Cette première leçon, introductive, vise à poser le problème qui va courir tout au long quasiment (à l’exclusion de la dernière leçon) de ce cours : la crise du lien social, déclinée sous différentes formes, consécutive au basculement de nos sociétés salariales depuis une quarantaine d’années avec le chômage de masse, de longue durée et la précarisation plus générale du salariat. Elle fournit ensuite les clefs théoriques (les représentations de la stratification sociale) et méthodologiques (l’outil statistique) essentielles pour comprendre les chapitres ultérieurs.
La question du fondement des relations sociales ne se pose que depuis qu'elles ne « vont plus de soi », c’est-à-dire qu’elles ne sont plus fondées sur et légitimées par un ordre naturel ou transcendantal, soit depuis la Révolution française et la révolution industrielle. Les contemporains ont alors le clair sentiment de la « fin d'un monde », de la disparition des valeurs chrétiennes sur lesquelles reposait l'ordre féodal et, dit Auguste Comte, de la crise des valeurs morales. Cette interrogation fonde en quelque sorte et l’ordre socio-politique sur lequel sont assises nos sociétés contemporaines, en imposant progressivement la nécessité d’une intervention de l’Etat pour réguler les rapports sociaux, et la sociologie naissante au même moment. Après un siècle de progrès social, la question rebondit à partir des années 1980 avec la « nouvelle question sociale » avec en toile de fond celle-ci : peut-on faire du lien social sans travail ?
On distingue classiquement trois types de relations sociales, du niveau le plus macrosociologique au niveau le plus microsociologique :
- Le lien social qui peut être communautaire ou associatif, suivant une division classique en sociologie entre communauté et société ou Gemeinschaft/Gesellschaft ;
- Les rapports sociaux, c’est-à-dire les relations sociales à distance qui peuvent être de classe, de sexe ou inter-âges ;
- Les sociabilités, c’est-à-dire l’« ensemble des relations sociales effectives, vécues, qui relient l'individu par des liens interpersonnels et/ou de groupe » (Claire Bidart, « Sociabilités : quelques variables », in Revue Française de Sociologie, octobre-décembre 1988).
Df.Le premier à développer l’opposition entre communauté et société (ou Gemeinschaft/Gesellschaft) comme types-idéaux fut
Ferdinand Tönnies. La communauté est une forme d'organisation sociale fondée sur une solidarité spontanée et des données affectives, un sentiment originaire d'appartenance. Le prototype en est la famille, mais aussi les corporations, les compagnonnages ou les Églises. Elle repose sur trois piliers : le sang, le lieu et l'esprit, ou encore la parenté, le voisinage et l'amitié. La société est une association où les individus adhèrent par un accord réciproque sur la base d'un compromis d'intérêts, en vue de réaliser une activité limitée par un but déterminé et les moyens qui y correspondent. Chez
Max Weber, la communalisation est une relation sociale « lorsque la disposition de l'action sociale se fonde sur le sentiment subjectif des participants d'appartenir à une même communauté » (par exemple, dit-il, la famille, la paroisse, le voisinage, mais aussi l’armée, le syndicat ouvrier, la confrérie religieuse, l’école ou encore la relation amoureuse). La sociation quant à elle est une « relation sociale lorsque la disposition de l'action sociale se fonde sur un compromis d'intérêts motivé rationnellement ou sur une coordination d'intérêts » ; elle repose donc sur une volonté ou un calcul (
Économie et société, trad. Plon, 1971, p. 154-157).
Dans nos sociétés, on peut donc décliner les types de relations sociales selon leur niveau de réalisation :
- Les relations impersonnelles organisées par l’État par le biais de la redistribution et des interventions publiques. C’est l’objectif de la solidarité nationale qui, à partir du XIXème siècle, doit suppléer les solidarités de proximité fragilisées par les deux révolutions.
- Les relations d'interdépendances nées de la division du travail ;
- Les relations de proximité au sein de la famille, par les liens d’amitié ou de voisinage.
