Paradoxalement, la dramaturgie d’une affaire judiciaire, souvent propre à déchaîner les passions du public - et par suite promesse de succès commercial - constitue rarement le propos central du film de procès.
En savoir plus : Les films de prétoire
Genre initié par André Cayatte dans les années 1950 dont l'intrigue s'articule essentiellement autour d'un procès inventé dont on suit linéairement les différentes étapes, ces films constituent un genre cinématographique à part entière.
Le procès au cinéma est généralement utilisé comme dispositif scénique qui permet de porter un autre discours. Montage, jeux d’association ou de dissociation entre les images et les dialogues, langage autonome des images, portent, en marge de l’intrigue proprement judiciaire de multiples métadiscours qui permettent d’explorer le monde judiciaire.
Ex.On pense, pour ne citer que les classiques, à Clouzot dans La vérité (film d'Henri-Georges Clouzot, 1960) qui pose précisément la question de la construction d’une vérité judiciaire, à Cayatte dans Justice est faite (film d'André Cayatte, 1950) qui interroge la notion de juste, montrant qu’elle ne rime pas nécessairement avec la Justice institutionnelle, ou encore qui révèle la diversité des éléments qui participent à la construction complexe de l’intime conviction.
Mais le procès permet aussi l’expression de questionnements moins médiatisés, plus confidentiels et qui concernent le lien particulier, qui existe entre un plateau de tournage et un prétoire. Un lien intime tant l’audience judiciaire dans son dispositif se prête à la scénographie. Intime, aussi et surtout - et la question a été moins explorée - parce que le prétoire, comme le plateau de tournage, est un lieu de création fictionnelle.
En savoir plus : Références biblographiques
Il y a entre « les règles du jeu théâtral et celles de l'instance judiciaire » une « antique complicité », Gérard Soulier, « Le théâtre et le procès »,
Droit et société, 17/18-199, p. 9.
Sur les liens entre le procès et le théâtre, on consultera aussi : Laurent Bove (dir.),
Justice et théâtre, Éd. Quintette, 1991 ; G. Balandier,
Le pouvoir sur scènes, Paris, Balland, 1992 ;
S. Zientara-Logeay, « La théâtralité du procès pénal : entre archaïsme et modernité », Le rituel du procès d'hier à aujourd'hui ou la théâtralité de la justice en question, mis en ligne le 08 février 2013 ; Christian Biet, Laurence Schifano (dir.),
Représentations du procès. Droit, littérature, cinéma, Coll. « Représentation », Université Paris X-Nanterre, 2003.
Sur la question du prétoire comme lieu de création, Goedert Nathalie, « Le bonheur en procès »,
Les lieux du bonheur, approches littéraires, nouvelles recherches sur l'imaginaire, Anne-Rachel Hermetet, Frédéric Le Blay, Frédérique Le Nan (dir.), PUR, novembre 2022, p. 103-129.
Il s'agit toutefois d'un lien contrarié car longtemps les réalisateurs ont été interdits d'audience. Ainsi, jusqu'à la toute récente loi n°
2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire, à de rares exceptions près, depuis 1954, les seules images filmées - ou photographiées - de procès n'étaient produites que par des fictions, fictions parfois réalistes, mais fictions tout de même.
Tx.La loi n°
54-1218 du 6 décembre 1954 modifiant la loi du 29 juillet 1881 dispose : «
Pendant le cours des débats et à l'intérieur des salles d'audience des tribunaux administratifs ou judiciaires, l'emploi de tout appareil d'enregistrement sonore, caméra de télévision ou de cinéma est interdit. (...) La même interdiction est applicable à l'emploi des appareils photographiques. »
Cette forme de censure a sans aucun doute aiguisé la créativité de réalisateurs soucieux de questionner cette interdiction en la mettant en scène. Par le jeu de la mise en abyme, qui procède comme un jeu de miroir, ils parviennent non seulement à rendre compte cinématographiquement d’un interdit qui les contraint et les agace mais, comme s’ils cherchaient à reprendre une place qu’on leur refuse dans les prétoires, ils s’aventurent également à traiter du rapport que l’institution judiciaire entretient avec les images.
En savoir plus : Référence bibliographique
Hendrick van Gorp et al., Dictionnaire des termes littéraires, Honoré Champion, 2005, p. 8 : La mise en abyme est un terme provenant du vocabulaire héraldique où « une figure est dite en abyme lorsqu'elle est placée au cœur de l'écu et reproduit elle-même cet écu sous forme miniaturisée ». C'est un geste artistique dont l'effet est comparable à un miroir dans un tableau.
Se posant en spécialistes du langage visuel, ils se permettent de questionner l’usage que la justice en fait. Ils proposent une pensée «
qui ne qui ne passe pas par la langue et sa rationalité, qui ne présuppose pas que le sens du visuel dépende uniquement de sa traduction en mot ou en phrases, mais qui réfléchit sur la valorisation cognitive de la sensation (plastique) de la perception (phénoménologique) et de la contemplation (esthétique) » (
Dubois Philippe, « De l'image-trace à l'image-fiction, le mouvement des théories de la photographie de 1980 à nos jours », Études photographiques, n° 34, printemps 2016, p. 1-13). Il existe en effet une pensée propre aux images que le cinéma exprime. Reconnaître qu’il existe des interactions entre le droit et les arts visuels, c’est admettre que l’image de fiction, artistique par nature, permet néanmoins, par réflexivité, de penser la justice et son rituel ; qu’il s’agisse de l’image manquante, l’image interdite de l’audience, ou de l’image envahissante, celle qui s’invite de plus en plus fréquemment dans le cours du procès, sur les écrans des salles d’audience.
C’est par la fiction en effet que les réalisateurs prennent la liberté de faire entrer leurs caméras dans les prétoires, et ce bien avant que la loi ne les y autorise. Ils jouissent alors d’une liberté quasi totale pour concevoir leur film de procès.
Rq.Les réalisateurs peuvent imaginer, tant l'histoire que la procédure, caricaturer au besoin un magistrat, ils peuvent s'inspirer de faits réels au point de créer des « fictions identifiantes » (les rares contentieux en la matière ne sont jamais très sévères), ils ne peuvent en revanche pas capter, à l'aide de leur caméra, l'image réelle d'un procès. Voir Christophe Caron, « À propos du conflit entre les œuvres de fiction et la vie privée », dans Recueil Dalloz, 2003, 1715.
Avant 2021, il n'y avait pas sur nos écrans d'image réelle du procès ; toutes nos représentations judiciaires étaient artistiques et fictionnelles. Nécessairement sensible, qu'il s'agisse d'incompréhension, de frustration, voire de colère face à une législation qui s'apparente à une forme de censure, l'artiste qui produit des images a parfois fait une place, par jeu, provocation, ou simple volonté d'information, à cette image manquante.
En savoir plus : Concernant la jurisprudence en la matière
Goedert Nathalie et Maillard Ninon, « Vérité judiciaire versus vérité médiatique. Les fictions du réel constituent elles une menace pour la justice ? », in Image et droit, Du ius imaginis au droit à l'image, Naïma Ghermani et Caroline Michel d'Annoville dir., Ecole française de Rome 2022, p. 229-250.
Ex.Dans les films d’avant 1954, il n’est pas rare de voir à l’écran les flashs des photographes de presse qui s’interposent entre le juge et le témoin par exemple au moment où ce dernier se présente à la barre, comme ici dans Justice est faite.
Justice est faite, d'André Cayatte, 1950
L'image d’une part indique que le cinéma est témoin de son temps - il rend compte d’une réalité législative à savoir : le temps ou la captation d’images au cours de l’audience est autorisée - et d’autre part, invite déjà à une réflexion sur la place de l’image au sein du prétoire. Qu’un réalisateur filme, dans une fiction, des photographes en train de capter « le réel » d’une audience, c’est déjà en soi une mise en abyme. Mais des réalisateurs tels que Christian Vincent dans l’
Hermine (2015) et Abderrahmane Sissako dans
Bamako (2007) recourent à des images plus complexes pour un discours plus lourd de sens, qu’il soit didactique chez le premier ou ironique chez le second.
Dans l’Hermine, film de facture très classique qui s’inscrit dans la lignée des fictions réalistes de Cayatte, Christian Vincent fait de nombreuses allusions à l’image manquante.
L’Hermine, de Christian Vincent, 2015
L’image ici s’inscrit dans un discours pédagogique, descriptif, explicatif de l’audience et se place au plus près de la réalité du fonctionnement de l’institution judiciaire. Elle rend en partie compte de l’évolution de la législation car si le dessin d’audience ne date pas de 1954, il est indiscutable que l’interdiction qu’elle prescrit lui confère une place particulière dans la médiatisation des images de procès, faisant du dessin à de rares exceptions près, la seule image autorisée qui capte la réalité du procès. Cette image fixe, dans l’image en mouvement, esquissée par la légèreté du pinceau, interroge indirectement le langage filmique par une comparaison des moyens qui « donnent à voir ». Le dessin, loin du sensationnalisme, n’est-il pas propre à renforcer l’aura de mystère du lieu, à protéger sa sacralité du moment judiciaire ?
