seul état de crise qui les suscite ?
Les discours examinés ici fournissent des indices clairs. Si l’ordre public doit régner, la répression est généralisée : c’est la colonne vertébrale du discours d’il Dottore (IC) et la conclusion de l’emportement du plus haut magistrat (président de la Cour Suprême) qui fait l’éloge de la justice militaire et de la décimation (CE), police et justice étant alors pris dans une unique logique répressive ; les conjurés de VC souhaitent le rétablissement de la peine de mort ; Tritoni veut des « brides » pour conduire le pays, prône l’obéissance (deux fois citée dans sa brève intervention), le commandement et la discipline ; il va d’ailleurs plus loin, prenant l’image du mors et de la cravache.
Un contrôle des mœurs doit être institué : prostituées et homosexuels sont massivement fichés si l’on en croit le bilan d’Il Dottore puis, lorsqu’un homosexuel est arrêté, son interrogatoire est musclé cependant que le policier se moque de lui (IC) ; d’ailleurs, dans leur programme, les putschistes prévoient l’« interdiction de la prostitution et la réouverture des bordels sous licence de l’État » et la « rééducation forcée des homosexuels » (VC). Cette mainmise du pouvoir, de façon générale, est énoncée par le Podestà qui, dans CF, finira par dire que « l’État, les armées seront toujours plus forts que les paysans éparpillés. Eux doivent se résigner ». 

Idéologies et manifestations contestataires sont visées. Les théoriciens coupables – Russell, Marcuse, Sartre – sont désignés par le président Riches qui stigmatise les « délires des jeunes d’aujourd’hui » (CE). Ces jeunes constituent d’ailleurs une cible privilégiée :
Ex.« Il faut forger une nouvelle jeunesse, rétablir certaines valeurs », dit par ailleurs le député Tritoni (VC). Pour prendre un exemple dans un autre genre de cinéma italien (le giallo), il est clairement énoncé, dans La corta notte delle bambole di vetro (Je suis vivant !, Aldo Lado, 1971) : « Les jeunes de notre pays sont sacrifiés pour maintenir le pouvoir en place » ; « Nos pires ennemis sont les amoureux de la liberté »… Quand, dans les films qui nous préoccupent ici, des arrestations de jeunes sont mises en scène ou que l’on choisit des images documentaires, s’affiche le motif de la rafle : arrestations massives, fourgons, encellulements de groupes dans des conditions indignes, mauvais traitements…

Dans l’exagération qu’autorise le cinéma, sous la farce ou le drame, dans la monstruosité ou le carnavalesque et grâce à l’histrionisme de certains acteurs, le constat est édifiant : indifférenciation du crime politique et de droit commun jusque dans la répression et stigmatisation de ce qui relève de droits et libertés fondamentaux (vie privée, liberté d’expression…) – choix de son orientation sexuelle, droit de grève, manifestations d’élèves, publication de journaux politiques – en pure stratégie de l’amalgame dans le discours (IC) ; criminalisation collective et châtiment à l’aveugle (CE)…

Rq.On abandonne l’intérêt général (finalité en régime libéral) au profit d’un tout répressif comme coercition (typique du fascisme).

On quitte ici, à peine, les discours eux-mêmes, pour relever quelques exemples de moyens qui permettent la mise en œuvre des principes qu’ils édictent. Les films décrivent en effet une société de contrôle, dont voici diverses traces.
Ex.Le surgissement de la figure d’un Podestà dans CF, institution médiévale ressuscitée par le régime fasciste pour donner autorité dans les cités à un représentant du pouvoir (du latin potestas : pouvoir), en lieu et place d’élus municipaux, rappelle la négation d’un exercice démocratique, même local. Le Podestà exerce une censure en ouvrant le courrier de Levi et critiquant les termes de la lettre, mais il explique qu’il y a un second niveau de contrôle à Matera, où les propos tenus pourraient lui valoir un allongement de son confino.

Le Podestà explique aussi à Levi qu’il fallait bien que quelqu’un restât (sans partir combattre en Abyssinie…) pour administrer le village. Observons les propos sur l’État qui fait l’objet d’une appropriation de classe (« L’État, c’est nous, non ? ») est valorisé par le fonctionnaire. Le film de Rosi atteste que, sous régime fasciste, la société doit, dans sa totalité, être administrée, ce que confirment les conjurés de VC qui veulent « ordre et discipline dans la bureaucratie, le cinéma et l’art ».