Comme il a été évoqué en introduction, la naissance de la sociologie est en grande partie une entreprise pour répondre aux questions ouvertes par l'effondrement de l'Ancien Régime. Les plus grandes œuvres sociologiques du XIXème siècle (Tönnies, Weber, Durkheim) sont profondément nostalgiques d'un temps d'avant les deux révolutions qui font basculer l'Europe dans la modernité, un temps où l'homme n'était pas seul, livré à lui-même, sans attachement. A contrario, c'est l'anomie, la détresse matérielle mais surtout morale, l'insécurité qui semblent caractériser l'homme moderne. Le concept durkheimien d'anomie, c’est-à-dire l’absence de normes, de règles, génératrice du sentiment de solitude et de désespoir, traduit bien ce relâchement des liens sociaux tant redouté et étudié alors, bien qu’il fasse l’objet de définitions multiples chez le fondateur de la sociologie française.
Df.Le terme vient d’un philosophe se voulant sociologue,
Jean-Marie Guyau (1854-1888) qui, dans
Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction (1885), l’utilise dans le sens suivant : « absence de loi fixe (…) pour l’opposer à l’autonomie des kantiens ». Il la considère comme l’effet normal du processus d’individualisation des règles morales et des conduites. Dans l’introduction de sa thèse,
La division du travail social (1893), Durkheim se démarque de la description positive faite par Guyau : « Nous croyons au contraire que l’anomie est la négation de toute morale », la morale étant entendue comme règle de conduite sanctionnée. Mais un deuxième usage du terme dans le même ouvrage en fait une forme pathologique de la division du travail née des crises industrielles ou commerciales ou de l’antagonisme du travail et du capital (d’où son appel à une régulation de la division du travail permettant à la solidarité organique d’être pleinement accomplie). Dans
Le Suicide (1897), l’anomie enfin est considérée comme un facteur social du suicide provenant de l’illimitation du désir et de l’indétermination des buts à atteindre dans les sociétés modernes.
En savoir plus : Pour plus de développements
Voir l’analyse opposée de l’anomie durkheimienne que font Philippe Besnard (L’anomie, PUF, 1987) et Bernard Lacroix (Durkheim et le politique, Presses de sciences po, 1980).
En raison même des circonstances d'émergence de la question (et de la sociologie), c'est le travail qui a été érigé en vecteur du lien social, c'est autour du travail que se structurent pour l'essentiel l'ensemble des relations sociales qu'entretient un individu :
- C'est dans le travail que se fait en partie l'apprentissage de la vie sociale et la constitution des identités : le travail est un lieu de socialisation et de sociabilité où s'exprime le besoin de l'autre.
- Le travail constitue la mesure des échanges sociaux et de l'utilité sociale : il est l’étalon de sa place dans la société.
- La régulation sociale (création, transformation, disparition des règles qui organisent la vie en société) s'organise en grande partie autour du travail, que ce soit évidemment les règles relatives au conflit, mais aussi la plupart des politiques sociales, directement ou indirectement...
- C'est autour du travail que s'organise une grande partie de la vie sociale d'un individu, qui y trouve des « relations », des amis. Il n'est pas jusqu'au « choix du conjoint » qui n'obéisse aux règles de l'homogamie (Alain Girard, Le choix du conjoint, PUF, 1964). Il faut dire que c'est le travail qui est le plus grand organisateur du temps social.
Ex.La dernière étude sur l’homogamie montre sa diminution sur le temps long. Elle demeure toutefois importante. Ainsi, en 2011, 78,2 % des ouvriers vivaient avec une ouvrière ou une employée - alors que ces dernières ne représentaient que 53 % de l’ensemble des conjointes – et seuls 2,8 % d’entre eux vivaient avec une femme cadre supérieure. Voir : Milan Bouchet-Valat, « Les évolutions de l’homogamie de diplôme, de classe et d’origine sociales en France (1969-2011) : ouverture d’ensemble, repli des élites », Revue française de sociologie n° 55-3, 2014.
Tous les courants de pensée politiques, philosophiques ou sociologiques se sont donc rejoints au XIXème siècle pour faire du travail une catégorie anthropologique, l'essence de l'homme qui fait le lien social et permet la réalisation de soi. Et aujourd'hui, c'est le manque de travail qui cristallise toutes les attentions préoccupées par le lien social. Les travaux sur les « exclus » mettent en effet en valeur que la perte d'un emploi s'accompagne d'un effondrement de toutes les relations sociales jusque, souvent, au mariage (voir leçon 4). La question se pose désormais : peut-on faire du lien social sans travail ?
