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La Constitution (I. Genèse. Révisions et mutations)

Nous avons vu, dans l’introduction du cours, que l’expression droit constitutionnel a une double signification : elle peut désigner d’une part la discipline qui étudie, qui expose et explique l’ensemble des normes constitutionnelles (il faudrait alors évoquer, de façon plus pertinente, la science du droit constitutionnel) ; mais elle désigne également, d’autre part, cet ensemble de normes constitutionnelles qui, pour une grande partie d’entre elles et dans la plupart des États du monde, sont inscrites dans une « constitution ».

La constitution est donc un objet privilégié d’étude pour le constitutionnaliste. La première leçon consacrée à cet objet aura pour but d’évoquer la naissance des constitutions et les modifications qu’elles peuvent subir dans le temps.

Il faut malgré tout et d’abord observer que les constitutions n’ont pas toujours existé : la naissance de l’État, au sens contemporain du terme, est très antérieure à celle des constitutions. Les premières constitutions écrites apparaissent à la fin du XVIIIe siècle. Ce mouvement d’apparition des constitutions écrites a été, par la suite, désigné comme le « constitutionnalisme ».

Section 1. Le constitutionnalisme


Le constitutionnalisme est un mouvement historique, qui apparaît en Europe et aux États-Unis à la fin du XVIIIe siècle, et qui va progressivement gagner la plupart des États du monde. Il s’agit, comme l’écrit C. J. Friedrich, d’une « technique consistant à établir et à maintenir des freins effectifs à l’action politique et étatique » (cité par O. Beaud, « Constitution et constitutionnalisme », in Philippe Raynaud et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 1996).

Son objet (ultime) peut être défini ainsi : il vise à défendre la liberté des individus au moyen de la constitution. Il participe, en ce sens, de la philosophie libérale qui est une philosophie de la préservation de la liberté dans l’État, préservation qui passe notamment par la modération du pouvoir étatique. Cette modération sera obtenue grâce à des règles juridiques intangibles, auxquelles les gouvernants sont eux-mêmes soumis, qui sont soustraites à leur emprise et qui relèvent, la plupart du temps, de la catégorie des normes constitutionnelles.

Les premières constitutions écrites des temps modernes apparaissent en Amérique du Nord à la fin du XVIIIe siècle, dans les États américains devenus indépendants par rapport à Couronne anglaise (qui sont aujourd’hui les États fédérés des États-Unis d’Amérique), puis aux États-Unis (avec la Constitution fédérale de 1787).
Ex.La Constitution de la Virginie date du 29 juin 1776. Quant à la Déclaration d’indépendance des treize colonies américaines de la Grande-Bretagne, qui est l’acte constitutif des États-Unis d’Amérique, elle date du 4 juillet 1776.

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Déclaration d'indépendance des États-Unis du 4 juillet 1776. Source : Archives nationales des États-Unis d’Amérique, archives.gov





« [...] Nous, les représentants des États-Unis d'Amérique assemblés en Congrès général, prenant à témoin le Juge suprême de l'univers de la droiture de nos intentions, publions et déclarons solennellement, au nom et par l'autorité du bon peuple [des] colonies, que ces Colonies unies sont et ont droit d'être des États libres et indépendants ; quelles sont dégagées de toute obéissance envers la Couronne de la Grande-Bretagne ; que tout lien politique entre elles et l'État de Grande-Bretagne est et doit être entièrement dissous ; que, comme les États libres et indépendants, elles ont pleine autorité de faire la guerre, de conclure la paix, de contracter des alliances, de réglementer le commerce et de faire tous autres actes ou choses que des États indépendants ont droit de faire [...] ».


Deux décennies plus tard, en France, le 20 juin 1789, les représentants aux États généraux (auto-proclamés Assemblée nationale) faisaient dans la salle du Jeu de Paume du château de Versailles le serment suivant (qui devait conduire à l’adoption de la première constitution écrite de l’histoire de France, la Constitution du 3 septembre 1791) :
Tx.« L’Assemblée nationale, considérant qu’appelée à fixer la constitution du royaume, opérer la régénération de l’ordre public et maintenir les vrais principes de la monarchie, rien ne peut empêcher qu’elle continue ses délibérations dans quelque lieu qu’elle soit forcée de s’établir, et qu’enfin, partout où ses membres sont réunis, là est l’Assemblée nationale ;

Arrête que tous les membres de cette assemblée prêteront, à l’instant, serment solennel de ne jamais se séparer, et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeront, jusqu’à ce que la Constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides, et que ledit serment étant prêté, tous les membres et chacun d’eux en particulier confirmeront, par leur signature, cette résolution inébranlable. 
»

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Source : Musée Carnavalet, Paris




On trouvera en cliquant ici une analyse d’une esquisse de ce tableau, conservée au château de Versailles.


Le mouvement du constitutionnalisme est donc à l'origine de la naissance des constitutions écrites. Cela ne signifie pas pour autant qu'il n'y avait pas, avant la fin du XVIIIe siècle, de pouvoir politique ou d'institutions étatiques. Ce pouvoir et ces institutions existaient, dans la mesure où toute société humaine a besoin d'un pouvoir politique. Or, qui dit pouvoir et institutions dit également règles juridiques d'organisation et de fonctionnement de ce pouvoir et de ces institutions. Il existait donc, avant les constitutions modernes, des règles de nature constitutionnelle (au sens matériel) – même s'il n'existait pas de constitution au sens formel.

Rq.Il convient, à cet endroit, de faire un bref rappel au sujet de la distinction classique entre la constitution au sens formel et la constitution au sens matériel (pour de plus amples développements, se reporter à l'introduction de ce cours).

La définition matérielle de la constitution prend en compte l'objet du droit constitutionnel. D'un point de vue matériel, le droit constitutionnel désigne l'ensemble des normes qui commandent l'organisation et le fonctionnement de l'État et des institutions politiques. D'un point de vue formel, la constitution désigne l'ensemble des normes inscrites dans un document unique, intitulé « Constitution », ou encore « Loi fondamentale », parfois « Charte », etc.

En France, les juristes de l'Ancien régime utilisaient ainsi l'expression « Constitution » du Royaume ou de la Monarchie bien avant la Révolution. Cette « Constitution » était, pour la plupart d'entre eux, formée des « Lois fondamentales » du Royaume, règles de nature coutumière, qui comprenaient d'une part la « loi » de succession – formée par la sédimentation progressive des principes d'hérédité, de primogéniture, de masculinité, de collatéralité et de catholicité – et, d'autre part, le principe de l'inaliénabilité du domaine de la Couronne. Certains opposants à l'absolutisme royal – c'était le cas des parlements au XVIIIe siècle – concevaient les « Lois fondamentales » de façon plus étendue, de façon à encadrer plus strictement le pouvoir du roi.

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Les Parlements de l'ancienne France étaient des Cours souveraines chargées de trancher des litiges en dernier ressort mais aussi de procéder à l'enregistrement des lois, enregistrement qu'ils pouvaient refuser pour des motifs tant de « légalité » que d'opportunité. Cette prérogative d'enregistrement a été à l'origine de conflits importants entre les officiers de justice et la royauté, singulièrement au XVIIIe siècle. Les magistrats des Parlements ont en effet tenté, dans une perspective libérale, de modérer la puissance royale. Ils ont notamment, pour cela, cherché à confronter la volonté royale (incarnée dans la loi) à la « Constitution » de la Monarchie.

L'ouvrage Développement des principes fondamentaux de la monarchie françoise a justement été rédigé par un petit nombre d'anciens officiers des Parlements de Paris et de province exilés, au tout début de la Révolution. Il s'apparente à une sorte de testament des idées constitutionnelles des magistrats de l'ancienne France, et on y trouve quelques passages consacrés à la « Constitution » de l'Ancien régime. L'extrait ici reproduit constitue une critique acerbe de la Révolution et du projet révolutionnaire.

