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Droit et culture cinématographique

Les mises en scène de procès dans des films hollywoodiens (1956-1962) : De quelques effets de distanciations

Cette leçon propose des analyses de mises en scène de procès représentés dans des films hollywoodiens de la fin des années 50.
A la fin des années 50, plusieurs films hollywoodiens ont mis en scène des procès. Plutôt que d’interroger la pertinence de classer ces longs-métrages dans un genre filmique particulier, celui des « films de procès », nous avons choisi de voir en quoi les choix de réalisation pour ces séquences de procès possèdent certaines caractéristiques communes à des films pourtant très différents. Il apparaît notamment que ces scènes sont surtout l’occasion, pour les réalisateurs, de créer des effets de distanciation entre les spectateurs et le film qu’ils regardent.



Entre 1956 et 1962, Hollywood a produit un nombre relativement important de films qui mettent en scène la justice à travers des jugements rendus lors de procès en tribunal. Nous pouvons citer, pour les plus notables et pour ceux qui nous serviront de corpus d’étude :
  • Le Faux coupable (The Wrong Man, A. Hitchcock, 1956, Warner Bros)
  • Témoin à charge (Witness for the Prosecution, Billy Wilder, 1957, Edward Small Productions)
  • Douze hommes en colère (Twelve Angry Men, Sidney Lumet, 1957, Orion-Nova Productions)
  • Le Génie du mal (Compulsion, 1959, Richard Fleischer, Darryl F. Zanuck Productions)
  • Autopsie d'un meurtre (Anatomy of a murder, Otto Preminger, Otto Preminger Films, 1959)
  • Du Silence et des ombres (To Kill a Mockingbird, Robert Mulligan, Pakula-Mulligan et Brentwood Productions, 1962)

Cependant, ces films ne proposent pas avec évidence des structures narratives comparables ou ne développent pas les mêmes motifs malgré une thématique judiciaire commune.
Seuls le lieu du tribunal et le choix du Noir et Blanc serviraient a priori de dénominateurs communs à l’ensemble de ces films et ne permettraient ainsi pas de constituer un genre en tant que tel.

Rq.Cette hétérogénéité formelle entre des films qui pourraient être classés dans un même genre peut s’expliquer au regard du contexte culturel et économique dans lequel ils ont été produits et réalisés : le règne des grands studios hollywoodiens connaît un certain déclin, comme le montre le nom de la plupart des sociétés de production indépendantes rattachées à chaque film, tandis que des réalisateurs commencent à être reconnus comme des « auteurs » –la plupart de ceux cités ci-dessus possèdent des styles ou des obsessions relativement caractéristiques.

Nous pouvons cependant constater que les réalisateurs de ces films envisagent leur(s) scène(s) de procès selon certains traits assez remarquables, et qui se retrouvent d’un film à l’autre. Parmi eux, il apparaît que ces scènes sont souvent l’occasion de proposer une distance aux spectateurs et un recul sur le film.

Nous verrons tout d’abord que les scènes de procès offrent un point de vue « oblique » sur la justice, qui en révèle les codes.

Df.Nous reprenons ici l'idée d'« oblicité » que Sébastien Rongier définit et convoque à plusieurs reprises pour cerner des formes ironiques. Plus qu’une position dans l’espace, le regard oblique désigne notamment une posture de recul, de distance vis-à-vis du phénomène ou de l’interlocuteur regardé. 

S. Rongier, De l'ironie. Enjeux critiques pour la modernité, Paris, Klincksieck, 2007.

Dès lors, ces scènes visent à décrire des moments extra-ordinaires.

Nous verrons ainsi dans un deuxième temps en quoi leur installation formule une certaine tension entre le monde des Hommes et celui de la Justice.

Enfin, nous verrons que la principale caractéristique de ces procès est de mettre en abyme un dispositif spectaculaire pour mieux dépeindre le monde judiciaire en tant que système.