Tx.Garapon Antoine, Bien juger, essai sur le rituel judiciaire, Editions Odile Jacob, Paris 2001 ; Michel Zaoui, Noëlle Herrenschmidt, Antoine Garapon, Mémoires de justice, Les procès Barbie, Touvier, Papon, Seuil, 2009, p. 9 : « L'avocat ne peut guère se laisser aller, s'abandonner à ce qu'il ressent, au risque alors d'oublier quelques instants ses objectifs. En revanche, la posture du dessinateur d'audience est totalement différente puisqu'il doit, pour réussir son croquis avoir lui, la capacité de s'abandonner totalement à ce qu'il perçoit chez le témoin, chez l'accusé ou chez tout autre acteur du procès, et même au sein du public. »
N’est-il pas plus sensible qu’un appareil d’enregistrement technique, froid, médiatique, et de ce fait plus apte à exprimer la complexité du réel ?
L’Hermine, de Christian Vincent, 2015
Rq.Le didactisme de Christian Vincent ne se satisfait pas de seules allusions visuelles. Des séquences entières, appuyées sur des dialogues, sont dédiées à la pédagogie du procès, et rappellent, explicitement cette fois l'interdiction, dans une mise en abyme des plus classiques.
Dans une utilisation a minima de ses ressorts, à savoir l’image comme illustration d’un propos, la figure est facile à décoder. D’autant que C. Vincent explique, doublant le discours des images de sous-titres verbaux. L’image en effet apparaît furtivement dans le cours d’une conversation, qui se tient au café, après l’audience, entre le juge, une des jurées et sa fille.
En savoir plus : La conversation au sujet du procès filmé
C'est cette dernière qui a filmé le procès, afin d'immortaliser sa mère « sur scène ». Il y a d'abord l'étonnement du juge qui comprend ce qu'on va lui montrer et qui devance par cette question :
- « Attendez, Vous n'avez pas filmé le procès ? »
Question renforcée par l'exclamation de la mère :
- « Ho non ! Mais c'est pas possible ! »
Puis la sentence du juge, après que l'adolescente ait répondu « si » non sans quelque fierté :
- « Filmer un procès, mais vous savez que c'est rigoureusement interdit ! »
Le dialogue continue, évoquant la possibilité de diffusion sur les réseaux sociaux.
- La mère : « ben oui, tu l'as pas mis sur facebook j'espère ? »
- La fille : « Mais non je ne suis pas folle »
- Le juge : « ça c'est la cassation ! »
Placé dans cette scène, le rappel de l’interdit prend une signification particulière dans un métadiscours qui, lui, semble évoquer l’impuissance de la loi à interdire tout enregistrement du procès, qu’il soit sonore ou visuel. L’adolescente décomplexée en effet ne cherche pas à dissimuler son acte ; elle ne s’est pas cachée non plus au moment où elle filmait et ne réagit pas plus quand le juge lui rappelle la lettre de la loi et sa sanction. L’évocation des réseaux sociaux rappelle qu’une image prise en audience peut être instantanément diffusée et faire des milliers de vues sans qu’il devienne possible d’interrompre sa viralité et que la démocratisation des moyens technologiques permet à chacun aujourd’hui de produire des images de qualité.
Ex.Le récent procès de Faïd Rédoine nous en a offert une incroyable illustration. Jeudi 5 octobre 2023, le visage d'un accusé comparaissant anonymement a été dévoilé par erreur. Son visage a été filmé et diffusé sur les écrans de la salle d'audience. La présidente ordonne immédiatement une vérification de tous les portables. Vaine précaution, l'image avait déjà, en quelques secondes, été diffusée sur les réseaux sociaux.
Ce que constate la mère avec une moue ennuyée : « on voit bien ! ». L’interdiction est rappelée sans solennité, dans une scène plutôt légère et gaie où l’on semble s’amuser de la spontanéité des propos d’une adolescente écervelée et juste après qu’ait été évoquée la ressemblance entre le théâtre et l’audience judiciaire. Ainsi construite, cette séquence incite à penser que la jeunesse, moins sensible que la génération antérieure au rituel du procès, et très engagée dans la scénarisation de sa propre vie grâce aux progrès du numérique, n’hésitera pas à braver l’interdiction et que sauf à s’incliner devant ces pratiques et admettre de fait son impuissance, le législateur, s’il veut encore avoir l’air de maitriser les choses, a tout intérêt à réformer une loi qui, dans les conditions actuelles, est devenue inapplicable, et sans doute aussi incomprise.
Ex.Ce qui est d’ailleurs confirmé par une réplique de Fabrice Lucchini en tout début de scène ; avant même que la jeune fille ne montre l’image du procès, alors qu’elle interrompt la conversation pour répondre à ses SMS, le juge Racine constate, comme dépité : « c’est l’époque ça » … une réplique qui résonne au moment de la mise en abyme qui montre l’image du procès saisie par le téléphone portable, et qui semble dire qu’il va falloir vivre avec son temps.
Tandis que C. Vincent dans un didactisme appuyé double les images mises en abyme d’un discours afin de mieux expliquer les ressorts de la loi, A. Sissako recourt lui aussi à la mise en abyme, non seulement pour interroger mais pour transgresser aussi l’interdiction de filmer.
Bamako n’est pas un film de procès, c’est le film du « tournage d’un film de procès ». A. Sissako imagine en effet le procès fictif que la société civile africaine ferait à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international, accusant ces institutions de politiques d’ajustement structurel assassines et les rendant responsables des maux dont souffre l’Afrique. Si l’ensemble du film est scénarisé, dialogué et confié au jeu d’acteurs professionnels, le procès est quant à lui totalement improvisé, Sissako abandonnant le soin du réalisme de la procédure, non pas à un conseiller juridique mais aux professionnels de la justice qu’il engage comme acteurs de son film, leur demandant simplement de jouer leur propre rôle. Ainsi des personnalités de la société civile défendues par de vrais avocats, se présentent devant de vrais juges pour témoigner à la barre. Tout est donc vrai dans ce procès fictif ! Un vrai tribunal, qui siège cependant dans un improbable prétoire, puisque Sissako choisit la cour d'une maison d'habitation collective au cœur de la ville malienne de Bamako.
Rq.Sissako sera fréquemment imité par la suite. Initialement le film devait d'ailleurs s'appeler « La cour », un jeu de mots qui procède lui aussi, comme une mise en abyme – la Cour dans la cour - et qui traduisait mieux le vertige dans lequel Sissako nous entraîne par ses images. A l'inverse, Christian Vincent qui avait souhaité, par souci de réalisme, se documenter rigoureusement et avait pour cela assisté à de nombreux procès d'assises « côté cour », à savoir auprès du président, des assesseurs, des jurés et de la greffière).
Bamako est un film composite qui mêle, dans une même narration linéaire, plusieurs éléments qui tout en étant autonomes entrent continuellement en résonnance. Il y a d’une part plusieurs fictions enchâssées : le drame amoureux que vivent Mélé et Chaka (et avec eux les histoires de vie de leurs voisins qui habitent la même cour) doublé d’une enquête policière, le western -fiction qui passe à la télévision et que regardent les familles réunies le soir dans la cour où le procès s’est déroulé dans la journée- et la traversée du désert par un groupe de migrants qui tient lieu d’illustration d’un propos tenu à la barre par un témoin, et qui lui aussi raconte « son » histoire. Il y a surtout plusieurs films dans le film car Abderrahmane Sissako mêle tous les genres et insère, dans son film de fiction, des images captées du réel qui s’apparentent – elles en ont seulement l’apparence !- au documentaire. Des films dans le film qui portent eux aussi, par les images, un discours autonome. Nous en retiendrons deux : le film d’un tournage et le film vidéo tourné par le photographe free lance.
Sissako filme un film en train de se faire, film documentaire du procès improvisé dont il utilisera des images dans son film de fiction.
Bamako, d’Abderrahmane Sissako, 2007
Bamako, d’Abderrahmane Sissako, 2007
Une caméra, une perche dans le champ : ce ne peut être le hasard. Les amateurs de cinéma y verront une référence directe à L’homme à la caméra plus indirectement à la Nouvelle vague.
En savoir plus : Références cinématographiques
L'homme à la caméra, film de Dziga Vertov, 1929. Grand classique bien connu de Sissako qui, rappelons le fait ses études de cinéma en URSS, qui s'apparente à une recherche expérimentale sur le sens des images et l'esthétique du film et dans lequel on voit l'opérateur tourner le film, dans une recherche expérimentale, sur le sens des images et l'esthétique du film.
