La question du droit hante une bonne part du cinéma de Ford. On peut y voir l’influence du western dont Ford est l’un des réalisateurs éminents. Ce genre, qui parait comme distraction plaisante et superficielle, ne cesse de mettre en scène une situation où règne l’injustice, ou du moins sa possibilité permanente, résolue par l’intervention du héros qui rétablit chacun dans son droit.
Toutefois un tel schéma relève plutôt de la psychologie triviale de la vengeance à laquelle il serait pour le moins hasardeux ou infantile de ramener le droit. Bien au contraire : les conditions de possibilité de son institution sociale sont contraires aux exigences dramatiques de l’action du justicier solitaire. D’une certaine façon, celui-ci n’est possible que là où l’institution du droit est absente ou défaillante. Exposer cinématographiquement le droit, ou quelque chose du droit, ne peut donc se ramener à mettre en scène l’action d’un justicier parce que celle-ci ressort toujours de l’ordre du duel, dont on peut soutenir qu’il est nécessairement en deçà du juridique. Or, c’est sans doute l’une des caractéristiques du drame fordien :
Jamais, chez lui, le duel n'est l'action qui résout les contradictions de la situation.
alors même que celles-ci ont pu le provoquer. Il y a chez lui une idée du droit suffisamment précise pour le distinguer de la simple vengeance, sans nier pour autant qu’il trouve son origine dans cet affect.
- Comment parvient-il à le montrer cinématographiquement ?
- Comment sous l’idée du droit se donnent à voir les principes qui le constituent ?
C’est la première question que nous aborderons ici.
Bien sûr, les principes ne suffisent à instituer le droit. Or le droit n’est rien sans l’institution juridique qui lui donne effectivité. La figure du shérif ou du marshal impuissant, classique du western, est là pour le donner à voir. Reste à le faire sentir positivement : comment les conditions de possibilité de l’existence de l’institution juridique sont-elles exposées ? Nous le verrons, pour une part essentielle à travers l’expérience du fonctionnement de l’institution judiciaire. Nous examinerons, dans un deuxième temps, comment, à travers la dramaturgie du procès, Ford donne à voir les conditions de possibilité de l’institution du droit en même temps que les obstacles, internes ou externes, qui peuvent la mettre en cause ou en crise.
Dans les limites de cette leçon, nous laissons délibérément de côté la question, qui mérite un traitement en soi, du droit constitutionnel, pourtant abordée dans le cinéma de Ford, notamment dans
L’homme qui tua Liberty Valance.
La bibliographie la mentionnera pour complément. Plutôt que naviguer dans l’immense œuvre du cinéaste, nous nous concentrerons sur un seul film qui, de façon paradoxale, fait du droit son objet central.
Il s’agit de
Vers sa destinée (Young Mister Lincoln). Tourné en 1939, ce film est la réalisation d’un projet qui tenait à cœur à son réalisateur : tourner un film sur cette figure devenue mythique de l’histoire des États-Unis, figure de la refondation de la République, déjà filmée, notamment par Griffith.
Rq.Son traitement par Ford repose sur un double décalage : représenter non pas le Lincoln de la maturité mais, comme le titre original l’indique, le jeune Lincoln et mettre en scène non pas l’homme politique qui serait pris dans un processus finalisé par l’idée de l’émancipation ou de la liberté, mais l’avocat débutant, maladroit.
S’il est question de la politique de Lincoln c’est sous cette détermination de l’idée et de la pratique du droit, indissolublement liées. Double raison pour inscrire ce film précisément à notre programme.
La première séquence, conformément à l’attente suscitée par le titre du film, montre un jeune homme faisant son apprentissage politique. Candidat suppléant aux élections à la chambre des représentants, il milite contre la corruption dénoncée des gouvernants en place et ramène son programme à quelques termes simples qui, pour le spectateur de 1939, ne sont pas sans rappeler la politique du new deal de Roosevelt, voire celle du People’s party des années 1890.
Rq.Contrastant avec la rigidité formelle du corps du candidat principal, l’attitude à la fois désinvolte et maladroite du personnage joué par Henri Fonda, frappe immédiatement, signant l’homme du peuple, simple, rural, pour qui la politique ne saurait être une profession.
La scène est interrompue par l’arrivée de colons venus s’installer dans cette région de l’Illinois, et qui ont besoin de flanelle. Lincoln, qui tient l’échoppe du village (New Jerusalem), accepte le troc qu’ils lui proposent : des livres (visage illuminé de Fonda répétant « books ») contre le tissu.
Dégageant l’un d’entre eux à travers un nuage de poussière, comme sorti de tréfonds, de ce qui fait fonds, mais aussi fondation et fondement, sans âge donc, l’acteur lit : « Blackstone’s commentaries », et explicite « that’s law », « c’est du droit » (et non pas, selon un faux ami, « c’est la loi »).
1. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
L’image donne à voir un dévoilement ou une révélation, mais une révélation laïque : le livre ne contient pas un mystère, n’annonce pas une bonne nouvelle, mais se présente comme étant accessible à qui fait effort pour le lire.
Rq.Premier à paraître du droit dans le film, l’écriture et sa diffusion en livre se donne aussi comme la condition du droit.
Le droit n’est effectivement possible que sous la condition que ces prescriptions soient accessibles à chacun en mesure de les connaître et de les comprendre.
Faute de quoi les décisions touchant aux conduites des hommes relèveront de l’arbitraire, arbitraire d’un pouvoir souverain ou arbitraire d’un juge. Donné dans un livre (ou écrit sur une table), le droit apparaît comme ensemble de lois, de règles prescriptives, dont la connaissance est nécessaire à la liberté civile des membres de la société. C’est d’ailleurs le sens du discours préliminaire du volume que le jeune Lincoln ouvre. Il faut et il suffit de les étudier en faisant usage de son esprit (mind). Quel est ce livre ?