« Combien ils sont absurdes, ces novateurs qui, pour s'autoriser dans leur système de destruction, ont osé avancer que la France n'avoit pas de constitution ! Ils ne sauroient ignorer qu'il est impossible qu'un État quelconque subsiste s'il n'a une constitution. Les unes sont plus parfaites que les autres : quelques-unes favorisent davantage la liberté politique ; d'autres donnent plus d'étendue au pouvoir d'un seul ou de plusieurs. [...]. Toutes sont la réunion des principes & des loix qui ont fixé l'exercice de l'autorité suprême. Tout État ayant des loix, a donc une constitution. L'anarchie seule n'en a point, parce qu'elle est la destruction de toutes. C'est pour échapper à ses maux, que les Peuples ont senti la nécessité de se soumettre à une autorité [...]. C'est dans [la] teneur [des lois fondamentales] qu'il faut chercher la nature & les traces de l'espece de pacte contracté entre le Souverain & la Nation ; pacte qui a posé les fondemens de l'obéissance & de la fidélité des Sujets, & qui fixe au pouvoir du Prince des limites qu'il ne sauroit dépasser, sans ébranler lui-même la constitution dont la conservation lui importe si essentiellement. Il n'est pas possible au Roi de France de les franchir, sans violer le serment qu'il a solennellement prêté au moment de son sacre. [...] S'il existe quelque part le contrat qu'on suppose passé entre la Nation Françoise & son Roi, c'est dans ce serment auguste & sacré qu'il faut le chercher. Il n'est pas plus au pouvoir du Roi de l'enfreindre, qu'il n'est permis à la Nation de violer ses obligations & de se soustraire aux devoirs qu'elle s'est imposés ».

Toutefois, alors que les constitutions modernes, issues du mouvement du constitutionnalisme, trouvent leur origine dans la manifestation d'une volonté (en général celle du peuple souverain (ou de ses représentants)), la « Constitution » de l'ancienne France était le résultat de la volonté divine et de l'écoulement du temps (c'est pourquoi on parlait alors de « Constitution » coutumière).

Section 2. La naissance de la Constitution


Comment une constitution écrite vient-elle à la vie ? Qui en est l'auteur ? Qui est investi de ce que l'on appelle le « pouvoir constituant » ? Dans quelles conditions ce pouvoir s'exerce-t-il ? Voilà les questions auxquelles nous tenterons de répondre ici.

Dans la langue française, le terme pouvoir a une double signification. Il peut désigner une fonction et/ou l'autorité chargée d'exercer cette fonction.

Df.C'est le cas notamment du « pouvoir constituant ». Cette expression désigne d'abord l'autorité habilitée à décider de la fondation d'un ordre constitutionnel nouveau. Elle désigne ensuite la fonction correspondante, qui consiste à prendre la décision de fonder cet ordre constitutionnel nouveau.

La phase de fondation de cet ordre nouveau est précédée d'une phase d'élaboration, ou d'écriture de la constitution.

Parfois, c'est le même organe qui élabore la constitution et fonde l'ordre constitutionnel nouveau. C'est ce qui s'est produit en France en 1814, après la chute du premier Empire et au moment de la Restauration. Le frère de Louis XVI – futur Louis XVIII – a rédigé le texte de la Charte de 1814 entouré de ses proches conseillers. Il a ensuite « octroyé » ce texte aux Français, décidant ainsi de son entrée en vigueur.

Parfois, ce sont des organes différents. La Constitution de 1946, par exemple, a été écrite par une Assemblée constituante, élue par le peuple français à cet effet. Elle a été adoptée par le peuple, alors titulaire du pouvoir constituant, dans le cadre d'un référendum.

Le pouvoir constituant est l'une des manifestations de la souveraineté, et il appartient, à ce titre, au souverain. Dans les gouvernements démocratiques, c'est donc le peuple (ou la Nation) qui le détient.

La décision de fonder un ordre politique et constitutionnel nouveau est souveraine. Dans la mesure où il va justement fonder un ordre politique et constitutionnel nouveau, le pouvoir constituant, lorsqu'il se manifeste, n'est (en principe) lié par aucune règle antérieure ou supérieure ; cela signifie qu'il n'est pas contraint de se soumettre à des règles juridiques préétablies, formelles ou substantielles (le résultat de l'exercice de son pouvoir étant leur abolition). Dans ce sens, on peut dire que le pouvoir constituant est indéterminé, ou encore inconditionné par des normes juridiques. C'est ce qu'expliquait Emmanuel Sieyès dans son ouvrage Préliminaire de la Constitution française... publié en 1789 :

Emmanuel Sieyès (1746-1846) par Jacques-Louis David. Source : https://commons.wikimedia.org - Domaine public







Tx.« Une Constitution suppose avant tout un Pouvoir constituant. Les Pouvoirs [constitués] [...] sont tous soumis à des [...] règles, à des formes, qu'ils ne sont point les maîtres de changer. Comme ils n'ont pas pu se constituer eux-mêmes, ils ne peuvent pas non plus changer leur constitution ; de même ils ne peuvent rien sur la constitution les uns des autres. Le Pouvoir constituant peut tout en ce genre. Il n'est point soumis d'avance à une Constitution donnée. La Nation qui exerce alors le plus grand, le plus important de ses pouvoirs, doit être dans cette fonction, libre de toute contrainte et de toute forme, autre que celle qu'il lui plaît d'adopter. »












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« 1/ Une constitution ne repose pas sur une norme dont la justesse serait la raison de sa validité. Elle repose sur une décision politique émanant d'un être politique sur le genre et la forme de son propre être. Le mot de « volonté » définit la nature essentiellement existentielle de ce fondement de la validité, par opposition à toute dépendance envers une justesse normative ou abstraite. Le pouvoir constituant est une volonté politique, c'est-à-dire un être politique concret. [...]

2/ Du point de vue de son contenu, une loi constitutionnelle est la concrétisation normative de la volonté constituante. Elle n'existe qu'à la condition préalable et sur le fondement de la décision politique globale contenue dans cette volonté. Si des normes particulières sont ajoutées à la « constitution », cela ne représente qu'une technique juridique : protéger des révisions grâces à une rigidité accrue [...].

3/ De même qu'édicter un règlement d'organisation n'épuise pas le pouvoir d'organisation de celui qui a la haute main sur l'organisation et le pouvoir d'organisation, de même édicter une constitution ne peut en aucun cas, épuiser, absorber ou consommer le pouvoir constituant. Le pouvoir constituant n'est pas abrogé ou évacué parce qu'il s'est exercé une fois. La décision politique que représente la constitution ne peut pas agir en retour sur son sujet et supprimer son existence politique. Cette volonté continue à exister à côté de la constitution et au-dessus d'elle. Tout véritable conflit constitutionnel qui porte sur les fondements mêmes de la décision politique globale ne peut donc être tranché que par la volonté du pouvoir constituant lui-même. Même une éventuelle lacune de la constitution ne peut être comblée que par un acte du pouvoir constituant – à la différence des obscurités et des divergences d'interprétation des lois constitutionnelles dans le détail ; tout cas imprévu dont la solution touche à la décision politique fondatrice doit être tranché par le pouvoir constituant.
»


D'ailleurs et en général, les situations dans lesquelles se manifeste le pouvoir constituant sont des situations de rupture avec l'ordre établi : une révolution (comme en France en 1789 ou dans certains des États du monde arabe après les « printemps arabes » du début des années 2010) ; un coup d'État, comme en France au moment de l'avènement de Napoléon Bonaparte, en 1799, ou en Grèce, après le coup d'État des « colonels », en 1967 ; la proclamation de l'indépendance d'un État, comme lors de la naissance des États-Unis d'Amérique, ou lors du mouvement de décolonisation après la fin de la seconde guerre mondiale ; une grave crise politique, économique et/ou sociale, comme c'est le cas depuis le début des années 2020 au Chili, où le processus constituant est en cours.

La difficulté, en la matière, c'est que la réalité contredit souvent le principe. Si, en théorie, le pouvoir constituant est inconditionné, l'expérience – c'est-à-dire l'histoire constitutionnelle – révèle que la plupart du temps, ce pouvoir constituant s'exerce dans un cadre préétabli, dans le respect de règles juridiques au moins attributives de compétence et procédurales. Ce fut notamment le cas en France de 1871 à aujourd'hui, pour les Constitutions des IIIe, IVe et Ve Républiques. Même le Maréchal Pétain, qui exerça un pouvoir constituant sans partage pendant la période trouble de « l'État français », avait été habilité par la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 (dont il ne respecta pas toujours, il est vrai, la lettre). On trouvera une illustration de cette difficulté dans le paragraphe qui suit.

