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Droit et représentations : iconologie juridique

Les récits méthodologiques du droit et de la justice : Le Jugement de Salomon d'après Nicolas Poussin


La culture juridique plonge ses racines dans un certain nombre de récits structurants destinés à doter le juriste de cadres intellectuels et de conceptions lui permettant de se situer face à l’art du juste et de l’injuste. Au sens qu’en donne le langage courant, le récit mythique s’articule autour d’un héros et de croyances, et, bien que pouvant être imaginaire, il est reçu par le groupe comme vraisemblable. Sans être proprement historique, il éclaire les origines d’une société donnée - ici judéo-chrétienne, et ses rapports avec une valeur forte – en l’occurrence la justice. Le premier de ces récits relatifs à la justice est sans aucun doute le jugement de Salomon, évènement biblique central dont la langue française a fait un synonyme d’équilibre, associé à la vertu de justice, ainsi qu’à la fermeté royale, expression de la souveraine sagesse.

Le Jugement de Salomon
d'après Nicolas Poussin (1594-1665)

 

Nicolas Poussin, Le Jugement de Salomon, 1649, huile sur toile, 101 x 150 m, Paris, Musée du Louvre, Département des peintures, aile Richelieu, salle 826, 1649, Inv 7277.



Episode biblique fameux, Le Jugement de Salomon bénéficie d'une représentation iconographique dense et continue. Elle est naturellement mise à profit dans les salles de justice du Nord de l'Europe où elle oriente un début de sécularisation par comparaison à d'autres types de représentations favorisant l'édification du juge. Aux figurations du Christ se trouvent désormais préférés les récits exemplaires se rapportant à l'idéal de justice : ils viennent se substituer aux représentations de jugements derniers jusque-là très prisées des palais du pouvoir ou de gouvernement comme celui des Doges, mais aussi des édifices consacrés à l'exercice de la justice. En témoignent parmi d'autres, les importants tableaux de Jan van Brussel, conçus pour l'antichambre de l'ancienne salle de réunion du conseil de l'Hôtel de Ville de Maastricht, ou ceux de Jan Provoost, Adriaan Moreels, Pieter Pourbus et Frans Floris I.


Jan van Brussel, Allégorie sur la Justice, 1477/1499, Huile sur panneau, 211,5x 158 cm, Musée de Bonnefanten, Pays-Bas, Maastricht, 1006353.



Jan Provoost (1462-1525/29), Le Jugement dernier, 1505, huile sur bois, 108 x 92 cm, Fogg Art museum, Cambridge, Etats Unis, Inv : 1997.2.
Jan Provoost (1462-1525/29), Le Jugement dernier, 1525, huile sur panneau, 177.5 x 204, 5 cm, Belgique, Bruges, Groeningemuseum.



Adriaan Moreels et Pieter van Boven, Le Jugement dernier, 1526, huile sur panneau, 178 x 162 cm, City of Geraardsbergen.



Pieter Pourbus, Le Jugement dernier, 1551, huile sur panneau, 263 x 218 cm, Bruges, Groningmuseum.



Frans Floris I, Le Jugement dernier, 1565, huile sur toile, 162 x 220 cm, Autriche, Vienne, Kunsthistorisches Museum, GG_3581.



A l'inverse de ces productions, effrayantes à bien des égards, destinées à inspirer aux juges la crainte de la damnation, le topos du jugement de Salomon favorise davantage une représentation réaliste dans laquelle le juge trouve à s'incarner puissamment. Il est d'autant plus pertinent qu'il glisse vers le profane et le genre historique tout en conservant des accents sacrés forts. Figure centrale, comme dans le détail de la fresque de Raphaël exécutée pour le palais du Vatican, le roi cumule ici sagesse divine et autorité politique que lui octroie son statut.

Raphaël, Raffaello Sanzio dit (1483-1520), Le Jugement de Salomon, 1519, fresque, loge, 12ème travée, Palais du Vatican.