Le titre définit l’objet du livre, pas simple à comprendre pour un esprit français formé au primat du législatif. Il s’agit non pas d’un code civil, comme l’édictera quelque quarante ans plus tard Napoléon mais des commentaires d’un jurisconsulte, à la manière du Digeste, dans le Corpus juris civilis de Justinien. Il sert de base à la formation du droit de la jeune république.
C’est ce qu’enveloppe, pour le spectateur américain de 1939, la citation à l’écran de ce livre tenu dans les mains du jeune Lincoln.
En savoir plus : Les Commentaires de Blackstone
William Blackstone (1723-1780) est un jurisconsulte britannique qui enseigne à Oxford à partir de 1753, après avoir été avocat. Son enseignement porte sur le
Common law (loi commune dans la traduction française). Il sera publié à partir de 1765 dans ses
Commentaires, en quatre volumes.
Ce texte est la première grande synthèse rationnelle du
Common law en Angleterre, et servira de base à la constitution du droit civil de la nouvelle république américaine. Il est tenu par l'éditeur en français pour l'équivalent anglais de
L'Esprit des lois de Montesquieu.
Nous utilisons la traduction française de 1774 par Auguste Pierre Damien de Gomicourt, publié à Bruxelles chez Boubers, disponible sur Gallica
Rq.Le titre définit l'objet du livre, pas simple à comprendre pour un esprit français formé au primat du législatif. Il s'agit non pas d'un code civil, comme l'édictera quelque quarante ans plus tard Napoléon, ensemble de lois, de prescriptions normatives émanant du Législateur, c'est-à-dire de quelque chose comme la Volonté Générale, la Volonté rationnelle du Souverain, mais de commentaires d'un jurisconsulte, à la manière du Digeste, du Corpus juris civilis de Justinien, qui part des règles ou lois existantes, écrites ou non écrites, coutumes et décisions jurisprudentielles, dont il s'agit de mettre au jour la rationalité immanente et la systématicité, en vue de les unifier pour l'ensemble du territoire et afin d'éviter que les exceptions deviennent prétexte à l'arbitraire du juge.
Voir : Michel Villey, Philosophie du droit, Dalloz, 1980-1982, I. Définitions et fins du droit.
La tradition du
Common law soutient que le droit, le jus, le dikaïon grec (termes au neutre), procède de la chose (de la cause) et non d'une volonté, quelle qu'elle soit, là où la Loi se donne comme commandement, fût-il raisonnable. C'est moins la volonté du législateur que le droit (
the law) exprime, que le caractère raisonnable des relations desquelles on peut l'extraire.
Il est, selon la définition classique, dans le fait d'attribuer à chacun le sien (
suum cuique tribuere). Comme le dit Villey : «
le droit est mesure du partage des biens » (M. Villey,
op. cit., p. 62. ). D'où l'enquête sur les lois existantes, formées au cours de l'histoire conformément à la nature d'un peuple déterminé, sur la jurisprudence d'où se tire une norme collective.
Le fondement ou la base des lois d'Angleterre, est une coutume générale et immémoriale, ou Loi commune, toujours confirmée de temps à autre par les décisions des Cours de Justice :
- décisions conservées dans nos registres publics,
- expliquées dans nos livres de Rapports,
- et consignées pour l'utilité générale dans les écrits des respectables interprètes de la Loi.
Blackstone, op. cit., t. 1 p. 105-106.
Sur la situation juridique comme triangulation des relations, voir A. Kojève,
Esquisse d'une phénoménologie du droit, Gallimard, 1981, chap. 1.
Convoqué par le livre, ou plutôt par le droit, Lincoln, dans la séquence suivante est plongé dans son étude, littéralement renversante mais, manifestement, pas éprouvante. Loin des bibliothèques où peine l’étudiant, le jeune marchand lit dans la nature, décontracté, les jambes appuyées sur le tronc noueux d’un arbre, au bord d’un fleuve qui ouvre un horizon lumineux.
2. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
L’image donne à sentir le passage de l’ombre à la lumière, de l’ignorance à la connaissance, passage naturel pour qui sait appréhender la complexité apparente de la nature : complexité n’est pas mystère.
Mais d'abord nature :
Rq.Si le droit a besoin du livre pour être connu, et si sa connaissance est condition pour faire obstacle à l’arbitraire, il n’en découle pas moins de la nature, c’est-à-dire de la raison immanente à la nature des relations qu’il ne constitue pas mais qu’il règle.
Telle est la suggestion de cette image dans laquelle la nécessité fraie sa voie, à la manière d’un fleuve tranquille, mais suivant le dynamisme des courbes et des brisures de l’histoire, et non à la manière d’une géométrie droite, comme le serait un jardin à la française, figure de l’abstraction d’une raison législatrice. Même le fleuve qui ouvre l’espace, suit un méandre et son horizon se ferme.
Dans un mouvement qui le redresse, le jeune Lincoln résume sa lecture, sous l’aspect d’une caractérisation du droit dont il souligne la simplicité ou l’évidence : le droit (law) enveloppe des droits (rights), reprenant les termes mêmes du texte de Blackstone, tout en les infléchissant.
Le vocabulaire utilisé ici n’est pas neutre : il s’inscrit dans un débat au sein de l’histoire du droit, singulièrement en Angleterre. Chez Hobbes, fondateur de la théorie du droit naturel moderne, law et right sont deux termes contraires. Droit est une liberté pour une personne, de faire ou ne pas faire, alors que loi s’entend comme contrainte ou obligation sociale.