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« Dire qu'une constitution suppose un pouvoir constituant, c'est d'abord admettre qu'une constitution peut être « faite », c'est-à-dire qu'elle n'est pas un donné, mais une création [...]. C'est constater ensuite que le pouvoir constituant est supérieur à la constitution comme le créateur l'est à la créature ; et s'il est supérieur à ce qu'il crée, organes, pouvoirs, compétences, il en est nécessairement distinct. La reconnaissance du pouvoir constituant consacre donc sa distinction d'avec les pouvoirs constitués. [...] Les pouvoirs constitués n'existent que dans l'État : inséparables d'un ordre statutaire préétabli ils ont besoin du cadre étatique dont leur présence même extériorise la réalité. Le pouvoir constituant, au contraire, se situe en dehors de l'État ; il ne lui doit rien, il existe sans lui, il est la source qui ne tarit jamais l'usage qui est fait de son flot. Il faut bien comprendre en effet que le pouvoir constituant n'est pas seulement en dehors de l'État au moment où il le crée, c'est-à-dire fixe les conditions d'exercice du pouvoir politique, mais qu'il demeure en dehors de l'État alors même que celui-ci, solidement institué, préside aux destinées de la collectivité. Bref les pouvoirs constitués sont des pouvoirs étatiques, tandis que le pouvoir constituant est un pouvoir extra-étatique. [...] Le pouvoir constituant est un pouvoir initial, autonome et inconditionné. Il est initial parce qu'il n'existe au-dessus de lui ni en fait ni en droit, aucun autre pouvoir. C'est en lui que s'exprime, par excellence, la volonté du souverain ; [...] L'autonomie du pouvoir constituant est le corollaire de son caractère initial [...]. Nul individu, nul groupe, nul collège ne peut invoquer un titre quelconque à faire pression sur le souverain, ni, à plus forte raison, se substituer à lui. C'est en ce sens que l'on peut dire que le pouvoir constituant est inconditionné car, dans sa tâche, il n'est subordonné à aucune règle de forme ni de fond. En la forme, il est libre de se prononcer selon les modalités que lui seul a qualité pour fixer ; quant au fond, aucune considération ne vient limiter son indépendance. »


Renvoi à la Leçon 1 de la deuxième partie du cours de droit constitutionnel sur l'UNJF : « La naissance de la Constitution du 4 octobre 1958 ».

Section 3. Révisions de la constitution et changements constitutionnels informels


Même si, comme l’écrit Denis Baranger, « une constitution vise à l’éternité » (La constitution. Sources. Interprétations. Raisonnements, Paris, Dalloz, 2022, p. 182), l’immense majorité des textes constitutionnels prévoient une procédure de modification de leurs dispositions. La plupart du temps, la modification du texte, que l’on appelle juridiquement une « révision », s’opère selon une procédure spécifique, plus complexe à mettre en œuvre que la procédure de modification des lois ordinaires. Cette qualité de la constitution s’appelle la « rigidité ».
Df.Le terme « révision » désigne le processus de modification d’une ou de plusieurs dispositions de la constitution écrite.

La rigidité est la qualité d’une constitution qui, pour être modifiée, prévoit une procédure spéciale, c’est-à-dire différente de la procédure législative ordinaire.

Les constitutions rigides habilitent le « pouvoir de révision » à procéder aux modifications formelles (c’est-à-dire conformes aux formes et procédures prévues par les dispositions constitutionnelles) de la constitution.

Rq.Comme cela a été observé plus haut, le terme « pouvoir » désigne ici tant l’organe qui est habilité à procéder à la révision constitutionnelle que la faculté de procéder à cette même révision.

Le pouvoir de révision est aussi parfois appelé « pouvoir constituant dérivé ». Cette qualification ne sera pas utilisée ici, dans la mesure où, comme l’a montré Olivier Beaud, la similitude des expressions peut conduire à appréhender le pouvoir constituant et le pouvoir de révision de façon équivalente (comme si la différence qui existait entre eux n’était pas une différence de nature, mais une simple différence de degré), alors que le pouvoir de révision – qui est un pouvoir constitué – n'est pas de la même nature que le pouvoir constituant. Ce dernier est en effet souverain ; le pouvoir de révision lui est strictement subordonné au pouvoir constituant.

La révision n’est pas la seule modalité d’évolution du droit de la constitution. Cette dernière peut être modifiée, de façon parfois très substantielle, de façon informelle, c’est-à-dire en dehors des formes et procédures prévues par les dispositions constitutionnelles. Dans cette hypothèse, le texte de la constitution reste inchangé, mais le droit de la constitution évolue – révélant ainsi d’ailleurs que le droit constitutionnel ne peut être assimilé au seul texte de la constitution.

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Dans un très important ouvrage publié en 1906, le grand juriste Georg Jellinek (1851-1911) définit ainsi les mutations constitutionnelles : « Par révision constitutionnelle, j’entends une modification des textes constitutionnels consécutive à des actes de volonté intentionnels ; par mutation constitutionnelle, j’entends une modification qui laisse ces textes formellement inchangés et qui résulte de certains faits, sans que ceux-ci s’accompagnent nécessairement de l’intention d’opérer une telle modification ou de la conscience de le faire » (p. 36).


Ces mutations informelles résultent de l’interprétation et de l'application des dispositions constitutionnelles par les organes constitués, c'est-à-dire par les acteurs politiques, principaux destinataires des dispositions constitutionnelles.

Mais le droit de la constitution est aussi, dans une certaine mesure, déterminé par le juge, qui est régulièrement amené à « dire » le sens de telle ou telle disposition écrite, et peut à ce titre en faire évoluer la signification.

Dans ces circonstances, comme l’observe à juste titre Armel Le Divellec, « la constitution ne s’épuise pas dans l’acte initial dit constituant ; la constitution est aussi une création continue. Elle est un mélange complexe entre une part statique et une part dynamique » (« L'ordre-cadre normatif. Esquisse de quelques thèses sur la notion de constitution », Jus Politicum, n° 4, 2010).


La constitution, nous y reviendrons, a pour objet de définir les conditions d’exercice du pouvoir politique dans telle société. Pour cela, elle créé des organes, des autorités, des institutions, que l’on dénomme en droit constitutionnel des « pouvoirs [c’est-à-dire des organes] constitués » (constitués en ce sens qu’ils sont établis par la constitution), et procède à la distribution des diverses fonctions étatiques, ou différents « pouvoirs » (celui de faire la loi, celui de sanctionner les violations de la loi, celle de déclarer la guerre, etc.), entre eux.

Les organes constitués sont donc créés par la constitution, et habilités par elle pour l’exercice de telle(s) fonction(s). Ces organes, sujets premiers des normes constitutionnelles, sont naturellement contraints de les respecter. En application d’un principe fondamental du droit constitutionnel (et du droit public de façon plus générale), les organes constitués n’ont pas « la compétence de leur compétence ». Cela signifie qu’ils ne sont pas habilités par des dispositions constitutionnelles pour définir, par eux-mêmes, l’étendue de leurs prérogatives. Ils ne peuvent pas élargir les compétences qui leur ont été attribuées par le pouvoir constituant ; ils ne peuvent pas les réduire ; ils ne peuvent pas en disposer librement.
Ex.Ainsi, le Conseil constitutionnel sanctionne le fait pour le législateur de ne pas exercer entièrement sa compétence en se déchargeant d’une partie de celle-ci sur le Gouvernement, en ayant recours à la notion d’incompétence négative.

Toutes ces règles peuvent être conçues comme des conséquences de la suprématie des règles constitutionnelles qui, en aucun cas, ne peuvent être à la disposition des organes constitués, sans quoi les constitutions ne seraient que des « tigres de papier ».

Il ne faut pourtant pas déduire de ce qui précède que les constitutions sont (ou doivent être) complètement intangibles. La stabilité constitutionnelle, nécessaire au bon fonctionnement de l’État et au bon exercice du pouvoir politique, n’implique pas l’immuabilité constitutionnelle. Celle-ci serait-elle d’ailleurs envisageable, alors que certains textes constitutionnels sont anciens ? Notre Constitution n’a « que » soixante-six ans. La Constitution fédérale des États-Unis d’Amérique est vieille de plus de deux siècles.

