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Droit et culture cinématographique

Colloque « Filmer le droit, le droit filmé » : Filmer aux bords du judiciaire : la fabrique du récit judiciaire dans Young Mister Lincoln et Sergeant Rutledge de John Ford

Cette leçon est consacrée à deux films de Ford, Young Mr. Lincoln (1939) et Sergeant Rutledge, deux films où il ne s’agit pas simplement de montrer des procès mais de montrer le judiciaire. En plaçant sa caméra non pas à l’intérieur du procès, mais sur ses bords, Ford décentre sa mise en scène du drame, pour inviter le spectateur à réfléchir aux conditions de possibilité du judiciaire et à sa fragilité intrinsèque : il montre aussi bien ce qui le rend nécessaire que ce qui risque à tout moment de le compromettre. On analyse donc ici les procédés cinématographiques par lesquels le cinéaste, dans chacun de ces deux films, montre la fabrique du récit judiciaire et les conditions de sa véridicité.


C’est banalité de constater que le cinéma s’intéresse au monde juridique, au droit mais surtout à l’univers du procès. Pour un art dramatique, il y a là une ressource inépuisable : dans la salle obscure comme au tribunal il s’agit de faire récit. Mais là, le spectateur a le sentiment d’être en présence des faits, ici les faits sont passés et doivent être établis, même quand ils sont reconnus : pour le juge n’existe que ce qui est dit dans le prétoire. Le procès apparaît donc comme processus d’élaboration d’un récit, condition pour le jugement décidant de sa vérité. Le risque permanent de l’erreur judiciaire le tend dramatiquement. Il n’est pas donné de manière univoque, mais élaboré par les parties contradictoirement. D’où sa forme apparente : le duel, singulièrement en procédure accusatoire qui, sans doute pour cela, a la faveur des cinéastes, même quand ils filment dans un contexte inquisitorial. Elle est facilement appropriable par le récit cinématographique.

Df.En tout cas celui conduit selon ce que Deleuze appelait « grande forme » dans le cinéma classique, forme scandée en trois moments, S—A—S’ (où S désigne l’exposition d’une situation conflictuelle, A l’intervention d’un agent au sein de cette situation et S’ la nouvelle situation issue de l’action A, le conflit étant résolu).

Ceci devrait valoir pour tout art dramatique. Or, il semble bien que le cinéma, bien plus que le théâtre, se soit saisi du judiciaire et ce pour une raison paradoxale : rien de plus ennuyeux qu’un procès sur une scène de théâtre. Si le cinéma s’empare du procès c’est en raison de sa capacité à en sortir ; à mettre en présence, à l’indicatif, de ce qui, à l’audience, reste discursif, à l’imperfectif, à transfigurer l’analepse verbale en images d’un flash-back, au risque de donner l’impression mystificatrice d’être en présence du réel, inaccessible au juge.

La question du droit, celle du juste, de la place du judiciaire dans la cité, mais aussi du fondement juridique de la communauté hante la plupart des films de Ford, et pas seulement ceux où se déroule un procès. Je me limiterai à deux, de période différentes, ayant en commun de faire du procès un moment essentiel du récit, voire sa dimension quasi exclusive : Young Mister Lincoln (1939) et Sergeant Rutledge (1960). Je conserve ici les titres originaux parce que, sur des modes différents, leur adaptation en français relève du contresens.

Un regard superficiel trouverait vite confirmation aux hypothèses évoquées ici.

Dans le premier, une rixe entre deux frères et un citoyen hâbleur voire bagarreur de Springfield se termine par son meurtre. Lequel des deux jeunes gens l’a tué ? L’arrivée et l’action persévérante du jeune avocat Abraham Lincoln finit par faire éclater la vérité au cours du procès qui l’oppose à un procureur de mauvaise foi, forgeant un récit destiné à battre son adversaire, sans interroger les indices, ni les témoignages. Moment de bravoure au cours duquel le futur président forgerait le début de son mythe.

Dans le second un sergent est accusé du meurtre de son commandant et du viol de sa fille. Sa fuite l’accuse, contre sa réputation. Là encore, la conviction et la persévérance du lieutenant Cantrell, avocat devant la cour martiale, rendent possible une juste résolution, face à l’entêtement raciste du procureur. Le droit, singulièrement le judiciaire, serait filmé comme mode raisonnable de résolution des conflits, a contrario de la vengeance violente qui d’abord anime la foule. Vision platement idéologique qui en reste à une lecture superficielle d’un résumé du scénario qui ne prend en compte ni le fait que le spectateur ne découvre la couleur de la peau du sergent que dix minutes après le début du film, ni la conduite du récit filmique des débats de ce procès scandés de flash-back de modes différents.

Il nous faut donc considérer la manière avec laquelle Ford filme le judiciaire, et pas seulement le procès, pour saisir le point d’où il le filme, afin de comprendre ce qu’il filme. Mon hypothèse, restreinte à ces deux films, porte d’abord sur le caractère délibérément filmique de son récit, délibérément affirmé. De là, je veux montrer qu’il place sa caméra non pas dans le procès, en son centre, mais aux bords, dedans et dehors, engageant ainsi le spectateur à une distance réflexive en regard de l’action exposée. Il s’ensuit qu’il montre en même temps le procès et ses bords, les conditions le rendant possible et celles, internes ou externes, risquant de l’empêcher, sa nécessité et sa précarité, comme si le judiciaire n’allait jamais de soi.

Dit autrement, il s’agit pour lui, quand il filme le judiciaire, moins de mettre en scène le drame qui se joue au procès, que de donner à comprendre comment se fabrique un récit (véridique), la juris dictio devant se fonder sur une véridiction. Mais il s’agit de montrer en même temps les raisons qui rendent nécessaire la fabrique d’un récit juridique et les conditions de possibilité de sa véridicité. Le rapprochement des deux films fera apparaître des différences dans les procédés mis en œuvre. Il faut bien comprendre que le récit fordien est tout entier en images : « Ce sont les images et non les mots qui doivent raconter l’histoire. »

Tx.John Ford, entretien avec George J. Mictchell, cité par Cécile Gornet, « Du script au film : l’image fordienne en résistance à l’efficacité narrative », in John Ford : histoire, image et politique, collectif dirigé par Natacha Pfeiffer & Laurent Van Eyde, Gollion, 2022.

Et c’est bien en image, sans le dire, que Ford expose la fabrique du récit judiciaire, dans ses présupposés, ses conditions de possibilité et d’impossibilité et sa nécessité précaire.

Section 1. Nécessité du judiciaire


Quand Ford filme un procès il en expose un préalable afin de montrer qu’une autre voie était possible, mais que la voie judiciaire du traitement du conflit est raisonnablement préférable.
Ex.Dans le Lincoln, le récit est limpide : après le meurtre de Scrubb White, la foule, excitée par J. Palmer Cass (Ward Bond) se précipite vers la prison où sont incarcérés les deux suspects afin de les lyncher. Lincoln, vite arrivé sur les lieux du meurtre, ayant proposé ses services d’avocat à la mère des deux jeunes gens, vient s’interposer entre le tronc servant de bélier et la porte du bureau du sheriff. En une posture christique, par une rhétorique mettant les rieurs de son côté, il obtient le suspens du légitime désir de vengeance, jouant, entre autres, de son inexpérience qui enverra sûrement les deux suspects à la potence. Avec un argument moral et religieux : la vengeance immédiate risque d’être par trop « permanente », et la « lecture d’une certain livre » de ronger, par la suite, la conscience de ses auteurs.