Le motif concourt à la diffusion d'une perception harmonieuse de la justice, associée à une architecture monumentale ou à ciel ouvert, à l'exemple des œuvres du peintre florentin Lo Sheggia (1406-1486), de Giorgone (1477-1510) et de Sebastiano del Piombo (1485-1547).

Lo Sheggia, Le Jugement de Salomon, vers 1468, détrempe sur bois, 73, 66 x 73, 66, G218 – Renaissance Gallery.



Giorgone, Le Jugement de Salomon, 1500, huile sur panneau, 89 x 72 cm, Florence, Galerie des Offices, Inv. 00286722.



Sebastiano del Piombo, Le Jugement de Salomon, vers 1506/7, 208 x 315, Kingston Lacy, Winborn, The Bankes Collection



Domine dans ces réalisations un sentiment de paix en dépit de la violence interne au récit qui trouve un écho dans certaines interprétations iconographiques tourmentées, à l'exemple de celle de Frans Floris en 1547.

Frans Floris I, Le Jugement de Salomon, 1547, huile sur toile, 143 x 227 cm, Anvers, Musée royal des Beaux-arts, Inv 663.



Les travaux des siècles suivants, s'ils ne sont pas sans rapport avec cet héritage, valorisent la majesté royale qui trouve à s'exprimer dans la transposition picturale du récit. C'est le cas du travail de Pierre-Paul Rubens (1608-1640), qui, s'il condense des caractéristiques communes au thème, comme les colonnes, les drapés et la position supérieure d'un roi souverain installé sur son trône, s'illustre par l'intimité d'une scène dont la modernité frappe.

Pierre-Paul Rubens (1577-1640), Le Jugement de Salomon, 1617, huile sur toile, 234 x 303 cm, Kunst, Statens Museum for Kunst, KMSsp 185, 27155.



De cette composition se rapproche l'huile sur toile de Luca Giordano (1634-1705), exécutée vers 1670-1685.

Luca Giordano, Le Jugement de Salomon, 1670/85, huile sur toile, Lausanne, Musée cantonal des Beaux-arts, Inv. 1223.



Inscrit dans le décor judiciaire, le topos a vocation à enseigner les magistrats en les appelant à la subtilité du jugement ainsi qu'à leurs devoirs et aux objectifs propres à la justice humaine, intrinsèquement liés aux finalités dernières. Il fait appel aux références culturelles incontournables et communes aux juges comme aux justiciables : du roi jugeant en sa personne même à l'équité du prince. En atteste la large couverture iconographique dont le péricope bénéficie dans les ouvrages religieux de l'époque médiévale, comme le suggère cette enluminure parmi d'autres insérées dans la Bible Historiale, manuscrit sur velin du XIVème siècle.

Enluminure du jugement de Salomon, Bible Historiale, Guiard des Moulins, XIVème siècle, Troyes, manuscrit sur velin, folio 185 verso.



Incontournable, l'extrait du livre des Rois reste indispensable à une compréhension de ces compositions que le morceau biblique, riche en précisions, permet d'éclairer. Appuyé sur le passage le plus fameux du Livre des Rois, 1 Rois 3, 16-28, l'épisode du jugement de Salomon se diffuse d'autant mieux que la Bible est alors l'ouvrage le plus reproduit, bénéficiant évidemment de l'essor de l'imprimerie aux XVe et XVIe siècles qui assure sa diffusion sous forme intégrale ou par livres séparés. L'œuvre invite à une lecture plus large intégrant les passages relatifs au roi Salomon et à la compréhension de son lien à Dieu. Le passage qui précède, relatant le songe nocturne de Salomon et son dialogue avec Yahvé, rapporté en 1 Rois 3, 4-15 explique que le roi incarne à ce point dans le récit cette sagesse divine, louée par tout le peuple d'Israël dans l'excipit.
Tx.1 Rois 3, 16-28 :

« 16 Alors vinrent chez le roi deux femmes prostituées et elles se tinrent devant lui.

17 L'une des femmes dit : "De grâce, Monseigneur ! Moi et cette femme, nous habitons dans la même maison, et j'ai eu un enfant auprès d'elle dans la maison.