Il peut parfois paraître opportun aux gouvernants de modifier le texte d’une constitution. Pour quels motifs ? Ceux-ci sont variables, mais il peut s’agir d’améliorer le fonctionnement de telle institution, de corriger telle disposition dont la pratique a révélé le caractère défectueux, de tenir compte de certaines évolutions politiques et sociales, d'inscrire de nouveaux droits au profit des individus (v. la dernière révision française de mars 2024) et de permettre la signature d’une convention internationale dont certaines stipulations ne sont pas conformes à des dispositions constitutionnelles, etc.

Lorsque – comme c’est le cas la plupart du temps – les constitutions sont rigides, cette modification textuelle doit être réalisée d’une part par les organes habilités à procéder à la révision par la constitution elle-même, et d’autre part dans le respect des formes et procédures qu’elle impose. Ces organes sont des organes de révision ; ils exercent le pouvoir de révision constitutionnelle.

Quels sont les organes habilités à exercer ce pouvoir ? Quelle est l’étendue de ce pouvoir ? 

Le pouvoir de révision est exercé par l’organe habilité par la constitution. Il peut s’agir d’un organe seul, mais la plupart du temps, le pouvoir de révision est distribué entre plusieurs organes afin de garantir la stabilité de la constitution (l’intervention de plusieurs organes dans la procédure rend en effet la révision plus complexe s’il faut l’accord de chacun d’entre eux). Dans les régimes démocratiques, ce pouvoir est en général attribué à une assemblée parlementaire et au peuple (qui intervient alors, la plupart du temps, dans le cadre d’un référendum). Parfois – c’est le cas en France aujourd’hui – le pouvoir exécutif peut être également habilité à exercer le pouvoir (sous la forme en général d’une initiative de la révision).

Alors que le pouvoir constituant est, en théorie, souverain – c’est-à-dire qu’il n’est tenu au respect d’aucune forme, d’aucune procédure et d’aucun principe de fond puisqu’il a pour objet la définition d’un ordre constitutionnel nouveau – le pouvoir de révision, qui a la qualité de pouvoir constitué, qui agit uniquement sur habilitation du pouvoir constituant, est subordonné et limité. Cela se traduit par l’existence d’un régime juridique de la révision, fait de règles formelles et procédurales (distribution plus ou moins forte du pouvoir d’initiative, règles de majorité qualifiée, contraintes de délais, etc.), voire parfois des règles substantielles (certaines dispositions constitutionnelles ou principes structurants de l’ordre constitutionnel sont alors qualifiées d’intangibles : ils ne peuvent pas être modifiés).

Rq.L’existence de limites substantielles est fréquente. On verra ci-dessous qu’en France, l’article 89, imitant en cela les Constitutions de 1875 (telle que révisée en 1884) et de 1946, interdit la révision de « la forme républicaine du Gouvernement ». La proclamation d’un principe intangible (la forme républicaine du Gouvernement) se comprend aisément. Il s’agit de préserver tant une organisation institutionnelle que des valeurs qui – pour simplifier – font de la France une démocratie libérale (même si la monarchie n’est pas incompatible avec ce type de régime, comme le montrent de nombreux exemples européens). Mais il y a là une tension, ou une difficulté démocratique : peut-on protéger la démocratie (« le gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le peuple » selon la formule de l’article 2 de notre Constitution, empruntée à Abraham Lincoln) contre le peuple lui-même ? Autrement dit, l’existence de ces limites matérielles au pouvoir de révision n’est-elle pas anti-démocratique ? Faut-il privilégier une conception purement formelle de la démocratie (la volonté du peuple (ou de ses représentants) fait loi – ordinaire ou constitutionnelle – peu importe son contenu), ou bien tempérer cette conception formelle par des éléments matériels (la volonté du peuple ne ferait alors loi que dans le respect de certains principes supérieurs) ? Mais qui serait alors compétent pour définir ces principes ? Il n’y a malheureusement pas de réponse univoque à ces questions.

Avant d’exposer, brièvement, la procédure de révision prévue par la Constitution du 4 octobre 1958, on évoquera le cas de la Constitution grecque actuellement en vigueur, qui constitue un bon exemple de rigidité constitutionnelle élevée.

La Constitution grecque de 1975 définit la procédure de révision dans son article 110.

Ex.Article 110 de la Constitution grecque :


L’article 110 prévoit plusieurs types de limitations au pouvoir de révision. D’abord, des limitations de fond : les dispositions constitutionnelles définissant la forme du régime (une République parlementaire), celles proclamant la séparation des pouvoirs et celles garantissant des droits et libertés aux individus sont intangibles. Ensuite, les limitations consistent en des contraintes procédurales, qui sont très strictes. La procédure de révision s’articule en deux étapes, entièrement maîtrisées par le parlement grec (la Boulé – Chambre des députés) : la première étape est celle de la constatation de la « nécessité de la révision », formalisée par l’adoption d’une résolution à la majorité des trois cinquièmes des membres de la Chambre (soit 180 députés sur un total de 300), par deux scrutins espacés au minimum par un intervalle d’un mois. Aux termes de l’article 110 de la Constitution, cette résolution détermine spécifiquement les dispositions qui doivent faire l’objet d’une révision. La Chambre des députés à l’initiative de la révision est uniquement habilitée à en constater la nécessité et à déterminer les dispositions qui doivent en faire l’objet. Une fois accomplie cette double opération, son rôle dans la procédure de révision prend fin et la procédure de révision est momentanément suspendue. La seconde étape de la procédure de révision est déclenchée après l’élection des membres d’une nouvelle Chambre. S’ouvre alors la phase de discussion et d’(éventuelle) adoption de la proposition de loi constitutionnelle. L’article 110 de la Constitution grecque prévoit en effet que lors de sa première session, la Chambre « suivante » se prononce, à la majorité absolue de ses membres, « sur les dispositions à réviser ». Longue et complexe, la procédure définie à l’article 110 est particulièrement contraignante, afin d’éviter que la constitution formelle ne soit à la merci de majorités politiques changeantes. Enfin, l’article 110 – ultime précaution prise par le constituant en 1975 – fixe également une limitation temporelle à la révision : aucune nouvelle procédure de révision ne peut être entamée dans un délai de cinq ans à compter de l’achèvement de la précédente procédure de révision. Ces contraintes élevées expliquent que la Constitution grecque n’ait été révisée que quatre fois – 1986, 2001, 2008 et 2019 – en près de cinquante ans d’existence, et de façon relativement peu étendue.

La procédure de révision de la est quant à elle définie par son article 89, qui est aussi l’article unique du titre XVI, intitulé « De la révision ». Cet article détermine la procédure applicable pour procéder à la révision de la Constitution de 1958. Cette procédure est organisée en trois phases : une phase d’initiative, une phase de discussion parlementaire, et enfin une phase d’adoption.
Tx.Article 89 :

« L'initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement.
Le projet ou la proposition de révision doit être examiné dans les conditions de délai fixées au troisième alinéa de l'article 42 et voté par les deux assemblées en termes identiques. La révision est définitive après avoir été approuvée par référendum.

Toutefois, le projet de révision n'est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en Congrès ; dans ce cas, le projet de révision n'est approuvé que s'il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Le bureau du Congrès est celui de l'Assemblée nationale.
Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire.

La forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une révision.
»

Rq.Pour des explications sur la procédure de révision organisée par l’article 89 de la Constitution, voir la leçon 3 de la deuxième partie du cours de droit constitutionnel de l’UNJF.

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Quelle est la procédure de révision de la Constitution de 1958 ?. Source : https://www.vie-publique.fr/. Cliquez sur l'image pour accéder à la vidéo


Depuis 1958, la Constitution française a été révisée à 25 reprises. On trouvera la liste complète des modifications formelles opérées sur le site Internet du Conseil constitutionnel.
Rq.L’une des révisions les plus importantes, celle de 1962 (sur l’élection du président de la République au suffrage universel direct), s’est d’ailleurs faite sur le fondement de l’article 11 et non de l’article 89 de la Constitution.