Le décuplement de l’activité de renseignement est significatif.
Ex.Dans IC, le nouveau chef de la police politique visite les archives avec leurs kilomètres de rayonnages ; tout est classé :
  • opposants (trotskystes, maoïstes, anarchistes),
  • mais aussi catholiques,
  • sociodémocrates…
On lui présente les premières archives automatisées, ancêtres de l’archivage numérique, et le policier n’hésite pas à s’en servir à tire personnel (pour apprendre que celui qui l’a croisé lorsqu’il sortait de l’immeuble où il venait d’assassiner sa maîtresse est un étudiant, membre du conseil de la faculté, subversif, fanatique, dangereux…).

En termes de renseignement, il Dottore est couvert par sa hiérarchie, qui tolère la location d’appartements pour entretenir des relations discrètes avec des indicateurs, de même qu’elle laisse à l’appréciation de l’intéressé la responsabilité de demander ou non des autorisations pour la mise sur écoute de 630 personnes…

Dans CE, dès qu’il bascule de l’enquête criminelle à l’enquête politique, le policier fait aussi la visite d’un centre d’écoutes téléphoniques et, quand il demande ce que deviennent les enregistrements, on lui rétorque que « le Palais de justice les fera disparaître »…

Le contrôle des médias et la propagande sont essentiels.
Ex.Dans VC, il faut investir les locaux de la télévision dès le début de la prise du pouvoir pour diffuser une déclaration officielle ; quand, à la fin du film, le député putschiste est devenu mercenaire et vend ses services à un pays africain, il est consterné du fait qu’il n’y a pas de télévision dans le pays… du fait du faible niveau de développement et il se contentera du téléphone.

Le reportage télévisé, après que l’ancien ministre de l’Intérieur dirige le gouvernement, que la place manque pour évoquer ici, est un grand moment de désinformation.

L’encadrement est une méthode fasciste typique.
Ex.Dans VC, le député Tritoni prononce son discours dans un camp d’entraînement de jeunesse fasciste qui ressemble à ceux des jeunesses hitlériennes,
Le député Tritoni (Ugo Tognazzi) dans Vogliamo i Colonnelli

et l’on ne s’étonne pas que l’un des putschistes, le colonel Furax (!) Gavino était à la Hitlerjugend de l’académie militaire de Wittenburg. Plus tard, Tritoni propose d’inscrire au programme des conspirateurs la « prolongation du service militaire qui trempe les caractères ».

De la stigmatisation de « l’abus de liberté [qui] menace le pouvoir traditionnel et les autorités constituées » par il Dottore (IC) à l’éloge de l’obéissance et du commandement par Tritoni (VC), toutes les atteintes aux libertés circulent dans les films.
Ex.Parmi les phrases en voix over dans une réception réunissant de nombreux notables (VC), on entend : « Reconnaissons que la criminalité est en partie due à la liberté de l’information », « Moins les gens savent, moins ils pensent ». Au final de VC, la liberté de réunion est visée puisque Tritoni lui-même est empêché de poursuivre sa discussion en terrasse avec deux Africains.

S’il est un fait qu’une législation liée à la crise que traversait l’Italie a été restrictive des libertés, le cinéma a parfois anticipé, par exemple si l’on songe à la loi Reale du 22 mai 1975, selon laquelle la police peut perquisitionner et arrêter une personne sans mandat du juge d’instruction, sur seul soupçon et permettant les interrogatoires hors la présence d’avocat, ou au décret-loi du 15 décembre 1979, n° 625, relatif aux Mesures d’urgence pour la défense de l’ordre démocratique et de la sécurité publique, dit décret-loi Cossiga, qui avait prévu l’allongement de la détention préventive des personnes soupçonnées d'activités terroristes et autorisé les écoutes téléphoniques.

Section 2. Le discours comme acte de foi


C’est une grande question : comment justifier la prise de mesures coercitives, la dérive gouvernement autocratique et, a fortiori, le coup de force totalitaire ?