18 Or, le troisième jour après mon enfantement, cette femme a également eu un enfant. Nous étions ensemble, il n'y avait pas d'étranger avec nous dans la maison ; il n'y avait que nous deux dans la maison.

19 Le fils de cette femme est mort pendant la nuit car elle s'était couchée sur lui.

20 Elle s'est levée au milieu de la nuit, a pris mon fils d'à côté de moi alors que ta servante était endormie, elle l'a couché sur son sein et a couché son fils, le mort, sur mon sein.

21 Je me levai, le matin, pour allaiter mon fils, et voici qu'il était mort. Je l'examinai au matin et voici que ce n'était pas le fils que j'avais enfanté !

22 Mais l'autre femme dit : "Non pas ! C'est mon fils qui est le vivant, et c'est ton fils qui est le mort. "; Et celle-là disait : "Non pas ! c'est ton fils qui est le mort et mon fils, c'est le vivant". Ainsi parlaient-elles devant le roi.

23 Le roi dit : " Celle-ci dit : " c'est mon fils qui est le vivant, et ton fils qui est le mort"; et celle-là dit : "Non pas ! c'est ton fils qui est le mort, et mon fils qui est le vivant ! ".

24 Puis le roi dit : "Procurez-moi une épée !" On apporta l'épée devant le roi.

25 Le roi dit : "Fendez en deux l'enfant vivant et donnez-en la moitié à l'une et l'autre moitié à l'autre".

26 Alors la femme dont le fils était le vivant parla au roi, car ses entrailles étaient émues à cause de son fils, elle dit : "De grâce, mon seigneur ! Donnez-lui l'enfant vivant, mais ne le mettez-pas à mort !" Mais l'autre disait : "Il ne sera ni à moi, ni à toi ! Fendez-le !"

27 Le roi prit la parole et dit : "Donnez à celle-là l'enfant vivant, et ne le mettez pas à mort : c'est celle-là qui est sa mère !".

28 Tous les Israëlites apprirent parler du jugement qu'avait rendu le roi, ils révérèrent la personne du roi, car ils avaient vu qu'il y avait en lui une sagesse divine pour rendre justice.
»


1 Rois 3, 4-15 :

« 4 Le roi alla à Gabaôn pour y sacrifier, car le plus grand haut lieu se trouvait là – Salomon a offert mille holocaustes sur cet autel.

5 A Gabaôn, Yahvé apparut en songe à Salomon. Dieu dit : "Demande ce que je dois te donner".

6 Salomon répondit : "Tu as témoigné une grande bienveillance à ton serviteur David, mon père, et celui-ci a marché devant toi dans la fidélité, la justice et la droiture du cœur ; tu lui as gardé cette grande bienveillance et tu as permis qu'un de ses fils soit aujourd'hui assis sur son trône.

7 Maintenant Yahvé mon Dieu, tu as établi roi ton serviteur à la place de mon père David, et moi, je suis un tout jeune homme, je ne sais pas agir en chef.

8 Ton serviteur est au milieu du peuple que tu as élu, un peuple nombreux, si nombreux qu'on ne peut le compter ni le recenser.

9 Donne à ton serviteur un cœur plein de jugement pour gouverner ton peuple, pour discerner entre le bien et le mal, car qui pourrait gouverner ton peuple qui est si grand ?"

10 Il plut au regard du Seigneur que Salomon ait fait cette demande ;

11 et Dieu lui dit : "Parce que tu as demandé cela, que tu n'as pas demandé pour toi de longs jours, ni la richesse, ni la vie de tes ennemis, mais que tu as demandé pour toi le discernement du jugement, voici que je fais ce que tu as dit : je te donne un cœur sage et intelligent comme personne ne l'a eu avant toi et comme personne ne l'aura après toi.

12 Et même ce que tu n'as pas demandé, je te le donne aussi : une richesse et une gloire comme à personne parmi les rois.

14 Et si tu suis mes voies gardant mes lois et mes commandements comme a fait ton père David, je t'accorderai une longue vie."