L'avant-dernière révision en date (celle du 23 juillet 2008), était importante sur le fond (renforcement du Parlement, création de la procédure de QPC – question prioritaire de constitutionnalité–, création du RIP – référendum d'initiative partagée) et par son étendue, dans la mesure où de nombreux articles furent révisés.

Si certaines tentatives de révision ont abouti, d’autres en revanche ont échoué. Les plus récentes d’entre elles datent de 2018 et 2019 (les deux projets de loi constitutionnelle n’ont pas atteint l’étape de la discussion parlementaire en séance publique).

Lors des cérémonies organisées à l’occasion du 65e anniversaire de notre Constitution, le président de la République a annoncé une révision prochaine – qui semble toutefois assez mal engagée en raison de la composition actuelle de l’Assemblée nationale, rendant hautement improbable (notamment) la possibilité de l’atteinte de la majorité des 3/5e au Congrès. Quant à la soumission d’un projet éventuel au référendum, il semble également risqué, au regard de la faiblesse de la cote de popularité du président de la République.

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« […] préserver la Constitution, ce n'est pas la figer. Cela suppose d'agir. En 1958, ce fut sa raison d'être. Et elle demeure. Agir pour protéger au quotidien contre les grands bouleversements du monde, pour tenir chaque jour la promesse et l'ordre de la République pour rebâtir l'unité de la nation. Je crois, dès lors, que notre Constitution mérite d'être révisée quand cela est nécessaire, tout en assignant deux impératifs majeurs : être conséquents et être cohérents. La réforme institutionnelle doit toujours répondre à ces deux nécessités. On ne révise pas la Constitution sous le coup de l'émotion, pour répondre à des modes ou pour la beauté du geste. C'est là un acte grave, c'est la raison pour laquelle il n'est jamais simple à accomplir. La Constitution a, chacun le sait, accueilli des changements profonds : l'élection du président de la République au suffrage universel direct, la saisine du Conseil constitutionnel, le quinquennat, la responsabilité pénale du Président, l'extension du champ référendaire, des pouvoirs nouveaux du Parlement, la reconnaissance des droits de l'opposition. Elle a accueilli les évolutions de notre temps, celles en tout cas qui s'inscrivent dans notre idéal républicain : l'inscription de l'interdiction de la peine de mort, l'égalité entre les femmes et les hommes ou la charte de l'environnement. Elle doit accueillir demain de quoi permettre de retrouver le sens de notre destin. Et quelles sont, sans être exhaustif ici, les principales attentes auxquelles il nous faut répondre aujourd'hui ?

D'abord, permettre aux citoyens d'être sans doute davantage sollicités et mieux associés. A cet égard, la question de l'extension du champ référendaire est aujourd'hui posée par de nombreuses formations politiques. En son temps, François Mitterrand avait souhaité l'élargir à tous les sujets de société, en particulier l'école où se joue, en effet, tout. Jacques Chirac, puis Nicolas SARKOZY l'ont étendu à un certain nombre de réformes économiques, sociales, environnementales. Il existe encore des domaines importants pour la vie de la nation qui échappent au champ de l'article 11 de notre Constitution. J'ai ouvert ce chantier, à Saint-Denis, avec l'ensemble des forces politiques représentées au Parlement, et avec le président du Sénat, la présidente de l'Assemblée, le président du CESE, et je souhaite que nous puissions trouver, collectivement, les moyens de mener à son terme ce chantier, en lien étroit avec les présidents de nos assemblées. Mais disons-le avec clarté, étendre le champ du référendum ne peut permettre et ne saurait permettre de se soustraire aux règles de l'Etat de droit, comme je l'ai rappelé.

De même, la souveraineté populaire peut également s'exprimer directement à l'issue d'un référendum d'initiative partagée. Cette procédure utile est aujourd'hui excessivement contrainte. Sa mise en œuvre doit être plus simple et les seuils permettant son usage, comme peut-être ses procédures, devraient dès lors être revus, et son champ devrait également être élargi pour s'identifier à celui du référendum d'initiative présidentielle du même article 11.

Champ du référendum donc qui doit pouvoir être discuté et peut-être s'ouvrir à de nouvelles questions, simplification de la procédure référendum d'initiative partagée, mais au-delà de cela une troisième question émerge, derrière le sujet du référendum, celle qui consiste aussi à établir des garanties solides pour éviter la concurrence des légitimités. J'ai été frappé, durant ces dernières années, en écoutant nos concitoyens, comme plusieurs formations politiques, au fond du ressentiment qui était né du vote de 2007 revenant sur les résultats du référendum de 2005. Et il nous faut en tirer la substantifique moelle et cette question, au fond, de la bonne articulation entre les légitimités démocratiques est une question essentielle qu'il nous faut trancher dans la réforme du référendum. Vouloir faire un référendum sur le sujet - qui vient d'être débattu par le Parlement et d'être tranché par une loi - n'est, je crois, pas de l'ordre du bon Gouvernement car il ferait bégayer la République et consisterait en quelque sorte à créer un système permanent de balancier, ou ce que le Parlement aurait décidé une année, un référendum d'initiative partagée pourrait le défaire un an, deux ans ou trois ans plus tard. Très rapidement émergerait la question légitime « à quoi sert le Parlement ? ». À l'inverse, si le peuple sollicité par un référendum venait à décider de tel ou tel sujet et que le Parlement pouvait y revenir un an, deux ans plus tard, dans les mêmes termes et défaire ce qui venait d'être dit, le peuple se sentirait légitimement floué. Nous avons aussi, dans le cadre de cette réforme, je crois essentielle, et que nous ne devons pas écarter, éviter toute forme de confusion et préserver la force de notre démocratie représentative, préserver évidemment la force de la démocratie directe et de ses voix, mais assurer leur respect réciproque et la bonne organisation de ces expressions. Sinon l'une et l'autre se brouilleraient, s'affaibliraient et c'est toute la République qui en perdrait cet équilibre et cette force que je défends depuis tout à l'heure. Il reste que, assortie de ces sept garanties, modifications du champ de la procédure, des procédures de référendum et de cette bonne articulation sont, je crois, de nature à répondre aux aspirations démocratiques de notre temps.

Mais je crois, là, que ça n'épuise pas l'aspiration à plus de démocratie et la volonté qu'ont aussi nos concitoyens à être mieux associés à la fabrique de la loi pour en renforcer la légitimité, pour que celle-ci soit également préparée encore différemment. J'ai porté depuis 6 ans plusieurs innovations démocratiques. En l'espèce, le Conseil National de la Refondation, que nous devons amplifier et aménager, a renversé la logique descendante de l'action publique, constitue une vraie réforme de l'État, menée à bas bruit, vers plus d'efficacité, de démocratie dans notre territoire et une meilleure association de tous nos concitoyens, y compris dans l'action publique au quotidien, tout en respectant strictement la séparation des pouvoirs. La réforme du Conseil économique, social et environnemental, aux termes de la loi organique du 15 janvier 2021, a permis aussi de renforcer cette chambre et de favoriser, d'organiser la consultation des citoyens suite, à la fois, aux grands débats, qui avaient suivis la crise des gilets jaunes et à la convention citoyenne sur le climat et à la lumière de ce que nous avions bien et moins bien fait : innovation en temps réel de notre vie démocratique, nous avons pu, par la loi organique, bâtir une nouvelle manière de nous organiser. Les conventions citoyennes, comme celle sur la fin de vie, permettent de construire un débat ouvert, éclairé par les meilleurs experts et dans les meilleures conditions et, je le crois très profondément, de mieux préparer les projets de loi et d'éclairer le législateur, comme le peuple. Ils ne sont en rien concurrents du travail, ni du Gouvernement ni du Parlement et encore moins de la voie référendaire, mais ils viennent compléter cette vitalité. Je crois que ces innovations démocratiques qui figuraient dans le projet constitutionnel discuté en 2018, qui ont pu être traduites par un changement organique, sont complémentaires de la question du référendum et consolident, j'en ai la conviction, une démocratie plus délibérative et favorisant une meilleure participation de nos concitoyens.