Dès les années 1970, des intellectuels (Daniel Bell, Vers la société post-industrielle, 1973 ; Henri Mendras, La seconde révolution française (1965-1984), 1988), constatent l’élévation du niveau de vie et parlent de la moyennisation de la société, une formule qui entend souligner l’homogénéisation de la société grâce à la diminution des inégalités et à l’effacement des différences entre groupes sociaux (voir leçon 3).
Depuis quelques années pourtant, la question des classes sociales refait surface avec la remontée et la cumulativité des inégalités (par exemple Louis Chauvel, « Le retour des classes sociales », Revue de l’OFCE, n° 79, 2001, pp. 315-359 ; Paul Bouffartigue (dir.), Le retour des classes sociales, La Dispute, 2004). L’actualité nouvelle de ces questions tient à l’ampleur des conséquences du basculement des sociétés salariales que l’on va étudier entre deux bornes :
- celle des « 30 Glorieuses ». L’expression est de Jean Fourastié (dans Les Trente Glorieuses, ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, Fayard, 1979), en écho aux Trois Glorieuses qui firent chuter Charles X en 1830, pour désigner la période de la société de masse de l’après-guerre jusqu’au 1er choc pétrolier marquée par un taux de croissance élevé, l’essor de la production industrielle, le plein emploi et le baby-boom ;
- celle des « 30 Piteuses », expression qui fait à son tour écho à celle de Fourastié, utilisée par un « décliniste », Nicolas Baverez (Flammarion, 1998) pour, cette fois, désigner la crise économique débutée en 1974, et très largement approfondie depuis 2008.
Le diagnostic faisant l'objet des prochaines leçons, on se bornera ici d'en signaler quelques signes tels qu'ils ressortent des données annuelles publiées par l'INSEE. Deux en particulier s'avèrent particulièrement intéressantes. L'édition de 2014 de son Portrait social de la France se donnait pour objectif de faire « l'état des lieux de la situation sociale du pays après plusieurs années de crise » dues à la crise des subprimes de 2008. Elle notait ainsi que depuis, le chômage de longue durée (d'une durée supérieure à 12 mois) avait crû de 56 % ; les inégalités étaient reparties à la hausse, le pouvoir d'achat stagnait, et l'on comptait de plus en plus de personnes sans domicile. L'INSEE en avait ainsi recensé deux ans plus tôt 81 000 adultes et 3 000 enfants. Le numéro spécial de 2019 dresse le bilan des profondes transformations du marché du travail sur 50 ans. Lequel est devenu toujours plus éclaté et flexible en termes de statuts d'emploi, de temps de travail et d'organisation, conduisant des franges de plus en plus larges de la population à alterner entre périodes de chômage et périodes d'activité souvent précaires, avec des conséquences sociales qui feront l'objet de la dernière leçon.
Cette situation n’est pas propre à la France, comme l’a montré la première étude comparée des inégalités dans 28 pays européens réalisée en automne 2014 par la Fondation Bertelsmann à partir de 35 critères d’égalité concernant 6 domaines (pauvreté, éducation, travail, santé, égalité intergénérationnelle, cohésion sociale). Elle met en évidence l’écart béant entre une Europe du nord qui reste protectrice et efficace (Suède, Finlande, Danemark, Pays-Bas figurant parmi les pays les plus égalitaires avec un indice d’égalité compris entre 7.48 et 6.96) et une Europe du sud en pleine crise où explosent les injustices (Portugal au 20ème rang avec un indice de 5.03, Espagne au 21ème avec 4.85, Italie au 24ème avec un indice de 4.70). Dans ce panorama, la France se situe à peine au-dessus de la moyenne européenne (indice d’égalité de 6.12 contre 5.6), soit au 12ème rang. Le principal responsable en est l’école, qui nous place au 26ème rang (sur 28, juste avant la Bulgarie et la Slovaquie) en raison du lien particulièrement fort, déjà dénoncé par les études PISA de l’OCDE, entre origine sociale et réussite scolaire (voir leçon 6).
Toute société est stratifiée, c’est-à-dire présente une hétérogénéité de groupes sociaux inégalement dotés en prestige, en ressources et en pouvoir. Les fondements de ces stratifications peuvent être religieux comme les castes, économiques comme les classes sociales, économiques et politiques comme les ordres.
