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Droit et représentations : iconologie juridique

La figure du juriste à travers le portrait d’Ulrich Zasius par l’artiste Giuseppe Arcimboldo


Incarnation du droit, le juriste s’impose à la représentation artistique, et par la constance de sa présence, en dépit du rôle mineur qu’il y joue, et par la grande variété de registres et de supports (portrait peint ou gravé, caricature, photographie etc.) sous lesquels ils se déploient. Le topos est d’autant plus riche qu’il a bénéficié à certaines époques de la volonté des universitaires de développer une tradition de portraits structurants ancrant le savoir juridique dans une longue chaîne de transmission. Fictive ou écho à d’éminentes personnalités, la figure du juriste mérite l’attention pour ce qu’elle nous dit de son univers et de ses valeurs essentielles, et il convient de l’étudier pour elle-même ainsi que replacée dans la vaste galerie que forme ce type de représentations iconographiques chargées de sens.
 
Le Juriste
de Giuseppe Arcimboldo (1566)



Le Juriste, Giuseppe Arcimboldo, huile sur toile, 1566, 64x51, Nationalmuseum, Stockholm, Statens Konstsamlingar, Gripsholm Slott.

Rq.« Entre effroi et fascination,
le portrait d'Arcimboldo exerce un attrait puissant
si subtil qu'il est délicat de percer l'intention critique au travers du grotesque.
»


Sobrement intitulée Le Juriste, l'huile sur toile de 64 x 51 cm du Milanais Giuseppe Arcimboldo (vers 1527-1593), aujourd'hui conservée à la galerie nationale des portraits du Nationalmuseum à Stockholm offre un objet d'étude idéal pour qui ambitionne d'approcher l'archétype du bon juriste à la Renaissance.


Sur fond vert sombre se détache le buste massif d'un homme de trois quarts, dans la pure tradition du temps à ceci près que celui-ci est formé par une juxtaposition d'éléments ingénieusement sélectionnés et agencés, et qui tous assemblés entre eux propose une personnification du droit, qu'incarnent les objets signifiants de sa pratique et de son étude, dans une période évidemment charnière. L'œuvre emprunte ici au procédé de l'anthropomorphisme cher à l'artiste et renvoie de près à l'emblématique, discipline chère à des grands juristes européens comme André Alciat (1492-1550) et qui trouve au cœur de la Renaissance à s'épanouir, alliant représentations anthropomorphes et enseignement. Célèbre pour ses portraits composites d'hommes grotesques dans le prolongement des grilli du Moyen-Âge fantastique et de Léonard de Vinci (1452-1519), les œuvres d'Arcimboldo sont conçues à partir d'accumulations d'animaux, de fruits, de légumes, ou de végétaux, à l'exemple de sa première série des Quatre Saisons qu'il réalise dans les mêmes années. Daté de l'année 1566 et signé par l'artiste au dos de la toile, Le Juriste présente une filiation particulière avec les compositions d'Arcimboldo personnifiant les métiers, à l'exemple du Bibliothécaire (vers 1570).

Giuseppe Arcimboldo, Le Bibliothécaire, vers 1570.


huile sur toile à l'authenticité douteuse qui pourrait n'être qu'une réplique, effectuée à la même période pour l'Empereur du Saint Empire germanique Maximilien II (1527-1576), ou des têtes réversibles du cuisinier (vers 1570)


Giuseppe Arcimboldo, Le Cuisinier, huile sur bois, 53 x 41, Nationalmuseum, Stockholm, NM6897.



Il en va de même du Jardinier, nature morte de légumes restée sous le nom de L'Ortolano (vers 1590). Ces représentations sont toutes moins académiques que Le Juriste. Inscrit dans un cycle entamé par l'artiste à son arrivée en 1562 à l'âge de 35 ans à la cour des Habsbourgs à Vienne et Prague, le portrait tient du jeu carnavalesque auquel l'artiste excelle, en charge au demeurant des plaisirs et des festivités costumées appréciées de l'Empereur.

Le portrait s'appuie sur un amoncellement d'objets évocateur des nourritures de l'esprit, jusqu'à former un buste, tandis que celle du corps se compose d'aliments divers, carcasse, ossements de volaille et débris de poisson constituant un visage, dont l'effet est nettement plus cynique que ses habituelles compositions. Parmi ses teste composte, qualifiées de grilli ou de capricci, elle contraste, à une période charnière de l'œuvre d'Arcimboldo, par son apparente austérité et son effet de réel, mais participe sous forme grotesque à l'essor des portraits de grands juristes humanistes en buste, à l'exemple de celui de Guillaume Budé par le peintre Jean Clouet, actif à la cour de François Ier ou d'Ambrosius Benson, auteur d'un portrait d'André Alciat.

