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Grands problèmes contemporains

L'action collective en mutation

Les formes et modalités de l’action collective ont profondément évolué au cours des dernières décennies, avec une dimension transnationale croissante et le développement de collectifs nouveaux, moins formels et moins pérennes que les organisations traditionnelles de représentation des intérêts. Avec la crise majeure de ces dernières en France et une défiance à l’égard du fonctionnement démocratique plus poussée qu’ailleurs (voir les dernières leçons), les conflits y apparaissent particulièrement tendus et hors cadre régulateur, comme on a pu le voir avec le mouvement des Gilets jaunes.


Samedi 12 février 2022 : les « Convois de la liberté » arrivent aux alentours de Paris avant de se rendre à Bruxelles, symbole de l'Union européenne. Le mouvement est hétéroclite par ses revendications dénonçant à la fois la baisse du pouvoir d'achat et les restrictions aux libertés induites par le pass vaccinal, comme par ses participants, antivax mais aussi Gilets jaunes. Il exemplifie tous les bouleversements observés dans le domaine de l'action collective depuis le nouveau millénaire. Une dimension transnationale puisqu'il s'inspire du mouvement initié au Canada le 23 janvier par les camionneurs suite à la décision des États-Unis de leur imposer l'obligation vaccinale pour entrer sur leur territoire, et chevauche (relativement et en grande partie sous la contrainte) l'espace national pour porter la voix au niveau supranational qu'est l'espace européen. Une dimension spontanée, du moins hors des canaux de représentation reconnus (à la différence du grand frère canadien soutenu par les syndicats) et de ce fait, échevelée et à hauts risques sur le plan de l'ordre public. Mais avant que d'arriver à un tel niveau de dérégulation du conflit, on a pu voir la société civile s'organiser de façon croissante pour porter des causes diverses, à l'échelle nationale ou globale.

Section 1 : Quand la société civile s'organise


Df.Opposée à l'état de nature jusqu'au XVIIème siècle, puis, avec les théories du contrat social, à l'État, la société civile désigne, selon Larry Diamond, professeur de sciences politiques et de sociologie à l'Université de Stanford, « le domaine de la vie sociale organisée qui se fonde sur le volontariat, la spontanéité, une autosuffisance, l'autonomie vis-à-vis de l'Etat, qui est lié par un ordre légal ou un ensemble de règles communes. Elle se distingue de la "société" en général dans le sens où elle implique des citoyens qui agissent collectivement dans un espace public pour exprimer leurs intérêts, leurs passions et leurs idées, échanger des informations, atteindre des buts communs, interpeller les pouvoirs publics et demander des comptes aux représentants de l'Etat. Elle n'inclut pas les efforts politiques visant à prendre le contrôle de l'Etat » (in Developing democracy. Toward consolidation, éd. Johns Hopkins University Press, 1999). Concrètement, la société civile regroupe pour l'Union européenne « notamment les organisations syndicales et patronales (les « partenaires sociaux »), les organisations non gouvernementales (ONG), les associations professionnelles, les organisations caritatives, les organisations de base, les organisations qui impliquent les citoyens dans la vie locale et municipale, avec une contribution spécifique des Églises et communautés religieuses ». 



Tandis que s'étiolaient les rangs syndicaux (voir leçon 9), la croissance des associations, dont le nombre double dans notre pays entre 1975 et 1990 est remarquable, remarquée et commentée. À la fin du siècle dernier, leur nombre approche les 900 000 ; en 2017, elles sont 1 500 000 qui représentent un budget de 113 milliards d'euros et pèsent 3,3 % de la richesse nationale (PIB). 10 % d'entre elles (soit 159 000 associations) emploient 1 850 000 salariés à temps plein ou partiel et utilisent les compétences de près de 22 millions de bénévoles actifs. Un Français sur cinq serait bénévole, les plus actifs étant, comme dans les NMS, les professions intermédiaires et les personnes à fort capital culturel.

Rq.Les petites associations sportives, culturelles (éducation populaire) et de loisirs dominent le paysage associatif : elles représentent 69 % de l'ensemble des associations. Celles, militantes, de défense des droits et des causes 11,5 %. Enfin, les associations d'action humanitaire, d'action sociale et de santé ne représentent que 14 % de l'ensemble des associations, mais 23 % de l'ensemble des associations employeuses.