Section 1. Un regard « oblique » sur la justice


Dans les films du corpus – et souvent bien au-delà –, la justice est présentée comme un univers relativement clos sur lui-même, avec ses codes et ses lois, échappant parfois aux non-initiés. Le rôle des avocats, souvent personnages principaux de ces « films de procès », est alors généralement déterminant pour leur savoir technique du droit et de ses nombreuses subtilités. Pourtant, ces personnages sont généralement présentés en décalage avec la société, voire à la marge du monde judiciaire lui-même. En épousant leur regard, le spectateur se retrouve alors dans une certaine distance vis-à-vis de cet univers régi par ses codes.


S’il n’est pas ici question de définir ou de réfléchir au genre du « film de procès », nous pouvons cependant remarquer qu’il existe quelques traits communs à la plupart des films.

Au-delà d’une thématique commune sur la justice (qui traverse aussi d’autres genres, comme le western), ces films affichent une certaine volonté de réalisme, à la fois par des indications extra-filmiques (« inspirés de faits divers réels ») et par une image relativement « brute », obtenue dans un noir et blanc souvent bien contrasté, à l’opposé des couleurs féériques du Technicolor flamboyant. Cette esthétique s’inscrit d’ailleurs dans l’héritage du film criminel, dont le film noir serait une autre branche.

Ex.Ainsi, si Témoin à charge s’éloigne de cette esthétique, son rapport au film noir est à la fois très proche et très distant. Anatomie d’un meurtre prolonge également certains codes du film noir assez précisément, avec par exemple cette femme fatale qui suscite le désir et semble entraîner le désordre.

Cependant, c’est peut-être à travers les personnages d’avocats que nous pouvons comprendre la généalogie du film de procès et les points communs qui se dégagent des différents films du corpus. Dans la catégorie du film criminel, Raphaëlle Moine synthétise très bien l’évolution qui a conduit le genre à passer du film de gangsters à celui du film noir :
Tx.« Ils substituent la figure du privé (…) ou de l’enquêteur solitaire, non professionnel, à celle du G Man, détective appartenant au gouvernement. Des personnages individualistes et désocialisés (…) remplacent les deux groupes antagonistes du crime organisé et des institutions policières. De plus, l’attachement à un personnage principal situé hors de la société est un trait sémantique et syntaxique, repris à la fois au film de gangsters et au film social des années 30 (…). Les films noirs reprennent cet isolement social, qui caractérise dans les genres des années 1930 principalement le héros masculin, et le généralisent au personnage féminin (…). De plus, cet isolement n’est plus le fait d’une mécanique sociale, mais constitue une sorte de donnée naturelle. »

Raphaëlle Moine, Les genres du cinéma, 2ème éd., Paris, Armand Colin, coll. « Cinéma/Arts Visuels » (M. Marie dir.), 2015, p. 132-133.

Rq.Le film de procès prolonge cette représentation d’individus relativement isolés, en les déplaçant du cadre policier vers le cadre judiciaire.

Si la figure de l’avocat est assez stable d’un film à l’autre, il ne répond pas nécessairement à une « allure » singulière, qui permettrait de caractériser immédiatement le genre en le voyant apparaître : contrairement au personnage du cow-boy dans les westerns, ou du privé dans les films noirs, l’avocat n’est pas défini par ses habits. Nous pourrions presque dire qu’il n’est même pas toujours nécessairement avocat, mais aussi parfois juré, comme dans Douze Hommes en colère.

Cependant, son caractère est assez stable d’un film à l’autre : il apparaît souvent comme étourdi ou peu concentré et s’inscrit toujours dans un certain humanisme. Mais ce qui le définit davantage encore est sa position dans la société : retiré ou isolé du monde du droit, il fait face à une galaxie de personnages secondaires représentant une certaine autorité judiciaire (président du jury, jurés, avocat de la partie civile ou de la défense…). Le film de procès raconte le retour de ce personnage sur le devant d’une scène qu’il avait plus ou moins quitté.

Rq.Les scènes de procès s’inscrivent dans des films dont le genre propose déjà une certaine distance avec un autre genre cinématographique, celui du film noir.