Df.« La stratification sociale désigne le découpage des sociétés humaines en catégories hiérarchisées, présentant en leur sein une certaine homogénéité, et qui résulte de l’ensemble des différences sociales associées aux inégalités de richesses, de pouvoir, de prestige ou de connaissance ». Définition (qui s’inspire de Stanislaw Ossowski,
Class Structure in the Social Conciousness, Londres, Routledge & Kegan Paul 1963) de Philippe Coulangeon, « Stratification sociale », in Paugam Serge (dir.),
Les 100 mots de la sociologie , Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que Sais-Je ? », p. 101-102.
Il existe plusieurs représentations possibles de cette stratification sociale qui s’opposent principalement sur un point : la mobilité sociale (voir leçon 6), c’est-à-dire la capacité des individus à changer de groupe social, à progresser sur l’échelle des positions sociales, que ce soit par rapport à la position de ses parents (mobilité intergénérationnelle) ou au cours de sa vie (mobilité intragénérationnelle).
Comme le dit Philippe Coulangeon, «
la variété des définitions théoriques et des représentations de la stratification sociale oppose classiquement les schémas de « gradation », dans lesquels les inégalités sont décrites en termes d’échelle (de revenu, de prestige, de niveau d’éducation, etc.) et les schémas de « dépendance », auxquels s’apparentent l’ensemble des schémas de classes sociales, où les inégalités sont rapportées à l’hétérogénéité de groupes liés entre eux par des relations d’interdépendance réciproque ou unilatérale. » (« Stratification sociale », in
Paugam Serge (dir.),
Les 100 mots de la sociologie , Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que Sais-Je ? », p. 101-102.)
Pour les schémas de dépendance, parmi lesquels on trouve la représentation marxiste de la société en termes de classes sociales, la société est vue comme un ensemble ou une configuration limitée de groupes qui sont homogènes et en situation de dépendance (réciproque ou unilatérale). Enfin, les différences entre les groupes qui composent la société sont telles que le passage d’un groupe à l’autre (la mobilité sociale) est quasi impossible. Ce qui donne une représentation (au sens d’image) discontinue de la société.
Ex.EX 1 : La division de la société féodale en trois ordres hiérarchisés selon l’honneur attaché aux fonctions (clergé/noblesse/tiers état).
EX 2 : le système des castes en Inde (brahmanes, guerriers, commerçants, paysans, serviteurs - les intouchables étant hors Castes).
L’analyse de Pierre Bourdieu s’inscrit dans ce modèle. A la différence des sociétés d’Ancien Régime, fondées sur une hiérarchie de prestige, où clergé, noblesse et tiers état bénéficiaient de droits et de devoirs codifiés, les sociétés contemporaines se caractérisent par l’absence de hiérarchie sociale juridiquement définie. C’est l’inégale distribution sociale des capitaux qui hiérarchise l’espace social. Il en distingue quatre :
- le capital économique (revenus, patrimoine) qu’il définit comme l’ensemble des biens économiques possédés tels que le patrimoine, les revenus, l’épargne, etc.
- le capital culturel (certifié par les titres scolaires, la maitrise de la culture légitime qui conditionne les goûts et les pratiques sociales mais aussi le capital culturel hérité des parents)
- le capital social (le réseau de relations - familiales, professionnelles, amicales - acquises par la fréquentation des mêmes lieux et par le fait d'avoir les mêmes pratiques)
- le capital symbolique : le crédit, l’autorité ou encore la considération que confère la possession des trois autres formes de capital et qui donne un pouvoir d’influence notamment sur la pensée des autres. « J'appelle capital symbolique n'importe quelle espèce de capital (économique, culturel, scolaire ou social) lorsqu'elle est perçue selon des catégories de perception, des principes de vision et de division, des systèmes de classement, des schèmes classificatoires, des schèmes cognitifs, qui sont, au moins pour une part, le produit de l'incorporation des structures objectives du champ considéré, c’est-à-dire de la structure de la distribution du capital dans le champ considéré » (Raisons pratiques, Seuil, 1994, p. 161).