Dans un contexte où il est de plus en plus question de « crise de la représentation politique », le dynamisme associatif est paré de toutes les vertus. D’abord de vitalité démocratique, et il est significatif à cet égard que les associations soient fréquemment opposées à la sclérose dont souffriraient les organisations traditionnelles, syndicales comme partisanes. Ensuite d’une faculté d’adaptation plus grande face aux transformations de leur environnement grâce à leur souplesse de fonctionnement. L’engagement associatif serait enfin porteur d’un enrichissement de la citoyenneté.

C’est notamment dans le domaine de la défense du cadre de vie, de la nature et du patrimoine que leur développement est le plus évident puisque environ 40 000 associations spécialisées en ces domaines auraient été créées de 1980 à 1995. Croissent également en nombre et en visibilité les associations de type humanitaire centrées sur le tiers-monde et les droits de l’homme. Puis, tout au long des années 1980, celles relevant de la solidarité, qui témoignent d’une inquiétude grandissante à l’égard du délitement du lien social : associations de quartier dans les zones populaires, organisations caritatives comme les Restos du Cœur lancés par Coluche, mouvements antiracistes…
En savoir plus : Référence supplémentaire

BARTHELEMY, Martine, Associations : un nouvel âge de la participation ?, Paris, Presses de sciences po, 2000.

Beaucoup sont des organisations non gouvernementales (ONG), dont la définition n’est en rien stabilisée (d’où la difficulté à les dénombrer avec précision) et qui connaissent par ailleurs des dénominations parallèles comme associations de solidarité internationale (ASI), associations ou organisations transnationales (ATN, OTN), organisations de solidarité internationale (OSI), etc.. Certaines ONG se qualifient plutôt d’organisations internationales non gouvernementales (OING) pour marquer la dimension internationale de leur action et indépendante de l’État dans la mesure où parfois, celui-ci suscite la création d'organisations qui n’ont d’ONG que le nom.
En savoir plus : Repères chronologiques

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Le terme est entré en vigueur en 1945 avec de l'article 71 du chapitre 10 de la Charte des Nations unies qui donne un statut consultatif auprès du Conseil économique et social à des organisations qui ne sont ni les gouvernements ni les États membres. Elles sont une quarantaine en 1946 et plus de 3700 aujourd’hui, leur nombre ayant triplé entre 1990 et 2000, puis doublé entre 2000 et 2010. Au niveau européen, c’est en 1978 que le Comité de liaison des ONG de développement auprès de l’Union européenne (CLONGD-UE) regroupe près d’un millier d’ONG européennes engagées dans la coopération, l’aide au développement, l’humanitaire et la solidarité internationale. Pour la « Convention européenne sur la reconnaissance de la personnalité juridique des organisations internationales non gouvernementales » (convention 124) du Conseil de l’Europe élaborée en 1986, une ONG doit « avoir un but non lucratif d’utilité internationale ».

Df.Dans Les ONG (La Découverte, 2004, p. 28-30), Philippe Ryfman dégage cinq caractéristiques pour qualifier une association d’ONG :
  • La notion d’association (soit le regroupement de personnes privées).
  • La forme juridique d’association à but non lucratif.
  • Le fait d’être un espace autonome face à l’État ou des puissances privées (entreprises, Églises, groupes criminels…).
  • « La référence à des valeurs impliquant, en même temps qu’un engagement librement consenti, la volonté affichée d’inscrire l’action associative dans une dimension citoyenne insérée dans un cadre démocratique » (p. 30) .
  • Le caractère transnational de l’action  menée dans un autre pays que le pays d’origine.

Ces ONG ont connu une expansion considérable en trois temps : après les deux guerres mondiales (pour porter assistance aux victimes), au cours du mouvement de décolonisation (pour le développement des pays alors qualifiés du Tiers-Monde) et depuis la fin de la guerre froide, durant les années 1990, qui sont aussi celles de leur extension planétaire. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les ONG issues de pays occidentaux étaient au nombre de 1600 en 1980. Dix ans plus tard, elles sont plus de 4 500. Leur nombre aurait centuplé au cours du XXème siècle.



Rq.La diffusion d’un mouvement social au-delà du groupe social et/ou de la revendication initiale, dans un cadre national voire international est un cas d’école autant espéré par les contestataires que redouté par les pouvoirs publics craignant l’effet boule de neige, que la protestation ne fasse tache d’huile, comme ce fut le cas du « Printemps des peuples » des années 1848-1850, des mouvements insurrectionnels de 1919-20 ou de 1947, des révoltes juvéniles des années 1968 ou encore des révolutions de velours entraînant l’effondrement du bloc de l’est dans les années 1990.