Jean Clouet, Portrait de Guillaume Budé, 1536, huile sur panneau, 39.7 x 34.3 Metropolitan Museum of Art, New York, 435914.


Ambrosius Benson, Portrait d’André Alciat, huile sur bois, première moitié du XVIème siècle, Angers, Musée des Beaux-arts, inv. 003.1.424.



On pourrait en ce sens signaler également l'usage des gravures couramment diffusées à l'ouverture des grands traités :

Portrait d'André Alciat, gravure sur bois, 0,45 x 0.28, France, Château de Versailles et de Trianon, LP10.38.7.



Ainsi le corps du personnage est-il savamment constitué par une pile de livres, évocateurs de la bibliothèque du savant, singulièrement favorisée par l'essor de l'imprimerie depuis le siècle précédent. Le juriste s'affirme alors comme héritier des premiers grammairiens, dont la science est très largement associée au fonds d'ouvrages dont il dispose. Sous le trait d'Arcimboldo insistant sur l'importance capitale du livre, ces trois in folio empilés forment le socle sur lequel vient s'appuyer ce qui s'apparente à un dossier de pièces volumineux d'où émergent un épais fatras de papiers et d'écritures qui constituent le cou de notre personnage singulier et renvoient à la pratique judiciaire du temps.

La toile fait écho à cet intérêt, au lendemain de la publication du Pantagruel (1532) qui propose au chapitre VII, un modèle de bibliothèque sous forme d'inventaire (Rabelais étant lui-même amateur d'accumulations) dans laquelle prennent place des ouvrages de doctrine juridique à l'intitulé comique. La fantaisie de l'inventaire contraste ici avec la réalité du prieuré en l'espèce celle de l'abbaye de Saint Victor, fondé en 1108 par Guillaume de Champeaux, faisant écho au véritable catalogue dressé alors de la « librairie » qu'il contient.

Catalogue de la bibliothèque de l'Abbaye de Saint-Victor au XVIe siècle rédigé par François Rabelais.



Tout droit sortie de son imagination, le grotesque des titres égrainés sur plusieurs pages invite aux interprétations fantaisistes, à l'exemple de la Bragueta juris, la braguette du droit, cette braguette en forme de poche dans laquelle le juriste fourre les trouvailles de culture juridique, pense-bête et autres breloques dans lesquelles il peut puiser.


Tx.
Comment Pantagruel vint à Paris, et des beaulx livres de la librairie de Saint-Victor

Pantagruel, Chapitre VII



« Ce fait, vint à Paris avec ses gens. Et, à son entrée, tout le monde sortit hors pour le voir, car vous savez bien que le peuple de Paris est sot par nature, par bécarre et par bémol, et les gens le regardaient tout ébahis, et non sans grande crainte de le voir emporter le Palais ailleurs, en quelque pays perdu, comme son père avait emporté les cloches de Notre-Dame, pour les attacher au cou de sa jument.

Après y être resté quelque temps, et avoir fort bien étudié les sept arts libéraux, il disait qu'il faisait bon y vivre, mais non y mourir... Et il trouva la bibliothèque de Saint-Victor fort magnifique, surtout à cause de certains livres qu'il y trouva, desquels s'ensuit le répertoire, et primo :
[...] Bragueta juris

Pantofla Decretorum [et nous traduisons]

[...] Sur l'Art honnête de péter en société, par Maître Hardouin.

Le cabat des notaires

[...] Les Fariboles de Droict

L'Aiguillon de Vin.

L'Eperon de Fromage.

Le Chaudron de magnanimité

Du Révérend Frère Lubin, Père Provincial de Bavarderie: Comment croquer les lardons (trois volumes).

La Complainte des Avocats à propos de la Réforme des Dragées.

Des Pois au lard (édition commentée).

Le maschefain des Avocats.

Les Attrape-nigauds des Juges ecclésiastiques.

Gerson : Pourquoi l'Eglise a le droit de déposer le Pape ?

Le Ramassage des Titrés et Diplômés.

desquels aucuns sont déjà imprimés et les aultres sont sous presse en cette noble ville de Tübingen.
»

Il en va de même du personnage du juge Bridoye qui, au chapitre 39 du Tiers Livre, participe de son offensive contre une procédure délirante signalant le dérèglement de l'office du juge ?