Personne ne soupçonne, et ne peut soupçonner, le spectateur du film pas plus que ses protagonistes, que les faits ne sont pas établis : nous avons vu le drame intégralement, la foule croit les témoins et chacun des deux frères s’accuse. Le récit des faits semble inutile. Une question subsiste malgré tout, obsédante tout au long de la procédure : qui a porté le coup fatal, l’ainé ou le cadet ? Faut-il les exécuter tous les deux, ou bien le seul auteur du coup ? Question suffisante pour devoir faire récit des faits. Dit autrement, pour pouvoir dire le droit, il aura fallu que le vrai soit dit : son constat ne peut y suffire. Pourquoi ?

La question n’est pas posée à ce moment du film, ni plus tard. La réponse sera exposée en images, dans l’après-coup de la vérité dévoilée : on n’y voit rien immédiatement, même quand le film monte des images montrant tout. Les images montées dans un certain ordre ne sont pas simplement vues, elles sont interprétées. Les images montées dans un ordre chronologique sont vues comme exposant un ordre causal, l’antérieur étant cause du postérieur.
Ex.Ainsi nous voyons à l’écran, dans la pénombre, se succéder, en un montage champ contre-champ, une rixe entre les frères Clay et Scrubb, nous entendons le bruit d’une détonation, l’adjoint à terre, une jambe repliée, le visage effrayé de la mère, les deux frères accourir vers elle, Cass se précipiter et se pencher sur lui, la victime les deux jambes allongées, puis, en plan américain, Cass s’approcher du trio Clay un couteau ensanglanté dans les doigts et crier au meurtre, chacun des deux frères reconnaissant être propriétaire de l’arme du crime.

Succession d’images à l’écran. Succession des faits ? Selon l’effet Koulechov, le spectateur sort de cette séquence persuadé que l’un des deux fils Clay a tué Scrubb, tout en étant convaincu par les séquences antérieures qu’il ne s’agit pas d’un meurtre volontaire, mais l’effet accidentel d’une légitime défense. Le récit judiciaire pourra-t-il rejoindre le récit filmique ? Quand il l’aura rejoint, il opérera une critique de la perception, perception des faits par le témoin, des images par les spectateurs.















Sy.Quel récit dira la cause du meurtre ? Chacun des deux frères s’accuse. En font-ils un récit complet ? rigoureux ? Et la mère qui, comme nous, a tout vu, de loin, la nuit ? Quels liens unissent ces images ? L’évidence empirique de leur succession suffit-elle à établir la relation de causalité qui établit que l’un des deux frères au moins a tué l’adjoint du sheriff, même si en légitime défense ? Le montage fait récit filmique : aucun doute, en raison du champ contrechamp entre la rixe et le visage de la mère, nous, spectateurs, avons fait récit, avons unifié ces images successives en une image-mouvement où la fin éclaire le début. Inutile d’y revenir, deux questions exclusives nous occupent et occupent les gens de Springfield : un ou deux coupables ? Légitime défense ou agression délibérée ?

Rq.Le désir de vengeance immédiatement réalisé ne laisse pas place à ces questions. Plus, il en forclôt d’autres. Chez Ford, comme chez Spinoza, la justice procède d’un desiderium, d’un désir empêché de vengeance. Empêché, ici, par la puissance publique. Elle se situe entre l’expression immédiate du désir de vengeance, expression signifiant que personne ne peut impunément faire tort à un membre de la communauté sans encourir la colère de tous les autres, et le moment de son accomplissement. Le désir de vengeance n’est pas, en lui-même, illégitime, pas plus que la mort du coupable : Lincoln le dit volontiers à la foule vindicative. Ce qui est illégitime, c’est la précipitation à s’accomplir, occultant, au moins, les circonstances : y a-t-il eu légitime défense ? les deux frères sont-ils également coupables ? Seul le procès permettra de l’établir.

Dans Sergeant Rutledge, le film commence un tout petit peu avant l’ouverture du procès, avec l’arrivée du lieutenant Cantrell (Jeffrey Hunter), avocat de la défense auprès de la cour martiale. Pas de question sur sa nécessité, apparemment.
Ex.Et pourtant, deux séquences du flash-back nous apprendront que l’inculpé a fui, à deux reprises, en vue de se soustraire à la justice : juste après le crime, ce qui signe sa culpabilité aux yeux de presque tous, et une seconde fois sur le chemin qui le conduisait, sous escorte, vers sa détention. Alors il a librement renoncé à ce qui lui est apparu comme liberté illusoire, celle d’un « nègre (nigger) en fuite ». La foule, ici aussi, désire une pendaison immédiate. À la surprise générale, Rutledge plaide non coupable du viol, le meurtre du major, reconnu, ayant été commis en état de légitime défense. Ici, le récit judiciaire doit établir les faits : les seules certitudes, dues au témoignage de l’épouse du colonel, président de la cour, sont sa présence sur les lieux du crimes, sa fuite après que deux coups de feu aient été entendus, et sa désertion.

Pour Ford, le récit du processus judiciaire commence avant le début de la procédure, et l’enveloppe. Il s’agit de montrer le procès comme étant nécessaire, raisonnablement, tout en faisant voir que sa tenue reste contingente.
Ex.Ce que montre la séquence d’ouverture du Sergeant : l’avocat lieutenant arrive au Quartier général avec un jour de retard. Il aurait aussi pu ne pas parvenir à bon port.

Filmer le judiciaire c’est faire apparaître des conditions matérielles de sa possibilité et non le déploiement de l’Idée de justice.
Ainsi en va-t-il de la longue séquence du Lincoln consacrée à la désignation des jurés.
Ex.Deux sont récusés par la défense : le maréchal ferrant convaincu par pré-jugé de la nécessité de pendre les deux accusés, et le coiffeur prétendant n’avoir jamais entendu parler de l’affaire dans son salon. Le spectateur s’attend à ce que Sam Boone (Francis Ford) le soit aussi : il reconnaît aimer les pendaisons, jurer, boire, mentir, ne pas être assidu au culte, et il a été vu dans la foule vindicative. Mais son honnêteté le sauve, aux yeux de l’avocat : pour entendre le récit judiciaire il faut des citoyens de bonne foi. C’est le seul moment du film où il occupe le centre de l’écran : on l’a vu et on le reverra, au bord de l’image, parfois en flou, ponctuer la séquence, comme lorsqu’il est pris d’un hoquet éthylique au cours de la déclaration liminaire, particulièrement emphatique, du procureur Felder.

Supplément filmique en regard de l’élaboration du récit judiciaire : la fabrique du récit judiciaire débute avant les auditions des témoins, sur ce bord qu’est la condition de possibilité de leur écoute.
Pas de jurés dans une cour martiale, comme c’est le cas dans Sergeant Rutledge. Cependant, la conversation entre l’épouse du président et l’une de ses amies, dans la salle d’audience, nous apprenant la mauvaise humeur du juge en raison d’une soirée trop arrosée, joue ici comme bord, indice de perturbation possible du jugement. Le récit filmique du judiciaire inclut les à-côtés susceptibles de perturber le jugement, inaperçus du public dans le procès.

Chez Ford, nul n’est parfait. L’institution doit frayer la voie du plus raisonnable possible alors même que ceux qui la font vivre ne sont ni des saints, ni des sages : le président de la cour réclame au juge assesseur « de l’eau ! » avec insistance... manifestement non pure.