Avec le développement des ONG évoqué précédemment et l’organisation, à compter des années 1980, de grands événements de solidarité notamment contre la famine en Afrique ou contre l’apartheid, conduisent des internationalistes à parler d’un nouveau répertoire, transnational, d’action collective (Robin Cohen and Shirin M. Rai ed., Global social movements, London, the Athlone Press, 2000). Bien que l’hypothèse soit discutée, il n’en demeure pas moins que l’on assiste de façon croissante à des initiatives de coordination des protestations à l’échelle européenne comme « globale ».

Rq.Ainsi parle-t-on d’« eurogrèves » (ou d’« euromanifestations ») depuis celles déclenchées en mars 1997 contre la fermeture de l’usine Renault de Vilvorde, puis le 9 juin de la même année par les syndicats français, allemands, espagnols et portugais du secteur du transport routier contre un règlement communautaire fixant une durée hebdomadaire de conduite à 56 heures ou encore le 23 novembre 1998 par les cheminots européens pour protester contre la libéralisation du rail avec des grèves sans précédent suivies en France, en Belgique, en Grèce, au Portugal, au Luxembourg, en Espagne et en Italie.
En savoir plus : Référence supplémentaire

Eric Lagneau, Pierre Lefébure, « Le moment Vilvorde : action protestataire et espace public européen » in Richard Balme, Didier Chabanet, Vincent Wright, dir., L'Action collective en Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2002, pp. 495-529.

L’illustration la plus éclatante de ce processus à l’échelle mondiale est constituée par l’émergence puis le développement de l’altermondialisme qui a trouvé dans la protestation du sommet de l'OMC à Seattle en décembre 1999 sa date fondatrice. Les mobilisations contre la mondialisation néolibérale se développent dès lors au rythme régulier des manifestations, campagnes ou contre-sommets depuis la première édition du Forum social mondial de Porto Alegre en janvier 2001 et ses déclinaisons continentales, notamment européenne (à Florence en novembre 2002, à Paris en 2003, à Londres en 2004, à Athènes en 2006, etc.).

Rq.Souvent présenté sur le mode exclusif soit de la radicale nouveauté, soit de la radicale continuité, c'est-à-dire comme la poursuite (avec toutefois un changement d'échelle) de la recomposition des champs militants nationaux marquée depuis les années 1990, dans plusieurs pays, par un renouveau de la critique sociale, l’altermondialisme apparaît en réalité comme l'une et l'autre. Car si l'on exclut les quelques organisations ad hoc, créées en fin de millénaire pour précisément dénoncer les effets de la mondialisation économique et financière telles Attac, force est en effet de constater que le dit mouvement au singulier est composé de groupes les plus divers, tant du point de vue de leurs modes de structuration (syndicats, associations, observatoires ou clubs intellectuels et ONG) que de leurs causes, qui lui sont très largement antérieurs.

On peut ainsi repérer en Europe six familles de mouvements diversement investies au cours de l’année 2003, particulièrement riche sur ce continent d’épisodes protestataires :
  • les syndicats (traditionnels ou nouveaux comme les SUD, la Confédération paysanne, Jobs with Justice) ;
  • les mouvements de « sans » (sans emploi, sans toit, etc.) ;
  • les groupes de la gauche radicale ;
  • les écologistes et mouvements de protection de l'environnement qui sont fortement mobilisés au moins depuis le sommet de la terre de Rio de Janeiro en 1992, sur des sujets divers : lutte contre les déforestations, l'effet de serre, les déchets toxiques, les OGM, en faveur de l'accès à l'eau... Aux côtés des grandes associations comme Greenpeace et Les Amis de la terre, se développent des franges plus radicales, notamment les ecowarriors, du type de Reclaim the streets, créé en 1995 par des militants écologistes britanniques en rupture de ban avec les deux précédentes ;
  • les associations humanitaires et de développement, comme Solagral ou Oxfam, d'origine anglaise, aujourd'hui présente dans 120 pays avec un budget de 334 millions de dollars. Sa charte, adoptée en 2000, entend lutter contre « la nouvelle orthodoxie économique » aux côtés d'un « nouveau mouvement social », notamment pour la souveraineté alimentaire, l'accès aux médicaments et l'annulation de la dette du tiers-monde. Ce dernier thème suscite d'ailleurs l'un des réseaux transnationaux les plus actifs : Jubilee 2000, fondé en 1995 en Grande-Bretagne, puis Jubilee South en 1999 ;
  • les groupes de défense des droits de l'homme et de la femme, comme l'association d'origine nord-américaine Human rights watch ou la FIDH (Fédération internationale des droits de l'homme) qui commence à s'inquiéter des atteintes aux droits sociaux dont se rendent coupables des firmes multinationales à partir de 1996 et finit par rejoindre en 2000 le camp des promoteurs d'une réforme des institutions financières. Amnesty international se transforme à son tour lors d'une réunion tenue à Dakar le 25 août 2001, quand elle décide d'élargir son champ d'intervention à la défense des droits sociaux et économiques et non plus seulement civils et politiques. De ce fait, elle devient l'observateur critique des conséquences des politiques définies par les institutions internationales et des pratiques des multinationales, sur la base d'une incrimination des effets de la mondialisation néolibérale. Toutes dénoncent depuis la « criminalisation de la protestation sociale » et s'érigent en observateurs de la liberté d'expression par les forces de l'ordre au cours des mobilisations antiglobalisation.