Tx.
Comment Pantagruel assiste au jugement du juge Bridoye, lequel sententioit les procès au sort des dez,
Le Tiers Livre, chapitre XXXIX,



« Au jour subsequent à l'heure de l'assignation Pantagruel arriva en Myrelingues. Les President, Senateurs, et Conseilliers le prierent entrer avec eux [...]. Pantagruel entre voluntiers ; et là trouve Bridoye on milieu du parquet assis [...].

« Quel dez (demandoit Trinquamelle grand Praesident d'icelle court) mon amy entendez vous ? [...]

- Je (respondit Bridoye) responderay briefvement, scelon l'enseignement de la l. Ampliorem. §. in refutatoriis, C. de appella, [...]. Ayant bien veu, reveu, leu, releu, paperassé et feueilleté les complainctes, adjournemens, comparitions, commissions, informations, avant procedez, productions, alleguations, intendictz, contredictz, requestes, enquestes, repliques, dupliques, tripliques, escriptures, reproches, griefz, salvations, recollemens, confrontations, acarations, libelles, apostoles, letres royaulx, compulsoires, declinatoires, anticipatoires, evocations, envoyz, renvoyz, conclusions, fins de non proceder, apoinctements, reliefz, confessions, exploictz, et aultres telles dragées et espisseries d'une part et d'aultre, comme doit faire le bon juge [...] pour celluy je donne sentence du quel la chanse livrée par le sort du dez judiciaire, Tribunian (Pour le droit romain, ff : Digeste, § : loi ; pour le droit canon, C : canon, D : distinction, c : causa, q : question), praetorial, premier advient. Ainsi commendent nos droictz, ff. qui po. in pig., l. potior. Leg. creditor., C. de consul., l. j, et de reg. jur., in vj : Qui prior est tempore potior est jure. »
»

Si l'ordonnance de Villers Cotterêts sur le fait de la justice en 1539 prétend bien réformer cet abus des enquêtes, le droit de l'Empire n'y fait pas exception, et le maroquin noir damassé d'Arcimboldo convoque l'écriture des juristes que soutient la publication alors florissante d'ouvrages de doctrine ou de recueils d'arrêts.

De cette rhétorique implicite ressortent les interrogations des juristes humanistes questionnant les méthodes d'enseignement comme les registres juridiques. Participant à ce qui est regardé comme un art, ou au contraire décrié ou moqué comme l'emballement d'une machine implacable, la science du droit s'impose au cœur de la Renaissance comme incontournable. La pelisse de fourrure fauve mêlée de pourpre qui couvre l'ensemble lui confère une part de majesté. Elle donne corps et épaisseur à ce buste massif en même temps qu'elle indique le luxe des hautes charges souveraines. Evocatrice de la justice et de ces salles froides, ce manteau caractéristique des juristes de l'Europe du Nord, bordé de martre-zibeline, promet le confort nécessaire au long délibéré ou aux soirées avancées consacrées aux études savantes. La barrette noire, sorte de bonnet souple typique de la première Renaissance vient conforter l'importance du vêtement auquel il fait écho. Composé de déchets de volailles et de poissons, le visage solennel de l'homme qui surplombe la toile, prend paradoxalement vie dans le regard aquilin qui dévisage le spectateur d'un œil d'aigle formé par la tête d'un oisillon déplumé : allusion aux épices, constitués dans leur version première par des dons en nature offert au magistrat une fois la sentence rendue, référence au dicton milanais ne carne, ne pesce, propre à renvoyer à l'équilibre attendue du juge souvent symbolisée par la balance. Entre effroi et fascination, le portrait d'Arcimboldo exerce un attrait puissant si subtile qu'il est délicat de percer l'intention critique au travers du grotesque ou au contraire la volonté de l'artiste de proposer une interprétation allégorique du bon juriste, par les qualités qu'il révèle. Favorisant l'archéologie sur laquelle repose la figure de l'homme de droit, la posture choisie par Arcimboldo lui concède une dimension, qui pour être inhumaine, n'en est pas moins conforme à la tradition du temps et à la noblesse de la fonction. Tout l'intérêt du traitement par le peintre de son sujet réside dans cette dichotomie. La grandeur du personnage est rendue par sa posture, par le mouvement de la lumière du bas vers le haut, et par le fait même que le spectateur regarde le magistrat d'en bas, comme placé sur une sellette et à bonne distance.