Il faut valoriser l’autorité, la répression… Certes, la (volonté de) prise du pouvoir peut intervenir avant la théorisation et le programme être élaboré ou affiné par la suite : c’est ce que montre VC avec la réunion programmatique au cours de laquelle sont lancées des idées éparses. En Italie, une bonne partie de l’idéologie fasciste s’est d’ailleurs forgée après la prise du pouvoir. Cependant, tous les discours sont des actes de foi et on relèvera ici quelques formes d’une sublimation. 



L’« italianità » a été un concept important, dès avant le fascisme : la marche de Gabriele d’Annunzio sur Fiume en 1919, dans sa visée irrédentiste, se nourrissait d’italianité mêlée à des propos teintés d’une mystique chrétienne (Gérard Vittori, « Fiume, de l’obtention de l’autonomie à l’annexion », Cahiers de la Méditerranée, 86, 2013, p. 119-130).
Ex.Plaisamment, un policier qui enquête dans l’appartement où il Dottore a assassiné sa maîtresse dit, de la décoration : « Style décadent. D’Annunzien »… (IC).

Il ne s’agit pas de concevoir l’italianité comme réunissant tous les stéréotypes ou de façon élargie.
Tx.« L’italianité, ce n’est pas l’Italie, c’est l’essence condensée de tout ce qui peut être italien » (Roland Barthes, Rhétorique de l’image, Communications, 1964, 4, p. 49).
Mais comme la revendication d’une identité italienne et d’un particularisme italien. L’italianité va de pair avec la romanité, dont le fascisme a fait son emblème : les faisceaux fascistes viennent de ceux de licteurs romains ; le quartier de l’EUR, construit par Mussolini pour accueillir l’exposition universelle de 1942, en porte la trace, avec notamment son emblématique « Colisée carré ».
Ex.L’exil de Levi, dans CF, s’effectue dans un village de Basilicate, région alors rebaptisée Lucanie par le régime fasciste en retour à la romanité… À l’inverse de toute glorification, CE, dans son pessimisme, met fin à l’enquête qui débouche sur le dévoilement d’une préparation de putsch en faisant abattre le policier et le dirigeant du PCI dans une salle de musée, sous le regard des statues romaines.

On retrouve divers marqueurs de l’italianité dans les discours étudiés. Le fascisme n’en tolère pas la contestation : les propos tenus par le Podestà rebondissent sur le détachement qui caractérise les autochtones vis-à-vis du pouvoir central que décrit Levi dans son courrier (CF).
Ex.Par exemple, ce dernier constate qu’ils ne parlent jamais de la guerre (aucun souvenir, aucune anecdote), et le Podestà montre depuis son balcon la plaque commémorative des morts du premier conflit mondial comme tribut payé à l’Italie. La discussion se prolonge sur ce que les paysans, selon Levi, considèrent comme une « guerre des autres », alors que le Podestà assure que l’intervention en Abyssinie, en même temps qu’elle participe de la grandeur à l’Italie, est censée être profitable aux autochtones qui profiteront de la terre conquise ! Nous sommes au cœur de « la question méridionale » (pour parler comme Gramsci) et les échanges entre Levi et le Podestà, considérés à la date de réalisation du film, témoignent d’une permanence de l’antagonisme nord-sud paraissant irréductible au point de contester une italianité.

La conception de la nation, fédérée par l’italianité, se prolonge avec la référence à un leader charismatique. Le Duce est présent dans deux des films étudiés.
Ex.Dans CF, dès qu’il lit la phrase de Levi, dans la lettre qu’il incrimine et qu’il est question de l’indifférence des pays du Sud à Rome, le Podestà s’insurge : « À Rome, il y a le Duce ! », condition suffisante d’allégeance et d’admiration.

Plus tard, dans le film, on entend la voix de Mussolini, à la radio, pour annoncer l’entrée des troupes italiennes à Addis-Abeba, diffusion accompagnée par un immense panoramique à la caméra pour quitter le village et parcourir les champs ; cette traversée du territoire par le discours, qui est sans doute la plus belle figuration cinématographique de l’urbi et orbi, montre les paysans vaquant à leurs occupations et, par là même, figure la distance au pouvoir qu’évoquait Levi.