Sur le continent nord-américain, il faudrait ajouter à ces groupes l'activisme anti-commercial, très vivace depuis les luttes étudiantes contre les sweatshops (les ateliers de la sueur) et les campagnes contre les marques Nike, Royal Dutch-Shell et Mac Donald's, qui a introduit de nouvelles formes d’action comme l’« achat sélectif » ou le « cassage de pub ». Ils sont partout rejoints par le mouvement pacifiste qui a resurgi avec les guerres du Golfe. Le mouvement apparaît de la sorte comme un millefeuille associant des générations et des traditions militantes différentes en réveil et/ou en voie de radicalisation.
En savoir plus : Compléments

Pour une représentation graphique de cette galaxie, voir Isabelle Sommier, Le renouveau des mouvements contestataires à l'heure de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2003, p. 318-319, suivie d’une chronologie du mouvement.

Sur, notamment, le profil sociologique des participants au 2ème Forum social européen de novembre 2003, voir Eric Agrikoliansky et Isabelle Sommier (sous la direction de), Radiographie du mouvement altermondialiste, Paris, La Dispute, 2005.

Sur le Forum social mondial de février 2011 à Dakar : Johanna Siméant, Marie-Emmanuelle Pommerolle et Isabelle Sommier (dir.), Observing Protest from a Place: the World Social Forum in Dakar (2011), Amsterdam University Press, 2015.


Tandis que le mouvement altermondialiste se routinisait et se transformait, pour le dire vite, en rencontres entre bailleurs de fonds (selon un processus d'ONGisation), une autre vague contestataire à dimension transnationale voit le jour en Occident dans la vague initiée par les Printemps arabes à compter de décembre 2010, et dans un contexte socio-économique pesant suite à la crise des subprimes de 2008 : le mouvement des Indignés.
Le « mouvement des Indignés » naît à Madrid au printemps 2011 et essaime rapidement. Le 15 mai 2011, à l'appel du site Internet du collectif Democracia real Ya (Démocratie réelle maintenant), des milliers de manifestants défilent dans 58 villes d'Espagne sous les banderoles, notamment, de « Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiques et des banquiers », « Ils ne nous représentent pas ». À Madrid, ils sont 50 000 à descendre dans la rue. Le soir venu, 200 d'entre eux refusent de se séparer et établissent le premier campement, à la Puerta del Sol – il sera levé en juin 2011. Le mouvement est bientôt surnommé « 15-M ».
À partir de juin, dans le sillage des Indignados espagnols de la Puerta del Sol, le mouvement anti-austérité des Aganaktismeni ( « en colère » en grec) qui a débuté le 5 mai, occupe la place Syntagma à Athènes. Le 6 août, à l'appel du jeune cinéaste Dafni Leef, plus de 300?000 personnes, étudiants, retraités, salariés s'élevant depuis le 14 juillet contre les loyers élevés et la vie chère, font de même sur le boulevard Rothschild à Tel-Aviv. L'occupation de Zuccotti Square, à proximité de Wall Street, à Manhattan, le 17 septembre 2011, marque le début du mouvement Occupy Wall Street, etc. Et le 15 octobre a lieu la première journée mondiale des Indignés ou « journée mondiale de la colère » avec des manifestations coordonnées dans un millier de villes d'une petite centaine de pays. En France en revanche, en dépit de quelques manifestations et campements éphémères, notamment à partir du 4 novembre à la Grande arche de la Défense, le mouvement ne prend pas, ou alors en différé, 5 ans plus tard, dans le cadre de la protestation contre la loi travail dite loi El Khomri de 2016.

