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Grands problèmes contemporains

Ecole et mobilité sociale

Le dernier quart du XXème siècle a vu des écarts croissants se creuser entre les générations nées avant 1955 et celles venues au monde après 1955, au point que, pour la première fois en temps de paix, la situation de la génération suivante est plus difficile que celle de ses parents, ce qui est tout à fait inédit et particulièrement douloureusement ressenti. Les jeunes sont, plus que les autres, touchés par les difficultés d’accès à un emploi et à un logement, ils sont aussi davantage soumis à la précarisation du travail. Et ce malgré un niveau de qualification très supérieur à leurs aînés. Au sentiment d’un ascenseur social désormais en panne s’ajoute ainsi un désenchantement à l’égard de l’école républicaine qui semble ne plus (ou très mal) jouer son rôle intégrateur.


Dans Le Destin des générations paru en 2002 aux PUF, le sociologue Louis Chauvel fut le premier à pointer du doigt une fracture majeure de la société française, désormais supérieure à ses yeux à celle entre les classes sociales : la fracture générationnelle. Le dernier quart du XXème siècle a en effet vu des écarts croissants se creuser entre les générations nées avant 1955 (ceux que Chauvel appelle les « insiders », car bien intégrés) et celles venues au monde après 1955 (les « outsiders »), au point que, pour la première fois en temps de paix, la situation de la génération suivante est plus difficile que celle de ses parents, ce qui est tout à fait inédit et particulièrement douloureusement ressenti. Les jeunes sont, plus que les autres, touchés par les difficultés d’accès à un emploi et à un logement, ils sont aussi davantage soumis à la précarisation du travail. Et ce malgré un niveau de qualification très supérieur à leurs aînés. Au sentiment d’un ascenseur social désormais en panne s’ajoute ainsi un désenchantement à l’égard de l’école républicaine qui semble ne plus (ou très mal) jouer son rôle intégrateur.

Section 1. L’école, un creuset républicain en crise


L’école occupe une place centrale dans l’idéologie républicaine française : elle est censée résoudre les inégalités liées à la naissance. Mais cette croyance en une promotion par l’école va être fortement ébranlée à partir de la fin des années 1960 (juste avant Mai 1968). La revue Population, dès 1963, montre que les réussites scolaires vont de pair avec les origines sociales et qu’à réussite égale, les orientations divergent. En 1964, avec la publication des Héritiers aux éditions de Minuit, de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, les étudiants, mais aussi le grand public cultivé découvrent que, malgré l’école unique, un fils d’ouvrier avait, en 1962, 1,6 chance sur 100 d’accéder à l’université, tandis qu’un fils de cadre supérieur en avait 58,5. Dit autrement : un enfant de cadre a 40 fois plus de chances de devenir étudiant qu’un enfant d’ouvrier. En 1970, un autre livre des mêmes auteurs, La Reproduction (éditions de Minuit), achève ce processus de démythification. La France est aujourd’hui l’un des pays où le milieu social exerce la plus grande influence sur le niveau scolaire des élèves, ainsi que le souligne régulièrement l'enquête Pisa. Ce qui soulève une question très sensible : a-t-on assisté à une démocratisation ou simplement une massification scolaire ?

Rq.L'enquête Pisa (Program for International Student Assessment ou programme international pour le suivi des acquis des élèves) de l'OCDE évalue tous les 3 ans le niveau des élèves de 15 ans dans plus de 70 pays (langue maternelle, mathématiques, sciences). La dernière enquête de 2018 place la France entre le 20e et le 26e rang des 79 pays. Dans l'OCDE, « le niveau à l'écrit des 10 % d'élèves des familles les plus riches équivaut à une avance de trois années scolaires environ par rapport aux 10 % d'élèves les plus pauvres ». En France mais aussi en Allemagne, cet écart atteint quatre années. Les résultats montrent par ailleurs que la France favorise la réussite d'une élite, celle des enfants qui réussissent le mieux tandis qu'elle est de moins en moins capable de faire réussir les enfants les moins privilégiés. L'étude met en relief une différence de 107 points entre les élèves issus d'un milieu favorisé et ceux issus d'un milieu défavorisé, nettement supérieure à celle observée en moyenne dans les pays de l'OCDE (88 points). Environ 20 % des élèves favorisés, mais seulement 2 % des élèves défavorisés, sont parmi les élèves très performants en compréhension de l'écrit en France et un élève défavorisé n'a qu'une chance sur six de fréquenter le même lycée qu'un élève très performant. Les élèves français se distinguent aussi par le manque de coopération et se disent peu soutenus par leurs enseignants.


