Cette première leçon, introductive, vise à poser le problème qui va courir tout au long quasiment (à l’exclusion de la dernière leçon) de ce cours : la crise du lien social, déclinée sous différentes formes, consécutive au basculement de nos sociétés salariales depuis une quarantaine d’années avec le chômage de masse, de longue durée et la précarisation plus générale du salariat. Elle fournit ensuite les clefs théoriques (les représentations de la stratification sociale) et méthodologiques (l’outil statistique) essentielles pour comprendre les chapitres ultérieurs.
Section 1. L’interrogation sur le lien social
La question du fondement des relations sociales ne se pose que depuis qu'elles ne « vont plus de soi », c’est-à-dire qu’elles ne sont plus fondées sur et légitimées par un ordre naturel ou transcendantal, soit depuis la Révolution française et la révolution industrielle. Les contemporains ont alors le clair sentiment de la « fin d'un monde », de la disparition des valeurs chrétiennes sur lesquelles reposait l'ordre féodal et, dit Auguste Comte, de la crise des valeurs morales. Cette interrogation fonde en quelque sorte et l’ordre socio-politique sur lequel sont assises nos sociétés contemporaines, en imposant progressivement la nécessité d’une intervention de l’Etat pour réguler les rapports sociaux, et la sociologie naissante au même moment. Après un siècle de progrès social, la question rebondit à partir des années 1980 avec la « nouvelle question sociale » avec en toile de fond celle-ci : peut-on faire du lien social sans travail ?
§1. Le travail, pivot des relations sociales
On distingue classiquement trois types de relations sociales, du niveau le plus macrosociologique au niveau le plus microsociologique :
- Le lien social qui peut être communautaire ou associatif, suivant une division classique en sociologie entre communauté et société ou Gemeinschaft/Gesellschaft ;
- Les rapports sociaux, c’est-à-dire les relations sociales à distance qui peuvent être de classe, de sexe ou inter-âges ;
- Les sociabilités, c’est-à-dire l’« ensemble des relations sociales effectives, vécues, qui relient l'individu par des liens interpersonnels et/ou de groupe » (Claire Bidart, « Sociabilités : quelques variables », in Revue Française de Sociologie, octobre-décembre 1988).
Df.Le premier à développer l’opposition entre communauté et société (ou Gemeinschaft/Gesellschaft) comme types-idéaux fut Ferdinand Tönnies. La communauté est une forme d'organisation sociale fondée sur une solidarité spontanée et des données affectives, un sentiment originaire d'appartenance. Le prototype en est la famille, mais aussi les corporations, les compagnonnages ou les Églises. Elle repose sur trois piliers : le sang, le lieu et l'esprit, ou encore la parenté, le voisinage et l'amitié. La société est une association où les individus adhèrent par un accord réciproque sur la base d'un compromis d'intérêts, en vue de réaliser une activité limitée par un but déterminé et les moyens qui y correspondent. Chez Max Weber, la communalisation est une relation sociale « lorsque la disposition de l'action sociale se fonde sur le sentiment subjectif des participants d'appartenir à une même communauté » (par exemple, dit-il, la famille, la paroisse, le voisinage, mais aussi l’armée, le syndicat ouvrier, la confrérie religieuse, l’école ou encore la relation amoureuse). La sociation quant à elle est une « relation sociale lorsque la disposition de l'action sociale se fonde sur un compromis d'intérêts motivé rationnellement ou sur une coordination d'intérêts » ; elle repose donc sur une volonté ou un calcul (Économie et société, trad. Plon, 1971, p. 154-157).
Dans nos sociétés, on peut donc décliner les types de relations sociales selon leur niveau de réalisation :
- Les relations impersonnelles organisées par l’État par le biais de la redistribution et des interventions publiques. C’est l’objectif de la solidarité nationale qui, à partir du XIXème siècle, doit suppléer les solidarités de proximité fragilisées par les deux révolutions.
- Les relations d'interdépendances nées de la division du travail ;
- Les relations de proximité au sein de la famille, par les liens d’amitié ou de voisinage.
Comme il a été évoqué en introduction, la naissance de la sociologie est en grande partie une entreprise pour répondre aux questions ouvertes par l'effondrement de l'Ancien Régime. Les plus grandes œuvres sociologiques du XIXème siècle (Tönnies, Weber, Durkheim) sont profondément nostalgiques d'un temps d'avant les deux révolutions qui font basculer l'Europe dans la modernité, un temps où l'homme n'était pas seul, livré à lui-même, sans attachement. A contrario, c'est l'anomie, la détresse matérielle mais surtout morale, l'insécurité qui semblent caractériser l'homme moderne. Le concept durkheimien d'anomie, c’est-à-dire l’absence de normes, de règles, génératrice du sentiment de solitude et de désespoir, traduit bien ce relâchement des liens sociaux tant redouté et étudié alors, bien qu’il fasse l’objet de définitions multiples chez le fondateur de la sociologie française.
Df.Le terme vient d’un philosophe se voulant sociologue, Jean-Marie Guyau (1854-1888) qui, dans Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction (1885), l’utilise dans le sens suivant : « absence de loi fixe (…) pour l’opposer à l’autonomie des kantiens ». Il la considère comme l’effet normal du processus d’individualisation des règles morales et des conduites. Dans l’introduction de sa thèse, La division du travail social (1893), Durkheim se démarque de la description positive faite par Guyau : « Nous croyons au contraire que l’anomie est la négation de toute morale », la morale étant entendue comme règle de conduite sanctionnée. Mais un deuxième usage du terme dans le même ouvrage en fait une forme pathologique de la division du travail née des crises industrielles ou commerciales ou de l’antagonisme du travail et du capital (d’où son appel à une régulation de la division du travail permettant à la solidarité organique d’être pleinement accomplie). Dans Le Suicide (1897), l’anomie enfin est considérée comme un facteur social du suicide provenant de l’illimitation du désir et de l’indétermination des buts à atteindre dans les sociétés modernes.