Sy.Le spectateur du film entre donc dans le procès par ce qui le précède ou l’entoure, par des préalables et des à-côtés, de biais en quelque sorte, et non de plain-pied : si le procès a pour objet d’élaborer un récit, selon une procédure contradictoire, le récit filmique de cette élaboration la saisit selon une focale plus large, donnant à voir des éléments bien réels et nécessaires, omis aux yeux du public à l’audience ou du lecteur de la chronique judiciaire. La caméra conduit le regard vers le procès à partir d’un point, ni extérieur, de loin, point de vue de Sirius ouvrant sur une vision objective, ni intérieur, comme s’il était l’un des opérateurs de cette construction, voire partie du public assistant à l’audience. Dedans et dehors, de près et de loin, en un site susceptible de varier : aux bords.

Suggérons une hypothèse : la caméra occupe le site qui est celui, en peinture, du « personnage de bord », selon l’expression de Daniel Arasse, de ce personnage non inclus dans l’action représentée, admoniteur invitant à entrer dans l’image et à la parcourir dans un certain ordre.

Tx.Daniel Arasse, « L’opération du bord. Observations sur trois peintures classiques », dans Bertrand Rougé (éd.), Cadres & Marges, Pau, Presses universitaires de Pau, coll. « Rhétoriques des Arts ; 4 », 1995.

Elle conduit le spectateur dans l’image cinématographique exposant la construction du récit juridique selon des voies inusitées par les agents de l’institution judiciaire et le public à l’audience. Filmant au bord du judiciaire elle filme aussi les bords du judiciaire, là où il risque d’être empêché, où se saisit sa précarité en même temps que sa nécessité pour la communauté politique, où se comprennent aussi ses conditions de possibilité. Située aux bords de l’image l’œil de la caméra se donne à voir par réflexion comme instrument fictionnel, faisant récit rendant compte non pas du récit judiciaire, mais de sa fabrique, incluant conditions de possibilité et d’impossibilité. Du coup, le récit judiciaire n’est pas perçu comme dévoilement du réel, mais comme construction besogneuse, contingente, fragile, traversée par le conflit d’interprétation entre les parties, pas toujours animées du désir de vérité. Nulle évidence ou transparence des faits, inatteignables : il faut les agencer, ou plutôt agencer les indices et preuves à interpréter, en récit cohérent. Le film fait récit de cet agencement sous condition, de la fabrique du récit judiciaire.

Du rapport de celui-ci au récit filmique, on peut dire, chez Ford, ce que Cécile Gornet dit de son rapport au récit historiographique : « Les films se décalent de la trame historique [pour nous, judiciaire] pour montrer quelque chose de sa mise en forme. »

Tx.Cécile Gornet, L’écriture de l’histoire au miroir du cinéma. Les westerns de John Ford, Paris, Classiques Garnier 2017, p. 62.

Section 2. Filmer au bord du procès


Ce site des bords, où la caméra se place, est perceptible de manière différente dans chacun de nos deux films. Dans le Lincoln deux procédés formels le rendent sensible : l’un, le cadrage, est proprement filmique ; l’autre, relève du jeu de comédien de Henry Fonda, jeu provenant du théâtre. Aucun flash-back dans ce film : il serait inutile puisque tout a été montré. Dans le Sergeant, l’intrigue coïncide presque entièrement avec la conduite du procès et consiste tout entière en la quête de la vérité, l’inculpé plaidant non coupable : le récit filmique de l’intrigue use régulièrement de ce procédé filmique, ouvertement fictionnel, qu’est le flash-back, indiqué comme tel à l’écran au moyen des transitions, obscurcissement de la scène et focalisation lumineuse sur le personnage qui parle, parfois avec travelling avant vers son visage. Dans les deux films, lors du dénouement, la vérité des faits est dite et non montrée à l’image, ce qui relèverait de la mystification, perception immédiate du réel non-construite, ce dont le flash- back se rend parfois coupable.

Sy.Filmer le judiciaire c’est donc, chez Ford, montrer sa puissance de véri-diction, inséparable de la construction fictionnelle du récit.

Dans Lincoln la photographie s’expose souvent dans son caractère artistique voire artificielle, signant la dimension fictionnelle du récit filmique, en présentant des plans dont le cadrage est explicitement de nature artificielle3 par un sur-cadrage, le cadre interne à l’image signant le choix de montrer ceci et de situer hors champ cela, assorti d’une plongée ou d’une contreplongée.

Tx.« Ford redouble le cadre de l’image filmique et montre ainsi ce travail de délimitation (entre ce qui est montré et ce qui ne l’est pas) par lequel on représente ce qu’on filme » (C. Gornet, op. cit. p. 132).

Par-là, le spectateur du film voit qu’il n’est pas plongé au sein de la réalité, mais considère une image fabriquée par un medium, moyen terme qui détermine ce qui est présenté, à l’encontre de toute illusion de présence objective.



Ex.Mise en scène signée qui autorise les postures désinvoltes de l’avocat, invraisemblables dans un prétoire, qui invaliderait la procédure. Dans le film par contre, le comédien, tout en restant dans l’intrigue, expose la distance qu’il prend à certains moments, en l’occurrence lors de la déclaration liminaire de l’avocat de l’accusation, particulièrement emphatique, au point d’endormir le juge.






Ex.Mise à distance engageant le spectateur à réfléchir sur ce qu’il voit, qui ne doit pas être pris au sérieux. D’où la réplique, pour le moins familière, à l’endroit de son adversaire (« On dirait que tu veux être candidat au Congrès, John »), puis le plan cadré sur Fonda/Lincoln, ses deux jeunes clients vus de dos, faisant un clin d’œil appuyé, en réalité à l’adresse du spectateur.

Sy.Le prétoire devient scène de théâtre : pas sérieux. Effet de distanciation : le film donne à voir la construction du récit judiciaire et en démonte l’emphase rhétorique destinée à hypnotiser public et jurés naïfs. On peut parler ici de « distanciation fordienne, caractérisée par une écriture critique », celle d’un cinéaste « jamais fasciné [...] [qui] montre la chose, mais aussi ce qu’il y a derrière ».

Tx.C. Gornet, op. cit., p. 159 ; Jean-Marie Straub, cité par C. Gornet, op. cit., p. 198.





Parce qu’il se situe aux bords, allant de l’une à l’autre en un même plan : montrer en même temps ce que l’on voit et ce que l’on peut en penser par une « pensée de derrière » (Pascal).

Rq.Jeune acteur de théâtre, Henry Fonda, inaugurant une longue collaboration avec le cinéaste, a été choisi en raison de son jeu de présence absente, incarnant un personnage tout en marquant la distance empêchant l’identification du spectateur au héros : ici un Lincoln n’ayant pas encore rejoint son mythe, mais dont on aperçoit pourquoi il sera ce mythe nécessaire à l’histoire américaine.

Il est capable de produire cette « distance empathique » chez un spectateur invité à un regard critique sur la fabrique du récit judiciaire.

Tx.Tag Gallagher, cité par C. Gornet, op. cit., p. 199.

En l’occurrence, sur la tentation théologico-politique sollicitée par le procureur dans sa déclaration liminaire initiée par le commandement divin, Tu ne tueras point !, et poursuivie par la geste héroïque des pionniers à la conquête des terres : l’acte des deux jeunes gens, si on le suivait, ébranlerait les fondements de la Nation. Le procès aurait pour enjeu rien moins que de rétablir La Justice. Sans mots dire, le cinéaste remet le droit dans son ordre, celui d’avoir à dire le juste en situation de conflit, donc de garantir l’exercice des droits individuels, évoqués dans une séquence initiale du film, celle où le jeune Abe découvrait le droit en lisant les Commentaires de Blackstone. Oublions l’emphase et considérons, modestement, les faits. Telle est la leçon ironique délivrée par le jeu de Fonda.
Ex.Comme en une autocitation, Cantrell adressera le même clin d’œil à Rutledge, plus discrètement, au moment décisif où il s’apprête à exhiber la pièce à conviction majeure, celle qui devrait disculper le sergent.