Analogue par bien des aspects à son Bibliothécaire, peint en réponse à la commande par l'Empereur de portraits des personnes importantes constituants son entourage proche, peut-être Wolfgang Lazius (1514-1565), historien, médecin, bibliothécaire et cartographe de la cour impériale, Arcimboldo livre ici une représentation du juriste savant qu'il s'agisse du magistrat, du maître de l'Université ou des deux confondus. S'il reste quelques incertitudes sur son modèle, ce portrait apparaît bien inspiré par les éminents Zacius, tous deux juristes de l'Empire romain. Ulrich Zasius est le père (1461-1535) :

Johann Theodor de Bry, Portrait de Huldrichus Zasius, 1597/1599, gravure, 0.140 x 0. 100, in J.-J. Boissard, Icones virorum illustrium doctrina et eruditione praestanti um contines, Frankfurt am Main.



Et son aîné est Johann-Ulrich Zasius (1521-1570). Les deux servent auprès du roi Ferdinand Ier (1530-1556) et de l'empereur Maximilien II. Humaniste allemand, le premier, d'abord greffier et notaire à la cour épiscopale de Constance, maître de latin et notaire impérial, occupe plusieurs postes de premier plan, notamment à la ville de Fribourg. Comme secrétaire, il y reste célèbre pour la mise au point d'un recueil de jugements afin d'y consigner les décisions. Ami d'Erasme, il jouit d'une grande considération : docteur en droit en 1501, il est professeur ordinaire de droit romain en 1506 et enseigne les Institutes avant d'être nommé conseiller impérial par l'empereur Maximilien Ier en 1508. Le second, Johann-Ulrich étudie à Fribourg à partir de 1534, et obtient lui aussi un doctorat en droit en 1541. Il est professeur de droit romain à Bâle et passe au service du roi Ferdinand Ier, roi de Bohême et de Hongrie, auprès duquel il exerce des fonctions diplomatiques. En poste en 1566, trésorier de la maison impériale il vient tout juste de se relever de lourdes blessures à la tête des suites d'un accident de carrosse qui lui a laissé le visage broyé, et accède au titre de vice-chancelier de l'Empire.

Quoi qu'il en soit, les inscriptions qui se devinent sur la tranche des ouvrages Isernia/Bartho, sur un mode épigraphique, renseignent sur les soubassements du savoir de la dynastie qui inspire le portrait. Tandis qu'Isernia renvoie aux hauts lieux d'enseignement du droit romain et aux grands juristes qui s'y sont succédés, à l'exemple d'Andréa d'Isernia (1230-1316) le nom de Bartole signale l'héritage classique dont se prévaut le juriste historien et antiquaire qui se veut la synthèse de ces références plurielles conjuguant avec succès droit romain et lois impériales. Les Zasius incarnent le profond bouleversement que connaît la réception du droit romain, au cœur des tensions entre tenants du mos gallicus et partisans du mos italicus. Promoteurs d'un dépassement de la méthode des post-glossateurs, d'un rapprochement intelligent entre droit romain et lois impériales en plein expansion du Saint Empire germanique, tous deux font figures de grands juristes. L'approche du tableau peut-être également celle d'une métaphore du droit, assis sur des sources diverses, qui se combinent entre elles au terme d'une tension et que le juriste Zasius apparaît conjuguer physiquement au point de les rendre harmonieuse.

Entre crainte et dérision, la composition d'Arcimboldo reste équivoque. Voué au droit, le portrait dégage de loin une grande autorité, l'appui de la connaissance et la distance souhaitée avec le public, renforcée par la laideur, que la littérature associe aisément aux postures magistrales. Sensible, l'influence du maniérisme et du développement des cabinets de curiosité incitent à voir dans cette œuvre une ode à l'ouverture des juristes au monde, dont on sait le poids qu'exerçait sur eux la fascination des grandes découvertes et l'élargissement des espaces. L'attrait pour les emblèmes et les symboles, particulièrement à l'œuvre dans la physionomie du juriste souligne également ce pluralisme qui favorise l'émergence du juste et l'équilibre du droit, entre références bibliophiles au fonds romain et poulet décharné évoquant par dérision l'aigle impérial, symbole de l'Empire, exploité la même année par le peintre dans son huile sur panneau Le Feu, de manière moins ironique.