Dans VC, un bref enregistrement de la voix du Duce est diffusé avant que le député Tritoni ne prenne la parole. C’est l’extrait du discours, par lequel Mussolini, le 10 juin 1940, au balcon du Palazzo Venezia, évoque la déclaration de guerre à la France et à la Grande-Bretagne et lance son célèbre « Vincere ! » : « Le mot d’ordre est unique, catégorique et valable pour tous. Il se répand déjà et enflamme les cœurs, des Alpes à l’océan Indien : Vaincre ! » (Vincere est le titre du film de Marco Bellochio, 2009).VC raille cette référence au leader quand les putschistes cherchent en vain l’homme qui pourrait les représenter et s’adresser à la nation (clin d’œil : quelqu’un propose Federico Fellini et on lui rétorque : « Non : il a mal parlé de Rome »…) ; à défaut, ils se rabattent sur un général gâteux, vieille baderne que l’on a déjà vue en train de trébucher lors d’éloges funèbres, et qui ne peut apprendre correctement la déclaration qu’il doit faire à la télévision au moment de la prise du pouvoir…


On se souvient de la dimension religieuse que Giuseppe Mazzini – une des figures de l’unité italienne – attribuait à la politique. Ce spiritualisme qui innervait le patriotisme de Mazzini a été récupéré par les fascistes (Emilio Gentile, La religion fasciste. La sacralisation de la politique dans l’Italie fasciste [1993] ( Julien Gayrard trad.), Paris, Perrin, coll. Terre d’histoire, 2002).

Certains propos, souvent cités, de Mussolini étaient éclairants :
Tx.« Le Fascisme est une conception religieuse de la vie, dans laquelle l'homme est perçu dans son rapport immanent à une loi supérieure, à une Volonté objective, qui transcende l'individu et l'élève au rang de membre conscient d'une société spirituelle. » (Mussolini, Opéra Omnia, t. XXXIV : Dottrina del Fascismo, Florence, La Fenice, 1951, p. 118. Cité dans Didier Musiedlak, Fascisme, religion politique et religion de la politique. Généalogie d'un concept et de ses limites, Presses de Sciences Po, « Vingtième Siècle. Revue d'histoire », 2010, vol. 4 n° 108, p. 75).

En fait de sacralisation, on se souvient que Maréchal, nous voilà, le chant de ralliement pétainiste, commençait sa célébration du Maréchal par : « Une flamme sacrée monte du sol natal » ; le symbole de la flamme est associé à l’extrême droite italienne avec le logo du Movimento sociale italiano (MSI, parti néo-fasciste créé en 1946), image reprise par le Front national et conservée par le Rassemblement national dans leurs logos.

Ex.CE offre, avec le discours du président Riches, le plus bel exemple d’un vieux fond théocratique qui dégénère en religion laïque – le magistrat dit bien qu’il n’est ni catholique ni croyant – dont les deux motifs principaux sont :
  • le dogme d’une infaillibilité du juge, excluant tout doute dans l’exercice de sa fonction,
  • et la comparaison avec la transsubstantiation, moment suprême de sacralisation à propos duquel il évoque par deux fois l’accomplissement d’un « mystère » et trois fois une « célébration », à la fois de la messe et de la loi.
    Le policier (Lino Ventura) et le Président Riches (Max von Sydow) dans Cadaveri eccellenti.


De façon plus oblique, sa diatribe contre les idéologies – de Voltaire à Marcuse – est proche de l’excommunication. Vient enfin le châtiment : la décimation pour l’exemple, violence à l’égard des victimes désignées arbitrairement, mais aussi des témoins épargnés par le hasard qui sont soumis à un régime de terreur (on note la militarisation du procédé).

Riches déifie ainsi le fonctionnement de l’institution judiciaire dont il est le plus haut représentant (président de la Cour suprême) ; mais cette sacralisation imprègne tout le pouvoir, le judiciaire conspirant lui-même dans la reprise en main de l’État : il est symbolique que ce soit au domicile de Riches que se sont réunis les officiers supérieurs des divers corps d’armée et le chef de la police qui préparent la prise du pouvoir.
En savoir plus : Pour une étude du discours

Ex.Mais le discours fruste de Tritoni (VC) est aussi un acte de foi, puisqu’on le félicite en ces termes : « Camarade, tu as mieux parlé que le Christ sur la croix ! ».