Dans le Sergeant la distanciation suit une autre voie : ici pas de déclaration liminaire, mais une brève séquence jouant sur deux frontières, entre privé et public, d’une part, spectacle et justice, d’autre part.
Ex.L’ouverture de l’audience donne à voir un colonel, président de la cour, acariâtre, dont l’épouse, au premier rang pour ne rien manquer du spectacle, nous apprend la cause de sa mauvaise humeur : une soirée un peu trop arrosée. Sa colère s’adresse « aux civils » ignorants des convenances symboliques (ils conservent leur chapeau sur la tête et fument) en menaçant de faire évacuer la salle : « nous ne sommes pas dans une quilting bee », assemblée de femmes couturières en vogue à la fin XIXe (l’action se passe en 1881), entretenant le mythe de l’époque coloniale, pré-industrielle. Hypothèse que la colonelle évacue d’un revers de manche.

La passe d’armes verbale avec l’avocat de l’accusation, suspecté d’être mandaté par l’état- major pour faire respecter le droit au sein d’une cour martiale peu formaliste, prévient le spectateur des risques de justice expéditive. L’avenir dira que l’échange aura été à front renversé, le formalisme pouvant servir l’iniquité.
Ex.Suit la séquence d’arrivée de l’accusé, filmée d’abord à l’extérieur du tribunal, en silence. Nous découvrons seulement là, (7e minute), que l’accusé est noir, et ignorons encore les charges retenues. Visage fermé, affectivement neutre voire apathique, portant fièrement l’uniforme, il est filmé de loin, s’approchant de la caméra, passant devant alors que, par un mouvement de rotation, elle le suit et le montre de dos, avant de reprendre, en plan fixe, son arrivée dans la salle d’audience prise du point où la cour siège. La rigueur toute militaire de l’accusé, voire sa raideur physique, contraste avec les mouvements désordonnées de la foule qu’il doit traverser La défense obtient le huis clos : que la salle d’audience soit « vidée de tous ses spectateurs », foule haineuse exigeant pendaison immédiate, parce que « ceci n’est pas un spectacle (public show), un homme risque sa vie ». L’évacuation, « y compris des femmes », révèle les rapports de pouvoir au sein du couple du colonel, et sa fierté viriliste d’avoir, pour une fois, tenu bon.

C’est cette alternance de comique et de dramatique qui produit ici la distanciation. Mais aussi le jeu de Woody Strode, acteur peu connu, préféré pour cette raison à des vedettes comme Harry Belafonte ou Sidney Poitier.
Tx.Voir C. Gornet, op. cit., p. 49.

Son jeu est hiératique, froid, du moins dans ces séquences initiales, barrant l’identification du spectateur.
La séquence prend fin avec un effet de surprise fortement marqué à l’image par l’étonnement lisible sur la figure du président de la cour : l’accusé plaidera non-coupable.
De quoi ? Nous ne le saurons pas tout de suite : l’horreur du crime détermine le tribunal à ne mentionner que la violation de « l’article 92 du code de guerre ». Procédé engageant le spectateur à adopter vis-à-vis du récit filmique l’attitude de l’investigation. Contrairement au public, aux témoins, à la cour et aux avocats, le spectateur est placé en état d’innocence à l’endroit de l’accusé, libre de préjugés, de ceux qui vont s’étaler à l’audience : regarder le film comme on devrait suivre l’enquête sur les faits. Regarder le film non comme si nous étions spectateurs de la cour martiale, mais nous interrogeant sur les conditions d’un jugement équitable en même temps que nous suivons les auditions de témoins scandant l’intrigue.

Sy.Être au procès, sans être dans le procès connaissant les chefs d’inculpation et en ayant idée préjugée du coupable : être au procès, au bord, en adoptant cette visée intentionnelle qui est celle de l’enquête cherchant à savoir ce qui s’est passé. Telle est la distance à laquelle Ford tient le spectateur du récit filmique, capable du coup de suivre la fabrique du récit judiciaire dans sa dimension contradictoire, à l’opposé de la posture de l’accusation.

Ex.La première audition est celle de Mary Beetcher (Constance Towers), témoin de la défense appelée par l’accusation. Elle inaugure ce procédé de fictionnalisation du récit judiciaire qu’est le flash-back. La jeune femme commence à parler, la salle s’obscurcit avec une focalisation lumineuse sur elle, avant de passer à la présence filmique de la scène narrée, celle de la rencontre avec Cantrell dans un train, puis avec Rutledge, à la station où elle est descendue. Le sergent se saisit brutalement de la jeune femme qui vient de découvrir le cadavre percé d’une flèche du chef de station. Prise dans la chronologie des images, le spectateur, toujours en attente du chef d’accusation, croit le concevoir. L’accusation arrête là l’interrogatoire, cherchant à induire cette suggestion. Attente déçue par la défense qui en dévoile la malhonnêteté : tronquer un témoignage pour le faire jouer en sa faveur.

Filmer à partir des bords du judiciaire, à distance, revient ici à faire porter l’attention à la fois sur la part de fiction enveloppée dans la construction du récit judiciaire, part irréductible puisque faisant appel à la mémoire du témoin reconstruisant les faits d’un certain point de vue, et sa possible déformation au moyen du formalisme réglementaire qui veut que n’existe pour le juge que ce qui est dit dans le prétoire. Le réel reste hors de portée. Le flash-back risque justement de donner à croire le contraire : « même lorsque les mots nous présentent les événements comme révolus, la bande visuelle ne peut nous les montrer qu’en train de se dérouler ».
Tx.André Gaudreault et François Jost, Le récit cinématographique. Films et séries télévisées, Paris, Armand Colin, [1990], 2017, p. 157.

Le procédé prend son autonomie en regard de sa fonction première, rendre sur le mode de l’imitation de l’action ce qui, comme témoignage discursif dans le prétoire relève de la diégèse : le récit filmique n’est plus celui du méta-narrateur qui a débuté à l’audience.
À deux reprises, lors des analepses du Sergeant, le récit prend le point de vue du « grand narrateur » (Gaudreault, Jost) en exposant la conversation entre soldats noirs, incluant Rutledge.
Ex.Lors de son arrestation, après avoir été menotté, il est seul avec ses compagnons qui ne peuvent croire qu’il est l’auteur du viol. Pourquoi s’être enfui ? Réponse, en gros plan, exhibant ses menottes : « j'ai été pris dans une affaire qui nous dépasse ».
Selon le témoignage du sergent Skidmore, Rutledge saute au secours du soldat Maffat, blessé à mort, dont le cheval s’est emballé. La conversation entre les deux hommes est sans témoin, ignorée de la cour. Le soldat, à l’agonie, s’interroge : pourquoi « faire la guerre des blancs » ? ; réponse : « c’est pour nous que nous nous battons pour notre fierté. Un jour nous serons vraiment libres ». Rutledge tient le discours de l’émancipation par le droit, discours de l’intégration revendiquant des droits positifs. Prolepse utopique exposant un monde où l’égalité raciale sera dans les faits, au moment où personne ne croit possible de faire entendre la voix du sergent noir inculpé de viol et de meurtre : « Il n’y a pas de terre promise ici-bas », répond Maffat avant de s’éteindre.