Les personnages principaux, souvent avocats, sont eux-mêmes souvent présentés comme en marge de la société, retirés du monde.

Les scènes de procès sont l’occasion pour ces personnages d'un retour. Ils utilisent la salle d’audience comme un lieu où ils ont de nouveau le premier rôle, pour (re)jouer ou faire (re)jouer une scène mise au jugement ; ils paraissent alors jouer avec les codes de la justice pour parvenir à leurs fins.

Les débuts de films sont l’occasion, pour un réalisateur, de mettre en place l’univers diégétique dans lequel évoluera son récit, de le présenter aux spectateurs, voire de les faire entrer dans la fiction comme nous l’a notamment détaillé Roger Odin :
Tx.« Opérant la transition entre notre monde (l’espace de la salle de projection) et le monde du film (la diégèse), ils [les premiers plans d’un film] ont pour fonction de donner au spectateur les consignes de lecture qui lui permettront d’adopter un mode de production de sens et d’affects adapté. »

Roger Odin, De la fiction, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, coll. « Art et cinéma », 2000, p. 76.

Les premières minutes d’un film sont ainsi l’occasion de mettre en place des codes, que le spectateur identifiera et avec lesquels il pourra accepter et comprendre l’univers fictionnel qui se développera sous ses yeux.

Ex.En faisant coïncider l’ouverture de Témoin à charge avec celle d’un procès en Grande-Bretagne, Billy Wilder ne cherche pas tant à immerger ses spectateurs dans l’univers du droit britannique qu’à révéler la pesanteur de ses codes ou de ses traditions à l’occasion du générique qui révèle la mécanique filmique qui se met en place.

Extrait 1 : Témoin à charge (Billy Wilder, 1957)



Témoin à charge (Billy Wilder, 1957)
Billy Wilder01/07/1957


A priori, le plan engage très précisément l’entrée du spectateur dans la fiction.

Il s’ouvre par un « Silence » retentissant dans la salle d’audience, autant destiné à l’assistance du procès qui s’ouvre qu’au public du film lui-même. La Cour entre sous nos yeux, comme les comédiens prendraient place sur scène au début de la représentation.

La caméra effectue un léger travelling avant, surplombant les spectateurs de l’audience, pour se rapprocher peu à peu de cette scène.

Cependant, deux choix de mise en scène viennent contrarier un processus qui aurait pu se limiter à bâtir un univers et à le rendre vraisemblable pour donner au spectateur l’illusion de sa réalité.
  • Le premier est celui d’un cadrage non-frontal, oblique, sur la scène qui nous est montrée. Nous regardons « de côté ».
  • Le deuxième choix est celui qui consiste à éviter in fine la scène dont nous nous approchions petit à petit pour nous concentrer sur le blason britannique de la justice, accroché au mur, au-dessus de la Cour, et filmé en contre-plongée.
Le plan ne se termine donc pas sur l’illusion d’une scène qui se serait mise en place, mais davantage sur une image (pour ne pas dire un symbole) avec ses codes ; là encore, l’absence de frontalité à la fin du plan insiste sur le recul que nous avons vis-à-vis de ce que nous voyons, malgré la proximité apparente offerte par le gros plan.

Si cette entrée dans l’univers fictionnel du film marque paradoxalement une certaine distance avec le monde judiciaire, c’est que celui-ci apparaît comme un univers régi par ses propres codes et que les procès sont toujours un moment extra-ordinaire.

Section 2. L’installation du procès : l’entrée dans un monde extra-ordinaire


Afin de voir en quoi les procès représentés offrent un moment extra-ordinaire, nous proposons de voir en quoi leur installation ou leur présentation dans le film joue sur des effets de rupture. Nous verrons tout d’abord que la justice se distingue des Hommes, que son idéal surplombe le quotidien de ceux-ci. Puis nous étudierons deux cas où la reprise du début d’un procès offre à celui-ci un caractère exceptionnel.


Placer le spectateur dans une certaine distance vis-à-vis des procès représentés, c’est rappeler l’éventuel fossé qui sépare les Hommes de la Justice.