Pour soutenir la modernisation économique et faire face au baby-boom de l'après-guerre, s'ouvre à compter des années 1960 le grand chantier de l'enseignement, avec plusieurs grandes réformes.

Chronologie des politiques éducatives en faveur de la massification scolaire :
  • 1959 : réforme Berthoin portant l'obligation scolaire à 16 ans (contre 13 ans auparavant) et réorganisation du second degré avec la création des CEG (collèges d'enseignement général).
  • 1963 : réforme Fouchet créant les CES (collèges d'enseignement secondaire) pour unifier les enseignements du premier cycle du secondaire.
  • 1965 : création du baccalauréat technologique (premiers diplômés en 1969) et de nouvelles séries de baccalauréat général (A, B, C, D, E).
  • 1966 : création des filières supérieures courtes avec les Instituts universitaires de technologie (IUT) pour former des techniciens avec Bac +2.
  • 1967 : création des Brevets d'études professionnelles (BEP) préparés en 2 ans à l'issue de la 3ème.
  • 1975 : réforme Haby, création du collège unique qui unifie les CES et les CEG et supprime les filières et classes de transition en classes de 6ème et de 5ème.
  • 1982 : mise en place des Zones d'éducation prioritaire (ZEP).
  • 1985 : objectif « 80 % d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat en 2000 » et création des baccalauréats professionnels (premiers diplômés en 1987).
  • 1987 : réforme de l'apprentissage avec le BEP, bac pro et BTS.
  • 1994 : nouvelles séries de baccalauréat général et technologique.
La massification scolaire est un fait qui se traduit d'abord par l'explosion des effectifs scolaires : on compte 6,4 millions d'élèves et étudiants à la rentrée scolaire de 1948, 13,3 millions à partir de 1978. De 1985 à 1995 le taux d'accès au baccalauréat a plus que doublé : en France métropolitaine, 29 % d'une génération obtenait le baccalauréat en 1985, 62 % dix ans plus tard (Portrait social de la France 2010). La comparaison sur vingt ans (1962-1987) fait notamment apparaître que pour les plus de 25 ans actifs, la part des sans diplômes et des titulaires du CEP (certificat d'études primaires) a chuté de 80 à 40 %. Inversement, celle des niveaux bac et + est passée de 10 % à 30 % pour les femmes et 25 % pour les hommes – même si la part la plus forte de l'accroissement des diplômes est composée par les diplômes techniques (de 10 à 40 %). Ainsi, en 1921, la répartition des diplômés s'établissait comme suit : 80 % du primaire, 14 % de niveau intermédiaire et 6 % du niveau secondaire et supérieur. En 1999, les chiffres sont respectivement de 8 %, 54 % et 38 %. Entre 1982 et 2007, la proportion de personnes de plus de 16 ans sorties du système scolaire avec au moins le niveau Bac ou brevet professionnel a doublé, passant de 16 % à 37 %, grâce à la fois au collège unique (1975) et à la création de nouveaux baccalauréats (baccalauréat technologique en 1965 et baccalauréats professionnels en 1985) ainsi que de filières supérieures courtes (1966 : création des instituts universitaires de technologie (IUT)).

Évolution des niveaux de diplômes au cours des vingt-cinq dernières années

Évolution des niveaux de diplômes au cours des vingt-cinq dernières années


Cette massification a connu plusieurs phases :
  • la première dans ces années 60 : en 1950, 5 % d'une classe d'âge allait au bac ; 16,1 % en 1969 ;
  • dans la seconde moitié des années 1980 avec le lancement en 1985 par Jean-Pierre Chevènement de l'objectif des 80 % d'une génération au niveau bac, quand le taux de bacheliers n'était que de 29 %, il atteint 63 % dix ans plus tard en 1995). On compte 1 million d'étudiants en 1980, 2 millions en 2000 ;
  • dans les années 2000 : 71,5 % d'une classe d'âge arrive au bac en 2011 ; 78,6 % en 2016. Mais l'explosion concerne surtout l'enseignement supérieur. Entre 2010 et 2020, les effectifs de l'enseignement supérieur ont progressé de près de 500 000, une hausse supérieure à 20 %, selon le ministère de l'Éducation nationale. Au total, entre 1960 et 2020, la population étudiante est passée de 300 000 à 2,8 millions (x 9). En 35 ans, l'éducation nationale a vécu un bouleversement : les non-bacheliers qui représentaient les 7/10 d'une classe d'âge au milieu des années 1980, n'en constituent plus seulement que les 2/10 aujourd'hui (Fourquet 2021).