Chez Blackstone, dans la tradition du Common Law, le droit (Law) réunit l’ensemble des règles de conduite conformes aux exigences de la vie sociale autonome, celles qui autorisent (rights) comme celles qui interdisent.
Tx. Right et
law chez Hobbes :
«
Encore que ceux qui parlent de ce sujet aient coutume de confondre jus et lex, droit (right) et loi (law), on doit néanmoins les distinguer, car le DROIT (Right) consiste dans la liberté de faire une chose ou de s'en abstenir, alors que la LOI (Law) vous détermine, et vous lie à l'un ou à l'autre ; de sorte que la loi et le droit diffèrent exactement comme l'obligation et la liberté, qui ne sauraient coexister en un seul et même point. » (Th. Hobbes,
Léviathan , chap. XIV, trad. F. Tricaud, Éditions Sirey, 1971, p. 128).
Right et
law chez Blackstone :
«
La loi municipale1 n'a pour objet que la conduite des individus ; elle leur indique ce qu'ils doivent faire et ce qu'ils ne doivent pas faire, en leur montrant ce qui est juste ou injuste, et ce qui est permis ou défendu : Sanctio justa a dit Cicéron, et après lui Bracton, jubens honesta, et prohibens contraria. Donc l'objet principal de la loi d'Angleterre, est le droit et le tort. Et c'est d'après cela que j'ai formé mon plan et fais mes divisions. J'examinerai d'abord ce qui est droit et juste, et par conséquent ce que la loi ordonne qui soit fait. Ensuite ce qui est injuste et qu'elle défend par conséquent de faire.
En subdivisant ensuite le droit et le juste, j'examinerai :
-
ce qui concerne la personne de l'homme et en est inséparable et qu'on peut nommer jura personarum.
-
Les objets qui sont étrangers à la personne, mais qu'il peut [sic] acquérir, et que la Loi appelle jura rerum. »
1 « Lois municipales » dans le vocabulaire du XVIII
ème, c'est la loi régissant un municipe, terme romain pour désigner une cité vivant sous ses propres lois au sein de l'empire ; la « loi municipale » c'est la loi d'Angleterre, ici (
Blackstone, Commentaires, traduction française par Auguste Pierre Damien de Gomicourt, Bruxelles, Boubers, 1774, t. 1, chap. 1, p. 176).
«
Now, as municipal law is a rule of civil conduct, commanding what is right, and prohibiting what is wrong; or as Cicero,(a) and after him our Bracton,(b) have expressed it, sanctio justa, jubens honesta et prohibens contraria, it follows that the primary and principal object of the law are rights and wrongs. In the prosecution, therefore, of these commentaries, I shall follow this very simple and obvious division; and shall, in the first place, consider the rights that are commanded, and secondly the wrongs that are forbidden, by the laws of England. Rights are, however, liable to another subdivision; being either, first, those which concern and are annexed to the persons of men, and are then called jura personarum, or the rights of persons; or they are, secondly, such as a man may acquire over external objects, or things unconnected with his person, which are styled jura rerum, or the rights of things. » (
Blackstone Commentaries Disponible sur Online Library of Liberty : Chapter 1, p. 96).
Blackstone part du fait d’une communauté autonome juridiquement, donc traversée par des rapports déterminés par les conduites de ses membres : la Common Law, expression de la juridiction, juris dictio, du droit dit par le juge, de la jurisprudence, des règles issues de la réflexion pratique sur ce qu’il convient de faire ou non dans une situation. Il pose une définition du droit en le caractérisant par sa finalité (a rule of civil conduct) pour le diviser selon ses parties (droit des personnes et droit des choses).
Rq.Le futur avocat comprend le livre qu’il lit différemment ; il fait de la division du droit sa définition :
« il y a les droits des personnes (rights of persons) et les droits des choses (rights of things) » dit-il.
3. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Puis il énumère différents droits liés
- à la personne (la vie, la réputation…),
- ou aux choses (l’acquisition et la préservation de propriété…).
Tout semble simple. Sentiment que ne partage pas le lecteur de Blackstone qui ne retrouve pas ces divisions. Par contre elles enveloppent ce qui peut apparaître comme la fin du droit : le bonheur de chacun au sein d’une communauté, ce qui est utile pour la vie commune.
Rq.Le jeune paysan, avec son intelligence singulière, réduit les arcanes juridiques au profit du bon sens.
C’est ce que la suite soutient, là encore selon une réinterprétation du texte de Blackstone : se fondant sur les droits, les torts sont « violations de ces droits ».
4. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Là où Blackstone énonçait des règles de prohibition internes à la communauté, le Lincoln de Ford entend la violation de droits inhérents au sujet, le mettant en cause dans son être.
Rq.Mais il faut être attentif aux mots utilisés en anglais : rights et wrongs, que l’on retrouvera plus tard. Le sous-titrage français donne « juste et injuste ». Le traducteur du XVIIIème du texte de Blackstone est plus rigoureux en disant « droits et torts », le tort étant un dommage subi duquel il est légitime de demander réparation.
Arrive Ann Rutlege (Pauline Moore), femme parfaite, idylle interrompue par la mort, qui l’encourage à mener des études de droit. C’est le bon sens, la lumière naturelle, le jugement individuel qui est déterminant, non l’apprentissage textuel des articles de loi. La tête en bas « mon esprit s’élève » dit-il, le livre presque refermé, négligemment posé sous le bras : liberté de la pensée vs soumission au texte. Certes, il faut faire des études, mais rien n’en est montré : le dialogue avec Ann insiste sur les capacités d’autodidacte du jeune Abraham.