15 Salomon s'éveilla et voilà que c'était un songe. Il rentra à Jérusalem et se tint devant l'arche de l'alliance du Seigneur ; il offrit des holocaustes et des sacrifices de communion et donna un banquet à tous ses serviteurs.
»

Salomon est également présent dans la littérature profane du XVIe siècle, à l'exemple du Gargantua et du Quart Livre de Rabelais. Plus encore dans le Pantagruel et le Tiers Livre, notamment en conclusion du passage consacré par l'écrivain à la satire du fameux procès entre les grotesques Humevesne et Baisecul, que l'artiste Derain illustrera avec profit dans une édition de 1943.

André Derain (1880-1954), Comment Pantagruel rendit sa sentence sur le différend des deux seigneurs, bois en couleurs dessinés et gravés, in F. Rabelais, Pantagruel, chapitre 13, Paris, Albert Skira, 1943.


et dont le ressort humoristique final joue de la proximité avec le récit biblique :
Tx.« Le jugement de Pantagruel feut incontinent sceu et entendu de tout le monde, et imprimé à force, et rédigé es Archives du palays, en sorte que le monde commença à dire : Salomon qui rendit par soubson l'enfant à sa mere, jamais ne montra tel chief d'œuvre de prudence comme a fait ce bon Pantagruel : nous sommes heureux de l'avoir en nostre pays. » (Pantagruel, XIV, p. 262).

Archétype vertueux, dont Rabelais insiste sur l'enseignement :
Tx.« selon le saige Salomon, Sapience n'entre en âme malivole, et science sans conscience n'est que ruine de l'âme [...] » (Pantagruel, VIII, p. 245),

Salomon est montré ici en modèle aux souverains dans une tradition vivante qui lui permet de prendre les traits et les apparences d'un souverain en majesté, les regalia prenant le pas sur les origines antiques du récit dans une transposition assumée, comme dans cette enluminure de la Bible historiale du duc de Berry :

Enluminure de Guiard de Moulins, Le jugement de Salomon, Bibles historiales, 1375-1400, Paris, Bnf, Français 10 f. 318.



Roi de fiction comme dans le Pantagruel, ou prince de chair et d'os comme ce sera le cas de François Ier (1494-1547), souvent associé au 'bien aimé' du Cantique des Cantiques attribué à Salomon, dont le règne voit la réalisation du fameux vitrail maniériste de la Sagesse de Salomon du peintre verrier Jean Chastellain d'après un carton de Noël Bellemare, installé dans l'église Saint Gervais-Saint Protais de Paris.

N. Bellemare et J. Chastellain, La Sagesse de Salomon, 1531, Vitrail Paris, église Saint Gervais-Saint Protais.



Au siècle suivant, l'exemple emblématique de ce cycle pictural fructueux marqué par l'abondance reste l'huile sur toile réalisée à Rome par Nicolas Poussin, également connue par ses dessins préparatoires, dont plusieurs nous indiquent les partis pris successivement embrassés par l'artiste quant à la posture du roi ou l'amplitude du personnage dans l'économie de la scène.

Nicolas Poussin, Le Jugement de Salomon, plume et lavis brun sur pierre noire, 24.8 x 38.4 cm, Paris, Ecole des Beaux-Arts.
Nicolas Poussin, Le Jugement de Salomon, 1649, dessin préparatoire à l’encre brune, 15 cm x 27.7 cm, Paris, musée du Louvre, inv. 32450 recto.
Nicolas Poussin, Le Jugement de Salomon, Plume et lavis brun sur pierre noire, 24.8 x 38.4 cm, Ecole des Beaux-Arts, Paris.



Commande faite par le banquier lyonnais Jean Pointel, amateur de Poussin et de tableaux bibliques, à ce qui est alors l'un des plus grands maîtres de la peinture classique du XVIIe siècle, peintre officiel du roi Louis XIII, cette allégorie de la justice sera acquise par Achille de Harlay (1629-1712), procureur général puis président du Parlement de Paris, avant d'entrer dans les collections de Louis XIV en 1685.