L'autre grand sujet est celui, également, de l'organisation renouvelée de notre action publique dans certains territoires, en particulier ceux dont la singularité impose des adaptations constitutionnelles. L'avenir de la Nouvelle-Calédonie exige un cheminement commun qui nécessitera à coup sûr une révision constitutionnelle. C'est un sujet en soi. La Corse, par sa singularité insulaire et méditerranéenne, compte tenu, il faut bien le dire, des insuffisances de la mise en œuvre de la loi organique existante et à la lumière de la situation politique de la dernière décennie, ouvre la voie à une forme d'autonomie dans la République en fonction de ce que les forces politiques sauront faire cheminer. Indivisible, en effet, ne signifie pas uniforme. L'idéal républicain est assez fort pour accueillir les adaptations, les spécificités, les particularités. L'unité de la France, après tant de siècles de centralisation, dont chacun aujourd'hui perçoit la limite et les impasses, supportera cette répartition nouvelle des pouvoirs. Mieux, je le crois profondément, notre unité sera plus forte. Et à ce titre, tout particulièrement, l'ensemble de nos outre-mer doit pouvoir être mieux reconnu dans nos constitutions et, si le consensus se dégage en ce sens, donner lieu aussi à des évolutions du texte constitutionnel. [...]

Des initiatives parlementaires ont été prises, il y a quelques mois, pour inscrire dans la Constitution la liberté des femmes de pouvoir recourir à l'interruption volontaire de grossesse. J'ai exprimé mon souhait, le 8 mars dernier, que nous puissions trouver un texte accordant les points de vue entre l'Assemblée nationale et le Sénat et permettant de convoquer un Congrès à Versailles. Je souhaite que ce travail de rapprochement des points de vue reprenne pour aboutir dès que possible. Ces projets de révision sont déterminants. Je sais, aussi, qu'ils n'épuisent, ni toutes les volontés de réforme, ni toutes les préoccupations légitimes. L'idée d'inscrire la protection du climat au cœur de nos normes constitutionnelles peut s'avérer aussi un signe d'engagement de notre nation en train d'inventer son propre chemin de progrès, de science et de justice dans la lutte contre le réchauffement climatique. Mais, avec ou sans, cette mention constitutionnelle, et dans l'intervalle qui nous sépare de cette éventuelle révision, soyons fidèles à l'esprit de notre République et donc agissons dans le cadre qui est déjà le nôtre avec ambition et unité.

Enfin, la question de l'indépendance du parquet, l'amélioration de la procédure législative, ne seraient être exclues. Elles avaient donné lieu, d'ailleurs, à des premiers travaux et il nous appartiendra, ensemble, dans les mois à venir, d'apprécier si une majorité est possible dans cette direction. Mesdames et Messieurs, en 1958, comme aujourd'hui, la nation est dotée d'une République capable de répondre de son destin, parce qu'elle est aux proportions de notre histoire et qu'elle abrite, qu'elle résume, qu'elle poursuit. [...]
»

Pour voir le discours dans son intégralité, cliquez ici .

Depuis ce discours, la Constitution a été à nouveau révisée (c'était la 25e fois depuis 1958).
Tx.La loi constitutionnelle n° 2024-200 du 8 mars 2024 a inséré à l'article 34 un nouvel alinéa aux termes duquel : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s'exerce la liberté garantie à la femme d'avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ».

Lorsque la constitution est révisée, son texte est modifié.
Tx.Ainsi, la loi constitutionnelle n° 2007-239 du 23 février 2007 a inséré dans la Constitution de 1958 un article 66-1 nouveau : « Nul ne peut être condamné à la peine de mort ».
Mais il est des hypothèses, nombreuses, où le droit de la constitution évolue sans modification textuelle.

Sauf lorsqu’ils sont « clairs » - le sont-ils jamais ? – les textes juridiques sont susceptibles de plusieurs interprétations. Or l’opération d’interprétation est toujours une opération complexe – comme cela a été brièvement évoqué dans l’introduction générale de ce cours. L’interprète, quel qu’il soit, agit comme l’explique Denis Baranger dans un cadre qui est délimité par deux principes : le principe de fidélité au texte d’une part, le principe de liberté interprétative d’autre part, « le principe de fidélité interprétative [étant] un principe régulateur de la liberté détenue par l’interprète » (La constitution. Sources. Interprétations. Raisonnements, Paris, Dalloz, 2022, p. 73).

C’est pourquoi comprendre le droit constitutionnel implique un certain affranchissement par rapport au texte de la constitution. S’affranchir ne signifie pas ignorer. Cela implique simplement d’avoir à l’esprit que le texte de la constitution n’est pas la source unique du droit de la constitution, qu’il est simplement l’une des sources de ce droit. De ce fait, il existe toujours des écarts parfois importants entre la « constitution réelle » et constitution écrite d’un État.

L'affranchissement suppose de prendre en compte l'interprétation constitutionnelle et l'application du texte de la Constitution par les acteurs politiques. Cette interprétation et cette application sont à l'origine des « changements constitutionnels informels », ces derniers désignant des changements « dans la signification normative de la matière constitutionnelle intervenu[s] sans que la procédure de révision constitutionnelle ait été utilisée, ce qui implique, corrélativement, que le texte constitutionnel n'a pas été modifié » (Manon Altwegg-Boussac, Les changements constitutionnels informels, Paris, Institut Universitaire Varenne, 2013).

Rq.Pour des développements généraux et synthétiques sur l’interprétation en droit, voir l’introduction générale du cours sur l’UNJF. On rappellera simplement ici qu’il n’y a pas de vérité du texte, qu’il suffirait à l’interprète de recueillir lors de l’opération d’interprétation. Le texte ne détermine que très partiellement l’opération d’interprétation dans laquelle, comme le démontre Denis Baranger dans son ouvrage précité, la liberté de l’interprète prévaut toujours sur la fidélité au texte.

Rq.Nous évoquerons plus loin (dans la section 4) l'interprétation juridictionnelle de la constitution.

Les acteurs politiques qui (comme le juge) sont chargés d’appliquer la constitution, vont préalablement devoir attribuer un sens aux dispositions appliquées. Comme l’explique le professeur Pierre Avril, « l’application suppose toujours une interprétation préalable qui arrête le sens du texte » (Les conventions de la constitution, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1997, p. 7). C'est d'ailleurs ce qui permet à Bruno Daugeron d'écrire, suivant l'exemple de son maître, Jean-Marie Denquin, que « c'est l'application du droit qui détermine le sens des énoncés juridiques et non les énoncés juridiques qui déterminent l'application du droit » (Droit constitutionnel, Paris, PUF, 2023).

L’interprétation permet de fixer un sens du texte ; souvent, un autre sens aurait pu être choisi. L’interprétation retenue révèle ainsi souvent l’état des forces politiques, des équilibres (ou déséquilibres) institutionnels au moment où elle est formulée. Par ailleurs, comme l’observe encore Pierre Avril dans les pages introductives de ses Conventions de la constitution, les organes constitués, dans leur application de la constitution, « s’attachent en priorité à défendre (ou à étendre) leurs compétences […]. L’application de la Constitution résulte de ce processus, pour la simple raison qu’il appartient aux organes investis d’une compétence non seulement de l’exercer, mais aussi d’en préserver l’exercice : si eux ne le font pas, qui s’en préoccupera ? ». C’est ce que l’on pourrait appeler la « raison institutionnelle », qui conduit toutes les institutions à agir selon des modalités et avec des objectifs similaires de protection et de promotion de leurs intérêts institutionnels.

L’application du texte de la constitution par les acteurs politiques et l’interprétation des dispositions attributives de compétences peut conduire à des mutations constitutionnelles, parfois très profondes. On pourrait multiplier les exemples ; deux seront ici mobilisés qui sont une illustration, pour le premier, de l’apparition, du fait de la pratique politique, d’une institution en marge du texte de la constitution ; et pour le second, d’une manifeste contrariété entre le texte de la constitution et le droit de la constitution.