Le droit, en sa vérité, n’est pas enfermé dans un livre, quelle que soit l’autorité de celui-ci.
5. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Après ses études, Lincoln s’installe à Springfield. Il dit savoir assez de droit pour ne pas en être effrayé.
On le voit immédiatement à la tâche, réglant un conflit qui oppose deux mormons à propos d’un prêt de matériel, d’insultes et de voies de fait.
La séquence montre d’abord les deux protagonistes se disputant, l’avocat leur tournant le dos, en bascule sur son fauteuil, pieds sur le bureau. Dispute violente : l’un des deux tient son fouet à la main, l’autre s’empare d’une chaise.
6. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Il se retourne et dit les termes du conflit. L’image expose la situation triangulaire du juge et des deux plaignants, schéma géométrique de la situation juridique.
7. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Tx.La situation juridique comme triangle : «
L'essence du Droit se réalise et se révèle (ou se manifeste) dans et par l'interaction entre deux êtres humains A et B, qui provoque nécessairement l'intervention d'un tiers impartial et désintéressé C, cette intervention de C annulant la réaction de B opposée à l'action de A.
Cette définition [...] du phénomène « Droit » implique trois éléments :
-
L'interaction entre deux êtres humains ;
-
L'intervention d'un tiers impartial et désintéressé, et
-
Le rapport nécessaire entre cette intervention et l'interaction et sa conséquence (c'est-à-dire l'annulation de la réaction de B) ».
Alexandre Kojève,
Esquisse d'une phénoménologie du droit, Gallimard, 1981, p. 28.
Au moment de prononcer le règlement, la caméra se poste derrière le dossier de la chaise, situant le spectateur en position du tiers qui dit le droit : la sentence n’est pas arbitraire mais raisonnable, de bon sens, c’est-à-dire pourrait être prise par n’importe quel être raisonnable, donc par vous ou moi spectateur.
Le droit ne se réduit pas aux principes, aux textes. Il est d’abord un mode de règlement des conflits internes à une communauté, et consiste, en considération de la cause examinée, à attribuer à chacun ce qui lui revient, à dire le juste. Rien de mystérieux. Mode de règlement qui peut, c’est le cas ici, faire l’économie du procès. Mais pas de l’arbitrage. Ce qui signifie aussi que l’arbitre n’est pas partie prenante du conflit, qu’il est, en regard des termes du conflit, désintéressé. Mais intéressé, y compris matériellement, à sa solution : l’avocat ne manquera pas de réclamer ses honoraires.
Rq.Si le conflit est duel, le droit est triangulation du rapport.
Le droit (civil) n’ouvre pas au règne de la Justice, mais procède à des ajustements rendus nécessaires par l’existence de torts. Pour ce faire il faut un juge ou arbitre qui prenne connaissance de l’état de la situation.
Rien de compliqué, mais du bon sens pour ajuster les relations, l’image insiste sur la désinvolture de l’avocat : naïveté ? Amateurisme ? Sagesse ?
Lincoln quitte les deux mormons pour se rendre aux festivités du 4 juillet, Independance Day, où l’on verra, entre autres, les derniers survivants de la Révolution : chacun ôte son chapeau à leur passage.
Avec la discrétion de ce qui semble n’être qu’un excursus, mais rapportée à l’ensemble du film, singulièrement à la séquence précédente, cette longue séquence de la fête nationale est claire : pas de droit effectif possible sans l’institution républicaine qui le soutient et sur lequel elle se fonde. C’est-à-dire aussi sans un peuple libre.
Rq.Le montage dit l’unité du politique et du juridique.
En même temps elle donne l’image d’un peuple qui n’est ni le Peuple abstrait des principes républicains ni la foule homogénéisée par ses passions, mais une multitude socialement diversifiée de singularités joyeuses, mues par des émotions partagées, sans que l’on puisse le réduire à une figure simple.
Lincoln y apparaît comme l’une de ces singularités, partageant des traits avec d’autres (il participe aux jeux de force), des défauts (il triche). Homme du peuple, capable de passer d’une classe à une autre : c’est cette mobilité transclasse qui le rend expressif du peuple, sans en être une figure métonymique qui supposerait l’homogénéité de la masse.
La suite du film ne fera que déplier et développer ce qui est donné là, dans ces séquences d’exposition.
L’habileté du jeune avocat est incontestable, mais l’affaire réglée un peu mince pour convaincre le spectateur ou ses confrères. Le public attend du droit, ou plutôt de la justice, qu’il résolve des affaires criminelles. Le cinéaste cède aussi à la tentation de cette dramaturgie judiciaire qui ouvre d’autant plus de possibilités pour la dramaturgie cinématographique que nous sommes en pays de justice accusatoire.
Le cadre théorique, quant à la question du droit, a été fixé dans la première partie du film, et le paradigme donné par l’arbitrage de droit civil évoqué ci-dessus : la justice accusatoire suppose la continuité entre pénal et civil.
Ex.À la fin de la fête le shérif adjoint est tué d’un coup de couteau lors d’une rixe avec deux jeunes fermiers, ceux-là mêmes que nous avons vus enfants dans la séquence initiale. Tout les accuse, jusqu’à la querelle qui les a opposés à la victime dans le courant de l’après-midi. La scène expose l’ensemble des éléments du drame : le spectateur a tout vu.
8. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
L’autre témoin, ami de la victime, J.-P. Cass (Ward Bond) est accouru en entendant les cris de la bagarre et constate, arme du crime à la main, le décès.
9. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Il alerte la foule réunie autour du feu de joie signant la fin de la fête.