L'artiste nous présente la scène de justice, à travers la figure du roi Salomon, de l'hébreu shelomoh, le pacifique, fils du roi David et de Bethsabée, troisième roi d'Israël dont les Ecritures font conjointement un grand sage et un grand bâtisseur (1 Rois, 3, 1) - à qui l'on doit, d'après les Ecritures le Temple de Jérusalem. Il est appelé ici à trancher le litige dans un édifice particulièrement remarquable, toile de fond du tableau souscrivant aux principes d'architecture classique et monumentale. Le roi se doit, selon la noble expression du justitiam reddere, de départager deux femmes situées au premier plan, bien distinctes du public qui assiste au jugement, de tous âges et aux sentiments mêlés face à la scène. Exécutée pendant sa période romaine, voyage qui ouvre une période féconde de sa production, l'oeuvre est l'une des plus abouties, et il n'est pas douteux qu'elle constitue un prototype de « l'éloquence de la couleur » au XVIIe siècle tant la variété des pigments et leur vivacité le disputent à l'impression d'harmonie qui s'en dégage : une scène qui donne à voir le théâtre de la justice, dans une mise en abyme qu'augmentent encore la scène d'intérieur et l'effet de cadre. Le peintre insiste sur les visages des protagonistes dans une lumière destinée à en sublimer les traits. La palette joue des dégradés de rouge, couleur de la justice, qui élève Salomon au rang de figure principale, contrastant par sa posture avec la nudité de l'enfant à ses pieds, faible victime du litige, en même temps que son objet. Les drapés épars sur le sol, noués sur les protagonistes ou tendus à l'arrière-plan de la scène renforcent la chaleur de l'espace clos du lieu de justice qui concentre le spectateur sur la tension, à son paroxysme, qui caractérise non seulement les plaideuses, mais aussi les acolytes du souverain attentifs à la solution du conflit. La source scripturaire du récit est ici scrupuleusement respectée par l'artiste, la première partie du récit, et la plus longue, insistant sur un roi arbitre en retrait à l'écoute des parties. Le roi est oreille, organe de l'écoute, regard qui perce à jour, beaucoup plus ici que bouche, qu'il garde fermée. Sur un plan formel, cette écoute occupe plusieurs versets qui permettent de détailler les faits d'espèce, à l'instar d'une décision juridique qui n'intervient qu'après avoir rappelé la nature et l'objet du contentieux, et passe par la reformulation des moyens des parties. L'artiste parvient à juxtaposer les étapes de la procédure qui se déroule devant lui, de la tension première suscitée par la dispute initiale des deux femmes dont l'amplitude des gestes révèle la passion et contraste avec la rigidité des personnages postés de part et d'autre du roi, comme de Salomon lui-même arrêté dans un geste conjuguant l'ordre et le verdict final. Nicolas Poussin souligne ici la verticalité de l'office judiciaire par l'impériosité du doigt levé qui suspend le temps de la justice pour se laisser celui de la réflexion, perceptible à son regard sagace. Le récit lui-même s'attache, dans les derniers versets, à faire entrer le lecteur dans la méthode du juge. Le roi débute sa réflexion par une synthèse des éléments de faits à sa disposition et constate l'irréductible contrariété du dialogue des femmes auquel il vient d'assister. La perplexité, topos commun à la littérature et à l'art pictural du Grand Siècle trouve dans le cas posé à Salomon une illustration emblématique, justifiant la légitimité de l'office du juge : les propos des plaignantes sont inconciliables, les femmes irréconciliables, les faits si embrouillés, l'action nocturne et l'absence de témoins faisant obstacle à l'émergence de la vérité au point de contraindre le juge à s'appuyer sur une stratégie destinée à le sortir d'affaire, au sens littéral du terme.