Rq.L'expérience de Nuit debout (ND), avec ses AG quotidiennes et commissions multiples, dit s'inspirer des Indignés espagnols et d'Occupy Wall Street. Elle débute place de la République le 31 mars 2016, dans le cadre de la mobilisation contre la loi Travail et essaime y compris hors de l'Hexagone (principalement en Belgique et dans la péninsule ibérique) ; on compte plus de 80 ND mi-avril avant de s'effilocher au fil de l'été.

Comme pour le mouvement altermondialiste dénommé « antimondialisation » à ses débuts par les médias, ce sont ces derniers qui baptisent le mouvement d'Indignés, en référence à la courte brochure d'une trentaine de pages, Indignez-vous !, du Résistant et diplomate Stéphane Hessel (1971-2013). Ce manifeste, traduit en 34 langues, s'écoule à plus de 4 millions d'exemplaires et fut un véritable bestseller en Espagne. La dynamique entre les deux mouvements est assez proche, et la filiation se retrouve dans les slogans : « Otro mundo es posible », « Democracia real ya » des Espagnols, « Nous sommes les 99 % » de Occupy Wall Street, qui aurait été inventé par l'anthropologue anarchiste David Graeber (1961-2020), « Ils ne nous représentent pas » qui marque la défiance à l'égard de l'ensemble des instances traditionnelles de représentation, partis politiques et syndicats.
Pour plusieurs chercheurs, un fil relie les printemps arabes, les Indignés, le mouvement turc d'occupation de la place Taksim à Istanbul en 2013, à l'origine contre la destruction du parc Gezi, dans le cadre d'un projet d'aménagement urbain, ou encore l'occupation des lieux par les zadistes et Nuit debout, au point de constituer un nouveau cycle protestataire de relocalisation de la politique. « Mouvements citoyens », « les mouvements des places » ou « mouvements d'occupation », tels que les définissent Stéphanie Dechézelles et Maurice Olive, se caractérisent par la réunion au sein d'espaces estimés stratégiques d'un public hétérogène avec un fonctionnement horizontal construit en dehors des formes instituées de la représentation, et fonctionnant à l'autogestion et la démocratie directe.
En savoir plus :  Pour aller plus loin

Stéphanie Dechézelles et Maurice Olive, « Les mouvements d'occupation : agir, protester, critiquer », Politix, vol. 117, n° 1, 2017, p. 7-34.

Section 2 : La désinstitutionalisation du conflit


Cette distance vis-à-vis de la politique instituée témoignant d'une profonde insatisfaction à l'égard du fonctionnement de la démocratie représentative, ainsi que l'investissement de l'espace public, vont se retrouver avec le mouvement des Gilets jaunes. Mais à côté de l'occupation des ronds-points transformés en lieu de socialisation et de sociabilité voire de politisation, leur répertoire d'action ajoute un phénomène que l'on a déjà vu lors de la protestation contre la loi travail dite loi El Khomri en 2016 : la dynamique émeutière que connaissent nombre de manifestations aujourd'hui – jusqu'à celles des pompiers en colère contre leurs conditions de travail qui, fin janvier 2020, s'affrontent violemment avec les forces de l'ordre. Ainsi semble-t-on assister à un processus inverse à celui, séculaire, qui avait commandé une pacification, voire une ritualisation du conflit à mesure de son institutionnalisation.

Rq.Le déclin de la violence dans les conflits du travail a été indissociable historiquement du processus d'institutionnalisation du conflit industriel par lequel les « organisations représentatives » de la classe ouvrière, reconnues légalement, participent à la création et au changement des règles du jeu. Ainsi que l'explique Ralph Dahrendorf, « institutionnaliser le conflit de classe, c'est sous-entendre sa pérennité » (dans Classes et conflits de classes dans la société industrielle, Mouton, 1972, p. 78) et le contrôler en permettant que soient réunies trois conditions :
  • l'organisation des groupes d'intérêts (en France avec les lois de 1884 sur les syndicats et de 1901 sur la liberté d'association) ;
  • la reconnaissance par les deux parties impliquées de la légitimité de la cause adverse – l'autre est un adversaire et non pas un ennemi ;
  • leur accord sur un certain nombre de règles du jeu qui fournissent le cadre de leurs relations et qui bornent les frontières du licite et de l'illicite.