Chaque individu ou groupe dispose ainsi d’un certain volume de capital mais aussi d’une certaine structure de capital. Bourdieu se représente « le monde social sous la forme d’un espace à plusieurs dimensions […] Les agents s’y distribuent ainsi, dans la première dimension (axe vertical), selon le volume global du capital qu’ils possèdent et, dans la seconde (axe horizontal), selon la composition de leur capital – c’est-à-dire selon le poids relatif des différentes espèces dans l’ensemble de leurs possessions » (« Espace social et genèse des ‘classes’ », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 52, n° 52-53, 1984, p. 3). Sa méthode privilégiée est l’analyse des correspondances multiples (ACM) comme moyen de représenter spatialement sur un même graphique à deux dimensions les positions sociales et les styles de vie.
Pierre Bourdieu, Analyse des correspondances multiples (ACM)
La vision de la stratification est plus complexe chez Weber. Il dégage trois groupes : la classe (fondée sur les distinctions économiques), le groupe de statut (défini par le degré « d’honneur social » ou de prestige) et le parti (fondé sur le pouvoir politique). Pour lui, les classes sociales sont construites par le sociologue (conception nominaliste, opposée à la conception réaliste de Marx pour lequel les classes sociales existent objectivement). Sa vision inspire les approches en termes de gradation qui sont surtout prégnantes aux États-Unis.
Ici, il n’est pas question de grands groupes sociaux opposés par leurs positions économiques ou par des logiques statutaires et de distinction; la structuration de la société repose sur une gamme de positions sociales nombreuses et hiérarchisées, lesquelles sont séparées par des différences de degré et non ontologique comme les ordres ou les classes. Cette représentation continue des groupes qui composent la société correspond à une certaine réalité; elle s’est en effet développée au début du XXème siècle, face au développement des positions intermédiaires et à l’accroissement des possibilités de mobilité sociale, notamment aux États-Unis avec l’étude pionnière de William Lloyd Warner, Social class in America, composée de 5 volumes parus entre 1941 et 1959.
Il y étudie la stratification sociale d’une petite ville de la Nouvelle Angleterre et dégage six groupes correspondant à six positions : les upper-upper class ; les lower-upper class ; les upper-middle class ; les lower-middle class ; les upper-lower class ; les lower-lower class. Ces positions sont liées au prestige social et aux conditions de vie de ces différents groupes. Dans cette terre d’immigration que sont les USA, l’ancienneté dans l’établissement s’avère en effet décisive dans la hiérarchie sociale (les membres des classes supérieures ont pour point commun d’y être installés depuis plusieurs générations et d’en retirer du prestige par rapport aux nouveaux riches). Cependant, tout en restituant la complexité des positionnements sociaux, cette représentation peut être lue de façon réductrice comme décrivant une gamme de positions où les clivages économiques ou de pouvoir n’apparaissent plus.
Les statistiques se sont imposées comme l’instrument par excellence d’objectivation des phénomènes sociaux, mais aussi comme outil politique. S’agissant de la représentation de la stratification sociale, la France possède une mesure qui lui est tout à fait particulière : la nomenclature des catégories socioprofessionnelles (CSP) établie par l’INSEE. Particulièrement riche, elle est toutefois vouée à disparaître en raison du nécessaire rapprochement avec les standards internationaux, en particulier avec la pression d’Eurostat à partir de la fin des années 1990 et le projet d’harmonisation européenne (ESeC - European Socio-economic Classification) inspirée par l’approche britannique de
John H. Goldthorpe et al. (
Social Mobility and Class Structure in Modern Britain, Oxford, Clarendon Press, 1980).
La Nomenclature mise en place par l'INSEE (1954 : les CSP, puis 1982 : les PCS; dernière révision en 2020) est un outil descriptif permettant une analyse quantitative de la stratification sociale. Les critères utilisés sont exclusivement centrés sur l’activité professionnelle, ce qui est sa richesse mais pose aussi problème. Elle a été élaborée par Jean Porte en 1951 et utilisée par l’INSEE à partir de 1954. Réformée en 1982, elle est désormais la nomenclature des professions et des catégories socioprofessionnelles (PCS) dont la dernière révision date de 2003.