Sy.On a donc bien une démocratisation quantitative : le nombre de bacheliers a été multiplié par 17,7 entre 1951 et 2011 où le taux d’accès au baccalauréat s’établit à 71,6 %. Mais aussi une « démocratisation qualitative » au sens où ces politiques ont permis de rendre la réussite scolaire moins dépendante de l’origine sociale et du sexe. Ainsi, les taux de réussite au baccalauréat selon l’origine sociale des parents se sont rapprochés et celui des filles a peu à peu dépassé celui des garçons. Sur ce point toutefois il y a débat entre les spécialistes.

La diffusion de l’accès aux études correspond en fait, selon Pierre Merle, à une « démocratisation ségrégative » (La ségrégation scolaire, La Découverte, Repères, 2012). Ici comme partout, la moyenne dissimule des phénomènes divergents : Pierre Merle note ainsi que l’accès au bac des enfants d’origine populaire s’est essentiellement réalisé grâce à la diffusion des bac pro et technologiques dans lesquels les enfants d’ouvriers sont sur–représentés ; ainsi deux jeunes sur trois ne sont pas titulaires du baccalauréat général. Pour lui, la « ségrégation scolaire » est un processus de séparation des individus – choisie pour certains, subie pour d’autres – qui revêt quatre dimensions analysées dans le premier chapitre de l’ouvrage :
  • le sexe,
  • l’origine ethnique,
  • les compétences scolaires (la « ségrégation académique » : inter-établissements quand le niveau de compétences varie selon les établissements ; doublée d’une ségrégation intra-établissement avec le jeu des options ou sections permettant de constituer des classes de niveaux différents et d’une ségrégation inter-secteurs avec la séparation privé / public)
  • l’origine sociale qui renvoie aux 3 ségrégations académiques. 

Pour Pierre Merle, trois politiques scolaires des années 1980 - dont certaines se voulaient au contraire lutter contre les ségrégations - auraient eu à l’inverse un impact ségrégatif (on parlera alors d’effets pervers) :
  • l’éducation prioritaire : suivant la DEPP (direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance), l’organe d’études statistiques du ministère, en six ans, le taux d’élèves de 3ème de niveau faible dans les collèges RAR (réseau ambition réussite) est passé d’un quart à un tiers de l’effectif ;
  • la concurrence entre le privé et le public ;
  • l’assouplissement de la carte scolaire. En comparant l’évolution des recrutements du privé entre 2006, l’année précédant la décision d’assouplir, et 2010, il montre que la disparité sociale entre secteur public et secteur privé s’est accrue ces dernières années dans les principales villes françaises, en même temps que croissait la ségrégation interne au secteur public. La tendance est à une « ghettoïsation du privé par le haut ».
Le poids écrasant du lien école – milieu social des parents se fait ressortir dès les plus petites classes, avec des niveaux scolaires des élèves diffèrent en fonction de l'origine sociale (Duru-Bellat, Farges, van Zanten, 2018). Ces inégalités sociales de réussite s'accumulent au cours des carrières scolaires, sous l'effet de différents facteurs : la socialisation familiale (capital culturel, pratiques éducatives, taille de la fratrie, conditions de vie, etc.) influence les performances académiques, mais le contexte scolaire (composition de l'établissement, méthodes et contenus pédagogiques, climat des classes, etc.) a également un rôle dans la (re)production des inégalités de réussite.
Les résultats aux examens demeurent très liés à l'origine sociale des élèves. En 2016, comme les années précédentes, la quasi-totalité (97 %) des enfants issus d'un milieu social très favorisé a obtenu son diplôme national du brevet (DNB). A l'inverse, le taux de réussite est inférieur de 18 points (79 %) pour les élèves issus de milieu défavorisé. En 2002, alors que neuf enfants d'enseignants sur dix sont bacheliers, ce n'est le cas que de quatre enfants d'ouvriers non-qualifiés. 4 % des enfants de diplômés du supérieur ont un diplôme de niveau bac + 5 ou plus contre seulement 5 % de ceux dont les parents sont peu ou pas diplômés. Alors que près d'un quart des personnes dont les parents sont peu ou pas diplômés n'ont aucun diplôme, ce n'est le cas que de 4 % des enfants de diplômés du supérieur (données INSEE 2019). Aussi la chance d'avoir un diplôme de niveau bac+2 est-elle très variable d'une catégorie sociale à l'autre comme on peut de voir avec le tableau suivant : 74 % des cadres supérieurs disposent d'un titre scolaire supérieur à bac + 2, contre 3 % des ouvriers et 10 % des employés (données INSEE 2020). la promotion interne est peu fréquente : on ne compte quasiment pas de cadres sans diplôme (seuls 2 % ont au mieux le brevet des collèges).


