Nous avons vu, dans l’introduction du cours, que l’expression droit constitutionnel a une double signification : elle peut désigner d’une part la discipline qui étudie, qui expose et explique l’ensemble des normes constitutionnelles (il faudrait alors évoquer, de façon plus pertinente, la science du droit constitutionnel) ; mais elle désigne également, d’autre part, cet ensemble de normes constitutionnelles qui, pour une grande partie d’entre elles et dans la plupart des États du monde, sont inscrites dans une « constitution ».
La constitution est donc un objet privilégié d’étude pour le constitutionnaliste. La première leçon consacrée à cet objet aura pour but d’évoquer la naissance des constitutions et les modifications qu’elles peuvent subir dans le temps.
Il faut malgré tout et d’abord observer que les constitutions n’ont pas toujours existé : la naissance de l’État, au sens contemporain du terme, est très antérieure à celle des constitutions. Les premières constitutions écrites apparaissent à la fin du XVIIIe siècle. Ce mouvement d’apparition des constitutions écrites a été, par la suite, désigné comme le « constitutionnalisme ».
Section 1. Le constitutionnalisme
Le constitutionnalisme est un mouvement historique, qui apparaît en Europe et aux États-Unis à la fin du XVIIIe siècle, et qui va progressivement gagner la plupart des États du monde. Il s’agit, comme l’écrit C. J. Friedrich, d’une « technique consistant à établir et à maintenir des freins effectifs à l’action politique et étatique » (cité par O. Beaud, « Constitution et constitutionnalisme », in Philippe Raynaud et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 1996).
Son objet (ultime) peut être défini ainsi : il vise à défendre la liberté des individus au moyen de la constitution. Il participe, en ce sens, de la philosophie libérale qui est une philosophie de la préservation de la liberté dans l’État, préservation qui passe notamment par la modération du pouvoir étatique. Cette modération sera obtenue grâce à des règles juridiques intangibles, auxquelles les gouvernants sont eux-mêmes soumis, qui sont soustraites à leur emprise et qui relèvent, la plupart du temps, de la catégorie des normes constitutionnelles.
Les premières constitutions écrites des temps modernes apparaissent en Amérique du Nord à la fin du XVIIIe siècle, dans les États américains devenus indépendants par rapport à Couronne anglaise (qui sont aujourd’hui les États fédérés des États-Unis d’Amérique), puis aux États-Unis (avec la Constitution fédérale de 1787).
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« [...] Nous, les représentants des États-Unis d'Amérique assemblés en Congrès général, prenant à témoin le Juge suprême de l'univers de la droiture de nos intentions, publions et déclarons solennellement, au nom et par l'autorité du bon peuple [des] colonies, que ces Colonies unies sont et ont droit d'être des États libres et indépendants ; quelles sont dégagées de toute obéissance envers la Couronne de la Grande-Bretagne ; que tout lien politique entre elles et l'État de Grande-Bretagne est et doit être entièrement dissous ; que, comme les États libres et indépendants, elles ont pleine autorité de faire la guerre, de conclure la paix, de contracter des alliances, de réglementer le commerce et de faire tous autres actes ou choses que des États indépendants ont droit de faire [...] ».
Deux décennies plus tard, en France, le 20 juin 1789, les représentants aux États généraux (auto-proclamés Assemblée nationale) faisaient dans la salle du Jeu de Paume du château de Versailles le serment suivant (qui devait conduire à l’adoption de la première constitution écrite de l’histoire de France, la Constitution du 3 septembre 1791) :
Arrête que tous les membres de cette assemblée prêteront, à l’instant, serment solennel de ne jamais se séparer, et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeront, jusqu’à ce que la Constitution du royaume soit établie et affermie sur des fondements solides, et que ledit serment étant prêté, tous les membres et chacun d’eux en particulier confirmeront, par leur signature, cette résolution inébranlable. »
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On trouvera en cliquant ici une analyse d’une esquisse de ce tableau, conservée au château de Versailles.
Le mouvement du constitutionnalisme est donc à l'origine de la naissance des constitutions écrites. Cela ne signifie pas pour autant qu'il n'y avait pas, avant la fin du XVIIIe siècle, de pouvoir politique ou d'institutions étatiques. Ce pouvoir et ces institutions existaient, dans la mesure où toute société humaine a besoin d'un pouvoir politique. Or, qui dit pouvoir et institutions dit également règles juridiques d'organisation et de fonctionnement de ce pouvoir et de ces institutions. Il existait donc, avant les constitutions modernes, des règles de nature constitutionnelle (au sens matériel) – même s'il n'existait pas de constitution au sens formel.