Jacques Rivette considérait qu'un film raconte toujours l'histoire de son tournage, ce que Sissako met concrètement en scène (Hélène Frappat, Jacques Rivette, Secret compris, Cahiers du cinéma, paris, 2001).
Un clin d'œil - et il est précisément question de regard - par lequel Sissako place son film dans la continuité d'une réflexion sur l'image et son cadre : les conditions de sa création, ce qu'elle montre et ce qu'elle cache, la diversité des angles et des points de vue qui varient selon les choix subjectifs de celui qui tient la caméra. Alors que le film vient à peine de commencer, avant même le générique Sissako installe la confusion : sommes-nous sur un plateau de tournage ou dans un prétoire de fortune ? Confusion entretenue aussi par le choix des acteurs : tous sont acteurs, mais certains, non professionnels, sont invités à jouer leur propre rôle : c'est le cas des juges, des avocats, des témoins assurément, sans doute du public présent à l'audience - venu assister à un tournage ou à procès on ne saurait le déterminer - et peut être aussi du gardien ou d'autres personnages secondaires.
Rq.
Bamako, d’Abderrahmane Sissako, 2007
La confusion renforcée par l'image d'une chambre-loge d'acteur mais dans laquelle la robe du juge dont on voit le reflet dans le miroir, est accrochée.
Trois caméras fixes vont ainsi filmer en direct le procès improvisé qui se déroule dans la cour, elles apparaissent à l’écran de manière récurrente, comme d’ailleurs d’autres appareils d’enregistrement.
Bamako, d’Abderrahmane Sissako, 2007
Bamako, d’Abderrahmane Sissako, 2007
Ces caméras qui entrent dans le champ d’autres caméras invisibles indiquent qu’il y a bien deux films, un film que nous allons qualifier de documentaire judiciaire - avec toutes les imperfections que revêtent de telles qualifications tant le propos est plus complexe ! - à savoir le film du procès enregistré par les caméras fixes, que nous ne verrons pas dans son intégralité et un autre film, tourné par d’autres caméras, invisibles ; celui de la vie dans la cour où se déroule le tournage, pendant mais aussi hors audience. Sans doute ce dispositif s’impose t-il en partie par le choix du scénario : un procès improvisé qui sera tourné dans son intégralité et dont seulement certaines séquences seront conservées au montage dans le film final. Mais Sissako s’empare de cette contrainte et s’en amuse, montrant ostensiblement ce que tout réalisateur s’attache en général à cacher - les appareils du tournage - dans des images qui font sens, dans un discours à double sens. D’abord, en laissant apparaître les caméras dans le champ, Sissako montre qu’il s’autorise, grâce à la médiation de la fiction, ce qui lui est légalement et concrètement interdit : produire un documentaire sur le procès, c’est-à-dire capter sur le vif le déroulement d’une audience, en montrer l’image réelle. Dans un souci de réalisme documentaire, Sissako prend le risque – ce qui n’est pas le cas pour les images captées par les caméras invisibles - d’une image non travaillée, mal construite, non scénarisée qui intègre les contraintes du terrain. Un ventilateur installé par l’huissier pour rafraichir l’air ambiant, placé dans le champ de la caméra, occupe ainsi la moitié de l’écran. Il ne s’agit pas d’une négligence ; le geste tout au contraire est destiné à produire « l’effet documentaire » souhaité. D’un point de vue proprement iconologique, en multipliant les appareils d’enregistrement saisis dans les plans, le réalisateur pose un acte militant par lequel il refuse de s’approprier le regard du spectateur, lui offrant toujours l’alternative d’un autre point de vue. Les caméras sont multipliées comme sont diversifiés les points de vue eux-mêmes diffusés par des canaux pluriels comme si Sissako voulait maintenir son auditoire en éveil, aiguiser son discernement plutôt que de le happer dans ses images.
Bamako, d’Abderrahmane Sissako, 2007
En savoir plus : Sur la volonté d'appropriation du regard par le producteur d'image
Consulter Mondzain M. J., « L'image et la crise du jugement (entretien) », Esprit, juin 1997.
Cette mise en abyme, par le biais des caméras apparentes, permet également au réalisateur de dessiner l’espace et de rythmer le temps. Concernant l’espace, le film procède par cercles concentriques. Le procès filmé dessine un espace circonscrit par les caméras fixes dont l’angle de prises de vues ne change guère, au risque parfois d’une image imparfaite. Sissako restitue ainsi, à sa manière, – et ce n’est pas la moindre de ses provocations que d’en confier le soin à des caméras interdites de prétoire ! - l’enceinte sacralisée du lieu. Mais les caméras disent aussi l’artificialité du dispositif judiciaire et traduisent l’idée d’une justice-spectacle. Tous ceux qui prennent part au procès se savent filmés et enregistrés ; ils jouent un rôle. Alors qu’ils sont des juges, des avocats, des témoins réels, la présence de la caméra les transforme de fait en personnages et donne un parfum de fiction à leurs récits, pourtant réels. Circonscrire ainsi le lieu de la justice, c’est aussi dire l’exiguïté de la scène judiciaire.
En savoir plus : La scène judiciaire
Contrairement aux films de procès classiques qui invitent le spectateur à siéger virtuellement, soit dans la salle d'audience, soit plus fréquemment auprès de jurés, qui le capturent en quelque sorte - puisque l'objet de ces films est souvent de faire vivre au spectateur l'expérience du procès par la médiation du film - Sissako renvoie, par cette barrière de caméras visibles, le spectateur hors du prétoire. Voir le tournage d'un film interdit d'entrer dans le film. Le procédé scénaristique choisi par Sissako procède à l'inverse du film de prétoire classique. Le spectateur n'est pas invité à « prendre part » au jugement. A aucun moment ce dernier ne se projette auprès du public sur les chaises branlantes et inconfortables de la cour. Son regard est au contraire dirigé par d'autres caméras ; invisibles celles-là, qui lui offrent d'autres points de vue et élargissent son champ visuel à la cour tout entière, voire à ses abords immédiats ou plus lointains. Car autour du cercle du procès, délimité par les caméras fixes et visibles, il y a le cercle de la cour, fermé par les murs et la porte sévèrement gardée, puis celui du quartier, à savoir les abords immédiats avec la vie quotidienne qui continue, cercle qui s'étend plus ponctuellement à l'espace de la ville, où travaille Mélé et où erre Chaka, à celui du pays quand on évoque Tombouctou, du continent et du monde par la traversée du désert d'un groupe de migrants.
Bamako, d’Abderrahmane Sissako, 2007
Bamako, d’Abderrahmane Sissako, 2007
Bamako, d’Abderrahmane Sissako, 2007
Cet espace ouvert renforce par comparaison l’impression d’un lieu judiciaire non seulement hors du monde, mais surtout très rétréci. En convoquant la vie quotidienne dans son film, au-delà de l’espace dessiné par les caméras visibles, Sissako réussit ce tour de force de montrer une réalité qui ne s’invite pas à l’audience. Dans l’espace plus large de la cour ou du monde, c’est à un autre procès que le spectateur est convié : avec d’autres témoignages, ceux portés par les images, qui ne sont pas ceux que le juge retient mais qui traduisent, autrement mais tout autant, les souffrances de l’Afrique. C’est dans cet espace élargi, dans ce lieu de vie que n’est pas le prétoire, que le spectateur est invité à exercer sa capacité de jugement. Ainsi, au-delà du film du procès-judiciaire qui n’en constitue qu’une partie, Bamako est aussi dans son intégralité un film-procès, construit comme une audience au cours de laquelle le réalisateur convoque, à son rythme et à son gré, les témoignages, essentiellement visuels. Il y croise les narrations, non seulement celles des témoins qui se présentent à la barre, mais celles des autres films, dans le film, qui bien qu’en marge du procès, n’ont d’autre objet que de porter témoignage.
Rq.Pour saisir l'exiguïté de la scène judiciaire, Sissako ne se contente pas de changer sa focale, ou de passer d'un plan resserré à un plan large, il juxtapose par une mise en abyme, des images qui proviennent de deux films différents, le film judiciaire et le film du tournage. Il instaure ainsi par un va et vient discret, puisque rien ne permet de différencier la source des images si ce n'est une analyse minutieuse de l'angle de prise de vue, un dialogue entre les espaces.
Montrant ce que les caméras fixes ne saisissent pas, Sissako nous dit que l’image manquante n’est pas celle que l’on croit. Ce n’est pas tant l’image réelle du procès qui fait défaut dans le processus judiciaire, mais les représentations du réel qui s’arrêtent à la porte du tribunal et restent en marge de l’audience. Par la présence des caméras dans le champ, Sissako circonscrit aussi le temps du procès. Elles apparaissent le temps de l’audience et disparaissent quand la vie dans la cour reprend son cours quotidien. Elles donnent ainsi l’impression d’une justice intermittente. Sentiment qui prend un tour tragique à la fin du film, quand les caméras fixes désertent la cour, comme si la Justice elle-même s’éclipsait, sans avoir eu aucune incidence sur la vie réelle.