La question de l'orientation est centrale dans ce processus avec des filières distinctes pour chacune des catégories sociales et cette ségrégation s'accentue au fil des études : à la rentrée 2018, 28,3 % des lycéens scolarisés en formations générale et technologique sont issus d'une catégorie sociale très favorisée, contre 6,8 % des lycéens scolarisés en formations professionnelles. Au fil de la scolarité, la part des enfants d'ouvriers se réduit tandis que celle des enfants de cadres s'accroît. La quasi-totalité des enfants vont au collège, quelles que soient leurs origines sociales. Ceux qui ne suivent pas la filière générale (moins de 3 % du total) sont à cet âge orientés en Section générale d'enseignement adapté (Segpa) : parmi eux, on trouve près de 40 % d'enfants d'ouvriers et 2 % d'enfants de cadres, soit vingt fois moins. Par la suite, les enfants d'ouvriers sont sur-représentés dans les filières professionnelles et techniques. Ils regroupent 34 % des élèves de CAP et des bacs pros où ils sont quatre fois plus nombreux que les enfants de cadres. En première et terminale technologiques, leur part est de 27 %, dix points de plus que dans les filières générales (17 %) où l'on compte deux fois plus d'enfants de cadres que d'ouvriers.


Le tableau suivant montre que plus on s'élève dans le cursus, moins on compte d'enfants d'ouvriers. Ces derniers forment 10.9 % des étudiants à l'université et 7 % dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Inversement, la part des enfants de cadres augmente : 35 % en filière générale au lycée, le double dans les écoles normales supérieures. On observe une concentration de plus en plus massive des enfants des CSP+ dans les grandes écoles. Selon Michel Euriat et Claude Thélot (1995), la part des élèves d'origine modeste parmi les élèves des quatre plus grandes écoles (l'École polytechnique, l'INSP, HEC et l'ENS) est passée de 29 % en 1950 à 9 % au milieu des années 1990.



Rq.Ces inégalités scolaires traduisent la profonde la dualisation de l'enseignement français, entre secteur privé et secteur public, entre une université paupérisée et non sélective d'un côté, les grandes écoles de l'autre. L'enseignement supérieur français présente trois visages.
Un enseignement court, technique et doté de moyens (les BTS et les IUT), pour partie accessible aux milieux populaires et qui constitue une voie de promotion sociale.
Ensuite, un enseignement universitaire généraliste, faiblement doté, où les enfants de milieux modestes sont présents, mais au premier cycle principalement et dans certaines filières souvent dévalorisées. Les enfants d'ouvriers et d'employés sont beaucoup moins représentés dans les filières sélectives, comme la médecine, ou aux niveaux supérieurs, en master et en doctorat.
Enfin, des classes préparatoires et des grandes écoles hyper sélectives, très richement dotées mais qui n'intègrent les jeunes de milieux modestes qu'au compte-gouttes. En 2019, un étudiant coûte à la collectivité 10 110 euros par an ; un élève en CPGE 15 710.

Section 2. L'ascenseur social est-il en panne ?


Dans son ouvrage daté de 2008 Devenir adulte, Cécile Van de Velde note l'anxiété particulière que ressentent les jeunes français. La course au diplôme en est le facteur principal. Il s'accompagne d'une dépendance prolongée de la famille et de grandes tensions autour de l'école, le statut social constituant le mode majeur de définition individuelle et étant fortement lié au diplôme. Par ailleurs, le sentiment de déclassement augmente. Entre 2004 et 2011, la part de personnes qui estiment que la situation de leurs parents était meilleure que la leur a augmenté de 34 % à 46 % selon le baromètre d'opinion du ministère des Affaires sociales. Inversement, la part de ceux qui pensent que la situation de leurs parents était moins bonne a chuté de 41 % à 29 % au cours de la période 2004-2011.
Qu'en est-il donc de la mobilité sociale ? Le terme a été introduit en 1927 par le sociologue américain d'origine russe Pitirim Sorokin (1889-1968), pour désigner le passage d'un individu d'un groupe social à un autre.

