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Droit et représentations : iconologie juridique

Les caricatures du pouvoir : Le contre-miroir royal dans les miniatures du Roman de Renard


Le contre-miroir royal
dans les miniatures (1310-1315)
des folio 55r et 114v
du manuscrit Français 1580 du Roman de Renart
attribuées à l’atelier du Maître de Thomas de Maubeuge



Thomas de Maubeuge (attribuée à), miniature du folio 55r in Le Roman de Renart, XIVème siècle (1310-1315), Bibliothèque nationale de France. Département des manuscrits, FR 1580.



L'ironie mordante caractéristique du cycle du Roman de Renart, source documentaire inépuisable toutes branches confondues pour l'historien du droit, si elle fonctionne comme un miroir royal*, offre un reflet caricatural du souverain faillible en quête d'une autorité encore fragile, tout particulièrement dans son programme illustratif, au travers des représentations du roi Noble le lion.

La plupart des manuscrits du Roman se réhaussent en effet d'enluminures qui ajoutent à la poésie du texte et à l'effet anthropomorphique, tout en favorisant la représentation visuelle des grands moments du récits. Religieux ou profanes, ces ouvrages d'art, œuvres d'ordres monastiques masculins ou féminins, s'adressent à une clientèle savante, d'abord universitaire ou aristocratique. Destinés en règle générale à souligner l'ordonnancement harmonieux du monde, ils peuvent, quoique plus rarement, susciter la raillerie et bouleverser l'ordre des hiérarchies et des fonctions, en proposant le cas échéant une lecture inversée d'un univers codifié qu'il convient l'espace d'un instant, de reconsidérer, ce qui est le cas ici.

Si le texte du Roman lui-même et ses schèmes narratifs ont fait l'objet sous ce rapport de très nombreuses études, importantes et érudites, les enluminures qui ornent les manuscrits médiévaux l'ont été plus rarement. Elles offrent pourtant des scènes propices à l'analyse, à l'exemple du programme iconographique du manuscrit G conservé à Paris à la Bibliothèque nationale de France sous la cote Français 1580, datant de 1310-1315, comportant 147 folio, remarquables par leur qualité d'exécution, parmi onze miniatures sur parchemin attribuées au Maître de Thomas de Maubeuge, actif entre 1303 et 1342. Elles répondent ordinairement à une destination illustrative précise, consistant à enrichir, compléter ou contredire le texte auquel elles se rapportent. Dans le cas présent le texte, élaboré entre 1170 et 1250, précède le programme illustré qui favorise à l'évidence une forme de réinterprétation du Roman, dans un contexte de fragilisation de la puissance capétienne, acculée à une crise successorale ouverte par la mort de Louis X. Le scandale récent de la Tour de Nesles, la personnalité du roi mort, l'interrègne ouvert par la grossesse de Clémence de Hongrie et les négociations menées avec la première fille de Louis X convergent pour donner du roi une image contrastée, que traduit sa dépendance aux grands du Royaume qui y trouvent l'opportunité d'exercer une puissance rivale. C'est dans ce contexte que l'enlumineur consacre sans surprise plusieurs vignettes à la figure royale et deux d'entre elles se détachent particulièrement.

Que ce soit dans l'héraldique, dans la littérature, ou dans les enluminures typiques de l'époque médiévale, le lion se signale par sa majesté, proposant un modèle à première vue favorable à la personne du roi. Figure biblique et christique, le Lion de Judas n'inonde-t-il pas les représentations, s'imposant dans les armoiries des grandes familles aussi bien que dans les bestiaires, accompagnant les chevaliers dans leur quête du Graal, ou ornant leurs boucliers ? Surnom de grands rois tel que Richard Cœur de Lion, l'animal détrône progressivement l'ours, brut et sans élégance, dans cette fonction du primus inter pares du milieu animal, alors que le lion s'impose en marqueur d'une royauté forte et chrétienne, renvoyant à l'alliance conclue au soir de la Noël 496 par le baptême de Clovis, roi barbare qu'Avit de Vienne lui-même comparaît au Christ. A rebours, Brun figure au sein du Roman de Renart l'image déchue d'un ordre ancien, dans lequel la force prime pour résoudre les conflits, là où Noble, garant de l'harmonie entre les animaux, tente de rétablir la justice et de maintenir l'ordre par la pacification. Le premier, présent et commun dans les forêts occidentales, ne fait pas le poids face à un roi aux traits majestueux, de surcroît animal exotique. Reflet de la société médiévale et de son fonctionnement institutionnel, le Roman de Renart, œuvre collective en langue romane entamée à partir du XIIe siècle dont les auteurs sont pour la plupart anonymes, divisée en 27 branches, relate les aventures et les méfaits du goupil Renart et du loup Ysengrin à la cour de Noble le Lion. Ce royaume animal constitue à la fois une parodie des romans de chevalerie, tout autant qu'une satire centrée sur les acteurs du pouvoir révélant les fluctuations symboliques sur l'échiquier social au cœur de l'époque médiévale.
La première orne le folio 55 r et prend place en haut de la page sur la colonne 1 au-dessus de la lettrine M décorée sobrement, qui entame les vers :
Tx.« Mesire Noble le leons