Si, avec les propos du président Riches dans CE, la sacralisation est le motif dominant et la violence répressive la conclusion, le discours de prise de fonctions d’il Dottore dans IC est, selon une construction inverse, une longue justification du recours à la violence répressive avant de s’achever sur une sacralisation des fonctions policières ; Riches se contentait de parler rapidement de « vols, séquestrations, meurtres, sabotages » pour dire que l’on est en guerre, mais il Dottore axe la plus large part de son discours sur ce point, chiffres et statistiques à l’appui.

C'est, en droite ligne, la mise en œuvre des vieux préceptes fascistes, dès avant la Marche sur Rome :
Tx.« Quand notre violence résout une situation gangrenée, elle est morale, sacro-sainte, nécessaire. Mais, amis fascistes, notre violence doit avoir un caractère spécifique, fasciste » (Benito Mussolini, discours d'Udine, Congrès des fascistes du Frioul, 20 septembre 1922).

Égrener les crimes et délits, avec tous les amalgames abusifs de son discours, ne vise qu’à démontrer la « situation gangrenée » pour le dire comme Mussolini et donc à justifier la violence. Celle-ci est dictée par le « devoir », et même prophylactique (« vaccin ») ; on remarque que les fonctions répressives de la police sont expressément dites « sacrées ». Plus tard, en violentant sa maîtresse, il Dottore explique que le suspect devient un enfant devant le policier, en ajoutant que « [s]on visage est celui de Dieu, de la conscience », immédiatement après qu’il se soit présenté comme représentant de l’autorité constituée, du pouvoir.

Tant dans IC que dans CE, une pathologie du locuteur est patente. Non seulement il Dottore assassine sa maîtresse et sème des preuves accablantes, sûr de son impunité en tant que « citoyen au-dessus de tout soupçon »), mais le rôle est volontairement joué de façon appuyée (Gian Maria Volontè). Riches (Max von Sydow), qui n’est pas un personnage principal du film, est une figure glacée le temps de la rencontre avec le policier. Mais tous deux ont en partage, l’un tout au long du film et l’autre dans sa « grande scène », derrière l’expression caricaturale d’une transcendance, l’exaltation, l’arrogance et un délire paranoïaque typiques de ce qui nourrit la doctrine fasciste.
Rq.Il s’agit ici de considérer celui qui tient le discours comme tacticien. Avec les syntagmes du discours, mots et expressions clefs correspondant à certains thèmes privilégiés, capables d’entraîner un groupe social, de permettre une mobilisation, on débusque l’idéologie véhiculée, les « valeurs » qui sont portées.

Les premiers syntagmes sont ceux de l’action.

Il est significatif que, dans VC, le discours de Tritoni soit précédé de la diffusion d’un extrait du discours de Mussolini qui, comme on l’a dit, se clôt sur l’exclamation fédératrice : « Vincere ! ».  Il ne s’agit bien sûr que de suprématie et de victoire.

Les syntagmes d’action viennent en fin de discours, pour être marquants dans les conclusions : trois allusions à la répression en trois phrases brèves (IC) quatre occurrences de la guerre (CE), et à chaque fois dans un style éruptif. À l’opposé, la défaite, humiliante, est proscrite.

Ex.Ainsi, le nouveau chef de la section politique, dans IC, fait-il, par ailleurs, référence à un événement traumatique : « En 1917, la responsabilité du désastre de Caporetto retomba sur le général Calorna. La formation d’un centre gauche cette année pourrait être le Caporetto du gouvernement ». Le policier fait allusion à Luigi Calorna, chef d’état-major de l’armée italienne, responsable d’une débâcle italienne dans la guerre contre l’Autriche, manière d’exorciser, dans l’outrance de la comparaison, le défaitisme. Plus prosaïquement, il s’agit aussi d’obtenir de son supérieur les moyens de l’action répressive qu’il a érigée comme feuille de route lors de son discours d’installation à la tête de la section politique en rameutant le spectre d’une défaite.

Le deuxième groupe de syntagmes est celui de l’ordre.

L’ordre n’est certes pas un motif exclusif des fascistes, et,
Ex.par exemple, le président du parti de droite auquel appartient Tritoni, dans VC, rappelle la ligne arrêtée : « On a travaillé des années à notre image : l’ordre dans la liberté et la liberté dans l’ordre. Voilà la ligne du parti qui va nous faire gagner des voix ».