Le récit biblique lui-même se trouve du reste intégré au discours et à la pensée juridique médiévale puis moderne et exploité à l'appui de l'enseignement sur la conscience du juge depuis ses origines. Raymond de Penafort (1175-1275) l'insère ainsi dès 1234 au sein du Liber extra. Le canon afferte qui lui est relatif fait du jugement de Salomon un exempla en mesure de délimiter le périmètre d'action du juge, qui l'autorise le cas échéant à élever une présomption personnelle susceptible de fonder une sentence définitive tout en se gardant de la subjectivité. Il permet de surcroît de souligner les hypothèses de perplexité, que connotent encore les deux sphinx qui constituent le décor de l'assise sur laquelle est posé le trône. Le cas est en effet emblématique de l'énigme. Parce que prostituées, ces deux femmes sont sans attache conjugale ou familiale en mesure de faciliter l'identification de l'enfant. Parce que symétriques, comme l'est du reste la composition de Poussin, leurs allégations s'entrechoquent dans une irréductible contrariété : l'une des femmes revendique l'enfant, tandis que l'autre s'en attribue la maternité, toutes deux poursuivant le but commun de se soustraire à la culpabilité que fait peser sur elles la mort de l'enfant, volontaire, infanticide, ou simplement accidentelle, sans même parler de la substitution d'enfant qu'elle implique. Parce que touchant à des infans, les victimes se trouvent toutes deux étymologiquement et naturellement dans l'incapacité de parler, trop jeune, ou pire, sans vie. Parce qu'occulte, opéré à la faveur de la nuit, le cas ne permet l'émergence ni de témoins crédibles, ni d'une preuve opérante. Seules la méthode du juge et sa sagacité peuvent lui permettre d'officier, le cas échéant, en recourant à des épreuves qui pour être variées, sont laissées au hasard ou à la Providence, aux dés, ou mieux à un savant système de présomptions, de nature à assister le juge dans son discernement à défaut de preuves tangibles, pour lui éviter de s'en remettre à sa seule opinion.

L'huile sur toile de Poussin s'empare très largement de cette réflexion juridique qui se double au Grand siècle d'un mouvement de recherche de la doctrine appliqué à des infractions particulièrement opaques dans lesquelles le juge se heurte aux exigences probatoires parfois insurmontables et qu'il cherche à dépasser. Idéale pour orner un passage sur le bon juge, l'espèce en cause est ainsi exploitée chez de grands juristes comme Jean Papon, ou plus tard Jean Domat comme miroir du prince et du juge, et fleurit dans la rhétorique de palais. Cette analyse permet de corriger ce qu'on a pu interpréter comme une erreur de Nicolas Poussin qui aurait interverti les deux femmes, celle de droite apparaissant comme la bonne mère alors que c'est l'autre qui tient la dépouille de l'enfant mort. Le visage de ces femmes n'est du reste pas sans analogie, leur différence tenant à leurs expressions : l'une, mue par la colère, l'autre par la supplique, de sorte que les plaideurs se trouvent représentés dans le rôle alternatif qui leur est assigné, de demandeur qui crie justice ou de défendeur qui supplie miséricorde. L'ingéniosité du procédé consistant à représenter deux femmes de même que deux nourrissons, dont seules les expressions diffèrent. Pousser le spectateur à chercher à visualiser laquelle doit avoir la garde de l'enfant est au contraire un coup de maître du peintre, le procédé traduisant la difficulté même de « rendre à chacun ce qui lui est dû », qui ne peut découler de la simple apparence extérieure des femmes, qui alternativement, selon le verset du péricope retenu, peuvent figurer l'une ou l'autre.

Nicolas Poussin, Le Jugement de Salomon, 1649, huile sur toile, 1,01 x 1,60 m, Paris, Musée du Louvre, Département des peintures, aile Richelieu, salle 826, 1649, Inv 7277, détail.



Tour de force, ce détail permet ainsi d'insister sur la difficulté de discerner au-delà des apparences qui ne fait qu'augmenter par l'effet visuel la capacité du roi, capable de trancher dans un cas aussi délicat, hypothèse proche de la fable du Loup plaidant contre le renard par devant le singe, que Jean de La Fontaine a lui-même puisé au registre de Phèdre.

Tx.Jean de La Fontaine, Le Loup plaidant contre le Renard par-devant le Singe, fable 3, livre 2.