Sans doute pour renforcer, tout en le détournant, cet « effet de réel », Sissako fait pénétrer une autre caméra dans ce prétoire de fortune, celle d’un photographe free lance, qui vient assister à l’événement en espérant pouvoir en tirer quelques clichés à monnayer ultérieurement. Ce personnage tout à fait marginal pour le procès autant que pour l’histoire puisqu’il ne participe ni à l’un ni à l’autre, est celui à qui Sissako confie le soin de porter sa réflexion sur l’image.
Nous découvrons Falaï et sa caméra au moment où le photographe, qui n’est pas inscrit sur la liste des personnes autorisées, soudoie le portier afin de pouvoir pénétrer dans l’enceinte de la cour. C’est ce même gardien, ouvertement corrompu, qui lui rappelle la règle de l’audience : « Si tu entres tu ne vas pas filmer, on ne filme pas ici ». Alors que nous avons précédemment vu que la cour, encombrée de caméras, était précisément un plateau de tournage. C’est une sorte d’oxymore visuel que nous propose Sissako, puisque la verbalisation explicite de l’interdiction de filmer l’audience, coïncide étroitement, avec la représentation de la transgression de la règle, associée à la corruption.
Bamako, d’Abderrahmane Sissako, 2007
Le discours dépasse ici largement le cadre procédural auquel Sissako est en fait indifférent. Il n’a pas d’ambition pédagogique, ne cherche pas à expliquer le procès. Pour preuve, il en a laissé la conduite intégrale aux professionnels et ne pousse pas le processus jusqu’à son aboutissement, négligeant par morgue ou fatalisme, la phase du jugement. Ce rappel à la loi, tournée en dérision, sonne plutôt comme une accusation. La caméra interdite sert alors à dénoncer, en marge du procès, mais comme un témoignage qui le prolongerait, les incidences des politiques institutionnelles sur le quotidien des populations, en particulier la corruption. La scène permet aussi d’aborder autrement la question de l’image manquante, qui n’est pas l’image interdite du procès, mais celle qui, précisément, se forme derrière la porte.
Le reporter et sa caméra « interdite » sont aussi l’occasion d’une mise en abyme plus éloquente.
Ex.Si le plus souvent Falaï apparaît à l’écran caméra éteinte sur les genoux, à quelques reprises toutefois, on le voit dans la cour, filmant caméra à l’épaule.
Bamako, d’Abderrahmane Sissako, 2007
Rq.Cette image est sans véritable intérêt pour l'intrigue ; son importance est exclusivement discursive. Elle permet le coup d'envoi du procès, comme la sonnerie qui annonce habituellement l'arrivée de la Cour, ou encore les trois coups qui précèdent la levée de rideau. On s'amusera une fois encore de cette provocation : réserver à l'exclu le soin de marquer le départ.
En effet, le procès commence au moment précis où Falaï éteint sa caméra. C’est là un effet de réel plus qu’un souci de réalisme. C’est aussi une manière de confirmer que l’image réelle est interdite puisque dans ce prétoire encombré de caméras, seul le « vrai » documentariste, à savoir, celui qui cherche à saisir la réalité, est frappé par l’interdiction. Tandis que l’artiste, lui, s’offre cette liberté. Par ce dispositif, Sissako revendique le caractère fictionnel de son œuvre : il fait du faux avec du vrai. Le réalisateur ne se contente pas de filmer Falaï en train de filmer ; il intègre les images vidéo filmées par ce dernier, hors audience, dans la composition de son film. C’est un nouveau film dans le film.
Bamako, d’Abderrahmane Sissako, 2007
Il s’agit d’une image silencieuse et de mauvaise qualité, tant au niveau de la pixélisation qu’au niveau du cadrage et de la composition de l’image. C’est une façon d’opposer, sans idée de hiérarchie, le travail de l’artiste qui compose une image - ici Sissako lui-même - et l’activité de celui qui enregistre la réalité crue - le documentariste que Sissako n’est pas -.
En savoir plus : Qualité des images et réalisme
En effet, l'image vidéo, par sa médiocre qualité paraît plus authentique, plus spontanée (Abounaddara, « La preuve par le pixel », L'esthétique à l'heure du pixel, sous la direction de Jacques Aumont, Emmanuelle André et Antonio Somaini, Jeu de Paume, 8 avril 2022 : « La pauvreté de ces images, leur basse résolution, leurs pixels défectueux jouent d'emblée en leur faveur. D'ordinaire ce sont là des défauts mais es défauts deviennent soudain des qualités. »). Elle passe pour le reflet exact de la réalité. Ici l'œil et l'objectif se confondent et semblent donner à voir la réalité telle qu'elle est. Impression renforcée par les dialogues, non sans humour encore une fois. Celui qui se définit comme un criminologue parce qu'il collabore parfois avec la police « quand il y a des crimes, des assassinats, des accidents » et qui se spécialise dans les enterrements parce que « le visage des gens qui parlent ça ne m'intéresse pas, il n'y a pas de vérité. Je préfère les morts, c'est plus vrai » serait ainsi le reporter du réel, voire de la vérité. Ainsi, si hiérarchie il y a, ce n'est pas entre image de fiction et image réelle, mais plutôt entre discours verbal et discours visuel. Preuve encore qu'Abderhamane Sissako, ne veut pas établir une hiérarchie de valeur entre les images, c'est à Falaï qu'il abandonne la dernière séquence de son film. La conclusion du propos est tout entière contenue dans la scène finale, incroyablement courageuse, puisque Sissako conclue son film par les images vidéo surexposées et un vertigineux silence. Cette dernière séquence livre le sens de toute la scénographie ; la mise en abyme procède alors par réflexivité.
Bamako, d’Abderrahmane Sissako, 2007
C’est la fin du procès ; les caméras ont délaissé le prétoire éphémère l’abandonnant à la population rassemblée autour du défunt et surtout au photographe qui peut en toute liberté désormais documenter les funérailles. Toutefois, juste avant de lui laisser l’écran, Sissako le filme de face. Falaï se tourne vers le public - mais aussi vers le réalisateur dont il relaie alors la parole en miroir - et semble convoquer un autre juge. On l’avait vu en début de procès faire face au juge avec sa caméra et l’interpeler. Par cette nouvelle interpellation, Sissako invite alors le spectateur qui avait été jusque-là tenu à distance du procès à entrer dans le film au moment même où il se termine ; précisément parce que, dans la pensée du réalisateur, l’œuvre de justice peut désormais commencer. Interviewé sur les effets escomptés de son film, A. Sissako répondait modestement : « Ils sauront que nous savons ». C’est exactement ce que dit ce plan : maintenant que vous avez vu, c’est à vous de juger ! Et moins que l’opposé de Sissako, Falaï apparaît alors comme son double. Fiction et réalité s’imbriquant dans un jeu de miroir qui ne permet pas de les distinguer.
En savoir plus : Fiction et réalité dans le rendu de la justice
Ainsi ce n'est pas un hasard si A. Sissako choisit de placer sa réflexion sur le rapport de la fiction à la réalité dans le cadre d'un procès. La question théorique n'est pas en effet réservée aux cinéastes, ou plus généralement aux artistes. Elle résonne étrangement dans le cadre du prétoire. Par ce dispositif scénique d'un faux documentaire filmé en train de se faire et d'un film vidéo « authentique » pris sur le vif, Sissako interroge le rapport entre la fiction et la réalité au cœur de l'exercice de justice. Le prétoire n'est-il pas le lieu de création fictionnelle qui mêle étroitement la réalité et l'imaginaire ? Les acteurs du procès ne sont-ils pas des personnages qui jouent un rôle ? Evoquant la dimension performative de l'image et l'inévitable transformation du réel que produit toute captation d'image il semble encore interroger en creux : comment filmer le procès, par qui, selon quelles règles ? Sissako parle par les images et en explore toutes les potentialités de langage et, dans le vertige d'une mise en abyme, nous mène vers une réflexion sur la fictionnalité de la justice. Loin de faire un film de procès, Sissako fait un film-procès qui, non par les mots mais par l'image, n'accuse ni la banque mondiale ni le fonds monétaire international, mais bien l'institution judiciaire elle-même, incapable de réparer l'injustice. C'est le sens de cette cour vide, désertée par la Cour, qui constitue la dernière image. Paradoxalement, l'image de la justice n'est pas rendue par les plans du film documentaire, pourtant réel. Implicitement, Sissako nous dit qu'en filmant une audience, on ne montre pas nécessairement la justice. Bien avant la loi qui permet de filmer les audiences, il en interroge les enjeux et les pratiques. L'image filmée de la justice sera-elle plus vraie ? Quel sera alors le statut du film ainsi produit ? En autorisant l'entrée des caméras dans les prétoires, la loi récente n'a pas résolu ces questions essentielles.