Comme le dit le sociologue Pierre Blavier qui a conduit une enquête monographique quasi quotidienne entre le 17 novembre 2018 et le 15 janvier 2019 sur plusieurs ronds-points d'un département situé dans ce que d'aucuns appelleraient la « diagonale du vide » du centre de la France, « force est de constater qu'en une quinzaine de jours, c'est-à-dire du début de la mobilisation le samedi 17 novembre jusqu'au retrait de la taxe sur les carburants le mardi 4 décembre 2018, les Gilets jaunes ont fait reculer le gouvernement. Une telle efficacité politique, de la part d'une population caractérisée avant tout par son sentiment d'incompétence politique et son manque présumé de ressources, a de quoi interroger, et faire pâlir n'importe quel « black bloc » ou syndicat protestataire, surtout après l'échec des manifestations contre les réformes des retraites (2010 et 2012) ou du Code du travail (2016) » (p. 7).

Le mouvement des Gilets jaunes est initié à l'automne 2018 sur les réseaux sociaux par des groupes d'automobilistes en colère contre la hausse du prix des carburants avec la « taxe carbone », et à travers elle, contre la baisse du pouvoir d'achat des classes moyennes inférieures et populaires et ce qui est ressenti comme un « matraquage fiscal ». Il prend rapidement de l'ampleur sur la toile et se manifeste physiquement pour la première fois le samedi 17 novembre 2018 (l' « acte I ») avec près de 287 000 « Gilets jaunes » sur les ronds-points ou bloquant des axes routiers ou des péages d'autoroute – le ministère de l'Intérieur recense 3000 sites occupés. De leur côté, les manifestations, le plus souvent non-déclarées, connaissent des affrontements parfois très violents avec les forces de l'ordre, ainsi que de nombreuses dégradations de mobilier urbain et de pillages de magasins, notamment à Lyon, Bordeaux, Montpellier, Rouen, Toulouse mais surtout Paris où elles se déroulent dans le périmètre à haut risque et généralement interdit de défilé des Champs-Elysées. Le mouvement s'étiole après « l'acte XVIII » du 16 mars 2019 au cours duquel le restaurant Le Fouquet's est vandalisé.

Rq.De novembre 2018 à fin juin 2019, le ministère recense 3160 condamnations : en plus des 1 000 emprisonnements (31,6 %), 1 240 peines avec sursis (39,2 %), 920 peines alternatives (29 %). Parmi les GJ blessés, d'après l'inspection générale de la police nationale (IGPN), 450 l'ont été gravement par des tirs de lanceurs de balles de défense (LBD) ou de grenades.

Inouï et de ce fait surprenant, tous les observateurs, des médias aux politiques en passant par les chercheurs y compris spécialistes de l'action collective, le mouvement des Gilets jaunes l'a été à plusieurs titres :
  • par le profil des participants : à la différence des précédents qui mobilisaient essentiellement des CSP + à fort capital scolaire, il a mis en mouvement des catégories peu diplômées, populaires et moyennes inférieures (les « petits-moyens » : ouvriers, employés, petits artisans ayant pour beaucoup un travail pénible) et jusque-là invisibilisées de l'espace politique et médiatique ;
  • car bien que dépourvu de représentation et de relais politiques à la fois par choix et par nécessité (voir leçon 8), il a duré de longs mois. Les GJ mêlent primo-mobilisés et anciens militants qui s'étaient pour une grande partie retirée de la vie civique. Ils refusent et rejettent durablement les corps intermédiaires et plus généralement tous ceux prétendant parler « au nom de » ;
  • bien que parti sur une revendication unique et catégorielle qui pour certains rappelle le mouvement des Bonnets rouges, il est parvenu à élargir ses revendications jusqu'à associer deux thématiques centrales du débat démocratique des sociétés contemporaines : la justice sociale et la question démocratique avec en particulier le référendum d'initiative citoyenne (RIC). Les différentes « assemblées des assemblées » organisées à Commercy en janvier 2019, à Saint-Nazaire en avril 2019 et à Montceau-les-Mines en juin 2019 sont exemplaires de cette dynamique d'élargissement des thématiques, mais aussi du processus de politisation qui s'opère dans l'action. Au cours de ces rassemblements nationaux des éléments certes les plus politisés, des thèmes structurants de la gauche radicale sont abordés : la critique du système représentatif institutionnel au profit d'une organisation sous forme d'assemblée, la nécessité de relocaliser les circuits de consommation et de production ou la constitution d'espaces de solidarité autonomes et locaux.