Cette posture ne convient pas à Tritoni qui, dans son discours au camp de jeunesse, s’il acquiesce à la défense de l’ordre, veut de surcroît mettre des « brides » au pays et se fait l’apologue de la principale relation que connait le fascisme : le commandement et, par voie de conséquence, l’obéissance.


Le troisième groupe de syntagmes est constitué des mots et expressions certifiant l’évidence du fascisme.

Il contient lui-même deux types d’éléments.
  • En premier lieu, on est frappé par une croyance en l’immutabilité : Mussolini avait évoqué le « siècle » du fascisme. Le discours d’il Dottore (IC) parle plusieurs fois d’autorités « constituées », donc établies, de « pouvoir traditionnel », et il assigne aux policiers la mission d’être « protecteurs de la loi que nous voulons immuable, sculptée dans l’éternité ». C’est donc un socle inamovible qui s’érige, à partir de fondamentaux qui résistent.
    Ex.VC a donné à ce repli sur le passé une dimension comique : le discours qui est censé être prononcé dans les médias au moment de la prise du pouvoir affirme : « Autour du drapeau déchiré et glorieux, Italiens, il y a un grand avenir dans notre passé » ; mais le général pressenti, gâteux, parvient mal à apprendre son discours et inverse les propositions : « Il y a un grand passé dans notre avenir », selon un procédé comique d’inversion bien connu (V. Molière, L’avare, acte III, scène 5). Quand le député Tritoni lui fait remarquer que c’est le contraire, le général lui demande : « Ce n’est pas la même chose ? ». « Non », répond Tritoni, mais le général insiste : « Mais si ! ».
    Raillerie dans la pochade qu’est le film, mais dénonciation, sous l’inconsistance doctrinale, de la nostalgie fasciste.

  • L’évidence affirmée du fascisme se caractérise, en second lieu, par la croyance en l’universalité des valeurs portées par cette idéologie.
    Ex.Quand, dans CE, Riches, quoique non catholique, se réfère à la religion, au catholicisme, à la messe, il se réfère moins à Dieu qu’à un système de valeurs.
    Ainsi que le disait Mussolini :
    Tx.« Quand on dit que Dieu revient, on veut affirmer que les valeurs de l’esprit reviennent » (Benito Mussolini, Scritti e Discorsi, vol. II : La Rivoluzione fascista, Milan, Hoepli, 1934, p. 257).
    Riches prône l’absolu du pouvoir, devant lequel il faut s’incliner, commençant par le pouvoir judiciaire puis finissant par une diatribe généralisée contre toute contestation. Or, l’État est le produit de valeurs spirituelles et le fascisme :
    Tx.« Est universel dans son esprit et il ne saurait en être autrement. L’esprit, par sa nature même, est universel » (Benito Mussolini, 27 octobre 1930, Scritti e Discorsi dal 1929 al 1931, Milan, Hoepli, 1934, p. 223).


Un quatrième groupe de mots et expressions est celui propre à fédérer un engagement, faire adhérer à la doctrine fasciste.

Ex.Dans VC, le député Tritoni s’adresse aux jeunes du camp d’entraînement en galvanisant les troupes : Mousquetaires, Artilleurs, Caïmans. Il est piquant que le dernier mot ait été choisi dans le discours, métaphore de prédateur aux dents longues et résistant à tout grâce à son cuir, destinée à valoriser la hardiesse et l’intrépidité de combattant pour la cause fasciste, puis qu’il soit devenu le surnom de Silvio Berlusconi (donnant son titre au film de Nanni Moretti, Il caimano, 2006).

Certains mots sont choisis pour leurs contenus émotifs, passionnels (les « mots hourra », selon l’expression ancienne de Thomas Dewar Weldon, The vocabulary of politics, Penguin Books, coll. Pelican philosophy series, vol. 278, 1953) :
Ex.ainsi la démocratie est-elle tenue pour un « monstre infâme » dans le discours de Tritoni, tandis qu’elle est affublée de « pourrissantes tentacules » dans le communiqué aux médias du général sénile…

En revanche, Tritoni en appelle aux jeunes au nom de la Patrie, laquelle « se dresse douloureuse et blessée » dans le communiqué du général (VC)… Le pouvoir fédérateur du discours procède aussi de raccourcis et simplifications, qui peuvent déboucher sur des aphorismes ;
Ex.par exemple, dans le discours d’il Dottore devant les policiers du service qu’il va diriger : « Tout criminel est un agitateur en puissance. Tout agitateur est un criminel en puissance » ; lequel discours s’achève avec « La répression est la civilisation ! » (IC). Dans les réactions du Podestà à la lettre de Levi (CF), on remarque que le fasciste réagit de façon épidermique quand la lettre évoque Rome, son éloignement, sa guerre coloniale.