On remarque qu'il est particulièrement significatif que la loi qui vise à restaurer la confiance dans l'institution judiciaire réserve son premier article à la possibilité de capter, par le film, la réalité des procès.
Sur ces questions, consulter Les cahiers de la Justice, 2021/2, n° 2, plus particulièrement « Filmer les audiences ? », p. 193-194.
Si la mise en abyme peut apparaître comme un procédé complexe qui offre la possibilité de réfléchir – dans les deux sens du terme - l'image du procès, elle s'impose avec plus de simplicité, et dans une option résolument réaliste quand il s'agit de montrer comment l'image désormais assiège les prétoires.
L’utilisation d’images dans le cours d’un procès n’est pas vraiment une nouveauté, tout comme n’est pas nouvelle l’allusion faite dans un film à cette nécessité de « penser » l’image comme document judiciaire.
En savoir plus : Références bibliographiques
On consultera sur ce point les travaux de Christian Delage ; plus particulièrement : « L'image comme preuve, l'expérience du procès de Nuremberg », Vingtième siècle revue d'histoire, 2001/4, n° 72, p. 63 et s. et La vérité par l'image, éd. Denoël, 2006.
Ex.Il suffit une fois encore de se reporter aux classiques. Dans Justice est faite d’André Cayatte, une séquence montre les jurés qui examinent une radiographie censée attester de l’état de santé de la victime.
Justice est faite, d'André Cayatte, 1950
La caméra se focalise sur le cliché qui passe de main en main durant plus de deux minutes, pendant que l’on entend en voix off, les rapports d’expertise tout aussi formels que contradictoires. L’un des jurés se saisit de la radiographie, la regarde d’un air sérieux qu’on ne saurait toutefois qualifier d’éclairé, quand son voisin se penche vers lui pour lui signifier qu’il tient l’image à l’envers. Malgré le geste qui rétablit la bonne orientation, le regard ne change pas. Manifestement le juré n’y voit goute !!
La question de la lecture de l'image devient d’autant plus brûlante à l’heure où les mécanismes de production et de diffusion d’images se démocratisent et que les procédures croulent littéralement sous les images. Les prétoires, suivant le mouvement général dont les juges n’ont pas su ou pas voulu se préserver, se chargent d’écrans. L’image sort de la confidentialité du jury pour être offerte au public. La scène judiciaire est en effet désormais inondée d’images de toute sorte.
Rq.L'utilisation des images dans le cours de l'audience n'a pas encore retenu l'attention de la doctrine qui laisse les juges relativement démunis face à cette vague submersive des images.
Or réglementation est quasi inexistante sur ce point ; la diffusion des images relève du pouvoir discrétionnaire du président qui assure la police de l'audience (sous réserve de sa loyauté, la preuve est libre en matière pénale).
En savoir plus : Références bibliographiques
On signalera néanmoins le dossier « Séduction et peur des images »,
Les cahiers de la justice, 2019/1 et plus récemment le numéro de la revue
Ecrans consacré à « La preuve par l'image : nouvelles pratiques et enjeux contemporains », 2022-2, n° 18. En matière de justice internationale (qui a une longueur d'avance sur le recours au film et/ou appareils d'enregistrement) l'ONG TRIAL a publié un manuel à l'usage des praticiens afin d'accompagner le recours à des images produites dans un contexte de violence ... de manière à ce qu'elles puissent servir de preuve. Il s'agit de tout un ensemble de recommandations de gestes, de précautions d'opérations pour manier l'image preuve.
Sané Jelia, et Yoshida Keina, La preuve audiovisuelle devant les instances internationales : techniques et admissibilité. Manuel à l'usage des praticiens, TRIAL International, décembre 2019.
Sur ce point consulter Nathalie Delbard, « À propos de l'admissibilité juridique de l'image »,
La « preuve par l'image » : nouvelles pratiques et enjeux contemporains, sous la direction d'Aurélie Ledoux et Dork Zabunyan, Écrans n° 18 2022-2, Paris, Classiques Garnier, 2023, p. 151-166.
Les réalisateurs en revanche n’ont pas attendu la doctrine juridique pour s’emparer d’un sujet qui est naturellement le leur. S’aventurant sur le terrain inexploré du rôle joué par images dans le procès, ils nous aident alors, par leurs images à « penser l’image » dans le cours du procès. C’est ainsi que Stéphane Demoustier, dans son film
La fille au bracelet (2019), nous convie au procès de Lise, tout juste âgée de 18 ans, qui comparaît devant la cour d’assises, accusée d’avoir, deux ans auparavant, assassiné Flora sa meilleure amie. Dans la veine pédagogique de Cayatte, et par souci de réalisme, le réalisateur s’entoure de conseillers afin de respecter rigoureusement la procédure et choisit de tourner, in situ, dans le tout récent Palais de justice de Nantes à l’architecture contemporaine. La salle d’audience tout tapissée de rouge est équipée d’écrans. Dans une option résolument réaliste et moderne, le réalisateur entend bien les utiliser. Ainsi, au-delà du drame individuel et familial qui soutient l’intrigue (Stéphane Demoustier confie dans une interview avoir voulu vivre le procès du côté des parents et à travers lui parler de la famille aujourd'hui, de cette rupture générationnelle qui sépare les parents de leurs enfants), Stéphane Demoustier présente aussi, dans un métadiscours, une réflexion sur l’utilisation des écrans au sein du prétoire. La nouveauté ne réside pas dans la présence d’écrans dans un prétoire. Depuis le procès de Nuremberg qui inaugure la pratique, il est possible, dans des cas rigoureusement déterminés, et surtout s’il s’agit de séquences filmées qui ne peuvent être vues que collectivement, de transformer pour un temps, le tribunal en salle obscure.
En savoir plus : Témoignages d'audiences
Michel Zaoui, Noëlle Herrenschmidt, Antoine Garapon, Mémoires de justice, op. cit., p. 68 : « A bordeaux, il n'y eut ni boite en verre ni une quelconque table pour présenter les armes criminelles. En revanche, trois écrans géants s'y sont substitués pour permettre la projection de rapports, de notes, de comptes rendus, d'instruction administratives témoignant du déroulement de la chaîne d'ordres et de délégations multiples entre les services de la préfecture de Bordeaux, sous la direction du secrétaire général de la préfecture qu'était Maurice Papon, en charge du « service des questions juives. Les instruments du crime étaient là, sous nos yeux, projetés sur ces écrans ». Voir aussi Delage Christian, « Le procès de Nuremberg. Confronter les nazis aux images de leurs crimes », dans Dufour, Diane (dir.), Images à charge. La construction de la preuve par l'image, Paris, Le Bal, Éditions Xavier Barral, 2015, p. 132-149.
Mais Demoustier tout au contraire s'intéresse à la banalisation des projections à l'audience. Dans un inventaire diversifié et quasi exhaustif du type d'images que l'on peut désormais convoquer dans un prétoire - photographie d'expertises, scène de crime, extrait de films de vidéosurveillance, post sur les réseaux sociaux -, il explore les conditions de leur utilisation autant que les effets de leur diffusion publique, ce à quoi elles sont destinées autant que ce qu'elles provoquent. La fille au bracelet est à notre connaissance le premier film français à montrer concrètement, et de manière systématique, à quoi servent ces écrans dont les salles d'audience sont désormais équipées. Pourtant aucune critique au moment de la sortie du film ne fait allusion à ce traitement de l'image par l'image ; preuve s'il le fallait que le droit dans l'image cinématographique n'est un sujet ni pour les critiques ni pour les juristes. Stéphane Demoustier s'en empare pourtant et l'expose par le procédé de la mise en abyme, faisant apparaître à l'écran, dans un film par ailleurs parfaitement linéaire, des images et surtout des films diffusés sur les écrans de la salle d'audience.
Intéressons-nous en tout premier lieu à un écran bien différent des écrans numériques installés dans le prétoire. Il s’agit de la vitre qui ferme le box des accusés derrière laquelle se trouve Lise. En filmant l'adolescente à travers cette vitre, Stéphane Demoustiers saisit, avec elle, le reflet de l'assemblée qui semble constituer une aura autour d'elle.
La fille au bracelet, de Stéphane Demoustier, 2019
L’image, imposée d’ailleurs par la contrainte du lieu réel dans lequel le film est tourné, est récurrente et il n’est pas permis de penser qu’elle est improvisée.