O soi avoit toz sez baronz :

Trois jors ot ja sa cort tenue,

Bien l'ont li baron meintenue.

Venu i sont de meinte terre

Senz ce qu'il les envoiast querre ;

Venu i erent tuit ensemble

Fors sire Renart, che me semble.
»


Thomas de Maubeuge (attribuée à), miniature du folio 55r in Le Roman de Renart, XIVème siècle (1310-1315), Bibliothèque nationale de France. Département des manuscrits, FR 1580, Vue 234, folio 114v.



La miniature est encadrée d'une bordure alternativement colorée de rouge et de bleu, elle-même rehaussée de points et de vagues blancs de manière à constituer un entourage clos sur lequel se superposent les oreilles d'un âne et les bois d'un cerf, de même que quelques traces de feuillages verts. Au pied de l'enluminure, les griffes d'un loup. Le fond est or, uniforme. Le carré est comme divisé en deux plans, strictement séparés par un arbre à forte souche et dont le sommet comporte deux branches, seul élément de végétation. Du côté droit, classiquement considéré comme l'espace le plus important dans lequel se concentrent dans la miniature les éléments majeurs, se tient un lion, de profil, en position assise, sur un trône doré à dos, en position verticale, une main sur le genou, coude plié, une jambe posée sur l'autre, la queue vers le bas. Il lève sa patte droite avant, terminée par trois griffes vers le ciel ainsi que son regard, tandis que l'autre griffe repose sur la souche de l'arbre. Il porte sur la tête une couronne et un sceptre long terminé par une fleur de lys, qui repose sur son épaule, sans aucun autre apparat. De son pelage de couleur brune ressortent les boucles de sa crinière ondulée qui descendent jusqu'à son épaule, et dont se détache une oreille, et un trait de gueule marqué. Le visage du lion est expressif : tête levée vers le ciel, bouche profonde et semi-ouverte, œil visible pointé vers le haut.
Du côté gauche, on trouve cinq animaux qui lui font face, superposés à l'horizontale, sur leurs quatre pattes ou sabots. De bas en haut, un loup, oreilles couchées, de couleur brun foncé, bouche semi ouverte, un bélier blanc, un lièvre gris, un cerf de couleur marron clair, un âne gris. Tous sont en position figée, et le regard bas dirigé vers le roi, à l'exception du loup dont l'une des pattes, la droite, est tendue vers le lion, de même que son visage. Seuls les museaux du loup et ses griffes sortent du cadre imposé par l'arbre et se retrouvent en superposition sur la souche, à proximité de la griffe du lion, sans toutefois la toucher, et seul le loup porte les yeux sur le lion de manière incisive.
La miniature du folio 114v* propose une variante de la précédente et nous n'insisterons que sur leur divergence. Sur fond d'or encadré à l'identique, l'arbre, qui n'a plus qu'une branche, sépare le lion, à droite dans une posture sensiblement équivalente : mêmes yeux levés au ciel, mêmes regalia, et sur la gauche, lui faisant face cinq animaux : en décalé, en bas à gauche, renard roux, lièvre, loup, âne, cerf. Tous, en posture horizontale, et de couleur identique à l'enluminure précédente. Les cinq protagonistes ont le regard dirigé vers leur souverain, tandis qu'Ysengrin, qui fait sa supplique lève les yeux.