Si l’on excepte CF, qui se déroule dans les années trente, c’est dans VC que les symboles du fascisme sont clairement visibles à l’écran.
Ex.Le film VC s’ouvre et se ferme sur des images de l’armée, incrustées dans le générique, mais aussi avec les premiers plans sur un défilé militaire ; il se clôt par des images d’actualité sur un autre défilé alors que le pouvoir a basculé dans l’autoritarisme. Mais on remarque aussi :
  • le camp de jeunesse avec son ambiance martiale,
  • ses uniformes paramilitaires,
  • ses activités sportives et sa sorte de parcours du combattant,
  • son exercice de tir,
  • les faisceaux fascistes sont sur des t-shirts et quelques coiffes,
  • le salut bras tendu est récurrent : à l’arrivée de Tritoni, avant et après le discours…

En revanche, les symboles honnis sont maltraités :
Ex.
  • on bombarde une faucille et un marteau dans le camp d’entraînement ;
  • quand un conjuré évoque les partis d’opposition et les syndicats, on entend, à chaque fois, une voix qui crie : « Fusillés ! ».
  • « Le noir est notre couleur », rappelle Tritoni et le putsch devient l’opération « Renard noir » ; auparavant, quand les putschistes se sont rendus chez le maréchal qu'ils veulent de prime abord nommer à la tête de leur futur régime, ils voient un domestique avec le visage peint en noir (allusion un peu grosse au colonialisme) et un des conjurés s'écrie : « Faccetta nera… » ; or, Faccetta nera est un chant fasciste (justifiant l’intervention en Abyssinie) – on l’entend dans CF quand un jeune du village part à la guerre.

La virilité est un symbole fort du fascisme.
Ex.Dans le camp de jeunesse où Tritoni prononce son discours (VC), le fils du député, Costanzo (prénom du père du comte Gian Galeazzo Ciano, fasciste et gendre de Mussolini, mais qui vota une motion de transfert de pouvoir au roi – Ciano fut exécuté par la République sociale italienne), n’apprécie ni le sport ni le militarisme. Il a été mis de corvée pour s’être éclipsé et jouer la guitare et il est traité de finocchio par ses camarades, mot (fenouil) désignant péjorativement un « pédé » ; or, c’est la chose la plus insupportable pour son père, qui rappelle ses propres surnoms : « tigre », « gourdin », « piston », « trousseur de jupons », dans la plus pure tradition de valorisation fasciste de la virilité (Tritoni, dans son discours, ne vient-il pas de faire une plaisanterie sur « les couilles » ?).

Le député inflige alors une correction à son fils, lui cassant à grands coups sa guitare sur le dos ; l’instrument devient ainsi le symbole abhorré de velléités libertaires et, quand les putschistes seront réunis pour rassembler des propositions de programmes, Tritoni proposera le « contrôle sur la vente des guitares » !

On remarque enfin combien les discours valorisent une élite. Déjà, dans le discours du professeur Fletcher, le savoir et l’éducation excellent au soutien de la conquête d’une puissance et l’assurance d’une destinée (FF). Sous régime fasciste, le Podestà est étonné de l’intérêt que Levi porte aux paysans, qu’il dit « superstitieux, ignorants » assurant son interlocuteur qu’ils sont tous deux d’un autre monde qu’eux : « Restez avec les gens de votre classe ». Pour le Podestà, il n’y a pas d’évolution sociale en vue (qu’ils restent arriérés), pas d’organisation possible des paysans (un parti ? « Il ne manquerait plus que ça ») pas d’assouvissement dans une évolution économique et sociale (négation de la lutte des classes) (CF)… Tritoni, pour sa part, pose en raillant la question du pourquoi de l’égalité entre maçon et ingénieur (VC).
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