Par-delà l’élaboration du récit judiciaire, le récit filmique est à l’adresse du spectateur : en 1961, ces propos ne peuvent pas ne pas faire penser au discours des mouvements animant la lutte pour les droits civiques. Le film se fait fiction réfléchissant le sens du procès dont il fait récit. Du coup il donne à voir un bord non-dit du judiciaire : celui des conditions sociales et idéologiques dans lesquelles il se déroule, conditions qui hantent le procès mais ne doivent pas être explicitées. L’échange entre Cantrell et Rutledge sur les limites de la liberté accordée aux noirs par Lincoln, liberté qui viendra « peut-être un jour, mais pas maintenant » selon le mot du sergent refusant la promesse de ne pas s’évader, d’accepter un procès dont il pense qu’il sera inique, a-t-il été porté à la connaissance de la cour ? Rien ne permet d’en décider. Tout donne à penser, selon les images de l’audience, qu’elle ne s’interroge pas sur les conditions externes de la tenue d’un procès équitable. C’est ainsi que la caméra, plus tard, introduira le spectateur dans les coulisses du tribunal, lors d’une pause, pour faire entendre au spectateur ce qui ne doit pas se dire à l’audience : le colonel, avant d’entamer une partie de poker avec ses assesseurs, se réjouir que « la couleur de la peau de l’accusé n’ait pas été évoquée ». Il passe sous silence l’incapacité de son épouse à nommer le sergent, le désignant, sans le regarder, perdant la voix, dans un geste de dégoût, de l’auriculaire, du nom de « gentleman »... Par le flash-back, le récit filmique se sépare de la construction du récit judiciaire pour en exposer certaines conditions non-exposées, voire escamotées.

Sy.La question du réalisateur est bien, d’abord, celle de la construction du récit filmique, de sa cohérence et de sa vraisemblance. Filmant une intrigue qui a pour objet la construction de récits judiciaires, Ford interroge ceux-ci sur les conditions de possibilité de leur véridicité, l’invraisemblance de la culpabilité des accusés, pour chacun de nos deux films, ne suffisant pas, en droit, à les innocenter. Le récit filmique, la fiction élaborée, suggère la nécessaire intrication du fictionnel et du véridique, la part de l’imagination dans la construction du récit judiciaire, sans laquelle il est impossible de comprendre le déroulement des faits : comment interpréter la fuite du sergent si l’on n’imagine pas les motifs la rendant compréhensible ? Comment un blanc pourrait-il la comprendre, pas seulement l’expliquer, s’il ne fournit cet effort d’imagination ? Comment peut-il entendre, sans cet effort, les mots du sergent, répondant au procureur, se levant de son siège et filmé en contre-plongée : « je ne suis pas un nègre fuyant (swamp-runnin’ nigger) dans les marais ! Je suis un homme (I am a man !) ! » ? Face à son acharnement, Cantrell en appelle à la « common decency » Le capitaine n’entend que « décence », sans saisir le niveau auquel se situe la défense : sur ce bord non-dit du judiciaire, hors de tout règlement, bord éthico-politique déterminant la possibilité de l’équité. Lui, a plaqué son récit, qui est aussi celui, idéologique, de (presque) tous, sur les faits : le double meurtre sauvage du commandant et de sa fille violée doit être commis par un sauvage c’est-à-dire un nigger.

Le récit cinématographique dévoile alors un autre bord du judiciaire, souci majeur de Ford : l’abus de droit (Lincoln) ou le déni de droit (Sergeant). Si la colère vindicative de la foule en constituait ce que j’ai appelé le bord externe, l’abus ou le déni de droit en sont des bords internes. C’est, dans les deux cas, la common decency qui peut lui faire barrage : non seulement la lettre du droit n’y suffit pas, mais elle peut servir l’iniquité.

Section 3. Ruade


Dans le Lincoln, les témoins se succèdent sans interrogation sur les faits : c’est de la moralité des accusés dont on se préoccupe, c’est-à-dire de la confirmation du récit préjugé par l’accusation, la défense étant cantonnée à faire valoir la légitime défense. Rupture dans le cours du procès : le procureur Felder, — que l’on nous a montré, sur le plan précédent, en conciliabules avec Douglas, avocat célèbre et candidat démocrate contre Lincoln : bord externe, celui du jeu politicien, discrètement filmé —, appelle la mère des jeunes gens. La question est posée, dont le ton mielleux dévoile l’hypocrisie : lequel de ses deux fils a-t-il porté le coup létal ? Stupeur. Il insiste : « au nom du peuple, au nom de l’État, au nom de la Loi » et en vertu de la croyance en Dieu.




La loi contraint, nul ne peut s’y soustraire. Mrs Clay ne fait pas valoir un droit à ne pas répondre, mais dit son impossibilité : « I can’t ! »
Ex.La scène est filmée en champ-contrechamp, de façon asymétrique : la caméra juste derrière l’épaule de Mrs Clay (Alice Brady), de telle façon que nous percevions Felder (presque) de son point de vue, alors que le contrechamp montre le visage d’Alice Brady en gros plan suffoquant de douleur. Felder est filmé en plongée, comme souvent, rabaissé et Mrs Clay en légère contreplongée, assise sur le siège des témoins posé sur une estrade, grandie. La transcendance de la Loi au nom de laquelle le procureur interroge est annulée par l’image : elle provient du bas. Visiblement la Loi opprimerait si elle obligeait à faire l’impossible, l’absurde, conduire à la mort celui à qui l’on a donné la vie. Et Mrs Clay insiste : « vous ne pouvez pas me poser une telle question ». Le regard critique sur la procédure se renforce par l’empathie éprouvée pour cette femme à qui nous ne pouvons pas ne pas nous identifier : chacun, raisonnable, ferait la même chose à sa place, dira Lincoln/Fonda au juge.

Ford filme ici l’abus de pouvoir, l’abus de droit en son inhumanité, le possible devenir inhumain d’un pouvoir judiciaire qui prétendrait faire régner « La Justice », animé d’une certitude quant aux faits sur lesquels l’enquête n’est pas conduite et dont il ne cherche pas à faire récit.

« Enough ! » crie Lincoln en voix over, avant de faire irruption dans le champ, par la droite de l’image, de dos. Forme elliptique de la « common decency » convoquée dans le Rutledge, cinématographiquement plus puissante encore. Le jeu de Fonda a changé : tout entier présent au personnage, acteur investi dans le rôle et non plus comédien distancié, présent-absent à la scène. Comme un coup d’éclat, ruade selon le juste concept de Florence Gravas. Ruade, mais pas coup de théâtre : elle ne résout pas le conflit, risque même d’interrompre le récit tout en en rendant possible la poursuite, sans effet sur le drame proprement dit. Elle est « un geste cinématographique particulier par lequel ce réalisateur trouble, renverse les attentes du spectateur tout à fait délibérément, en faisant surgir dans l’image quelque chose d’inattendu, et de contraire à l’ordre du récit précédent ».

Tx.Florence Gravas, « Ordre et mouvement chez Ford : une politique de la ruade ? », in. Pfeiffer & L. Van Eynde, John Ford : histoire, image et politique, op. cit., p. 101.

En effet, tout nous a déterminés à chercher lequel des deux fils est coupable. Dans une séquence antérieure, lors de son enquête, nous avons vu Lincoln poser la question à Mrs Clay, et renoncer à obtenir réponse. Et pourtant le récit judiciaire exige réponse, vérité sur les faits : l’ordre social impose de condamner le coupable, pas un innocent. Violence de la loi redoublant celle de la foule, au nom d’une moindre violence. Tout converge vers ce qui doit être l’acmé du récit judiciaire tel que tous l’envisagent, spectateur inclus : nul ne songe à contester les faits, même pas les accusés.