En savoir plus
Voir l’analyse opposée de l’anomie durkheimienne que font Philippe Besnard (L’anomie, PUF, 1987) et Bernard Lacroix (Durkheim et le politique, Presses de sciences po, 1980).
- C'est dans le travail que se fait en partie l'apprentissage de la vie sociale et la constitution des identités : le travail est un lieu de socialisation et de sociabilité où s'exprime le besoin de l'autre.
- Le travail constitue la mesure des échanges sociaux et de l'utilité sociale : il est l’étalon de sa place dans la société.
- La régulation sociale (création, transformation, disparition des règles qui organisent la vie en société) s'organise en grande partie autour du travail, que ce soit évidemment les règles relatives au conflit, mais aussi la plupart des politiques sociales, directement ou indirectement...
- C'est autour du travail que s'organise une grande partie de la vie sociale d'un individu, qui y trouve des « relations », des amis. Il n'est pas jusqu'au « choix du conjoint » qui n'obéisse aux règles de l'homogamie (Alain Girard, Le choix du conjoint, PUF, 1964). Il faut dire que c'est le travail qui est le plus grand organisateur du temps social.
Ex.La dernière étude sur l’homogamie montre sa diminution sur le temps long. Elle demeure toutefois importante. Ainsi, en 2011, 78,2 % des ouvriers vivaient avec une ouvrière ou une employée - alors que ces dernières ne représentaient que 53 % de l’ensemble des conjointes – et seuls 2,8 % d’entre eux vivaient avec une femme cadre supérieure. Voir : Milan Bouchet-Valat, « Les évolutions de l’homogamie de diplôme, de classe et d’origine sociales en France (1969-2011) : ouverture d’ensemble, repli des élites », Revue française de sociologie n° 55-3, 2014.
Tous les courants de pensée politiques, philosophiques ou sociologiques se sont donc rejoints au XIXème siècle pour faire du travail une catégorie anthropologique, l'essence de l'homme qui fait le lien social et permet la réalisation de soi. Et aujourd'hui, c'est le manque de travail qui cristallise toutes les attentions préoccupées par le lien social. Les travaux sur les « exclus » mettent en effet en valeur que la perte d'un emploi s'accompagne d'un effondrement de toutes les relations sociales jusque, souvent, au mariage (voir leçon 4). La question se pose désormais : peut-on faire du lien social sans travail ?
§2. Le basculement de la société salariale des Trente Glorieuses aux Trente Piteuses
Dès les années 1970, des intellectuels (Daniel Bell, Vers la société post-industrielle, 1973 ; Henri Mendras, La seconde révolution française (1965-1984), 1988), constatent l’élévation du niveau de vie et parlent de la moyennisation de la société, une formule qui entend souligner l’homogénéisation de la société grâce à la diminution des inégalités et à l’effacement des différences entre groupes sociaux (voir leçon 3).
Depuis quelques années pourtant, la question des classes sociales refait surface avec la remontée et la cumulativité des inégalités (par exemple Louis Chauvel, « Le retour des classes sociales », Revue de l’OFCE, n° 79, 2001, pp. 315-359 ; Paul Bouffartigue (dir.), Le retour des classes sociales, La Dispute, 2004). L’actualité nouvelle de ces questions tient à l’ampleur des conséquences du basculement des sociétés salariales que l’on va étudier entre deux bornes :
- celle des « 30 Glorieuses ». L’expression est de Jean Fourastié (dans Les Trente Glorieuses, ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Fayard, 1979), en écho aux Trois Glorieuses qui firent chuter Charles X en 1830, pour désigner la période de la société de masse de l’après-guerre jusqu’au 1er choc pétrolier marquée par un taux de croissance élevé, l’essor de la production industrielle, le plein emploi et le baby-boom ;
- celle des « 30 Piteuses », expression qui fait à son tour écho à celle de Fourastié, utilisée par un « décliniste », Nicolas Baverez (Flammarion, 1998) pour, cette fois, désigner la crise économique débutée en 1974, et très largement approfondie depuis 2008.
Cette situation n’est pas propre à la France, comme l’a montré la première étude comparée des inégalités dans 28 pays européens réalisée en automne 2014 par la Fondation Bertelsmann à partir de 35 critères d’égalité concernant 6 domaines (pauvreté, éducation, travail, santé, égalité intergénérationnelle, cohésion sociale). Elle met en évidence l’écart béant entre une Europe du nord qui reste protectrice et efficace (Suède, Finlande, Danemark, Pays-Bas figurant parmi les pays les plus égalitaires avec un indice d’égalité compris entre 7.48 et 6.96) et une Europe du sud en pleine crise où explosent les injustices (Portugal au 20ème rang avec un indice de 5.03, Espagne au 21ème avec 4.85, Italie au 24ème avec un indice de 4.70). Dans ce panorama, la France se situe à peine au-dessus de la moyenne européenne (indice d’égalité de 6.12 contre 5.6), soit au 12ème rang. Le principal responsable en est l’école, qui nous place au 26ème rang (sur 28, juste avant la Bulgarie et la Slovaquie) en raison du lien particulièrement fort, déjà dénoncé par les études PISA de l’OCDE, entre origine sociale et réussite scolaire (voir leçon 6).