Ex.Le cheminement du spectateur à l’ouverture de Douze Hommes en colère suit un parcours relativement labyrinthique. Il ne traverse pas moins de trois lieux différents, s’emboîtant chacun les uns dans les autres, pour atteindre enfin la scène où se jouera l’intégralité de l’action du film, à savoir la salle de délibération du tribunal. Cette entrée dans le vif du procès, à plusieurs reprises empêchée (par des portes fermées), suggère un univers assez fermé sur lui-même. Cependant, Lumet insiste surtout sur un certain rapport entre l’Homme et le monde du droit.

Extrait 2 : Ouverture de Douze hommes en colère (Sidney Lumet, 1957)
Ouverture de Douze hommes en colère (Sidney Lumet, 1957)
Sidney Lumet01/01/1957


Les deux plans qui ouvrent Douze Hommes en colère formulent la tension qui caractérise cette relation.

Le premier, un panoramique vertical qui présente la façade d’un tribunal, ne remplit pas seulement la fonction descriptive propre à de tels plans placés en début de film. En s’ouvrant sur les escaliers du parvis vidés de toute présence humaine et en se terminant en contre-plongée sur le fronton du bâtiment, ce plan suggère une dimension quasiment mythique du lieu à travers l’héritage architectural que le tribunal convoque.

Le deuxième plan du film s’articule logiquement avec le précédent pour mieux ménager un certain contraste. En reprenant une vue en contre-plongée sur le dôme qui surplombe le vestibule d’entrée du tribunal, le début du plan s’inscrit dans la continuité du précédent.

Le plan se poursuit par un nouveau panoramique vertical, mais du haut vers le bas, révélant les individus allants et venants dans l’entrée. Le passage d’un personnage devant la caméra entraîne un mouvement de panoramique horizontal, puis un travelling le suit, avant que la caméra ne décide d’en suivre un autre, puis un autre, jusqu’à ce que nous arrivions devant une nouvelle porte fermée.

Ce parcours dessine des lignes courbes dans cet espace labyrinthique et oppose ce deuxième plan au premier, tout en lignes droites.
Or les deux espaces renvoient à deux réalités distinctes :
  • celle d’un idéal, d’une justice droite et ordonnée qui se place au-dessus des Hommes,
  • et celle de l’humanité, qui apparaît fragile, instable et fluctuante.

Le deuxième plan se conclut sur une nouvelle porte fermée, celle d’une salle d’audience, que nous franchissons à l’occasion d’un nouveau raccord. Nous entrons alors dans le procès bien après son début, puisqu’il s’agit du moment où le président demande aux jurés de se retirer pour délibérer. Nous pouvons même dire que le spectateur arrive ici trop tard, dans un monde qui existait bien avant son arrivée.

Si le monde du procès est un monde clos, cloisonné, il déborde de la seule salle d’audience à laquelle on le cantonne trop souvent.

La justice apparaît ainsi bien au-dessus des Hommes et de leur quotidien, dont elle s’occupe pourtant.

L’ouverture d’un procès s’avère parfois décisive pour engager son bon déroulement. Dans Le Génie du Mal comme dans Anatomie d’un meurtre, le récit insiste sur sa bonne installation quitte à rejouer son ouverture. Dans les deux cas, le report du procès semble le rendre exceptionnel et en faire un procès à part, loin du traitement des affaires courantes.

Ex.Dans Le Génie du Mal, la première ouverture du procès des deux jeunes criminels installe un champ-contrechamp entre le jury populaire [1] et Jonathan Wilk (Orson Welles) [2].

[1] Génie du mal, Fleische, 1959.

[2] Génie du mal Fleische, 1959.


Ce dernier déclare alors rapidement préférer plaider coupable avec la folie pour circonstance atténuante. Ce changement de défense, qui occasionne de nombreuses réactions parmi les nombreux spectateurs présents, bouleverse complètement la nature du procès puisque la peine n’est plus prononcée par un jury mais par un juge. Après que Wilk s’en soit rapidement expliqué avec les familles des accusés, le procès recommence sous une nouvelle proposition de mise en scène.