L’interruption intempestive de Lincoln fait rupture dans le récit cinématographique, d’autant plus vigoureusement qu’elle est en voix over, comme si elle provenait de l’extérieur du procès qu’elle interrompt. Elle risque d’interrompre l’élaboration du récit judiciaire : l’avocat conseille à sa cliente, au sein du prétoire, de désobéir à la loi. Intervention révélant un bord du judiciaire. Lequel ? Celui où le droit peut se confondre avec la morale ? Apparemment : l’accusation demande à cette femme de choisir entre ses deux fils lequel doit mourir, de dire lequel elle aime le plus, alors qu’elle les chérit également. Moralement inadmissible. Mais la Loi est dure ! Ainsi, le procureur juge-t-il la défense par trop « sentimentale ». Puis, une attaque ad hominem qui se veut définitive : « si mon jeune collègue connaissait mieux le droit (the law)... » (avait pris une meilleure connaissance du droit positif). Avant-dernier rappel de l’inexpérience du jeune avocat, comme un leitmotiv du film.




La réponse de l’avocat est capitale pour ce qu’elle dessine comme conception du droit, et trace une démarcation nette entre les deux hommes : “I may not know so much of law, but I know what’s right and what’s wrong, and I know what’s you’re asking is wrong.” Non pas la morale contre le droit, mais une conception du droit contre une autre.
Rq.Il est une fois de plus impératif d’entendre la version originale, la traduction française traduisant par « bien et mal », c’est-à-dire imposant une lecture morale de cette séquence.

Les trois mots utilisés renvoient à une séquence initiale du film, celle où Lincoln, après être tombé par hasard sur un livre de droit, Les commentaires de Blackstone, reçu en paiement d’une pièce de flanelle vendue au couple Clay, découvre le droit : law, right, et wrong. Les trois termes relèvent du vocabulaire juridique.

Df.Ce qui se joue ici c’est l’articulation entre obligation légale (définie par le texte de droit (the law), par une loi positive), les droits (rights), (c’est-à- dire la possibilité d’exercer un pouvoir en vue d’obtenir un avantage, lesquels ressortissent à la liberté individuelle) et le tort (wrong) (c’est-à-dire le dommage subi, mise en cause de la liberté du sujet, de son droit (right), soit par un autre, soit par un pouvoir institué, y compris le pouvoir judiciaire) : le droit (the law), pour le jeune avocat, a pour fin de garantir les droits (the rights), ce qui est droit (right), ou juste. « Juste », terme qu’un juriste aristotélicien comme Michel Villey rend par le mot latin, justum traduisant le concept grec dikaïon, deux mots au neutre, c’est-à-dire désignant la chose juste, celle qui a à être dite par le jugement, celui qui dit le droit.

Felder joue de façon ambiguë de deux problématiques : dans un premier temps il propose un calcul d’intérêt (un fils vivant vaut mieux que deux fils morts) ; dans un second il invoque la Loi, le texte de loi, la volonté de l’État et du Peuple, l’autorité à laquelle le citoyen ne peut se soustraire, qui commande catégoriquement et peut soumettre l’individu, c’est-à-dire porter atteinte à ses droits (rights). Sans la poser, Ford donne réponse à la question de la fin du droit positif, donc du système judiciaire : garantir les droits et libertés de l’individu et non pas soumettre celui-ci à la « volonté du Peuple » ou aux ordres de l’État.



Ex.Felder sort du champ par la gauche de l’écran suite à l’affirmation de Lincoln : « ce que vous faites est injuste (wrong) », c’est-à-dire fait tort à l’individu détenteur de droits. L’avocat s’avance vers le pupitre du juge et commence « Mettez-vous à sa place ». Contrechamp, gros plan sur le visage de Fonda, le plateau du pupitre en premier plan, coupé de manière à inclure le spectateur dans l’espace de l’image. Regardant le juge, c’est au moins autant à nous qu’à lui que Fonda/Lincoln s’adresse, suscitant ici, explicitement, l’identification : « Pouvez-vous vraiment dire que vous agiriez autrement ? » En haut, à gauche de l’image, Sam Boone, sans profondeur de champ, pris par le propos de l’avocat, comme nous le sommes ; à droite, la salle d’audience semble sidérée.



Sy.Image prise en un cadrage délibérément cinématographique, artistique : nous ne sommes pas comme le public à l’audience, mais spectateur du récit filmique commentant les conditions de possibilité de la construction du récit judiciaire. Le droit (The law) ne doit pas outrepasser ses droits, ne doit pas porter atteintes aux droits (rights) de l’individu. L’abus de droit est négation du juste.

Les mots de Lincoln sont ceux, implicites, du juge quand il dit le droit, quand il rend une sentence : j’aurais fait (ou pas fait) la même chose à votre place, c’est-à-dire n’importe qui l’aurait fait (ou non) s’il avait été dans la même situation. Autrement dit, c’est la position du bon sens, de la raison, position d’un individu singulier, d’une raison sensible, celle qui peut être érigée en règle universelle. Le juge ne peut, au nom de la Loi, outrepasser cette limite du raisonnable.
Se tournant ensuite vers le jury, Lincoln va dresser le portrait d’Abigail Clay en paysanne ordinaire, femme simple mue par l’amour de ses enfants. Femme, paysanne comme il en existe des milliers, comme chacun en connaît. C’est le portait d’un peuple concret contre l’abstraction juridique, l’allégorie qu’invoquait Felder, ce peuple mythique de la fondation évoqué dans le portrait de la victime. Une mère donne la vie ; elle ne peut naturellement agir pour la mort de ses enfants ; rien, nulle autorité ne peut l’y obliger. C’est le sens de son « I can’t » réitéré. Ce n’est pas une question de volonté, mais de capacité. C’est ce que la raison sensible de Lincoln avait compris lors de son enquête auprès de Mrs Clay – car il s’agissait alors d’un vrai dialogue, au cours duquel le sujet peut changer de point de vue dans l’échange, et non d’un interrogatoire destiné à confirmer une hypothèse préjugée.
Dans la séquence de découverte du droit, le premier des droits énoncés était « The right of life ». L’obligation faite de donner la mort à celle qui donne la vie est, pour Ford, le tort absolu. Le faire au nom de la Loi, un abus de droit, un abus de pouvoir mettant en cause la liberté de l’individu que le droit doit garantir.

Sy.Il y a donc, au sein de l’institution du droit, une possible tendance à nier le droit : oublier les principes du droit au nom de la lettre de la loi. Pour Ford l’institution juridique rend possible sa correction, sous la condition du courage de l’avocat ou du juge, pouvant aller jusqu’à la désobéissance (civile). C’est le sens de cette ruade.

Le récit filmique de la construction du récit judiciaire peut se poursuivre. Elle en a restauré une condition de possibilité.

Section 4. Déni de droit


Après la pause qui nous avait conduit dans les coulisses du tribunal, arrière pièce où l’indicible peut se dire, dans le Sergeant, le lieutenant Cantrell appelle le seul témoin de la défense, Mary Beetcher, témoin visuel de la découverte sur le corps d’un Apache de deux pièces à conviction, la croix d’or arrachée du cou de la victime après son viol et une veste marquée des initiales « C.H. ». La première pièce était recherchée, sans mots dire, par le lieutenant depuis qu’il a pris le commandement de la patrouille et arrêté Rutlege.