À l’évidence l’un des deux frères est le meurtrier, même en légitime défense (la victime avait dégainé et fait feu). Chacun s’accuse. La question s’impose : lequel est-il coupable ?
Notons l’absence de Lincoln tout au long de cette séquence : il n’est en rien témoin. Lors de l’arrestation des deux jeunes gens, il apparaît et se propose comme l’avocat dont ils auront besoin. Avocat, c’est-à-dire, en justice accusatoire, attentionné à la défense des droits de ses clients et enquêteur, au même titre que l’avocat de l’accusation. Les deux tiers du film sont consacrés à la procédure judiciaire, dont l’essentiel au procès lui-même.
Un membre de la communauté urbaine a été tué. Celle-ci, quelles que soient les réserves possibles quant à son appréciation morale de la victime, shérif adjoint, est affectée d’indignation, d’une haine et d’un désir de vengeance à l’encontre de ceux qui sont imaginés être la cause du tort subi par la collectivité.
L’indignation est suscitée par l’ami de la victime, J.-P. Cass désignant les meurtriers : ils deviennent nécessairement l’objet de la haine collective. Celle-ci est filmée, en plans courts, comme une contagion affective qui touche chacun des membres de la communauté participant à la phase finale de la fête, à l’exception de Lincoln, qui a disparu de l’écran pendant la rixe.
Arrêtés, les deux jeunes gens sont conduits en prison sous l’autorité policière du shérif. La foule se forme, animée par le désir de vengeance, foule haineuse où l’on retrouve tous ceux qui participaient à la fête, tout à l’heure joyeux, à l’exception des bourgeois, dont Douglas (Milburn Stone), avocat, rival élégant de Lincoln, qui ne se mêlaient pas au peuple. Une foule d’hommes ordinaires, parmi lesquels on distingue chapeaux et casquettes, ni meilleurs, ni pires que vous ou moi, pourtant rendus semblables par la haine partagée, le désir de lyncher.
Rq.Le même peuple, filmé dans la séquence précédente dans la diversité des singularités qui le composent, est filmé maintenant comme foule homogène mue par le même affect.
Armée d’un tronc d’arbre utilisé comme bélier, elle veut faire justice immédiatement, lyncher ceux qui, à l’évidence sont coupables, venger la victime : la loi de Lynch paraît être une justice efficace qui ne s’encombre pas de paroles ni de procédures inutiles.
Puissance de la foule filmée en une séquence de bruits et de fureur. Lincoln la fend pour s’y opposer, se situant entre la porte et le bélier. C’est l’une des trois fois où il se départit de sa nonchalance, tout entier tendu dans l’action ponctuelle. Il s’agit de créer un écart, écart spatial qui empêche le lynchage, mais surtout écart temporel, condition de possibilité sine qua non, du droit, du judiciaire. Écart qui ménage une place pour la parole.
Rq.Le droit est, ici, tout entier sous cette condition : la dramaturgie judiciaire est discursive.
10. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Rq.La réaction, le désir de vengeance, l’indignation ne sont pas montrés comme illégitimes en eux-mêmes, mais comme aveugles.
11. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
L’interpellation de Lincoln se déploie en trois temps.
La scène a pu paraître un peu naïve : Lincoln s’impose par la seule puissance du verbe face à une foule déchaînée. La naïveté de Lincoln n’est sans doute pas aussi grande qu’on veut bien le dire.
- D’abord parce que la foule est composée d’hommes urbains, au sens éthique du terme : on les a vus participer, comme citoyens, à la fête de la République.
- Ensuite parce que Lincoln joue de la force, prêt à affronter en combat à mains nues, celui qui le souhaite.
Rq.L’idée est claire : pas de droit sans force physique pour s’opposer à la violence de la vengeance immédiate, comme pour incarcérer les suspects.
En savoir plus : Le lynchage
Dans un autre film,
Le soleil brille pour tout le monde (
The Sun Shines Bright), tourné en 1953, Ford reprend la même séquence.
L'action se déroule dans une petite ville du Kentucky encore hantée par la Guerre de Sécession. Le film reprend, en le transformant, un scénario tourné en 1934,
Le juge Priest (
Judge Priest), adapté d'un recueil de nouvelles de Irvin S. Cobb, humoriste du sud.
Nous sommes à la veille de l'élection du juge itinérant. Priest se présente à sa propre succession et se voit opposer un candidat républicain qui se présente en homme du progrès, face au groupe figé dans le souvenir, conscient et refoulé, du passé.
Un viol est commis dans le canton de Tornado, voisin, qui dépend de la juridiction du juge. Parce que reconnu par les chiens, un jeune noir qui cherchait du travail est soupçonné. Il est conduit à la prison de la ville le soir de son arrestation. Le lendemain, les fermiers arrivent en ville, avec à leur tête, notamment, le père et les frères de la jeune fille.
Rq.Avant de voir la troupe, Ford film le contre-champ des habitants du quartier noir qui se barricadent : non la violence mais son effet.
Le juge prévenu les a devancés devant la prison, abandonnée par le shérif. Seul contre la bande qui affiche son intention de lyncher. Il met son élection clairement en jeu, soutenant préférer la défaite au prix à payer pour obtenir le soutien de ces fermiers. Puis il trace une ligne au sol avec son parapluie et, dégainant son arme déclare :
«
Je serai sans doute tué, mais je sais qui je tuerai avant si vous franchissez cette ligne ».
Rq.Affirmation d'un principe sacré, souvent repris chez Ford :
tout inculpé à droit à un procès équitable.
Sous-entendu aussi, un autre principe, tiré de Blackstone :
il vaut mieux un coupable en fuite qu'un innocent condamné.