La nomenclature (ici celle de 2003 qui est progressivement remplacée par celle de 2020) suit une logique d'emboîtement en 4 niveaux :
- Niveau 1 : les groupes socio-professionnels. Il regroupe des personnes considérées comme occupant des positions comparables et ayant des caractéristiques sociologiques comparables : 8 dont 6 actifs + retraités et « autres personnes sans activité professionnelle » (personnes n'ayant jamais travaillé et inactifs divers comme les étudiants, les chômeurs étant classés dans la catégorie du dernier métier exercé). Ce 1er niveau est représenté par un seul chiffre.
- Agriculteurs exploitants
- Artisans, commerçants, chefs d'entreprises
- Cadres et professions intellectuelles supérieures
- Professions intermédiaires
- Employés
- Ouvriers
- Retraités
- Autres personnes n'ayant jamais travaillé
- Niveaux 2 et 3 : les catégories socio-professionnelles. On les distingue suivant leur statut et leurs secteurs d'activité. Au niveau détaillé on en compte 42, et 24 au niveau agrégé.
- Niveau 4 : les professions (près de 500).
Ex.Par exemple, pour la CSP ouvriers agricoles, « ouvriers d'élevage », « de maraichage », « de l'exploitation forestière », etc.
Celle de 2020 comprend 6 groupes socio-professionnels, 29 ou 121 catégories socio-professionnelles selon le niveau de détails et 311 professions.
Nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles - PCS
Par rapport aux représentations de la stratification sociale évoquée plus haut, la nomenclature de l’INSEE est plutôt inclassable : elle se situe plutôt du côté d’une représentation discontinue des groupes, mais rejette la vision marxiste d’une société divisée en classes sociales antagonistes. Le terme même de CSP est d’ailleurs révélateur des objectifs poursuivis : il s’agit de caractériser les individus selon leur profession mais en tenant compte du statut social. Ce qui donne une grille relativement complexe parce que multidimensionnelle (à l’instar de Bourdieu) considérée comme une des plus sophistiquées. Celle du Bureau international du travail (BIT), par exemple, ne retient qu’un critère (la profession) et n’est construite que par simple agrégation de métiers. Il n’y a qu’en Espagne et en Angleterre que l’on croise comme en France profession et statut.
Cette grille multidimensionnelle combine sept critères :
- le métier exercé (la profession de l’individu) : c’est le seul critère retenu par le BIT ;
- le statut (ou la position juridique) de l’actif qui précise les conditions dans lesquelles s’exerce l’activité. Ce critère renvoie pour l’essentiel à la distinction salarié/non-salarié et conduit à distinguer au sein d’un même métier – par exemple maçon – les artisans des ouvriers) ;
Ex.Les maçons indépendants font partie des artisans (groupe 2), et les maçons salariés des ouvriers (groupe 6).
- la qualification (pour les salariés uniquement) dépendante du niveau de diplôme et/ou de la formation, mais aussi de l’expérience ;
- la place dans la hiérarchie qui reprend la pyramide de l’encadrement : ouvriers, contremaître, chef d’équipe, cadres moyens, cadres supérieurs (chef de service, directeurs) ;
- l’importance de l’entreprise : ce critère est appliqué uniquement aux non-salariés et permet de distinguer les patrons selon le nombre d’employés : ne sont considérés comme chefs d’entreprise depuis 1982 que ceux qui ont 10 salariés ou plus ;
- le secteur d’activité permet de séparer des travailleurs exerçant le même métier mais dans des secteurs d’activités différents ;
Ex.Parmi les indépendants, ceux travaillant dans le secteur primaire sont dans la GSP 1, et les autres dans la GSP 2 ; en revanche, parmi les salariés, dans les GSP 3, 4, 5 et 6 on peut trouver des salariés exerçant dans les trois secteurs.
- le secteur public ou privé (pour les salariés uniquement) qui, en partie, précise le statut (revenu et comportement culturel et politique).