Sa découverte a justifié sa volonté de conduire le sergent au procès, malgré les risques reconnus d’une condamnation inique, risques confirmés à la fois par Mary et la conduite de l’accusation.
Risques admis par le lieutenant lui-même, dans une conversation intime avec la jeune femme, au point de le conduire au bord de la promesse de laisser le prisonnier s’évader.Jusque-là la défense a adopté une stratégie peu compréhensible, refusant le contre- interrogatoire de deux témoins, reconnaissant que les faits avaient été relatés conformément à ce qu’il et elle avaient perçu. Refusant la dramaturgie du duel, telle qu’importée du western au prétoire. La construction du récit judiciaire, bien que contradictoire, ne relève pas de la dramaturgie du règlement de compte à O.K. Corral : elle confronte deux récits possibles, cohérents, également cohérents parfois, et cherche l’élément, aussi mince soit-il, susceptible d’emporter la conviction des jurés imaginant les faits à partir des indices épars.
Ex.La croix et la veste constituent, pour la défense, cette preuve tangible : elles accusent Chris Humble, le fils de l’épicier trouvé mort, tué par les Apaches. Récit irrecevable par le public criant au scandale. Aucune pièce n’est décisive en elle-même: elle doit subir l’épreuve d’un conflit d’interprétation. La suite le montre : la croix de Lucy est des plus banales, une dizaine de semblables peut être exhibée.
Les initiales sur la veste peuvent être celles de nombreux fermiers des alentours dont les ranches ont été brûlés ce jour-là. L’accusation reprend son récit fondé sur un argument décisif à ses yeux : la fuite du sergent établit suffisamment sa culpabilité.

Sans interroger les conditions de validité de cet argument : à supposer que la morale qui le sous-tend soit universelle (un innocent n’ayant rien à se reprocher ne se soustrait pas au tribunal), il est valide pour un sujet en général, sujet abstrait pris hors de toute situation déterminée en laquelle il s’incarne. Mais tout le récit filmique converge contre un tel présupposé abstrait : concrètement, c’est-à-dire en situation, il est ici et maintenant impossible qu’un tribunal de blancs entende la défense d’un noir accusé du viol d’une blanche. Ford voit bien que le bastion dernier du racisme est celui de la sexualité. On ne sait si l’argument du sergent, donné à Cantrell dans le flash-back, a été entendu au tribunal. Si c’est le cas, il aura été littéralement inouï. Tout se passe dans le prétoire comme s’il n’existait pas. Souvenons-nous de la remarque du colonel qui résonne comme une forclusion : « je me réjouis que la couleur de la peau de l’accusé n’ait pas été évoquée ». La morale sur laquelle la justice se fonde vaut pour un sujet abstrait, égal à tout autre. D’où la contre-attaque du procureur : la défense est « incapable d’expliquer » la fuite du sergent.

Sy.Toute la dramaturgie judiciaire filmée concourt à cette idée simple. Donc le sergent est coupable parce qu’il a fui, la preuve tangible n’en est pas une : rien n’établit que la croix trouvée sur l’Apache est celle de Lucy. Elle concourt à la conséquence émergeant finalement : on ne peut tolérer d’utiliser le symbole de la croix pour accuser un jeune blanc mort afin de « sauver la liberté et la vie de ce nègre (nigger) ».

Autre ligne narrative du film : le montage alterné, pendant la démonstration du procureur, avec une réflexion de l’avocat de la défense portée sur papier (comment se fait-il que la veste est de grande taille alors que Chris Humble était petit ?). La défense invalide-t-elle son propre argument ? Seul le point de vue d’une caméra au bord du tribunal peut le montrer. Le récit filmique nous la montre seule capable d’enquêter sur les faits, l’accusation étant, tout comme dans le Lincoln, certaine de son propre récit. Mais il tend à la montrer impuissante à ébranler les préjugés racistes, ceux de la foule comme ceux des témoins de l’accusation, tant le médecin que la colonelle, rendus possibles par l’occultation de la « race » de l’accusé, c’est-à-dire le non-questionnement du fond raciste de la société au sein de laquelle ce procès se tient. C’est ce que révèle la ruade du lieutenant. Ruade physique, à l’image : sa colère retenue pendant un temps, le fait bondir de son siège, interrompant le procureur. Ruade juridique surtout : « si la couleur de la peau de l’accusé devait être retenue comme argument, ce n’est pas le sien, mais le procès du tribunal qu’il faudrait faire ». Mise en cause inacceptable pour son président qui rappelle à l’ordre l’avocat. Mais le propos cinématographique est limpide. Il pose cette question : « comment un ordre social qui produit de la violence, mais qui tire sa force de son caractère puissamment idéologique, c’est-à-dire de l’acceptation par tous de son caractère normal, et immuable, peut-il être inquiété, troublé par sa mise en scène cinématographique ? ». La réponse est tout entière dans le procédé esthétique : ruade infligée au spectateur appelé à réfléchir à la violence sociale que la cour risque de légitimer, provoquant chez lui une « violente désorientation par rapport aux attentes construites précédemment par l’ordre du récit ».
Tx.Fl. Gravas, op. cit., p. 101.

Désorientation préparée dans les marges du récit cinématographique : l’invraisemblance d’un violeur dégénéré couvrant le corps de sa victime, d’un déserteur revenant sur ses pas et se rendant, d’une pièce à conviction ne correspondant pas aux mensurations du supposé coupable. Vue du point de vue interne au récit du procès, la ruade est un incident de procédure sans effet dramatique. Perçue comme élément du récit filmique, aux bords du judiciaire, elle révèle une condition de possibilité de l’élaboration d’un récit judiciaire véridique. Celle-ci peut donc se poursuivre.

Section 5. Coup de théâtre et vérité des faits


Le récit cinématographique du procès doit se clore, le conflit se résoudre. Dans la dramaturgie classique, l’incertitude de l’issue impose un coup de théâtre, une peripatéïa, renversement du malheur en bonheur (ou l’inverse). La survalorisation de ce moment de dénouement peut expliquer que l’on considère le cinéma de Ford comme étant de facture classique, comme si le héros dénouait la situation. Un regard un peu attentif montrera qu’il n’en est rien.
Ex.Après l’altercation avec Lincoln, le procureur Felder rappelle l’autre témoin oculaire du crime, J.-P. Cass qui désigne l’aîné des deux frères : il a tout vu malgré la distance, ce en raison du clair de lune. Lincoln semble accablé, cadré dans la position qui est celle de sa statue dans le hall du Mémorial de Washington. Accablement ou réflexion ? Absence ou convocation par une puissance invisible ? Lincoln paraît accablé, vaincu par K.O.

Image sur-cadrée, plan américain, d’un Fonda/Lincoln (le comédien porte un faux nez accentuant la ressemblance avec le président des États-Unis) dans la posture de la statue du Mémorial à Washington. Ford ne filme plus le procès, mais ce moment où l’histoire rencontre le mythe, où elle a besoin du mythe : le générique de fin fera un fondu sur cette fameuse statue.
Ex.La séquence suivante plonge le spectateur dans l’expectative. Après la suspension de séance pour la nuit, le juge vient, contre ses principes, visiter l’avocat et lui conseiller de s’en remettre à plus expérimenté. Lincoln écoute sans entendre : le jeu de Fonda insiste sur son détachement, d’autant plus surprenant que tout se conjugue contre lui et sa cause.

Plan étonnant, à la photographie délibérément esthétique, renversant, jurant avec le cadrage précédent faisant résonner le mythe du futur président : le jeune avocat paraît s’entêter, une brochure à la main, refuser les conseils de l’homme d’expérience, refuser la logique de l’institution, celle du compromis, du moindre mal. Rêveur impénitent dont les principes mènent ses clients au désastre. Le penseur peut-il être un avocat efficace ?