Bien au contraire, elle est façonnée et destinée à produire du sens. L’effet est d’autant plus saisissant qu’il est sensoriel. Là où habituellement la vitre a pour fonction de séparer, de tenir à distance, elle devient le lieu virtuel de la rencontre entre l’accusée et la société, essentiellement ses proches. Lise apparaît en effet au cœur de l’assistance. L’image, inclusive, illustre subtilement, dans une légèreté égale à l’évanescence du reflet, la dimension sociale, affective et sensible de l’exercice de justice. Le procès ne saurait se réduite à une opposition manichéenne entre l’accusé et ses adversaires ; il met en scène, il engage dans sa totalité une communauté entière bouleversée par le crime, une société meurtrie et en déséquilibre. L’assemblée saisie dans le reflet de la vitre semble en effet faire corps avec Lise, et apparaît comme une émanation de son état intérieur (la mère de Flora apparaît d’ailleurs dans le corps de Lise). L’adolescente désormais isolée dans le box, faisait partie intégrante de cette société dans laquelle elle reconnaît ses propres parents, ses amis, mais aussi les parents de ses amis qu’elle côtoyait fréquemment. Ils constituaient son univers familier, son monde. Ce sont eux, leur douleur, le poids de leur peine qui occupent ses pensées quand elle répond aux interrogatoires. Le reflet dans la vitre permet de traduire l’indicible, pourtant perceptible dans l’audience, ce lien qui perdure au-delà de l’adversité, au-delà de la séparation et rappelle que l’exercice de justice est fait de chair, d’empathie, d’émotion. L’image dit peut-être aussi qu’avec Lise, à peine adulte, c’est toute une société qui siège dans le box des accusés. Ce qui est sûr, c’est que par ces plans fugaces et presque diaphanes, S. Demoustier nous indique qu’il a l’intention de faire parler les images et qu’il va pour cela, utiliser toutes les subtilités du langage visuel présentant des images dans l’image, qui se suivent mais ne se ressemblent pas.
Ex.
La fille au bracelet, de Stéphane Demoustier, 2019
Images de vidéosurveillance :
La fille au bracelet, de Stéphane Demoustier, 2019
Rq.Le premier film qui évoque l'utilisation des images de vidéosurveillance dans l'exercice de la justice est une comédie d'Albert Dupontel : 9 mois ferme, 2012. L'extrait vidéo est utilisé à titre de preuve.
- Images amateur filmées par un téléphone portable :
La fille au bracelet, de Stéphane Demoustier, 2019
La diversité du matériau visuel qui s’offre désormais au juge saute littéralement aux yeux et pose implicitement, par la comparaison qu’elle suggère, la question du statut de l’image dans la procédure judiciaire. Que faire en effet de cette profusion d’images de nature et de facture différentes ? Si le numérique a, en termes de dispositif, littéralement aplati, gommé, annulé les différences « de nature » entre les différentes « sortes » d’images, ne convient-il pas pourtant de leur attribuer des valeurs différentes ? Les questions qui saisissent le spectateur ne sont que l’écho de celles qui se posent aux juges et aux jurés. Car il faut savoir qu’à ce jour aucune règle n’est encore établie en la matière et qu’il appartient au président de la cour de décider de ce qui sera ou non montré publiquement.
Appliqué à la justice, le digital turn, tournant numérique qui se produit dans les années 2000, pose la question de la valeur documentaire d’une image et de la pertinence de son usage au sein des prétoires (voir sur cette évolution Garapon A. et Lassègue J.,
Justice digitale, PUF, 2018).
La question de l’authenticité n’est pas centrale dans le propos du réalisateur sans être pour autant écartée. A chaque projection, l’avocat ou le procureur précisent la date et la provenance des pièces produites. En rappelant leur cote, ils attestent de surcroît que toutes les précautions d’usage ont été prises, que toutes ces images ont préalablement été vérifiées, répertoriées et versées au dossier. Ne nous y trompons pas, ces réserves procédurales cachent un réel vide de réglementation concernant l’utilisation d’images diverses dans le cours du procès. Car la recevabilité de l’image ne préjuge en rien de sa valeur documentaire. La succession des images induit en effet la question d’une potentielle hiérarchisation. Peut-on accorder la même valeur à des images de nature différente ? Ne convient-il pas au préalable de connaître les conditions dans lesquelles ces images ont été prises : non seulement qui en est l’auteur, mais encore à quel usage est-elle ou était-elle destinée ? Les photos de la scène de crime et du corps de la victime sont par nature des pièces du dossier. Elles sont prises par des professionnels en fonction de critères scientifiques éprouvés (paroles de l'expert qui accompagnent l'image : « Voici l'état général du corps de la victime tel qu'il a été photographié sur la scène du crime à 15 h 17 ») ; elles sont destinées à documenter l’enquête, donc à être non seulement vues mais examinées attentivement. Leur composition vise à apporter le maximum d’indices objectifs pour se représenter le crime et tenter de le comprendre. Elles prennent naturellement place dans le prétoire, mais restent généralement entre les mains des juges et des jurés. Il est tout à fait inhabituel de les projeter sur un écran, de les proposer à la vue au public. Les extraits des caméras de vidéo-surveillance sont, comme leur nom l’indique, destinés à surveiller un espace particulier donc à attester la présence dans ce lieu, d’un individu à un temps « t ». Il s’agit d’un enregistrement automatique et chronologique des mouvements qui ont lieu devant la caméra. L’image vidéo est animée mais silencieuse, d’assez mauvaise qualité.
En revanche, elle reflète avec exactitude les faits restitués, sans composition. Elle est a priori incontestable.
Toutefois, la mise en perspective d'images vidéo, filmées au même moment par des caméras placées à des endroits différents relève du montage qui lui, peut-être suggestif. Simple enregistrement des faits, ces images qui ne sauraient traduire des intentions font pourtant l'objet d'interprétation, comme nous le montre Stéphane Demoustier, et se départissent alors de leur apparente neutralité. Mais la catégorie la plus déroutante est sans aucun doute celles des vidéos filmées et contenues dans les téléphones portables, voire postées sur les réseaux sociaux.
En savoir plus : L'utilisation d'images dans le cadre d'un procès
Sur l'utilisation de la vidéo-surveillance, voir Denis Salas, « La justice au XXI
e siècle, le défi de l'image »,
Les cahiers de la justice, 2019/1, p. 107-110.
S'agissant de la vidéo-surveillance, si l'utilisation de ces caméras qui filment dans l'espace public nos faits et gestes sans nos consentements est réglementée par la loi, en revanche le législateur reste silencieux au sujet de leur utilisation dans le cadre d'une juridiction ; voir Pauline Picarda et Elodie Tuaillon-Hibon, « Réflexions sur l'usage et la place de la vidéo dans le procès pénal en France »,
Dalloz actualité, 24 octobre 2017.
Selon le juge aux affaires familiales de Limoges, un dossier sur huit comporte des preuves issues des réseaux sociaux. Pourtant l'exploitation de de vidéos postées et diffusées sur internet n'est régie par aucun texte juridique dans le cadre d'un procès pénal. «
La preuve n'est recevable que si elle a été obtenue sans fraude. Si on va pirater l'ordinateur portable de son conjoint, même si on n'est pas marié d'ailleurs, c'est une fraude »,
Franck Lagier, Coralie Zarb, « Quand les réseaux sociaux sont utilisés comme preuve de justice », Le populaire du centre, 1er mars 2020, consulté le 21 septembre 2022.
Sur leur valeur probatoire : voir l'entretien avec Marie-Sophie Waguette, JAF, Limoges : «
Ce sont des éléments de preuve qui sont nouveaux pour nous et qui sont intéressants à utiliser dans le cadre de procédures qui permettent à des gens qui avant n'auraient pas pu faire la preuve d'un certain nombre de comportements qui sont comme ça un peu cachés, de le faire (...) Ils s'expriment très librement sur les réseaux sociaux, ils n'ont pas de filtre et souvent on voit les choses de manière brute ... ça nous permet de comparer et de voir comment sont en réalité les gens », Franck Lagier, Coralie Zarb, « Quand les réseaux sociaux sont utilisés comme preuve de justice »,
loc. cit..
Les deux extraits vidéos visionnés dans le cours de l’audience sont très différents. Dans l’un, sans que l’on sache, ni qui filme ni pourquoi on choisit ce moment plus qu’un autre, on voit Lise au milieu d’une bande d’adolescents qui dansent, sautent, crient, s’invectivent, s’enlacent, à la fête qui se tient chez Flora la veille de son assassinat. L’image est floue, le son incertain, entre la musique et les cris. Dans le second, le film cible son sujet ; dans la chambre de Flora, qu’on reconnaît pour l’avoir vu apparaître sur les photos de la scène de crime, cette dernière, invisible derrière la caméra de son téléphone mais que l’on entend commenter la scène, filme son amie Lise en train de faire une fellation à l’un de leurs camarades. Pas de gêne, pas de dissimulation, une entente tacite existe vraisemblablement entre les trois protagonistes tant sur le geste sexuel que sur le film qui l’enregistre.