En savoir plus : Grille multidimensionnelle
En savoir plus : Catégories socioprofessionnelles en 2021
Catégories socioprofessionnelles en 2011
Très riche, cette nomenclature n’est toutefois pas sans limites :
- elle ne prétend pas cerner tous les aspects de la différenciation sociale : elle ne prend pas en compte par exemple les différences ethniques et /ou religieuses qui sont pourtant très discriminantes (accès à l’emploi, modes de vies, etc.), ni les différences d’âge ou de sexe ;
- certains univers professionnels ont une identité collective plus forte que d’autres (enseignants versus ouvriers), or cela n’est guère pris en compte : le sentiment subjectif d’appartenir à un même groupe (les cultures profs) est gommé au profit des différences de statut économique ;
- les élites ne sont pas distinguées du reste sans doute car il y a ici débat : certains considèrent que les élites ne forment pas un groupe unitaire (au plan politique), d’autres pensent le contraire ;
- la nomenclature ne prend pas suffisamment en considération l’enjeu de la stabilité ou de la précarité de l’emploi, notamment elle ne fait pas de distinction entre CDD et CDI ;
- de même elle ne distingue pas temps partiel/temps complet ;
- au sein d’une même PCS, on trouve des individus dont les positions et activités sont très diverses ; par exemple chez les agriculteurs sur de petites exploitations avec une main-d’œuvre essentiellement familiale et de grands propriétaires fonciers qui louent leurs terres à des fermiers, ou dans le groupe socioprofessionnel 2 ACCE (Artisans, commerçants, chefs d’entreprises) qui rassemble dans une même catégorie des artisans et petits commerçants d’une part, et des chefs d’entreprise de l’industrie et du commerce d’autre part ;
- Les inactifs sont regroupés sous une seule étiquette alors qu’ils sont très divers (jeunes en formation, retraités, femmes au foyer.
L’analyse statistique est bien plus qu’une opération de recensement ; c’est une arme symbolique qui vient accréditer, objectiver les discours politiques. Tout se passe comme si le fétichisme des chiffres avait remplacé le verdict des urnes aujourd’hui. C’est là d’ailleurs une des grandes transformations des sociétés contemporaines, relativement récente. Le 1er institut de statistique est né pendant la seconde guerre mondiale en France (Service National de la statistique), remplacé en 1946 par l'INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques, qui dépend du ministère des finances).
Si les statistiques existent depuis longtemps, c’est véritablement durant la seconde moitié du XXème siècle que ce type d’analyse se développe en s’institutionnalisant et deviennent une science d’État. Le développement de la statistique d’État va profondément bouleverser la vie politique des sociétés contemporaines. Côté gouvernement, avec le développement des appareils statistiques, l’action publique entre dans l’ère de l’analyse prévisionnelle et de la planification/rationalisation de l’action publique. La technocratisation de la décision politique repose sur la croyance dans la connaissance objective du monde social.
Tx.Alain Desrosières,
La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, La Découverte, 1993.
Avant même de compter, toute opération statistique, tout découpage de la société suppose d’avoir des catégories de classement. Compter, c’est en effet d’abord classer, c’est ranger les gens dans des types construits comme exclusifs. Mais ces catégories, même celles qui nous semblent les plus évidentes, ne sont pas un produit de la nature : elles sont toujours le produit d’une construction sociale de la réalité, un processus sous-tendu par des luttes sociales et politiques.
Ex.Luc Boltanski a ainsi montré que la catégorie des « cadres » était le produit de l’action collective de plusieurs groupes de salariés pour la plupart ingénieurs qui décident, au lendemain des grèves de 1936, d’unir leur force pour faire valoir leur intérêt personnel face à la double opposition des patrons et des ouvriers. Ce groupe ne sera officiellement reconnu qu’en 1954, date à laquelle la catégorie des cadres apparaît pour la première fois dans la nomenclature des CSP élaborée par les statisticiens de l’INSEE pour leur opération de recensement.
Trois problèmes se posent au chercheur lorsqu’il veut établir une représentation chiffrée du monde social :
- Celui des indicateurs. Indépendamment du fait que les catégories de l'entendement statistique sont « inventées », même lorsqu'elles font l'objet d'un consensus politique et scientifique, se pose souvent le problème de leur définition et donc du choix du « bon » indicateur.