Mise en scène de « la posture de ces jambes négligemment allongées comme pour cumuler deux pouvoirs : celui d’une présence tranquille et décontractée, ridiculisant la pompe de la rhétorique d’assises, et celui d’une absence, la distance du penseur qui s’est retranché dans sa forteresse, loin des mesquineries du tribunal ».
Tx.Jacques Rancière, « Les pieds du héros », in Positif, Politique(s) de John Ford, n° 56, Hiver 2005.

Absolument superfétatoire du seul point de vue narratif et contraire à la construction du récit judiciaire. Empruntant un détour, en marge du récit linéaire du procès, faisant affleurer une condition de la construction du récit judiciaire, le souci d’enquêter sur les faits, même si nul ne les conteste. Sur les bords du cinéma aussi : « Dans cette invention d’un corps singulier qui à la fois accomplit et opacifie le récit d’apprentissage, Ford travaille ici contre la logique linéaire des producteurs et des scénaristes, mais aussi contre la logique de sa seule fantaisie individuelle. » (ibid).
Ex.Le lendemain le jeune avocat rappelle Cass, témoin à charge, à la barre. Jouant toujours de son détachement, Fonda pose les questions déjà posées par le procureur, la veille : le clair de lune vous a bien permis de voir le meurtrier ? Personne ne comprend sa stratégie. Cass quitte le siège des témoins. Au moment de rejoindre le public, Lincoln l’arrête : « Pourquoi avez-vous tué Scrubb White ? ».

Stupeur générale. Pour la troisième fois Fonda se départit de sa nonchalance. Il brandit l’almanach : ce soir-là la lune était à son premier quartier et elle s’est couchée 40 minutes avant le meurtre. Ce recoupement avec le témoignage l’invalide, le récit de l’accusation est invraisemblable en regard de cette donnée objective : impossible de voir précisément la scène dans la nuit noire. Nous spectateur l’avions vu et oublié. Une cause aléatoire est à l’origine de la découverte de cette donnée décisive : Abe possède cet almanach, donné par la jeune femme de l’aîné, faute d’avoir pris du papier pour noter les dires de Mrs Clay lors de l’enquête.

Certains y verront le jeu de la providence, d’autres un maladroit deus ex machina dramaturgique. De là où se situe la caméra, je continue à y voir une manière de réfléchir la précarité du jugement juste, en même temps qu’une méditation sur le visuel, testimonial comme cinématographique. L’organisation de l’espace symbolique, — Cass est interpelé par Lincoln à l’intérieur du prétoire, l’aveu donné à l’extérieur —, tout confirme la mise en scène cinématographique sans prétention à montrer de façon réaliste un épisode historiquement documenté. C’est la cohérence et la puissance d’un récit cinématographique, non la réelle construction d’un récit judiciaire, qui importe à Ford, même si celle-là rend possible la réflexion du spectateur sur celle-ci.

Les témoins oculaires ne sont pas nécessairement les meilleurs : Mrs Clay avait vu son aîné avec le couteau et inféré sa culpabilité. On peut voir et ne rien y voir, comme témoin ou comme spectateur.
Tx.Formule bien connue, reprise à Daniel Arasse. On n’y voit rien – Descriptions, Paris, Denoel, 2000.

Aucune image n’est évidente : Ford avait filmé la scène du meurtre, du point où se situait Mrs Clay, en champ/contre-champ.
Rq.Je dois cette découverte à la « leçon de cinéma » que Jean Douchet donne dans un bonus du DVD français distribué par Aquarelle.

Nous, spectateurs, avions tout vu, et nous n’avons rien vu parce que nous interprétions l’image à la fois avec notre imagination et notre entendement : il était évident pour tout le monde que White a été tué (accidentellement) au cours de la rixe. La scène du meurtre a bien été filmée, mais nous ne l’avons pas vu ce qu’elle montrait. Le montage en champ contrechamp de la scène de la rixe et du visage d’Abigail Clay a déterminé notre regard selon l’effet Koulechov. La série linéaire des séquences depuis l’altercation de White et Cass avec la famille Clay a induit cette vraisemblance. Ligne droite du drame. Mais ligne brisée du récit filmique empruntant des voies de détours à première vue inutiles et pourtant essentiels à la réflexion comme à l’œuvre d’art cinématographique.
Le coup de théâtre du Sergeant, semble plus maladroit encore : après avoir renvoyé les deux avocats à leur place, alors que le président soutient la nécessaire découverte de la vérité et considère la croix puis la veste, l’épicier Humble affirme pouvoir identifier la croix de Lucy, marquée d’une rayure, accusant ainsi son fils. Selon la défense, son propos n’est pas recevable : son auteur n’ayant pas prêté serment, il ne peut entrer dans la construction du récit judiciaire. Formalisme entêté, réitérant un possible déni de droit. Il est pourtant auditionné par la cour, interrogé par la défense qui s’étonne de ce revirement en regard des déclarations du témoin lors de l’enquête. C’est la taille de la veste qui le confondra, avant qu’il ne passe aux aveux. Le récit judiciaire est bouclé. Le récit cinématographique aura montré les conditions précaires de sa véridicité, au bout du compte sur un mode moins tortueux que ne l’avait fait le Lincoln. Plus militant sans doute : Ford s’engage sur un espoir, celui de voir, « un jour, comme le dit Rutledge », le droit triompher du racisme. Stupeur de la colonelle, en gros plan, à l’écran. Présence d’un autoportrait de Ford en premier assesseur du président, militaire au bandeau noir sur l’œil gauche, signe de l’investissement affectif et moral d’un réalisateur hâtivement jugé raciste ici ou là.


Sy.Nous avons voulu montrer que, lorsqu’il filme un procès, Ford expose d’une part que la vérité sur les faits ne peut se faire jour que dans la construction d’un récit, construction qui, là comme en histoire, doit approprier les éléments dont le juge dispose et les organiser de façon véridique, ce qui passe par leur fictionnalisation. Mais fiction n’équivaut pas à fantaisie : si le réel n’est pas saisissable en lui-même, les indices ou preuves doivent être interprétés de façon cohérente, c’est-à-dire de manière à ce que, tous étant pris en compte, aucune contradiction ne soit plus possible. D’où le second aspect, essentiel au récit cinématographique fordien : la vérité ne peut advenir qu’à condition de faire place au « flux de la vie, dans son irréductible désordre, ses détails infinis, ses zones d’imprévisibilité » (C. Gornet, op. cit., p. 91).

Il ne s’agit pas pour lui de documenter la réalité d’une construction narrative judiciaire. Il s’agit d’élaborer un récit cinématographique qui suive sa ligne propre, brisée voire erratique, dégageant des temps de réflexion pour le spectateur, sans insistance souvent, par une touche suggestive. Loin du didactisme. La forme narrative de ses films n’épouse donc pas celle d’une dramaturgie classique, exposition/renversement/résolution, moins encore celle de la « grande forme » décrite par Deleuze : la résolution ne procède pas de l’action héroïque, mais relève pour une bonne part du hasard. Nous avons voulu montrer que ceci n’était possible qu’en raison du site où la caméra était posée, aux bords du judiciaire, permettant de rendre visible les bords enveloppant conditions de possibilité et d’impossibilité à dire le droit, à la juris dictio. Bords externes, la volonté de vengeance de la foule, les combines politiciennes, les préjugés racistes. Bords internes, l’abus de pouvoir, l’abus de droit et le déni de droit. Je soutiendrai volontiers qu’il n’est pas d’autre possibilité pour rendre cinématographiquement le judiciaire. Deux films récents me paraissent le confirmer : Anatomie d’une chute de Julie Triet, tout comme Le procès Goldman de Cédric Kahn. Il en serait de même chez Raymond Depardon. Prolonger ouvrirait un nouvel article.
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