Rq.Emmanuel Todd, à l'appui de cartes élaborées au fil des mois par Geoffrey Pion, montre à la fois la dispersion de la contestation sur le territoire et sa mobilité entre novembre 2018 et mars 2019. Elle commence par prendre en quelque sorte en tenaille la région parisienne par l'ouest et surtout le sud, avant de s'étendre par vagues dans l'espace national, pour finir par se cristalliser en intensité dans le Sud-Ouest avec les pôles de manifestation que deviennent Toulouse et Bordeaux. Seuls deux espaces échappent selon lui à ce processus de diffusion : la Bretagne et les banlieues. Voir Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France au XXIème siècle, Paris, Seuil, 2020, p. 211.

Le mouvement des Gilets jaunes a mis en lumière crue les fractures traversant notre société et étudiées dans ce cours :
  • la fracture socio-économique puisqu'il s'agit de personnes actives mais dont le travail n'assure pas une vie décente (sur la précarisation au et par le travail, voir leçon 4), d'où le sentiment d'injustice et de déclassement social ;
  • la fracture territoriale : si les GJ se trouvent sur l'ensemble du pays, ils sont surreprésentés dans la « diagonale du vide » des Ardennes aux Hautes-Pyrénées, et fortement dépendants de la voiture, et se sentent abandonnés notamment du fait de la disparition des services publics de proximité ;
    Rq.Comme hier avec les Bonnets rouges, l'un des ressorts de la mobilisation des GJ tient à la question de la mobilité et de l'inégalité d'accès aux services publics. En moyenne, on compte en France métropolitaine 72 fonctionnaires pour 1 000 habitants, mais il y a par exemple une différence de 50 % entre la région PACA et celle du Grand Est et selon l'Insee, le temps de trajet pour accéder aux services publics et aux commerces peut être multiplié par deux ou trois en 2016.
  • la fracture politique : ils n'attendent rien du champ politique dont ils sont durablement éloignés pour beaucoup et lorsqu'ils participent, c'est par une extrême volatilité électorale : en dehors des abstentionnistes, ils se sont partagés au premier tour des présidentielles de 2017 entre vote Rassemblement national et France insoumise. En revanche, très clairement, ils ne se reconnaissent pas dans le pouvoir en place (4 % seulement ont voté Emmanuel Macron) ;
  • la fracture morale et symbolique : déjà totalement désenchantées vis-à-vis du personnel politique et des partis, ces personnes se sont senties humiliées par la succession de propos méprisants, depuis les « sans dents » dont François Hollande aurait affublés les pauvres, aux multiples petites phrases d'Emmanuel Macron, parlant des « alcooliques » dans le nord, des « femmes illettrées » dans l'ouest, « des gens qui ne sont rien », etc.

Avec le Covid, la fracture va également devenir sanitaire.
En savoir plus : Compléments

Les GJ ont fait l'objet de nombreuses études très différentes, de type ethnographique, sociologique ou statistique. Parmi elles :
  • Pierre Blavier, Gilets jaunes. La révolte des budgets contraints, Paris, PUF, 2021.
  • Collectif d'enquête, « Enquêter in situ par questionnaire sur une mobilisation. Une étude sur les gilets jaunes », Revue française de science politique, vol. 69, n° 5-6, 2019, pp. 869-892.
  • Une enquête d'opinion réalisée entre le 14 décembre 2018 et le 8 janvier 2019 par Elabe, en partenariat avec l'Institut Montaigne, publiée sur le site de ce dernier le 20 mars 2019 : « Les Gilets jaunes : sociologie d'un mouvement hors norme », Note n° 2 de l'IFOP de février 2019.

Le premier confinement décidé le 17 mars 2020 interrompt brutalement une nouvelle mobilisation contre la réforme des retraites qui a débuté le 5 décembre 2019. D'une ampleur inédite depuis celles de 1995 et 2010, elle touche particulièrement les transports (RATP et SNCF), l'université et le secteur hospitalier – deux services publics fragilisés depuis des années – tandis que les braises du mouvement des GJ ne sont pas éteintes.

À peine sorti du confinement, le pays connait également l'onde de choc provoqué par les images de la mort de George Floyd asphyxié par des policiers américains avec, en juin 2020, d'importantes manifestations spontanées dans les quartiers, organisées dans la capitale par le Comité Adama Traoré, qui va mettre sur le devant de la scène médiatique et politique le problème des violences policières. Lesquelles le sont à nouveau à la fin de l'année dans l'opposition au texte de loi dite « sécurité globale », en période de deuxième confinement. Après le troisième, du 3 avril au 3 mai 2021, c'est le vote de la loi sur le pass sanitaire au cours de l'été puis celui sur le pass vaccinal en janvier 2022 qui booste le nouveau mouvement des antivax.