Df.- Mobilité sociale : changement de position sociale entre générations (mobilité intergénérationnelle) ou cours de la vie d’un individu (mobilité intragénérationnelle)

- Mobilité structurelle : mobilité qui s’explique par la transformation de la structure des emplois (ex : diminution du nombre d’agriculteurs)

- Mobilité nette : mobilité qui excède les mouvements imposés par l’évolution de la structure des emplois. Pour la calculer, on déduit de la mobilité totale la mobilité structurelle donc :
Mobilité nette : mobilité brute (le total des mobiles) – mobilité structurelle.

- Mobilité verticale : changement de profession qui modifie le statut social dans la hiérarchie. On distingue la mobilité verticale ascendante (monter dans la hiérarchie), de la mobilité verticale descendante (régresser dans la hiérarchie) appelée aussi déclassement.

- Mobilité horizontale (intragénérationnelle) : changement de profession qui ne modifie pas le statut social dans la hiérarchie (exemple : changement à l’intérieur d’une même CSP).



Les tables de mobilité sont établies par l’INSEE sur la base des professions exercées par les actifs âgés de 40 à 59 ans et regroupées en PCS. Une table de mobilité est un tableau à double entrée qui croise la position sociale des individus à un moment donné (les hommes (ou les femmes) âgés de 40 à 59 ans) et leur origine sociale (position sociale du père ou de la mère pour les femmes). A partir de cette table, on peut en construire deux autres : la table des destinées, la plus utilisée, et la table de recrutement ou des origines (voir ci après pour 2003). Elles posent la question différemment :
  • Que sont devenus les individus actifs nés dans telle ou telle CSP ?
  • Quelle est l’origine sociale des individus actifs occupant telle ou telle CSP ?

Les tables de recrutement nous renseignent sur d’où viennent les fils qui sont aujourd’hui dans tel ou tel groupe socio-professionnel (dans quel milieu social ils se recrutent, c’est-à-dire que faisaient leurs pères). 


Les tables des destinées nous renseignent sur ce que deviennent les enfants (ou les fils) comparativement à ce que faisaient leurs pères.


En 2015, 65 % des hommes français âgés de 35 à 59 ans relèvent d'une catégorie socioprofessionnelle différente de celle de leur père, selon l'enquête Formation et qualification professionnelle. Ce taux de mobilité sociale est resté globalement stable depuis 40 ans : après une légère hausse entre 1977 et 1993 (+ 3 points, de 64 % à 67 %), il a ensuite diminué de 2 points pour s'établir en 2015 quasiment au même niveau qu'en 1977. Les déclassements sociaux ont davantage progressé. En 2015, 28 % des hommes occupent une position sociale plus élevée que celle de leur père et 15 % une position inférieure, tandis que ces taux s'élevaient respectivement à 23 % et 7 % en 1977.
En 2019, selon l'enquête emploi, 40 % des fils et 4 % des filles d'un père employé ou ouvrier non qualifié sont employés ou ouvriers qualifiés, tandis que 19 % (filles comme fils) sont de profession intermédiaire et moins de 10 % sont cadres. La transmission des inégalités reste donc importante. Les personnes ayant un père cadre sont quatre fois plus souvent elles-mêmes cadres que les filles et les fils d'un employé ou ouvrier qualifié. Toutefois, les chances de devenir cadre plutôt qu'ouvrier étant 90 fois plus fortes pour les enfants de cadres que les enfants d'ouvriers en 1977, 40 fois plus fortes en 1993 et 27 fois plus fortes en 2003, on peut conclure à une progression de la fluidité, donc à une société plus égalitaire sur cette période. Globalement, la mobilité sociale n'est pas stoppée, même si elle est moins forte que durant les Trente Glorieuses. Alors comment expliquer le sentiment que « l'ascenseur social est bloqué » ?
Rq.Pour les chercheurs qui étudient aujourd'hui la mobilité sociale, la distinction entre mobilité structurelle et mobilité nette est peu pertinente. Ils proposent une nouvelle distinction, entre mobilité observée (ou taux absolus de mobilité par la part des "mobiles" ou celle des "immobiles") et fluidité sociale (ou taux relatifs de mobilité par le calcul de l'inégalité relative = rapport des chances relatives).
 
Df.- Calcul de la mobilité observée : il s'agit d'une part des cadres qui sont fils d'ouvrier et d'autre part des ouvriers qui sont fils de cadres.