Mais, pour Ford, en 1953, les mots ne suffisent pas pour arrêter la violence déchaînée. Le rapport de forces doit être constitué, parce que la haine est sourde à la rhétorique raisonnable.
Voir J. Collet,
John Ford, La violence et la loi, Michalon, Le bien commun, 2004, chap. 6.
Séquence de la tentative de lynchage : le personnage de Sam Boone.
Si vous regardez le film, prêtez attention à un personnage, Sam Boone, que l'on a déjà aperçu, lors du défilé d'
Independance Day, avec sa bonbonne de whisky et que l'on reverra. Dans la séquence du lynchage il est sur la gauche de l'écran, en habit et coiffé d'un bonnet de trappeur, toujours avec sa bonbonne de whisky (il sera contraint de l'abandonner lorsqu'il sera appelé à siéger au jury).
Joué par Francis Ford, le frère du réalisateur, il tient ici le rôle de ce que l'on nomme un « personnage de bord », celui qui assure le passage entre le spectateur et l'image : déchaîné avec la foule des lyncheurs, il ne cesse d'apparaître dans les différentes mutations affectives que provoque Lincoln, invitant ses comparses à changer, et nous avec.
Personnage muet (il ne prononce qu'un mot dans tout le film, «
guilty » lorsqu'il est invité à la barre lors de la constitution du jury), toujours affecté d'un hoquet plus ou moins soutenu, marqueur de son éthylisme, il vaut pour sa mimique qui exprime les affects de l'homme ordinaire, ni foncièrement mauvais, ni naturellement bon. À la fin de la séquence du lynchage, c'est lui qui incite à déposer le bélier.
Lors de la séquence dans laquelle Lincoln explique pourquoi il demande à Mrs Clay de désobéir à l'injonction du procureur, on le voit tendu, attentif aux explications de l'avocat.
Rq.Il est, à l'image, ce personnage dont chacun de nous peut se dire qu'il se comporterait, bon an mal an, de la même manière. Sauf ceux d'entre nous qui se prennent pour des saints...
En tout cas c'est une manière pour Ford de signer sa propre présence à l'écran.
Rq.Moment d’humour : le lynchage m’ôte mon job en supprimant mes premiers clients.
Là encore la stratégie disposant les affects de la foule travaille une condition de possibilité du droit.
- D’une part en suspendant un affect de tristesse (la haine) qui fait obstacle au raisonnement, au profit d’un affect de joie qui rend possible la réflexion.
- D’autre part l’humour se donne ici comme un exercice de pensée : « mettez-vous à ma place ». Il ne demande pas l’impossible : « mettez-vous à la place des accusés » ; moins encore : « éprouvez empathie pour eux ».
Mais le droit n’est possible que sous la condition de rejeter l’exclusivité d’un point de vue. Il faut, pour que le droit advienne, que chaque partie admette la possibilité d’un autre point de vue, que chacun soit amené à se demander ce qu’il ferait ou aurait fait s’il avait été à la place de cet autre mis en cause.
Rq.C’est la reconnaissance de cette possibilité, reconnaissance formelle qui rend raison du geste par lequel les parties s’en remettent à un tiers neutre qui doit pouvoir les entendre toutes les deux.
Les deux premiers moments ont pour but de rendre possible un raisonnement, non dénué de charge affective, raisonnement portant sur l’intérêt du droit. Loin de la leçon de morale traditionnelle qui en appellerait au devoir auquel chacun doit se soumettre, le discours de Lincoln est expressif du portrait que le film a dressé du personnage : de même nature que les autres, il réfléchit ou plutôt calcule ce qui est le mieux pour lui sans doute, pour l’ensemble de la communauté, donc pour chacun de ses membres sûrement.
Rq.La suspension de l’action de lynchage rend possible ce calcul d’intérêt : stratégie vitale. Le droit n’est pas interpellation d’une loi qui vient du ciel, mais solution raisonnable qui ménage les intérêts de tous, donc de chacun, qui restitue la possibilité de vie commune.
Dans un premier temps, le désir de vengeance est légitimé. La justice est la forme légitime du désir de vengeance, non pas son contraire : elle lui confère la pompe du spectacle. Mais elle s’efforce de résoudre un problème : il ne faut pas que la vengeance soit suivie du regret et du remords, toujours possible avec une mise à mort, solution par trop « permanente ».
Or, deuxième temps, l’erreur est toujours possible. Pourquoi ne pas pendre des innocents ? Parce que le remords, par la suite, rendra la vie invivable : on se mettra à pendre n’importe qui. C’est du point de vue des lyncheurs, et non de leur victime possible, que le calcul est conduit.
Rq.En préservant les droits (rights) des accusés, le droit (law) préserve la possibilité de vivre en paix avec soi-même au sein de la communauté : la « justice » immédiate que chacun rendrait conduit nécessairement au meurtre pour le plaisir de tuer et plus personne ne passerait devant un arbre avec la conscience tranquille.
Dans un dernier temps il en appelle à la conscience individuelle : on ne fait pas seul ce que l’on se croit autorisé à faire en foule. Il s’agit de rétablir la diversité du peuple. Interpelant un citoyen habillé en homme honorable, reconnu pour sa piété, il livre cette méditation : « Bienheureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde ! ». Même la convocation de la parole évangélique est donnée sous le principe de l’utilité.
Rq.C’est donc toute une conception du droit qui se joue dans cette séquence, au-delà de l’opposition de la violence et de la loi, de la vengeance et du droit. Le droit n’est pensable, justifiable que du point de vue de son utilité sociale.