La nouvelle scène d’ouverture du procès se fait désormais en deux plans, raccordés dans l’axe :
  • le premier, bref, sur l’avocat de la famille des victimes qui manifeste son désaccord avec le choix du juge,
  • et le second qui cadre l’ensemble de la scène relativement frontalement [3], installant le spectateur du côté du juge (il n’y aura plus, dans cette première séquence de procès, de contrechamp sur le juge, comme si la scène était désormais captée par la caméra comme elle filmerait une scène de théâtre, et sans qu’aucun contrechamp ne nous révèle le « quatrième mur », où se trouvent les spectateurs).
[3] Génie du mal Fleische, 1959.



Wilk se retrouve face à nous, et la présence des spectateurs dans la profondeur du champ insiste également sur la dimension spectaculaire de ce procès.

Lorsqu’il nous montre la salle d’audience pour la première fois dans Anatomie d’un meurtre, Otto Preminger met de côté le récit principal pour décrire le fonctionnement quotidien de la justice :
  • le président de séance explique pourquoi il a été amené à siéger [4],
    [4] Autopsie d'un meurtre, Preminger, 1959.

  • s’étend sur quelques considérations personnelles très terre-à-terre,
  • puis une première affaire de vol est jugée [5].

[5] Autopsie d'un meurtre, Preminger, 1959.



Alors que vient ensuite le moment de juger l’affaire « Manion », l’avocat de la défense Paul Biegler (James Stewart) explique que l’accusé suit des examens médicaux et ne peut comparaître.

Ce moment inscrit une certaine rupture dans le flux de la scène : alors que Biegler se lève pour prendre la parole, la caméra effectue un travelling latéral qui déplace les axes de prises de vue du champ-contrechamp [6] [7].
[6] Autopsie d'un meurtre, Preminger, 1959.


[7] Autopsie d'un meurtre, Preminger, 1959.



Toute la fin de la scène, où Biegler explique la situation, confirme ces points de vue qui s’écartent de la mise en scène initialement installée.

Le report du procès « Manion » et la répétition de son ouverture permettent de mesurer les écarts qui séparent les deux installations. La principale différence tient notamment à une présence massive du public dans le deuxième cas [8].
[8] Autopsie d'un meurtre, Preminger, 1959.



Celui-ci est d’ailleurs mis en évidence : un plan d’ensemble nous montre la cour, déjà installée, et un travelling arrière dévoile tous les spectateurs présents dans la salle [9] [10].
[9] Autopsie d'un meurtre, Preminger, 1959.


[10] Autopsie d'un meurtre, Preminger, 1959.



Un contrechamp sur le public, quelques plans plus tard, nous confirmera cette première impression : il est très présent là où il était très épars à la première session ; c’est lui qui apparaît désormais comme ce qui manquait à la première session pour que la mise en scène de la justice puisse avoir lieu.

La présentation du cadre judiciaire rappelle souvent le décalage ou le fossé entre un certain Idéal de Justice et le monde des Hommes. Chaque procès représenté revêt une dimension exceptionnelle par les enjeux qu’il soulève (la décision de condamner des individus à la peine de mort notamment) et spectaculaire par la présence massive de spectateurs.

Section 3. Système judiciaire et dispositifs de mise en scène


Nous l’avons vu, la justice est souvent représentée comme un univers clos qui comporte ses propres codes. Nous pouvons à ce titre reprendre l’idée d’un « système judiciaire » qui serait mis en scène de manière à en montrer les rouages.

Notre dernière hypothèse consiste à penser que les films installent des dispositifs de mise en scène afin de rendre compte de la mécanique judiciaire tout en gardant une certaine distance avec celle-ci. L’idée du dispositif implique notamment, comme le rappelle Jacques Aumont :
Tx.« Une organisation de l’espace (éventuellement, de manière réglée dans le temps, mais pas toujours). Les appareils qu’il mobilise, et les formes de pensée qu’il gère, y sont pris dans une véritable structure –et inversement, on peut dire que l’existence même d’un dispositif voué à un certain effet structure l’espace(/temps) où il s’inscrit. »

Jacques Aumont, L’Image, 3ème éd., Paris, Armand Colin, coll. « Cinéma/Arts Visuels » (M. Marie dir.), 2011, p.123-124.