Ces images-amateur constituent un instantané, très court, décontextualisé et décadré. Elles sont prises sur le vif, sans préméditation. Utilisées à l’audience, elles disposent d’une force démonstrative inégalée (ce que Roland Barthes appelle « la force constatative de l'image », La chambre claire, notes sur la photographie, Le seuil, 1980). L’évidence visuelle s’impose et vient grossir le faisceau d’indices.
Pourtant si ces images ne laissent pas de doute sur la réalité des faits, elles n’apportent pas pour autant des indications sur leur véracité. Stéphane Demoustier nous invite à ne pas confondre le vu avec le vrai. Le procédé de la mise en abyme rappelle implicitement que toute image est par nature réalité et fiction. Elle ne peut jamais être réduire à une pure captation du réel et qu’elle peut être probante autant que trompeuse. A cette question de la véracité des images - rendue plus sensible encore avec les progrès de l’intelligence artificielle qui permettent à une machine d’inventer des images ayant l’apparence du réel - s’en rajoute une autre : celle du sens à leur accorder. Paradoxalement ces instantanés pris sur le vif, souvent très intimes, ne sont pas nécessairement destinés à être vus (c'est d'ailleurs la diffusion par Flora de la vidéo - sans l'accord de Lise - qui est à l'origine d'une brouille entre les deux amies).
En savoir plus : Les particularités des nouvelles images
Les nouvelles pratiques relatives à la prise d'image révèlent en effet ce que Gunthert appelle l'insignifiance du cliché (Gunthert, André, « L'empreinte digitale. Théorie et pratique de la photographie à l'ère numérique », dans L'image partagée. La photographie numérique, Paris, Éditions Textuel, 2015, p. 17-41). La nouveauté avec le numérique écrit-il, c'est « la disparition de la valeur du cliché ». On peut prendre autant d'images que l'on veut, de bonne ou de mauvaise qualité, on peut tout dire tout faire, puisque l'image s'efface. Pour lui, « la photographie numérique rend la prise de vue libre et gratuite, c'est à dire insignifiante ». On ne cherche plus en effet à immortaliser un moment, et moins encore à composer une image, ce qu'impliquait auparavant le coût de la pellicule ; saisir visuellement un moment de vie devient un mode de vie, un moyen de le vivre, mais pas un moyen de le conserver. L'insignifiance des images frappe particulièrement la société des adolescents, et renvoie d'ailleurs à l'insignifiance des mots et des gestes qui laissent les adultes perplexes. C'est ainsi qu'il résulte des interrogatoires que prononcer « Je vais te tuer » ne constitue pas dans leur jargon une menace de mort, ou qu'une fellation n'est pas nécessairement une preuve d'amour mais peut résulter d'un un jeu, en l'occurrence un pari.
Les interprétations aussi rapides qu'incertaines auxquelles ces images donnent lieu - une fille qui danse et s'amuse n'est visiblement pas en train de préparer un crime ; une fellation est un geste d'amour donc le geste criminel est motivé par la jalousie - prouve non seulement la distance qui sépare le monde des adolescents de celui des adultes, mais surtout la méconnaissance par le personnel judiciaire de la complexité de l'analyse d'image, domaine qui peine à quitter la confidentialité des travaux des chercheurs. Comment la justice doit-elle en effet prendre en compte des images « insignifiantes » ? Est-il légitime de chercher à leur donner sens ? Peut-on les considérer comme équivalentes à d'autres documents visuels ? Doit-on au contraire tenir compte de leur spécificité ? Ces images authentiques disposent-elles pour autant d'une quelconque valeur documentaire ?
Peut-on les considérer comme preuve, à tout le moins comme pièce à conviction voire indice ? L’exercice est risqué. Et Stéphane Demoustier parvient habilement à montrer que l’interprétation de telles images est non seulement acrobatique - comment déterminer des intentions à partir de tels extraits - mais aussi parfaitement subjective, l’instantané pouvant dire une chose ou son contraire, selon la partie qui le produit à l’audience. L’image produite en audience est souvent pauvre, sa valeur documentaire est contestable mais aucune des parties ne renonce pourtant à l’utiliser, comme si projeter des images sur les écrans des salles d’audience résultait désormais d’une nécessité. Se pose alors la question de la pertinence non pas tant de la production des images comme pièce à conviction que de leur projection publique.
Rq.En posant la question dès l'ouverture du procès de l'attentat de Nice, le président de la cour d'assises, Laurent Raviot a popularisé, par le biais des médias qui s'en sont emparés, un sujet épineux qui restait jusque-là confidentiel, mais que le cinéma n'avait pas occulté : celui de la diffusion d'images dans l'enceinte du prétoire.
Dans la voiture qui les conduit au palais de Justice, le père prodigue à sa fille Lise ses derniers conseils. A propos des jurés il lui recommande : « Regarde-les, mais n’oublie pas que toi même tu seras constamment observée, pas forcément par des gens qui t’aiment ou qui te veulent du bien ». Evoquant l’importance du regard scrutateur, pas un instant il ne songe à ce que lui va découvrir, à ce que ce procès va placer sous ses yeux et comment, par la médiation de l’audience, des récits mais surtout des images, son propre regard sur sa fille sera à jamais transformé. Il ne la prépare pas, pas plus qu’il ne se prépare à la violence des images. La suite du procès nous montrera visuellement aussi, que la diffusion publique d’images dans le cadre du procès ne peut faire l’économie d’une réflexion sur l’impact qu’elles peuvent avoir sur l’assemblée et les parties. Car l’image est douée d’une capacité autonome à émouvoir, elle possède une « agency » au sens ou l’entend Philippe Descola (Les formes du visible, Les livres du nouveau monde, Seuil, 2021), c’est à dire qu’elle est en mesure d’agir. Frappant les sens - la vue - elle a nécessairement, dans le cadre d’une procédure, un effet qu’il ne faut pas négliger. Partant de là, la diffusion de tout document visuel en rapport avec l’affaire est-il pertinent à l’audience ? Quel est l’effet escompté de la projection publique ?
Sans doute l’image est-elle sollicitée pour les vertus informatives qu’on lui prête (un peu trop facilement, nous l’avons montré supra). Mais à l’usage, permet-elle une meilleure compréhension des faits que le procès se propose d’établir ? La photo d’un buste d’adolescente, nu, poignardé et ensanglanté renseigne-t-elle mieux que le témoignage de la mère de la victime décrivant la scène du crime telle qu’elle l’a découverte en rentrant chez elle. Témoignage qui précède d’ailleurs la projection des images qui accompagnent le rapport de l’expert. A travers son émotion, ses tremblements, ses affirmations et ses hésitations, il avait été aisé non seulement de se représenter mentalement l’horreur de la scène mais aussi d’éprouver une empathie pour cette mère souffrante, sentiment que l’image scientifique, froide, ne peut restituer. Stéphane Dumoustier montre l’écart qui existe entre le récit et l’image, d’autant plus quand celle-ci est insupportable. Quant à la scène de la fellation ? L’image apporte-t-elle des éléments qu’un récit ne saurait traduire ? Pour comprendre les motifs du geste criminel, n’aurait-il pas suffit de rappeler que les deux amies s’étaient brouillées à propos de la diffusion sur les réseaux sociaux de cette vidéo « à caractère pornographique » sans le consentement de la principale intéressée ? D’autant que la cour sait parfaitement, elle le rappelle, que c’est précisément la diffusion de ces images intimes qui est l’origine du conflit entre les deux amies et non pas, comme se plaît à le croire le procureur, l’acte sexuel lui-même, acte auquel nous l’avons dit aucun des trois protagonistes ne semble avoir attaché d’intérêt. Consentir à être filmée, avec une désinvolture affichée, autorise-t-il la diffusion du film ? Comment concilier droit à l’image, protection de la vie privée et exigences du procès ?
N'y a-t-il pas dans cette publicité visuelle une autre intention ? Celle de faire faillir l’accusée, la mettre face à ces contradictions, l’émouvoir ? Celle de susciter une parole, de provoquer par l’image un effet de choc qu’on espère propre à déclencher des aveux. L’image viendrait alors à l’audience non pour sa valeur documentaire mais pour son impact émotionnel.