« Un Loup disait que l'on l'avait volé :

Un Renard son voisin, d'assez mauvaise vie,

Pour ce prétendu vol par lui fut appelé.

Devant le Singe il fut plaidé,

5 Non point par avocats, mais par chaque partie,

Thémis n'avait point travaillé,

De mémoire de Singe, à fait plus embrouillé.

Le Magistrat suait en son lit de Justice.

Après qu'on eut bien contesté,

10 Répliqué, crié, tempêté,

Le Juge, instruit de leur malice,

Leur dit : Je vous connais de longtemps, mes amis ;

Et tous deux vous paierez l'amende :

Car toi, Loup, tu te plains, quoiqu'on ne t'ait rien pris ;

15 Et toi, Renard, as pris ce que l'on te demande.

Le juge prétendait qu'à tort et à travers

On ne saurait manquer, condamnant un pervers.

Quelques personnes de bon sens ont cru que l'impossibilité et la contradiction qui est dans le jugement de ce Singe était une chose à censurer ; mais je ne m'en suis servi qu'après Phèdre, et c'est en cela que consiste le bon mot, selon mon avis.
»

Remarquable est assurément la composition de l'œuvre qui permet par son architecture intérieure de suggérer la capacité royale à faire la paix et tenir à distance les plaideurs et la foule pressée à ses pieds. Au premier plan du tableau, comme dans la première partie du récit, la scène est d'abord celle de la querelle qui opposent les deux femmes, que le roi Salomon écoute avec attention. A la position du roi, en habit de majesté et en surplomb de la scène répondent les deux plans du récit, humain et divin. Les femmes se présentent, semble-t-il, de manière délibérée, et sous le coup d'une colère dont l'artiste souligne la force en accentuant le tragique des traits des visages, dans une forme d'exagération assumée. Particulièrement représentatifs de la tragédie antique et expressifs des passions qui animent les protagonistes et les dominent jusqu'à l'hystérie, ils constituent un écho des préoccupations du siècle que reflète ainsi le Traité des passions de Descartes publié en 1650. Ils offrent un profond contraste avec la figure impassible de Salomon, vers lequel les lignes de fuite du pavage au sol dirigent le regard du spectateur. Installé entre deux colonnes massives, Salomon se fond dans ce décor évocateur de la retenue, de la stabilité et de la force, en totale opposition avec l'agitation qui caractérise son entourage, à l'exception du vieillard dont le visage ressort sur la gauche, ou de l'homme debout dont la main tendue hors du drapé fait écho à celle du roi. L'hystérie des femmes est d'autant plus remarquable qu'elles sont de mauvaise vie, indignes, là où le roi est le magis, titulaire d'une dignité par excellence, alors que les contrastes sont destinés à redoubler l'effet ménagé. Au-delà de sa sérénité, le visage du roi exprime la jeunesse, clin d'oeil au Salomon historique en même temps que probable évocation de la Fronde auquel le roi Louis XIV se trouve justement confronté. Au-delà, la qualité de sagesse de Salomon provient, non de sa personne, mais du doigt de Dieu posé sur sa destinée, auquel répond le doigt levé du roi sur les parties, et que souligne encore la luminosité de la tunique royale. Le triangle qu'il forme avec les femmes, et dont il est le sommet, évoque les deux plateaux d'une balance, dont il serait le fléau. Aussi Poussin nous suggère-t-il à travers cette peinture géométrique et grâce à l'axe de symétrie une balance, alors que le glaive complète la symbolique judiciaire classique.