- Calcul de la fluidité sociale : on fait le rapport entre, d'une part, la "chance" pour un fils de cadre de devenir cadre plutôt qu'ouvrier et d'autre part, la chance pour un fils d'ouvrier de devenir cadre plutôt qu'ouvrier.

Ce pessimisme, particulièrement saillant en France, se révèle au fil des enquêtes, sans doute en grande partie à la mesure de la promesse d'ascension par l'école promise par la République. En témoigne par exemple le tableau suivant. Entre 2004 et 2011, la part de personnes qui estiment que la situation de leurs parents était meilleure que la leur a augmenté de 34 % à 46 % selon le baromètre d'opinion du ministère des Affaires sociales. Inversement, la part de ceux qui pensent que la situation de leurs parents était moins bonne a chuté de 41 % à 29 % au cours de la même période.

A cela plusieurs explications :

Tout d'abord, on monte toujours, mais on descend aussi plus souvent. Entre 1983 et 2003, si l'on prend les hommes et les femmes âgés de 30 à 59 ans, la proportion de personnes en ascension sociale est passée de 37,7 à 38,7 %. Mais la part de ceux qui sont descendus dans la hiérarchie sociale par rapport à leurs parents est passée de 18,6 à 21,9 %. Cette évolution est différente selon les sexes comme en témoignent les deux tableaux suivants portant respectivement sur la mobilité des hommes et des femmes entre 1977 et 2015.



Rq.Attention toutefois dans l'interprétation de ces tableaux qui comparent la situation du fils par rapport au père, de la fille par rapport à la mère. Or comme le note l'INSEE, « si la mobilité ascendante des femmes est forte par rapport à leur mère, cela n'est pas le cas par rapport à leur père. En 2019, 28 % des filles d'un employé ou ouvrier qualifié connaissent un déclassement social, contre 12 % des hommes issus de ce milieu social. C'est également le cas de 41 % des femmes dont le père est profession intermédiaire, contre 30 % des hommes de même origine sociale ».

A ce déclassement intergénérationnel, s'ajoute un déclassement intragénérationnel du fait de carrières désormais plus hachées. Ainsi note l'INSEE, « la proportion de cadres et professions intellectuelles supérieures âgés de 30 à 54 ans et ayant connu une mobilité descendante qui n'était que de 2 % entre 1980 et 1985 est passée à 8 % pour les hommes et 9 % pour les femmes entre 1998 et 2003 ».
D'autre part, on constate un phénomène bien connu : l'inflation des titres scolaires s'accompagne de leur dévaluation. Rappelons que les non-bacheliers qui représentaient les 7/10 d'une classe d'âge au milieu des années 1980, n'en constituent plus seulement que les 2/10 aujourd'hui. Comme le note Jérôme Fourquet, le ticket d'entrée dans la classe moyenne (voir leçon 3) se situe désormais au niveau bac + 2 (diplôme que détenait 3,9 % de la population en 1982, 14,6 % en 2019), et sans doute bientôt à bac+3. Il poursuit, de façon sans doute excessive, en considérant qu'hier le bac était signe de distinction, mais aujourd'hui le fait de ne pas l'avoir fait de vous un « cassos » (2021, p. 376 et suiv.).

Le constat avait déjà été établi par le sociologue Camille Peugny (dans Le destin au berceau. Inégalités et reproduction sociale, Seuil, 2013, et Le déclassement, Grasset, 2009). Il met en avant deux tendances nouvelles, à l'opposé de celles qui ont accompagné les Trente Glorieuses et avec elles, la thèse de la moyennisation des sociétés (voir leçon 3) :
  • Une intensification de la reproduction sociale depuis 2003 : 60 % des enfants d'employés et de plus de 70 % des enfants d'ouvriers restent confinés aux emplois d'exécution. Si pour la génération 1944-1948, 47,9 % des fils d'employés ou ouvriers qualifiés avaient connu une mobilité sociale ascendante en devant à 35-39 ans CPIS, professions intermédiaires, contremaître ou indépendants, ce n'est plus le cas que pour 34,2 % de la génération 1964-1968.
  • Le diplôme ne garantit plus le même statut social : à niveau de diplôme et à orientation égales, les enfants d'ouvriers ont moins de possibilité d'obtenir un métier CPIS que les enfants de cadres. Il y aurait donc une pénalisation liée au milieu social indépendante du diplôme.
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