En six mois, sa radicalisation est patente comme en témoigne l'élévation des niveaux de violence qui l'accompagnent, de la violence verbale à la violence physique, et, au sein de cette dernière, des violences contre les biens aux intrusions ou vandalisme contre les domiciles ou véhicules des élus jusqu'à leurs agressions physiques. Selon le ministère de l'Intérieur, une vingtaine de centres de dépistage ou de vaccination ont fait l'objet de dégradations entre la mi-juillet et la mi-août 2021. Les tags de revendication évoquent la résistance, comme des croix de Lorraine ou les slogans « Vaccin = génocide », « 1940 », mais aussi le soulèvement citoyen : « contre nous de la tyrannie », « formez vos bataillons », etc. À l'automne, les manifestations contre le pass sanitaire sont l'occasion d'affrontements suscités le plus souvent par les activistes d'extrême droite, en particulier après l'arrivée dans la campagne présidentielle du polémiste Éric Zemmour. Déjà insultés et menacés, les élus voient leur permanence voire leur habitation ciblées, et les agressions physiques à leur encontre se multiplient, suivant un mouvement continu de hausse depuis plusieurs années, même si la saillance nouvelle de la question, devenue un problème public, peut conduire à penser que les victimes sont désormais plus portées à dénoncer les faits qu'auparavant.

Rq.
  • 2018 : 361 agressions d'élus d'après le ministère de l'Intérieur.
  • 2019 : d'après une enquête de victimisation du Sénat auprès des maires portant sur 10 % d'entre eux, il y aurait eu 543 agressions.
  • 2020 : d'après une enquête de l'Association des maires de France (AMF), 505 agressions sur maires ou adjoints et 60 sur des parlementaires. D'après le ministère, 464 agressions sur maires ou adjoints et 58 parlementaires, soit + 23 % par rapport à 2019.
  • 2021 : 605 agressions sur maires ou adjoints et 162 sur parlementaires, toujours d'après le ministère, soit + 47 % par rapport à 2020. Il compte un total de 1 186 faits d'injures, de menaces et d'agressions.
  • Au 15 janvier 2022, 60 élus seraient menacés, dans 3 cas sur 4 par des opposants à la politique sanitaire du gouvernement. À cette date, 300 plaintes ont été déposées et une quinzaine d'interpellations réalisées depuis juillet 2021.

On trouve dans la protestation antivax des thématiques et carburants proches de ceux des GJ, comme une moindre confiance vis-à-vis des institutions et du bon fonctionnement démocratique, un même sentiment de mépris de la part d'une « caste » éloignée des préoccupations des petites gens, renforcé par les propos d'Emmanuel Macron de janvier 2022 à leur égard, une même dénonciation d'une dérive liberticide. Quelques études montrent des rapprochements sociologiques. D'après une enquête Fondapol – Fondation Jean Jaurès sur l'opinion à l'égard des édiles de l'Assemblée nationale sortie en novembre 2021, les antivax se disent à plus de 70 % proches des GJ. Les uns et les autres ont une confiance moindre dans les institutions :
  • 30 % de confiance seulement chez les GJ,
  • 26 % chez les antivax,
  • contre 44 % pour l'ensemble des sondés.
Ils approuvent plus que les autres les violences contre les députés :
  • 27 % des GJ les approuvent,
  • 17 % des antivax contre 13 % des 4 512 de l'ensemble des personnes interrogées.
Ils ont en commun leur éloignement vis-à-vis de l'offre politique mais, lorsqu'ils votent, de se porter aux deux extrémités de l'échiquier, un capital scolaire faible et d'appartenir aux CSP populaires, bien que chez les antivax existe aussi un tout autre profil, minoritaire toutefois, de néo-ruraux d'humeur alternative.
En savoir plus : Assemblée nationale and CSA, 2021

Sy.La vivacité de la société civile et l'importance des mobilisations conduisent des spécialistes de l'action collective à parler de l'émergence d'une « société de mouvements sociaux » (par exemple David S. Meyer et Sidney Tarrow, eds., The Social Movement Society : Contentious Politics for a New Century. Lanham, MD : Rowman & Littlefield, 1998). D'autres sont plus pessimistes qui relèvent une profonde crise démocratique aux conséquences potentiellement mortifères comme la montée du populisme. De l'ensemble des contestations envisagées dans cette leçon, seule l'expérience des Indignés espagnols a contribué à susciter un nouveau parti, Podemos, fondé en janvier 2014 qui a formé en novembre 2019 un gouvernement de coalition avec le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol).
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