Ex.L'intention est explicite quand, suite à la projection sur écrans du corps de Flora mutilé, dans toute la froideur je le répète d'une image de police scientifique, le juge interroge : « Mademoiselle Bataille, vous avez vu comme nous les photographies de votre amie quand les policiers sont arrivés sur la scène du crime. Que vous inspirent ces images ? ». La question est alors suivie d'un long silence, insoutenable. Car si Lise se tait, tout son corps parle pour elle, ses yeux, l'imperceptible mouvement de ses lèvres, prouvant l'impact certain des images. Si le choc des images est parfois de nature à délivrer la parole du coupable, ne peut-il pas, comme le silence de Lise semble le suggérer, avoir à l'inverse un effet préjudiciable ? Imaginons un instant que Lise ne soit pas coupable. Accusée de crime de sa meilleure amie, ayant depuis cette disparition vécu les interrogatoires, soumise au port d'un bracelet électronique, tenue à l'écart de ses amis, c'est à l'audience qu'elle découvre l'horreur d'un crime qui l'affecte. C'est par l'image d'un corps sans vie et affreusement mutilé qu'elle renoue avec le souvenir d'une amie disparue, qu'elle a peut-être quittée au matin de sa mort, endormie mais vivante. A la douleur de la disparition vient s'ajouter le choc des images. La mise en accusation autorise-t-elle la justice à « violenter » visuellement une adolescente encore présumée innocente ? La même question se pose pour la scène de la fellation, tout aussi choquante car l'image se fait obscène. Alors qu'elle se tient dans le box des accusés, en position de faiblesse, l'image de son intimité dévoilée publiquement s'impose à Lise.
Bien qu’évoquant la blessure produite par la diffusion de ces images sur les réseaux sociaux, la justice reproduit sur grand écran, en étendant le champ des destinataires au monde des adultes, l’agression subie. En sait-on plus à l’issue du visionnage ? Rien de moins sûr. Mais on a provoqué un effet plus violent que le simple récit des faits.
Ex.Qu'un père apprenne au cours d'une audience les pratiques sexuelles de sa fille est déjà en soi une atteinte à la vie privée, mais la voir agir a une portée bien différente.
On observe d'ailleurs le père de Lise se tasser sur son banc ... blessé à jamais. La « monstration » est parfois monstrueuse et semble interdire toute sérénité nécessaire à l'analyse.
La fille au bracelet, de Stéphane Demoustier, 2019
Par ailleurs, et cela est fortement confirmé par les dialogues, le visionnage de ces images déprécie aux yeux du public adulte, peu familier des pratiques adolescentes, l’image de Lise qui passe pour une fille légère, amorale. Atteinte sournoise et imperceptible à la présomption d’innocence mais plus encore à sa dignité que la justice devrait préserver, même si elle siège dans le box des accusés. Le public non plus n’est pas nécessairement préparé à la violence qui surgira des écrans. On remarque d’ailleurs une femme qui sort de la salle ne pouvant supporter les images insoutenables. Ce que Lise, otage des images, n’a pas la possibilité de faire.
A aucun moment dans le film ces questions ne sont posées explicitement par les acteurs du procès. L'avocate ne propose pas par exemple une critique de l'image ou de l'interprétation très discutable qu'en fait l'avocat général. Et pour cause, elle va elle-même utiliser acrobatiquement le même procédé pour en tirer des conclusions tout aussi fragiles. Pourtant le principe du contradictoire qui impose que les images produites à l'audience soient versées au dossier permet un tel usage critique.
La puissance des images, leur irrésistible attrait et le silence troublant qui accompagne leur diffusion annoncent une possible dérive. Sous prétexte de mieux informer ou de provoquer les aveux attendus, l’image dans le prétoire sert d’autres intérêts. Le film montre que les parties se livrent à une guerre des images pour emporter la conviction des juges et du jury. A la traditionnelle joute oratoire des avocats succède désormais le vertige des images comme éléments d’un discours. Les photos comme les vidéos valent argument, s’inscrivent dans une mise en récit, bien plus qu’elles n’apparaissent comme des éléments objectifs de compréhension. Si l’on admet que le procès est un lieu de création fictionnelle, fondée sur les représentations mentales qui se construisent à partir de multiples récits – ceux des experts, des témoins, des avocats, du procureur, de l’accusée elle-même -, de faits passés et dont nul n’a une connaissance complète, ne peut-on pas, paradoxalement, considérer que les images, par leur grande portée démonstrative, appauvrissent le récit judiciaire, réduisent le champ de l’imaginaire au profit d’une apparence de réalité. Au moins doit-on admettre qu’elles suscitent d’autres émotions que les mots partagés à la barre. Mais qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, S. Demoustier nous montre que l’image constitue pleinement aujourd’hui un élément de la narration judiciaire. Or relève Monique Sicard « l’image n’est porteuse d’aucune vérité. Elle n’existe que révélée par des systèmes de légitimité et de rationalité qui l’accueillent, par des mécanismes d’activation qui lui confèrent un sens » (L'image comme preuve, essai critique sur la relation entre science et image, 1996). Ainsi l’image n’est pas semble -t-il convoquée pour elle-même, mais comme simple support à un discours partial qu’elle vient appuyer. Elle est instrumentalisée comme le prouve la séquence d’interprétation par l’avocat général de la vidéo de surveillance.
Ex.Lise, qui a fait la fête toute la nuit est allée chercher son petit frère à l’école. Elle s’arrête à la pompe à essence. Pendant que son frère achète un sandwich à la boutique, elle pose la tête sur le guidon de son scooter. Pour le procureur qui y voit un signe d’effondrement, ces quelques secondes l’accusent tel un aveu de culpabilité. Tandis que Lise n’a pour seule réponse que : «
j’étais fatiguée, c’est tout ». A l’audience, l’image est support d’un récit, d’une fiction qui cherche moins à s’approcher de la vérité qu’à convaincre, à remporter la mise dans le jeu judiciaire. La dimension « fictionnelle » dans laquelle nous entraînent les images est renforcée par les conditions de la projection. La salle devient obscure, les visages se tendent vers l’écran : la justice se fait spectacle.
La fille au bracelet, de Stéphane Demoustier, 2019
L’utilisation d’éléments visuels dans le procès ne sert pas seulement à montrer, à « donner à voir » pour mieux expliquer, elle sert avant tout à susciter des émotions, à faire réagir. Qu’il soit bénéfique ou préjudiciable l’impact de la production d’images dans l’audience vient modifier le cours du procès et à terme les pratiques traditionnelles de la justice. En entrant dans les prétoires, l’image s’inscrit dans le mécanisme même du procès dont elle constitue désormais un élément à part entière. Le message porté par la mise en abyme de S. Demoustier attire l’attention sur le risque d’une justice qui s’engagerait sans prudence ni circonspection dans la guerre des images à laquelle la convient l’évolution technologique autant que la pression sociale. Il est peu probable en effet que, dans un avenir proche, les magistrats se passent du recours à l’image filmée pour instruire ou pour juger. Le régime de la visualité pourrait imperceptiblement se substituer à celui de l’oralité - voire de la textualité - qui caractérise encore la procédure judiciaire. Scénarisés par la mise en abyme, caméras et écrans apparaissent comme les nouveaux objets du rituel judiciaire en transformation.
Rq.Lors du procès de l'attentat de Nice qui s'est tenu en septembre 2022 devant la cour d'assises spéciale, le président Laurent Raviot a fait le choix de poser la question des images et de leur diffusion avant même que ne débutent les auditions. Les questions auxquelles la cour devait répondre étaient les suivantes : « Est-ce que ça a un intérêt par rapport à la compréhension du déroulement de l'attentat ? Est-ce que ça a un intérêt pour déterminer la responsabilité éventuelle des accusés ? Est-ce que ça a un intérêt pour les parties civiles ? » (propos rapportés par Aurélie Sarrot, « Procès de l'attentat de Nice : diffuser ou non les vidéos de la course meurtrière du camion ? Les avis divergent », op. cit.).
Sy.En pensant l'image, le cinéma de prétoire pense aussi la justice ; une justice moderne qui semble ne pas pouvoir exister aujourd'hui sans le film. Qu'il s'agisse de l'image manquante – image interdite de l'audience - ou de l'image envahissante – celle qui s'invite sous toutes ses formes à l'audience - les réalisateurs nous livrent dans leurs films, une réflexion sur l'Image, son essence, les conditions de sa construction et de sa diffusion. Le cinéma relaye ainsi un débat de société dont la justice ne peut plus faire l'économie, celui de l'usage judiciaire des images. Car les images, celles que la justice produit autant que celles qu'elle utilise transforment l'exercice délicat de la justice. Le cinéma éclaire à double titre le débat judiciaire. D'une part, en illustrant le rapport que l'exercice de la justice entretient avec le récit et la fiction, à savoir : la narrativité de la justice. D'autre part en soulignant que l'institution judiciaire ne peut plus faire l'économie d'une réflexion sur l'image, et qu'elle peut pour cela s'inspirer du travail des artistes. L'image est encore une terra incognita pour le juriste ; il se doit désormais de l'explorer (Mondzain M.-J., « L'image et la crise du jugement (entretien) », Esprit, Juin 1997).
C'est sans doute l'un des défis (Denis Salas, « La justice au XXIe siècle, le défi de l'image », Les cahiers de la justice, 2019/1, p. 107-110) que l'institution judiciaire doit relever au risque sinon d'être dépassée. Le temps n'est-il pas venu qu'en pensant la justice, le juriste pense aussi l'image, tant dans les spécificités de son usage qu'en matière de crédit à lui apporter ?
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