Ainsi, la mise en scène pensée comme dispositif permet de comprendre et d’identifier la place ménagée aux spectateurs dans le film :
Tx.En vue d'un « résultat (…) : un dispositif est destiné à placer un sujet humain dans des dispositions (de corps et d’esprit) qui l’inclinent à penser à certains objets, à engager certaines actions ou à éprouver certaines passions. »

Jacques Aumont, L’Image, op. cit., p.123-124.

Nous allons ainsi proposer d’étudier des dispositifs de mise en scène qui maintiennent le spectateur dans une tension entre une présence dans les salles d’audience où se déroulent les procès et un recul vis-à-vis de ceux-ci, qui lui permet de comprendre comment fonctionnent les rouages de la justice.


Dans Du Silence et des ombres, le procès n’intervient qu’après une heure de film.

Durant la première partie, Robert Mulligan nous dépeint le quotidien d’une petite bourgade rurale du Sud des Etats-Unis à travers le point de vue des enfants d’Atticus Finch (Gregory Peck), et plus particulièrement à travers celui de Scout, qui raconte l’histoire en voix off alors qu’elle est devenue adulte.

Dès lors, l’ouverture du procès s’inscrit dans la continuité et la cohérence de ces choix de mise en scène, mais les confirme et les précise.

Ainsi, en suivant les enfants qui passent de l’extérieur à l’intérieur du tribunal [11], puis montent s’installer aux places du balcon, nous entrons dans le tribunal comme des « spectateurs ».
[11] Du Silence et des ombres, Mulligan, 1962.


Le réalisateur prend d’ailleurs le temps de montrer le public s’installer dans la salle alors que ceci n’a aucun intérêt narratif : il s’agit de laisser le temps au spectateur de prendre connaissance des lieux, et notamment de cette division de l’espace entre balcon et parterre, entre Noirs et Blancs [12].
[12] Du Silence et des ombres, Mulligan, 1962.



La salle d’audience ressemble donc à une salle de théâtre, et le point de vue des enfants [13] [14], spectateurs, devient –ou nous rappelle– le nôtre.
[13] Du Silence et des ombres, Mulligan, 1962.
[14] Du Silence et des ombres, Mulligan, 1962.



Or le réalisateur ne cesse de nous rappeler ce point de vue pendant la trentaine de minutes que dure la représentation de ce procès. Celle-ci se fait en quatre temps, ponctués par des fondus enchaînés :
  • La première nous montre l’installation (1 minute et 30 secondes),
  • La deuxième nous révèle successivement les témoignages du sheriff Tate, de Bob Ewell, de Mayella Violet Ewell et de Tom Robinson (20 minutes)
  • La troisième nous fait assister au réquisitoire d’Atticus (7 minutes)
  • La quatrième nous rend compte de l’annonce de la délibération et de la fin du procès (4 minutes).
Les parties 1, 2 et 4 s’ouvrent par des plans sur les enfants [15] [16] ; dans la deuxième partie, leur visage apparaît par ailleurs en gros plan de manière systématique à chaque changement de témoin.
[15] Du Silence et des ombres, Mulligan, 1962.
[16] Du Silence et des ombres, Mulligan, 1962.



La troisième partie commence avec un plan d’ensemble sur la salle, puis quelques plans de demi-ensemble nous montrent les spectateurs au balcon. Le retour périodique, sur l’ensemble de cette séquence de procès, des plans sur les enfants ou sur le public au balcon ne cesse donc de nous rappeler le choix du point de vue de spectateur avec lequel nous assistons à ce procès, un point de vue en surplomb [17].
[17] Du Silence et des ombres, Mulligan, 1962.


Chacun de ces plans est suivi d’un contrechamp décrivant une vue subjective, en plongée, sur la « scène » du tribunal.