Giuseppe Arcimboldo, Le Feu, 1566, 66.5 x 51, huile sur bois, GG_1585, Kunsthistorisches Museum, Vienne.



Cette force du tableau se perd pourtant à le regarder de près. Le détail appelle en effet à une lecture plus contrastée : bouche étroite de même que menton en queue de poisson, à proximité d'une gorge nouée par l'abondance des feuillets qui la constituent, indique la difficulté au langage et le pas pris par les écritures dans un basculement dangereux, si bien qu'Arcimboldo offre du juriste une perspective saisissante et burlesque à la fois.
En savoir plus : LE +


Le portrait de juriste suscite aujourd'hui un intérêt renouvelé, soit sur le terrain patrimonial, et certaines facultés historiques comme Panthéon-Sorbonne ou Montpellier s'emploient à maintenir cette brillante tradition, soit sous un angle intellectuel. A Paris, la salle Goullencourt, fruit d'un legs d'un étudiant de la Faculté de Droit qui avait institué légataire universelle la Faculté de Droit de Paris en ses termes : 'Je lui dois tout', présente sur ses murs d'illustres toiles à dominantes rouges et noires caractéristiques des bustes de juristes, comme Joseph Ortolan (1802-1873) qui intègre la Faculté de Paris sous la Monarchie de Juillet.

Portrait de Joseph Ortolan, XIXème, salle Goullencourt.


Loin des teste composte, le sérieux de ces représentations permet d'incarner la puissance du savoir, bientôt concurrencée avec le développement de la technique photographique.

Paul Gide, photographie.

L'écrivain André Gide signale dans Si le grain ne meurt ce poids du juriste associé à celui de sa bibliothèque et dans le cas précis de son père le romaniste Paul Gide (1832-1880), aux vieilles coutumes et recueils d'ordonnances qui fascinent le petit garçon qu'il est.

Ex.Accaparé par la préparation de son cours à la Faculté de Droit, mon père ne s'occupait guère de moi. Il passait la plus grande partie du jour, enfermé dans un vaste cabinet de travail un peu sombre, où je n'avais accès que lorsqu'il m'invitait à y venir. [...] Ma mère m'a dit plus tard que ses collègues l'avaient surnommé Vir probus [l'homme honnête] ; et j'ai su par l'un d'eux que souvent on recourait à son conseil.
Je ressentais pour mon père une vénération un peu craintive, qu'aggravait la solennité de ce lieu. J'y entrais comme dans un temple ; dans la pénombre se dressait le tabernacle de la bibliothèque ; un épais tapis aux tons riches et sombres étouffait le bruit de mes pas. Il y avait un lutrin près d'une des deux fenêtres ; au milieu de la pièce une énorme table couverte de livres et de papiers. Mon père allait chercher un gros livre, quelque Coutume de Bourgogne ou de Normandie, pesant in-folio qu'il ouvrait sur le bras d'un fauteuil pour épier avec moi, de feuille en feuille, jusqu'où persévèrerait le travail d'un insecte rongeur. Le juriste, en consultant un vieux texte, avait admiré ces petites galeries clandestines et s'était dit : « Tiens ! Cela amusera mon enfant. » Et cela m'amusait beaucoup, à cause aussi de l'amusement qu'il paraissait lui-même y prendre.

André Gide, Si le grain ne meurt, souvenirs et voyages, éd. P. Masson, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 85.


Source iconographique trop peu utilisée, les premiers clichés coexistent le cas échéant avec la caricature, réalisée par des étudiants eux-mêmes ou par des professionnels du dessin.
Adrien Baneux, dit Barrère (1814-1931), caricature sur papier japon, 90 x 50 cm, 1910.



Moins connus que la caricature judiciaire marquée par le trait d'Honoré Daumier (1808-1879), ces dessins contribuent à l'édification d'un univers propre, qui admet des percées sur le milieu privé et familial de ces grandes figures du droit. Pour être exclusivement masculin avant l'arrivée des premières femmes en 1931, avec l'entrée dans la fonction de la privatiste Charlotte Béguignon-Lagarde (1900-1993), la Faculté de Droit s'ouvre à la féminité. L'illustre ce cliché de Suzanne Bastid (1906-1995), première agrégée de droit public, spécialiste de droit international, -dont l'héritage paternel dispose déjà à l'habitus universitaire, ici entourée de ces étudiants dans une familiarité propice à l'échange :

Suzanne Bastid enseignant à Sciences po, cliché anonyme.



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