Ex.Le premier exemple est tiré de l’histoire constitutionnelle française, et il concerne une institution majeure de la IIIe République : le président du Conseil, chef de gouvernement (qui est l’équivalent de notre Premier ministre aujourd’hui). Nous aurons l’occasion d’y revenir dans la leçon consacrée à l’étude de la Constitution de 1875, mais comme le déclarait en 1929 René Capitant dans une conférence sur la coutume constitutionnelle, le régime esquissé par les lois constitutionnelles de 1875 « n’est pas le régime positif français », parce que le régime positif français « s’est constitué non dans le cadre mais en marge de ces lois ». Les lois constitutionnelles de 1875 (il y en a trois, qui forment la Constitution de la IIIe République) ne créent pas l’institution « président du Conseil des ministres ». Autrement dit, la constitution formelle ne prévoit pas son existence ni, a fortiori, ses attributions. Cette institution – comme d’ailleurs celle du Premier ministre en Angleterre – est apparue spontanément, dès les toutes premières années du régime. Pour quelle raison ? Même s’il est difficile de parler à la place des hommes de l’époque, il est probable que le premier président de la IIIe République (le maréchal de Mac Mahon), qui avait déjà pris l’initiative de nommer, parmi les membres de chaque Gouvernement, un ministre chargé de la présidence du Conseil, ait procédé ainsi parce que le besoin s’était rapidement fait sentir de désigner un interlocuteur privilégié, chargé de représenter le gouvernement dans ses relations avec les autres organes constitués (assemblées parlementaires, président de la République).
Décret du président de la République en date du 12 décembre 1876, nommant Jules Simon président du conseil des ministres.

Nommé, comme les autres membres du Gouvernement, par le président de la République, le président du Conseil assurait la direction du Gouvernement, représentait le Conseil devant les assemblées parlementaires, devant l’opinion publique, etc. Son « poids » institutionnel s’est progressivement avéré beaucoup plus important que celui du président de la République, ce qui n’est pas sans paradoxe : une institution qui n’était pas prévue par le texte de la Constitution disposait, en pratique, d’une influence plus étendue que l’institution qui, dans l’esprit des hommes de 1871 qui avaient rédigé les lois constitutionnelles de 1875, était au cœur de l’architecture institutionnelle.

On comprend dès lors qu’en se contentant de lire le texte des lois constitutionnelles de 1875, on aurait une impression erronée du fonctionnement des institutions de la IIIe République. L’apparition spontanée du président du Conseil, en marge de ces lois, est une illustration de ces « formes variées de normativité » (Armel Le Divellec, « Le droit constitutionnel est-il un droit politique ? », Les Cahiers Portalis, 2018/6, p. 91-105), si fréquentes en droit constitutionnel, de ces « phénomènes à structure renversée (par rapport aux phénomènes classiques de production du droit, tels que la législation ou la fonction juridictionnelle) », qui présentent la particularité de prendre « leur origine dans le factuel (qu’il s’agisse des faits de pouvoir des gouvernants ou de la capacité créatrice de droit des gouvernés ou des acteurs politiques) et qui trouvent leur débouché dans des formes juridiques » (Denis Baranger, « Normativisme et droit politique face aux changements constitutionnels informels. À propos de l’ouvrage de Manon Altwegg-Boussac », Jus Politicum, 2013/11).


Ex.Le second exemple, tiré du droit positif, est un exemple de contrariété entre une norme constitutionnelle écrite et une norme constitutionnelle née de la pratique politique. Aux termes de l’article 20 de la Constitution du 4 octobre 1958, « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation […] ». La règle énoncée ici découle de la logique institutionnelle du régime parlementaire qui, comme l’écrivait René Capitant, est « le gouvernement d’un cabinet responsable devant l’assemblée. Gouvernement de cabinet et responsabilité ministérielle en sont les traits essentiels » (Écrits d’entre-deux-guerres (1928-1940), textes présentés et réunis par Olivier Beaud, Paris, éditions Panthéon-Assas, 2004). En pratique, toutefois, le fonctionnement des institutions de la Ve République est, la plupart du temps, éloigné de cette « réalité » textuelle : la Constitution réelle diffère de la Constitution formelle, c’est-à-dire écrite. La détermination de l’étendue du pouvoir du Gouvernement et sa faculté à jouir pleinement des prérogatives qui lui sont attribuées par la lettre de la Constitution (à commencer par la détermination de la politique nationale) dépend de la conjoncture politique, et plus précisément encore de la situation à l’Assemblée nationale. Comme cela a été montré dans la deuxième partie du cours, en période de concordance de la majorité présidentielle et de la majorité parlementaire (c’est-à-dire lorsque le président de la République et la majorité à l’Assemblée nationale appartiennent à la même formation ou tendance politique, ce qui la plupart du temps est le cas), c’est le président de la République qui détermine la politique de la Nation, le gouvernement se « contentant » de la conduire, c’est-à-dire de mettre en musique, d’exécuter les grandes orientations ou décisions présidentielles.

A telle enseigne qu’en 2008, le comité Balladur, chargé par le président Sarkozy de formuler des propositions de réforme de la Constitution, avait suggéré une révision des articles 5 (définissant les prérogatives présidentielles) et 20 de la Constitution, de façon à faire correspondre… le texte à la pratique !

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« […] le Comité a observé que, depuis 1958, à l’exception des périodes de cohabitation, le texte actuel de la Constitution n’empêche pas le Président de la République de fixer lui-même les grandes orientations de la politique de la nation, qu’il revient au Premier ministre de mettre en œuvre. On pourrait en déduire que la modification de la Constitution ne serait, dès lors, pas nécessaire lorsque la majorité présidentielle et la majorité parlementaire coïncident. On pourrait en déduire également que cette modification rendrait le fonctionnement effectif des pouvoirs publics plus difficile en cas de cohabitation.

Tout bien considéré, le Comité estime souhaitables une actualisation et une clarification des articles 20 et 21 de la Constitution. Il y aurait donc lieu, tout en laissant inchangés les termes de l'article 8 de la Constitution, de se borner à ajouter à l'article 5 de la Constitution, qui confère au chef de l'État un rôle d'arbitre, un dernier alinéa ainsi rédigé : "Il définit la politique de la nation". Par ailleurs, la première phrase du premier alinéa de l'article 20 prévoirait que "le gouvernement conduit la politique de la nation » et le deuxième alinéa du même article préciserait enfin que le gouvernement « dispose à cet effet de l'administration et de la force armée"
».

Cette modification des articles 5 et 20 ne fut finalement pas opérée en 2008. L'aurait-elle été, que nous serions aujourd'hui (c'est-à-dire dans le contexte post-dissolution du printemps 2024) très embarassés, dans la mesure où le vote des Français a clairement indiqué au moins une chose : c'est que ceux-ci ne souhaitaient pas la continuation de la politique du président de la République et de ses alliés. Comment pourrait-on dès lors admettre qu'un président qui a perdu les élections législatives et qui se trouve dans ces circonstances face à une Assemblée qui lui est assez largement hostile, soit seul habilité par le texte de la Constitution à « définir la politique de la nation » ?

Quoi qu'il en soit, cet exemple illustre parfaitement que, du fait de la pratique institutionnelle, le droit de la constitution peut très largement différer de la constitution écrite, dans la mesure où des mutations constitutionnelles peuvent intervenir sans modification formelle du texte de la constitution.

Section 4. La question de l'interprétation juridictionnelle de la constitution


Chargé de s'assurer du respect de la constitution (notamment) par les autorités publiques (administration, législateur...), le juge, lorsqu'il est saisi d'un litige et qu'un tel moyen est soulevé par le justiciable, va confronter les normes élaborées par ces autorités publiques (actes administratifs, lois...) aux normes constitutionnelles. Pour vérifier la conformité ou la non-conformité des normes inférieures à la constitution, le juge, qu'il soit constitutionnel ou ordinaire, devra procéder à une opération d'interprétation (puis de qualification juridique), afin de donner un contenu, une substance, à des textes souvent rédigés en termes abstraits et généraux. On peut, pour illustrer cet état de fait, utiliser une image simple. Si l'on pose côte à côte le texte de la constitution et celui de la loi (ou de l'acte administratif), il ne se passe rien. Pour insuffler de la vie, un sens aux textes, pour les faire parler, il faut un interprète !