Une fois décrite, il semble nécessaire d'analyser la représentation de ce conseil, en montrant la symbolique qui se joue dans le geste et les postures des animaux. Les deux images se distinguent par certaines variations, mais peuvent tout de même être étudiées en parallèle car elles présentent des constantes nombreuses, à commencer par les personnages. Sur la droite, Noble le Lion fait face au sénéchal Brichemer le cerf, au clerc Bernard l'âne, à Ysengrin le Loup, Couart le Lièvre, présents sur les deux enluminures, Renart le Goupil prenant la place de Belin le bélier dans la seconde. Les miniatures sont toutes deux encadrées par l'entourage bleu et rouge, couleurs associées toutes deux à la justice et la royauté, et à son decorum. Toutes deux également divisées par l'arbre de justice, un chêne, au vu de la forme des feuilles, qui matérialise la séparation entre la Cour et Noble, le roi, appartenant à un monde à première vue distinct mais qui admet une forme de dialogue dans l'espace frontière.

Mahiet, in Guillaume de Saint Pathus, Vie et miracles de Saint Louis, vers 1330-1351, BnF, Département des Manuscrits, Français 4976.


Cet isolement de Noble est particulièrement frappant dans la première miniature, parce qu'il est le seul en position humaine, parce qu'il est un animal exotique singulier dans un bestiaire occidental, sur un trône et portant couronne et sceptre. Evocateur de l'arbre de Saint Louis, motif qui se dévoile progressivement au XIIIe siècle, décrit par Joinville dans son texte fameux, il symbolise la justice royale et favorise une bonne répartition de l'espace. Cette justice s'exerce sur les méfaits des grands du royaume, elle constitue l'ultime juridiction concernant l'homicide, le vol, l'incendie et le rapt. L'insistance de l'enlumineur sur le positionnement des mains, à travers les pattes levées, illustre bien la métaphore qui court dans ce programme iconographique : c'est la main de Justice du roi, c'est la main levée du justiciable, c'est la main droite du serment qui symbolise la solennité du moment.
Thomas de Maubeuge (attribuée à), miniature du folio 55r in Le Roman de Renart, XIVe siècle (1310-1315), Bibliothèque nationale de France. Département des manuscrits, Vue 115, folio 55r.



Ornementales, les deux miniatures viennent au fond tempérer la parodie féroce qu'exprime le texte du Roman auxquelles elles font écho. Justice saisie d'une accusation de fornication*, plaideurs anthropomorphes, tout concourt dans les branches I et VI au ridicule, alors que des images ressort au-delà de la singularité des attitudes, une vue pourtant crédible de la dignité royale. Noble le lion est ici représentatif de cette royauté de justice, qui caractérise le siècle de Saint Louis et le ministerium regis. Il l'exerce en roi sacré pour maintenir l'équilibre entre ses barons agités, dont l'appui lui est néanmoins nécessaire en ce qu'ils participent à son autorité. Partiellement réaliste, Noble porte les attributs de sa fonction, les regalia, le sceptre dont on distingue les trois branches d'une possible fleur de lys et la couronne. Sa main et son regard levé vers le ciel signale que le roi dispose d'une justice d'inspiration divine, qu'il est le lieutenant de Dieu sur terre. Sa posture mobile est particulièrement intéressante : dans les deux cas, il s'inscrit dans un axe vertical, une démarche anthropomorphe alors qu'en miroir, les personnages qui lui font face contrastent par une attitude strictement animale, à quatre pattes, dans l'axe horizontal.

Cette proximité qu'entretient Noble le Lion avec l'apparence humaine consolide l'hypothèse selon laquelle Noble est roi avant même que d'être Lion, impression que recoupe le texte du Roman. Apte à faire la transition entre le monde animal et le monde humain alors que le lion rentre avec la licorne et le griffon parmi les animaux quasi-légendaires, christiques. Il est par excellence un « animal dénaturé », situé au-dessus de l'aristocratie animale, tendant vers une transcendance pour garantir l'harmonie de son royaume. De ce point de vue, l'iconographie tempère la cruauté du texte du Roman qui présente le roi d'abord comme un grand féodal tiraillé par ses barons, et peine à embrasser sa fonction royale, tandis que d'autres branches offrent de lui une image plus positive.
On ne peut manquer de souligner le motif trinitaire* qui revient à plusieurs reprises, dans les pattes des animaux en particulier de Noble le Lion, dans la couronne et le sceptre ainsi que dans les feuilles de chêne renvoyant sans doute au Dieu en trois personnes duquel le roi détient son autorité mais aussi à l'ordre trinitaire féodal de la société médiévale décrite par Adalbéron de Laon. La distinction entre ceux qui prient, ceux qui se battent et ceux qui travaillent est ici respectée par le choix et la variété des animaux présents, de la noblesse aux miserabiles.