La définition matérielle de la constitution prend en compte l'objet du droit constitutionnel. D'un point de vue matériel, le droit constitutionnel désigne l'ensemble des normes qui commandent l'organisation et le fonctionnement de l'État et des institutions politiques. D'un point de vue formel, la constitution désigne l'ensemble des normes inscrites dans un document unique, intitulé « Constitution », ou encore « Loi fondamentale », parfois « Charte », etc.
En France, les juristes de l'Ancien régime utilisaient ainsi l'expression « Constitution » du Royaume ou de la Monarchie bien avant la Révolution. Cette « Constitution » était, pour la plupart d'entre eux, formée des « Lois fondamentales » du Royaume, règles de nature coutumière, qui comprenaient d'une part la « loi » de succession – formée par la sédimentation progressive des principes d'hérédité, de primogéniture, de masculinité, de collatéralité et de catholicité – et, d'autre part, le principe de l'inaliénabilité du domaine de la Couronne. Certains opposants à l'absolutisme royal – c'était le cas des parlements au XVIIIe siècle – concevaient les « Lois fondamentales » de façon plus étendue, de façon à encadrer plus strictement le pouvoir du roi.
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Les Parlements de l'ancienne France étaient des Cours souveraines chargées de trancher des litiges en dernier ressort mais aussi de procéder à l'enregistrement des lois, enregistrement qu'ils pouvaient refuser pour des motifs tant de « légalité » que d'opportunité. Cette prérogative d'enregistrement a été à l'origine de conflits importants entre les officiers de justice et la royauté, singulièrement au XVIIIe siècle. Les magistrats des Parlements ont en effet tenté, dans une perspective libérale, de modérer la puissance royale. Ils ont notamment, pour cela, cherché à confronter la volonté royale (incarnée dans la loi) à la « Constitution » de la Monarchie.
L'ouvrage Développement des principes fondamentaux de la monarchie françoise a justement été rédigé par un petit nombre d'anciens officiers des Parlements de Paris et de province exilés, au tout début de la Révolution. Il s'apparente à une sorte de testament des idées constitutionnelles des magistrats de l'ancienne France, et on y trouve quelques passages consacrés à la « Constitution » de l'Ancien régime. L'extrait ici reproduit constitue une critique acerbe de la Révolution et du projet révolutionnaire.
« Combien ils sont absurdes, ces novateurs qui, pour s'autoriser dans leur système de destruction, ont osé avancer que la France n'avoit pas de constitution ! Ils ne sauroient ignorer qu'il est impossible qu'un État quelconque subsiste s'il n'a une constitution. Les unes sont plus parfaites que les autres : quelques-unes favorisent davantage la liberté politique ; d'autres donnent plus d'étendue au pouvoir d'un seul ou de plusieurs. [...]. Toutes sont la réunion des principes & des loix qui ont fixé l'exercice de l'autorité suprême. Tout État ayant des loix, a donc une constitution. L'anarchie seule n'en a point, parce qu'elle est la destruction de toutes. C'est pour échapper à ses maux, que les Peuples ont senti la nécessité de se soumettre à une autorité [...]. C'est dans [la] teneur [des lois fondamentales] qu'il faut chercher la nature & les traces de l'espece de pacte contracté entre le Souverain & la Nation ; pacte qui a posé les fondemens de l'obéissance & de la fidélité des Sujets, & qui fixe au pouvoir du Prince des limites qu'il ne sauroit dépasser, sans ébranler lui-même la constitution dont la conservation lui importe si essentiellement. Il n'est pas possible au Roi de France de les franchir, sans violer le serment qu'il a solennellement prêté au moment de son sacre. [...] S'il existe quelque part le contrat qu'on suppose passé entre la Nation Françoise & son Roi, c'est dans ce serment auguste & sacré qu'il faut le chercher. Il n'est pas plus au pouvoir du Roi de l'enfreindre, qu'il n'est permis à la Nation de violer ses obligations & de se soustraire aux devoirs qu'elle s'est imposés ».