Cette opération d'interprétation, à laquelle doit procéder tout juge, est fondamentale, sa liberté interprétative étant, comme nous l'avons déjà observé, importante. Au début du XXe siècle, cette situation faisait dire à l'un des membres de la Cour Suprême des États-Unis, Oliver Wendell Holmes, que « la constitution signifie ce que le juge dit qu'elle signifie » (« the constitution means what the judge says it means »). C'est pourquoi les Américains parlent de la « Living Constitution », c'est-à-dire de la « constitution vivante », constitution dont la signification n'est pas figée sur le papier, mais qui est en évolution perpétuelle, du fait (notamment) de son application et de son interprétation par les juges : « la Constitution vivante est une Constitution qui « évolue, change au cours du temps et s'adapte aux nouvelles circonstances sans qu'elle soit formellement modifiée/révisée (amended) » » (Apostolos Vlachogiannis, « David Strauss, The Living Constitution... », Jus Politicum n° 5, 2010).

Pour illustrer l'importance de l'interprétation juridictionnelle de la constitution et son influence sur la détermination du contenu des normes constitutionnelles, deux exemples seront pris : le premier, en droit constitutionnel américain ; le second, en droit constitutionnel français.
Ex.Par une décision rendue en 2015, la Cour Suprême des États-Unis d'Amérique a jugé que les États fédérés, en application de la Constitution fédérale de 1787, devaient autoriser le mariage entre personnes du même sexe et reconnaître ces mariages lorsqu'ils avaient été célébrés en dehors de leur juridiction (dans un autre État fédéré ou à l'étranger) (CS, 26 juin 2015, Obergefell v. Hodges). Plus précisément encore, la Cour, pour reconnaître ce droit au mariage de personnes du même sexe, s'est fondée sur le 14e amendement de la Constitution de 1787.

Rq.Les amendements désignent en droit constitutionnel américain les modifications de la Constitution de 1787 (on en compte au total 27).

Que dit cet amendement ? En voici un extrait :

Tx.« Aucun État ne fera ou n'appliquera de loi qui restreindrait les privilèges ou immunités des citoyens des États-Unis ; ni ne privera aucune personne de vie, de liberté ou de propriété, sans garantie juridique convenable ; ni ne refusera à quiconque relève de sa juridiction l'égale protection des lois » (traduction Stéphane Rials et Julien Boudon, Textes constitutionnels étrangers, Paris, PUF, coll. « QSJ ? »).

Cet amendement a été ratifié par les États fédérés, membres de la fédération, en 1868. Adopté dans un contexte historique spécifique, dans la foulée du 13e amendement (1865) qui abolissait l'esclavage, il avait pour objet de reconnaître la citoyenneté à toutes les personnes nées ou naturalisées aux États-Unis (citizenship clause) et d'affirmer l'égalité des droits (cette dernière devait servir à l'époque l'égalité entre les blancs et les noirs).

Cet amendement n'a pas empêché la Cour Suprême de juger, dans son célèbre arrêt Plessy v. Ferguson (18 mai 1896) et au terme d'une interprétation audacieuse du 14e amendement que les distinctions fondées sur la couleur de la peau n'étaient pas inconstitutionnelles, et qu'il était donc possible, pour les États fédérés, de réserver certains wagons de leurs trains aux personnes blanches, fondant ainsi la doctrine « separated but equal » (séparés mais égaux).

En 2015, la Cour a jugé que le droit pour les personnes du même sexe de se marier découle tant du droit de ne pas être privé de liberté sans garantie juridique convenable, que de la clause d'égale protection, tous deux énoncés par le 14e amendement. Sans modification formelle et du fait de l'interprétation qui en est faite par le juge, la Constitution américaine s'est vue ainsi enrichie d'un droit nouveau : celui des couples de même sexe de se marier.

On observera qu'au gré des interprétations fluctuantes de la Cour, évidemment marquées par leur contexte, le 14e amendement, adopté pour prévenir les discriminations contre les Noirs, n'a d'une part pas toujours été suffisant pour les empêcher (affaire Plessy v. Ferguson), et d'autre part a pu servir de fondement à l'interdiction de discriminations fondées non pas sur la couleur de peau, mais (ici) sur l'orientation sexuelle.

Le second exemple est tiré du droit français. Pour réaliser son contrôle de la conformité des lois à la Constitution, le Conseil constitutionnel utilise le texte de la Constitution, mais pas uniquement. Depuis longtemps, il a intégré, parmi ce que l'on appelle les « normes de référence » de son contrôle, des règles et principes non écrits qu'il a lui-même « découverts ». Sans que la Constitution formelle du 4 octobre 1958 soit modifiée, elle a ainsi été enrichie de normes constitutionnelles nouvelles, que le législateur – comme l'administration – sont contraints de respecter. Mentionnons notamment le principe constitutionnel de clarté de la loi (CC n° 2001-455 DC, 12 janvier 2002), les objectifs constitutionnels de sauvegarde de l'ordre public (CC n° 82-141 DC, 27 juillet 1982), d'intelligibilité de la loi (CC n° 2001-455 DC, 12 janvier 2002), de protection de l'environnement (CC n° 2019-823 QPC, 31 janvier 2020), etc.

Ex.Un autre exemple du pouvoir créateur du juge peut être pris avec les « PFRLR ». Cet acronyme désigne les « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République », catégorie juridique indéterminée, c'est-à-dire sans substance, à laquelle fait référence le préambule de la Constitution de 1946. Le Conseil constitutionnel a conféré une valeur de droit positif à ce préambule du fait du renvoi opéré à ce même texte par le préambule de la Constitution de 1958.

Tx.Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 (extrait) :
« 1. Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. »

Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 (extrait) :
« Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu'aux droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement de 2004. »

Parce que la catégorie des PFRLR était une enveloppe sans contenu, le Conseil constitutionnel s'est chargé d'en définir la substance. Il a pour cela fixé, dans sa décision n° 88-244 DC du 20 juillet 1988, des critères d'identification, de reconnaissance de ces normes constitutionnelles. Pour qu'une tradition républicaine puisse fonder un PFRLR, le Conseil constitutionnel a défini quatre conditions : d'abord, le principe doit avoir été énoncé par la loi ; ensuite, cette loi doit être une loi républicaine (c'est-à-dire adoptée en République) ; par ailleurs, la (les) législation(s) républicaine(s) en cause doit (doivent) être antérieure(s) à la Constitution du 27 octobre 1946 ; enfin, cette législation doit être d'application continue, révélant ainsi un attachement au principe énoncé, attachement susceptible de fonder la « tradition républicaine » témoignant de l'existence d'un PFRLR.

En formulant un PFRLR, le juge décide librement – dans les conditions qui ont été rappelées ci-dessus, mais que le Conseil a librement définies lui-même – d'attribuer une valeur constitutionnelle à un principe qui était déjà applicable en droit positif (ou avait déjà été appliqué), mais qui avait une simple valeur législative. De ce fait, il met ce principe hors de portée du législateur, qu'il contraint de plus de le respecter.

Le Conseil constitutionnel a par exemple énoncé les PFRLR suivants : la liberté de l'enseignement (n° 77-87 DC du 23 novembre 1977), l'indépendance (n° 80-119 DC du 22 juillet 1980) et la compétence constitutionnellement garantie de la juridiction administrative (n° 86-224 DC du 23 janvier 1987), l'indépendance des professeurs d'université (n° 83-165 DC du 20 janvier 1984) ou encore l'existence d'une justice pénale des mineurs (n° 2002-461 DC du 29 août 2002).

Rq.Dans la mesure où il n'est pas le seul interprète de la Constitution, le Conseil constitutionnel n'a pas de monopole dans l'énoncé des PFRLR. Ainsi, dans son arrêt Koné de 1996, le Conseil d'État avait énoncé le PFRLR de l'interdiction de l'extradition demandée dans un but politique.

Comme les normes constitutionnelles d'origine jurisprudentielle (principes et objectifs de valeur constitutionnelle), les PFRLR illustrent plusieurs phénomènes très importants en droit constitutionnel : d'une part, le fait que la constitution (matérielle, ou le droit de la constitution) déborde très largement le texte de la constitution écrite (formelle) ; d'autre part, que la constitution peut être modifiée dans sa substance autrement que par la procédure de révision formelle prévue par le texte lui-même.


Sy.Après avoir brièvement évoqué les conditions de naissance et de modification des constitutions, il faut à présent examiner quel est leur objet.

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