L'utilisation par Nicolas Poussin de la perspective et de la géométrie rejoint largement les considérations des grands juristes contemporains de l'artiste, qui comme Jean Domat, grand ami de Blaise Pascal (1623-1662) s'appuient sur cette métaphore pour aborder les questions juridiques auxquelles ils souhaitent appliquer logique et rigueur mathématiques. La comparaison avec d'autres représentations iconographiques du Jugement de Salomon souligne la place emblématique qu'elle occupe dans l'histoire des arts par sa facture classique et son insertion dans un décor de justice figé, là où l'enluminure de la Bible historiale, datant du début du XIVe siècle et conservée à Troyes joue du mouvement tandis que d'autres s'appuient sur le faste. Bien antérieure, elle laisse paradoxalement en dépit de l'absence de perspective davantage de place au geste. Car si la représentation de Salomon permet au spectateur un face-à-face avec la justice, le jeu des mains qui ressort de la toile jusqu'à l'obsession permet d'y renvoyer tout en la rendant moins immuable. C'est la supplique des mains de la bonne mère qui s'abandonne à la décision du roi ; la main de la mauvaise mère qui accuse, le doigt pointé en accusatrice. Référence à la main de justice, la main droite du roi ordonne tandis que la gauche suspend la décision. Ses mains renvoient à la main du soldat porteuse du glaive, écho à la fermeté de la justice qui se joint à la balance implicite que figure le triangle roi/plaideuses. L'huile sur toile de Poussin parvient à dégager la force magnétique du juge et la transcendance de sa fonction dont la forte symbolique ressort du triptyque trône, glaive et balance qui trouvent à se glisser dans le récit ou le décor, de même que la main de justice, déplacée du terrain emblématique pour investir le réel. Ainsi le tableau de Poussin invite-t-il à l'examen de la vertu de la justice souveraine, dont il nous offre ici la quintessence inspirée.


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In situ. L'œuvre de Poussin met l'accent sur un aspect trop peu étudié qu'est la dimension architecturale bien souvent associée à l'exercice de la justice. Au ciel ouvert ou au décor végétal est ici préféré l'académisme d'un palais classique dont les épaisses colonnes jouent d'un fort contraste avec l'apparente fragilité physique du souverain. Les éléments d'architecture réintroduisent une forme de puissance virile qui fait écho à l'attention portée à la majesté et la grandeur de la justice. L'édifice doit porter à une forme d'écrasement du justiciable, ici renforcée par la posture des plaideuses, toutes deux agenouillées face au roi qui les surplombe.

Cette attention explique la réflexion portée à la topographie interne des bâtiments de justice, qui recouvre un indéniable intérêt esthétique, comme en atteste le fonds des plans architecturaux du Palais de justice de Paris, réalisés par l'architecte Honoré Daumet - aujourd'hui ouverts à la consultation, au-delà même de leur valeur purement documentaire.

H. Daumet, Plans du 3ème étage du Palais de Justice de Paris, 1895.



Ils nous invitent à découvrir le lieu, nécessairement hors norme où se déroule l'exercice d'une vertu singulière qui ouvre un univers quasi-sacré, et où l'exceptionnel apparaît normal. Ainsi dans Souvenirs de la Cour d'assises, pour la première fois publiés en 1914, André Gide reconnaît la fascination qu'on toujours exercé sur lui les tribunaux :

En voyage, quatre choses m'attirent surtout dans une ville : le jardin public, le marché, le cimetière et le palais de justice. (Souvenirs de la Cour d'assises, Folio, Gallimard, Paris, 2009).

Se découpent sur le papier des plan intérieurs du palais de justice de Paris les arcanes judiciaires matériellement saisissables, et qui configure un monde qui peut se concevoir comme labyrinthe. L'achèvement du nouveau palais de justice conçu par Renzo Plano, concepteur du Musée Pompidou porte à son paroxysme une architecture menaçante.
Vue de la façade est du nouveau Palais de Justice de Paris situé Porte de Clichy (quartier des Batignolles) dans le 17ème arrondissement de Paris. Source : @RPWB ph sergio-grazia



A lire sur le sujet l'ouvrage d'Etienne Madranges, Les Palais de justice de France, Lexis-Nexis, 2011, riche de 5400 clichés, et, sur les plans du Palais de Justice, N. Courtin, « Le fonds des dessins d'architecture du palais de justice aux archives de Paris », In situ, Revue des patrimoines, Le patrimoine de la Justice 46|2022.


En savoir plus : Pour aller plus loin : Emission radiophonique et articles de presse
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