Rq.Ces angles de caméra s’inscrivent là encore dans une certaine cohérence avec le reste du film, puisque les premiers plans sur lesquels on entend la voix off de Scout adulte offrent un mouvement de grue descendant : il s’agit de regarder cette histoire, et plus précisément ce procès, d’en haut. Refuser la frontalité, ici encore, c’est assurer une certaine distance avec ce que nous voyons, c’est offrir un regard éclairé sur ce à quoi nous assistons.

Les scènes du procès du Faux Coupable installent un système de mise en scène relativement identifiable : hormis quelques plans d’ensemble qui introduisent certaines scènes, tout le procès filmé l’est selon une alternance entre des champs sur Balestrero (Henri Fonda) [18]
[18] Le Faux Coupable, Hitchcock, 1956.


et des contrechamps, en vue subjective, sur ce qu’il voit [19].
[19] Le Faux Coupable, Hitchcock, 1956.


Cette alternance se développe sur l’ensemble des scènes du procès, soit pendant une petite dizaine de minutes. Si nous savons que la vue subjective permet au spectateur de partager le point de vue du personnage et, inversement, représente le personnage dans une situation de spectateur, ce choix peut là encore rappeler la dimension spectaculaire du procès tout en allant ici au-delà.

Nous pouvons tout d’abord remarquer que le premier fondu enchaîné qui opère la transition entre le plan d’ensemble sur le public qui vient de s’installer dans le tribunal et le gros plan sur la croix qui pend au bout d’un chapelet tenu par Balestrero [20] reprend l’association entre le droit et la religion également présent dans Témoin à charge.
[20] Le Faux Coupable, Hitchcock, 1956.


La symbolique chrétienne est ici convoquée comme la menace d’une fatalité qui pèse sur cette audience (ou rappelle que la justice des Hommes n’a jamais épargné les innocents) ; constatons tout d’abord que le procès du Faux Coupable ne fait en rien avancer l’intrigue, puisqu’il se termine sur un « vice de forme » qui contraint à tout recommencer.

Cependant, même vidé de tout enjeu narratif, ce procès reste un moment d’une certaine intensité, notamment grâce aux choix de mise en scène, où l’identification au personnage principal est très forte, et où on ressent très précisément les sentiments de ce dernier.

L’absence de conclusion n’en est alors que plus remarquable, puisque l’investissement émotionnel du personnage ne débouche sur aucun soulagement.

Le procès apparaît comme une épreuve, relativement longue, d’autant plus qu’une bonne partie est montrée : le réquisitoire de l’accusation, celui de la défense, et plusieurs témoignages.

Le personnage, qui ne peut que regarder ce qui se passe devant lui, sans changer de point de vue, apparaît ici dans une forme d’impuissance. Sa prière semble bien être son dernier espoir, faute de pouvoir agir lui-même. Le point de vue subjectif traduit cette impuissance du personnage-spectateur, à la fois présent dans la salle mais distant de la scène qui se joue sous ses yeux.

Sy.A travers les différentes propositions de mises en scène d’un procès dans un corpus de film relativement cohérent (films hollywoodiens d’une même période), nous avons pu constater que les réalisateurs installaient les spectateurs dans une certaine distance vis-à-vis du film.

Cette distance est d’abord celle du personnage principal de ces films, en marge de la société, voire de la justice elle-même. Ils révèlent la mécanique judiciaire et la présence de ses nombreux codes.

L’installation des procès dans un long-métrage est alors l’occasion de marquer une rupture : celle entre les Hommes et les Lois, ou celle qui sépare le monde de la Justice du quotidien des Hommes.

Afin de travailler cette tension et de maintenir le spectateur dans une certaine distance, dans un certain recul, les réalisateurs vont choisir de mettre en place un dispositif de mise en scène qui révèle les mécaniques du système judiciaire : il s’agit alors de proposer une forme qui travaille une articulation entre des champs (spectateurs) et des contrechamps (la scène du procès) qui se déploie dans un phénomène de reprises et de variations.
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