Cette représentation correspond aux images médiévales des représentation royales à commencer par celle de Louis X recevant des mains de Joinville le recueil de la Vie de Saint Louis, installé sur le trône royal à décors de têtes de lion
Mahiet, miniature du folio 1, in Jean de Joinville, Vie de Saint Louis, 1330- 1340, BnF, FR 13568.


Il en va de même de celles de ses Conseils ou Cours de Justice royale comme celle de Guillaume de Saint Pathus, Vie et miracles de Saint Louis (Fr 5716, f. 246, 1330-1350) qui présente le roi dans une posture très analogue : il n'a pas son sceptre mais porte une couronne semblable, rappelant l'entrelacement des représentations. De la même manière, sont disposés en face de lui les plaignants et un clerc que l'on retrouve aussi dans la miniature du Roman de Renart avec Bernard, l'âne qui est clerc, de même que les fameuses couleurs rouge et bleu à nouveau associées à la solennité judiciaire. Le parallélisme entre ces images est frappant et montre une certaine fixité de l'imagerie royale. Au-delà de la représentation de Noble le Lion, la position des animaux, qui relèvent le regard dans la seconde enluminure, signale ainsi de manière significative leur soumission à la décision royale.

Ainsi, les miniatures des manuscrits du Roman de Renart recèlent-elles un certain nombre de motifs historiques et symboliques, loin d'être anodins, s'inscrivant dans un réseau de représentations royales et proposant une réinterprétation du pouvoir royal face à la Cour des barons. Les enluminures des branches fournissent une source intrigante et évolutive de la société médiévale, rejoignant sur un mode parodique les figurations du roi en majesté dans les enluminures des Grandes chroniques de France ou celles des Vie et miracles de Saint Louis. La caricature se fait miroir soulignant la fragilité royale mais mettant l'accent sur son caractère débonnaire et humain du fait même des imperfections sensibles dans la personnalité du roi dont la conscience ressort ici par son attitude inspirée, propice à l'infusion de la grâce.
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La satire présente dans ces enluminures est une préfiguration de la production illustrée abondante que suscite le Roman de Renart à l'époque contemporaine. La figure du lion est largement exploitée chez un illustrateur aussi remarquable que Benjamin Rabier (1864-1939), « l'homme qui fait rire les animaux ». Son opus Oscar roi du désert publié en 1928 met en scène le destin tragique d'un lion « qui administre son royaume avec intelligence [...] et c'est avec la plus grande impartialité qu'il rend la justice » (Garnier frères, p. 1) avant de décliner en simple animal de foire.
B. Rabier, Oscar roi du désert, in 4, broché à l’italienne, Garnier frères, Paris, 1928, p. 1.


Du roi des animaux il moque plus largement dans son oeuvre la férocité orgueilleuse en accentuant l'amplitude de sa tête et en jouant sur le port altier, la queue relevée et le pas lourd qui viennent contraster avec le décor floral exotique.
B. Rabier, in Le Buffon des Familles, 1913, p. 85.


C'est dans son sillon que s'inscriront les premiers auteurs de bande-dessinée qui trouveront une source inépuisable d'inspiration dans le Roman de Renart, comme Hergé.
Hergé, Tintin au Congo, Hergé, album numérique, couverture, 2018, [1931].


C'est encore le cas des plus récents albums de Jean-Marc Mathis et Thierry Martin, (Paris, Delcourt, 2007/08/09).
T. Martin, in T. Martin et J.- M. Mathis, Le Roman de Renart, Paris, Delcourt, 2007/08/09.



En savoir plus : Pour aller plus loin : Exposition et source du texte

Exposition virtuelle de la BNF : l'image dans le livre médiéval.

► Source du texte : Le Roman de Renart, éd. Strubel, Gallimard, coll. Bibl. de La pleiade, 1998.
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