Ex.Prenons l'exemple de la catégorie des personnes pauvres. En France et en Europe, elle est définie le plus souvent à partir du taux de pauvreté (soit à 50 % soit à 60 % du revenu médian comme expliqué dans l'exemple qui suit) mais au Canada, une famille est considérée comme pauvre si elle dépense plus de 20 % de plus que la moyenne pour ses besoins de base (alimentation, habillement et hébergement). A partir de quand peut-on dire qu'un individu est pauvre ou pas ? Tout dépend du seuil de pauvreté que l'on retient. Si le seuil de pauvreté à 60 % du revenu médian par unité de consommation est le plus souvent retenu par l'INSEE et Eurostat, on peut également trouver celui de 50%. A 60 % du niveau de vie médian, notre pays compte en 2018 9,3 millions de personnes pauvres (soit un taux de pauvreté de 14,8 %). Mais à 50 % du revenu médian, on arrive à un taux de 8,3 % soit 5,2 millions de personnes. Selon l'indicateur retenu, la population étudiée varie presque du simple au double.
Autre exemple : le chômage. L'INSEE mesure la « Population active sans emploi à la recherche d'un emploi » (PSERE) comme étant des personnes n'ayant pas travaillé, même une heure pendant la semaine considérée, disponibles pour un emploi (donc pas en stage par exemple), et en recherche d'emploi (ayant fait démarche de recherche d'emploi dans les 15 derniers jours). C'est la même chose pour le BIT qui ajoute toutefois les personnes ayant trouvé un emploi qui commencera ultérieurement. Pôle emploi quant à lui distingue plusieurs catégories. Les polémiques qui suivent parfois la parution des chiffres officiels viennent souvent du fait que les uns et les autres ne font pas référence aux mêmes catégories. Quelles catégories compter ? seulement la A (celle n'ayant eu aucune activité) ou aussi les catégories B et C qui ont eu une activité réduite ? En 2021, on compte en France 3,3 millions de chômeurs en catégorie A mais 5,6 millions si on inclut les personnes en catégories B et C.
- La question posée est ici celle des sources, et donc celle de la collecte des données qui peut rendre les chercheurs très dépendants des organismes statistiques officiels et par voie de conséquence les conduire à mettre parfois en place des enquêtes parallèles, avec des indicateurs et des techniques de collectes différentes de celles qui sont pratiquées par les directions de la recherche au sein de l'administration. Ainsi, sur la question de la mesure de la délinquance, les enquêtes de victimisation qui ont démarré en France dans les années 1980 à l'initiative du l'institut de recherche le CESDIP.
Ex.Exemple 1. Comment mesurer la délinquance ? Sa définition même rend le chercheur très dépendant des poursuites engagées ou non par les agences de contrôle social : que la pression augmente de ce côté-là comme c'est le cas ces dernières années et la délinquance augmente logiquement... sans qu'on puisse dire qu'il y a en pratique plus de délinquance (mais plutôt plus de poursuites). Mais il dépend aussi des données policières disponibles qui, elles, dépendent aussi du comportement des victimes (vont-elles dénoncer le crime ou délit qu'elles ont subi ou au contraire le cacher par défaitisme ou sentiment de honte par exemple ?).
Exemple 2. Les statistiques des grèves sont établies par le ministère du travail, en l'occurrence la DARES (Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques, rattachée au Ministère du Travail). L'indicateur le plus utilisé dans le recensement des grèves est la journée individuelle non travaillée (JINT) qui est le produit du nombre de journées de grève par le nombre de grévistes recensés. Son usage seul réduit l'appréhension des conflits à la seule définition juridique de la grève entendue comme une « cessation collective du travail ». Seuls sont recensés « les conflits collectifs du travail donnant lieu à cessation totale de travail, cad les grèves au sens du code du travail ». Une conflictualité minorée en raison non seulement de cette réduction aux JINT mais aussi des limites du suivi des conflits résumés aux JINT (Camard S. (2002), « Comment interpréter les statistiques de grève ? », Genèses, n° 47, p. 107-122). Son mode de collecte qui repose sur un travail de signalement et d'information statistique à la charge des inspections du travail conduit à une très grande sous-estimation. Une étude avait ainsi établi que plus de 80 % (84 % très précisément) des mouvements de grève, dans les établissements de plus de 50 salariés, échappaient au recensement de l'administration du travail (Delphine Brochard, « Évaluation des statistiques administratives sur les conflits du travail », Document d'études de la DARES, n° 79, novembre 2003) (voir leçon 9).
- Enfin ces deux types de problèmes inhérents aux statistiques limitent les usages qu’on peut en faire dans le commentaire.
Partager : facebook twitter google + linkedin