Il ne vise pas le règne de la Justice, ou la soumission à la Loi : il organise les affects au sein de la communauté, dont l’affect de vengeance, affects qui ne sont en eux-mêmes ni louables, ni condamnables, mais nécessaires et qu’il faut orienter de manière telle que la communauté soit vivable pour chacun de ses membres, ou plutôt de manière telle que chacun puisse poursuivre cette fin naturelle, la recherche de ce qui lui est utile ou la quête du bonheur.
Tx.Le principe d'utilité de Jeremy Bentham.
Tout au long de sa carrière, Jeremy Bentham (1748-1832) se fait le critique de Blackstone, dont il fut étudiant.
Il voit, dans le Commentaires un tissu de sophismes confus, destiné à conserver l'état de fait existant, érodant l'esprit critique et empêchant les gens raisonnables de comprendre les raisons des lois : il se comporte en commentateur de ce qui est sans s'interroger sur ce qui doit être.
Bentham lui oppose le principe d'utilité qui deviendra le principe du plus grand bonheur pour le plus grand nombre comme fondement du système du droit. En 1776, année de l'indépendance des États-Unis, il publie le Fragment sur le gouvernement, traduction française de Jean-Pierre Cléro (Bruylant, LGDJ, 1996). C'est à cette édition que nous nous référons, qui contient aussi le Manuel de sophismes politiques publié en 1824.
« En ce qui concerne les actions en général, il n'est pas en elles de propriété qui soit calculée aussi spontanément pour solliciter l'attention de l'observateur, ni aussi fermement pour la retenir, que la tendance qu'elles peuvent avoir en direction de ce qu'on pourrait appeler leur fin commune, ou, si l'on peut dire, à en diverger.
Par cette fin, j'entends le bonheur ; et cette tendance présente en chaque acte, c'est ce que nous appelons son utilité ; quant à la divergence, nous lui donnons le nom de nocivité. Pour ce qui est donc des actions telles en particulier que celles qui comptent parmi les objets de la loi, l'indication de leur utilité ou de leur nocivité, est la seule façon de faire voir clairement à quelqu'un la propriété que chacun recherche en ces actions ; en bref, la seule façon de lui donner satisfaction.
Dons, par utilité, nous pouvons désigner un principe qui, comme tel, peut servir à présider au classement qui doit être fait des diverses institutions ou combinaisons d'institutions qui composent la matière de cette science ; comme à son contrôle. Et c'est ce principe qui, en apposant sa marque sur les multiples noms donnés à ces combinaisons, peut rendre satisfaisant et clair tout classement qui peut être effectué. » (Fragment, op. cit., p. 104).
« La raison d'une loi, en bref, n'est rien d'autre que le bien produit par le mode de conduite qu'elle prescrit, ou (ce qui revient au même) le dommage produit par le mode de conduite qu'elle interdit. Ce dommage ou ce bien, s'ils ont quelque réalité, ne peuvent pas se présenter autrement et sous une autre forme que celle de la douleur ou du plaisir. » (Fragment, op. cit., p. 106, n. 36).
Au terme de cette séquence, le droit pénal apparaît comme procédant d’un désir de vengeance collectif à la suite d’un tort subi par une communauté, désir de vengeance suspendu, différé (ce que dit le mot latin desiderium que l’on traduit souvent par regret). Cette suspension ouvre le temps de l’investigation rationnelle et rend possible l’institution de normes communes. La fin du droit, de l’institution judiciaire est le règlement des conflits rendant possible une vie commune apaisée, ce à quoi chaque citoyen a intérêt.
Rq.Du point de vue de la philosophie du droit, Lincoln ne suit pas la lettre des Commentaires de Blackstone, mais un raisonnement utilitariste.
Après une séquence qui concerne la biographie de Lincoln, et non la question du droit, Ford en montre une qui met en scène l’avocat dans son activité d’enquêteur : il rend visite aux Clay, dans leur ferme, tenue par les femmes seules.
La première partie expose l’empathie qu’il éprouve pour cette famille brisée par la mort du père et l’emprisonnement des fils. Empathie qui va jusqu’à l’identification de Mrs Clay (Alice Brady) à sa propre mère décédée. Empathie qui semble contraire aux règles d’une enquête objective. Elle sera pourtant décisive quant à la conception du droit.
N’ayant pas de carnet de notes, il demande du papier. Il n’y a que l’almanach de l’année, qui fera office.
Filmé en gros plan, le regard de Fonda change, se durcit : l’empathie n’est plus de mise. L’enquête commence, et porte sur la seule question possible : « lequel de vos deux garçons a-t-il tué Scrub ? »
Le dialogue à égalité est terminé. L’interrogatoire commence.
L’affaire est simple, les faits établis : Scrub White a été tué par l’un des deux garçons, les deux s’accusant.
12. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Abigail Clay semble recevoir comme un coup de poing qui lui coupe le souffle. Brisée, en un jeu où l’actrice, gravement malade, expose sa fragilité extrême, rassemblant ce qui lui reste de forces, elle se redresse face à l’avocat qui s’est levé. L’image filmée en contre-plongée souligne la relation asymétrique des deux figures :
- pouvoir de l’avocat qui interroge, enquête ;
- puissance de la femme déterminée par sa nature de mère qui ne peut pas ne pas résister à la demande.
Elle n’est pas dans un refus de répondre, mais dans une impossibilité : « I can’t » murmure-t-elle. La question fait sortir des limites du droit, c’est-à-dire de l’institution.
Nous sommes ici dans une relation infrajudiciaire, ce sur quoi insiste Lincoln (« faites-moi confiance »).
13. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Elle ne peut répondre à une telle question, ce qui est autre chose que de dire qu’elle a le droit de s’y soustraire : le problème n’est pas pensé en termes de droit naturel, mais de ce qu’il est possible ou impossible de faire, toute action humaine ayant pour fin le bonheur. Or, il est impossible à une mère de choisir entre ses deux fils.
14. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Le visage de Fonda exprime quelque chose comme la honte d’avoir eu l’outrecuidance d’une question indécente. Elle se justifie pourtant : la plupart des citoyens désirent voir une double exécution. Beauté du spectacle. Calcul d’intérêt encore : le moindre mal est de sauver ce qui peut l’être, la vie de l’innocent.
Plus, l’accusation dispose de ténors du barreau qui ne seraient pas mécontents de clouer le bec à ce jeune étourdi, frais émoulu de la faculté de droit, concurrent politique potentiel. Le procès apparaît pour ce qu’il est en partie : un duel d’avocats avec un vainqueur et un vaincu.
Rq.La stratégie du novice s’impose : il faut chercher le meilleur, ou le moins mauvais des compromis possibles. On l’a déjà éprouvé : le droit est une institution de l’entente.
Quelque chose ici résiste à cette logique, un grain de sable qui empêche l’institution nécessaire à la vie commune de fonctionner. Et ce n’est pas sans rapport avec la raison qui détermine chacun des deux garçons à s’accuser : l’aîné pour sauver son plus jeune frère ; le cadet pour sauver celui qui est marié et père d’un enfant. L’amour qu’ils se portent. Autrement dit, la puissance de la vie.
La sensibilité de l’avocat, sa raison sensible (ce qu’on appelle aussi le sentiment d’humanité) reconnaît la légitimité de la position de Mrs Clay. La séquence s’achève par une manifestation d’empathie de la part de Lincoln.
15. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Un nouvel élément au terme de cette séquence : si le droit a pour fin la vie apaisée au sein d’une communauté, il ne peut aller contre les sentiments humains naturels. Il est, ou doit être, soumis au principe d’utilité.
La séquence suivante, montée après un cut au noir, est celle du procès : l’affluence et l’ambiance sont celles qui prévalent pour un spectacle populaire. L’affaire concerne la cité tout entière. Jeux du cirque dans lesquels le réel s’installe : la vie des inculpés est en jeu, sans qu’ils soient les protagonistes du combat. On voit, à l’image, le procureur Felder (Donald Meek) discuter avec Douglas, cet avocat bourgeois, rival de Lincoln. D’où l’inquiétude des jeunes gens, visible à l’image : nous sommes loin de la sérénité proclamée pour une justice équitable.
16. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Deux jurés sont refusés par Lincoln :
- le maréchal-ferrant qui dit souhaiter l’exécution des accusés
- et le coiffeur qui prétend, contre toute vraisemblance, n’avoir jamais entendu parler de cette affaire.
Sam Boone est accepté, qui reconnaît blasphémer, mentir et aimer les lynchages : « le jury a besoin d’hommes honnêtes comme vous ».
La justice n’est pas rendue par des saints.
Suit le discours préliminaire du procureur, qui commence par se mettre sous l’autorité divine :
« Tu ne tueras point ! »
Il dresse un portrait, trop beau pour être vrai, de la victime en descendant des pionniers fondateurs de l’État. L’emphase du discours est marquée à l’image par l’indifférence de Lincoln qui, négligemment feuillette un livre (on ne sait lequel), le sommeil bruyant du juge, le hoquet éthylique de Boone. Passe d’armes entre les deux avocats :
« On dirait que vous voulez vous présenter au Congrès » ;
« Non, je veux que la Justice soit accomplie ».
Rq.La séquence du juge qui s’endort en ronflant durant le discours ampoulé de l’accusation est un lieu commun du cinéma de Ford.
Discours creux qui n’a pas grand-chose à voir avec le droit. Tout est fait pour suggérer à l’image que les grands mots sont hypocrisie : nous nous souvenons de ce même procureur en discussion appuyée avec Douglas. La pique sur les élections vient le rappeler.
17. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Mais derrière l’emphase, c’est une conception du droit qui se joue, sous deux répliques, que synthétise la volonté de Justice :
- le procureur se fait accusateur avant la confrontation avec les témoins, c’est-à-dire avant l’enquête ;
- il se donne comme mission de débarrasser la société de ces hommes qui ont enfreint le commandement divin, « comme on jette des épluchures de pommes de terre ».
L’homme de droit, quel qu’il soit, juge, procureur ou avocat, est-il un justicier ? Qui peut prétendre à un tel rôle ? La sélection des jurés a montré l’inanité de cette ambition théologique, forme de fanatisme. On la voit maintenant en phase avec la pulsion meurtrière, celle de la foule prête à lyncher, encore. D’où le rappel à l’ordre du juge :« Les inculpés ont droit à un procès équitable ».
La fin du droit n’est pas d’établir le règne de la Justice, de purger la société des « mauvais sujets », voire du mal. Le Commandement divin n’est pas du même ordre que le droit.
La nonchalance de Lincoln à l’écran, son ironie à l’encontre de Felder disent la méfiance pragmatique à l’encontre des discours qui font usage des majuscules : ils sont aveugles aux faits, obstacle devant la tâche modeste d’avoir à dire le droit.
Il serait trop long de commenter l’interrogatoire contradictoire des témoins par les deux avocats. Le procureur veut valider sa thèse : meurtre délibéré sous l’emprise de l’alcool. Ses questions n’ont que cela pour fin, sans laisser de place à une autre hypothèse : les faits sont clairs, l’affaire entendue.
Lincoln semble à la fois embarrassé et nonchalant.
Rq.On l’a vu depuis le début et c’est le propre du jeu de Fonda : il incarne un personnage qui n’est jamais tout entier investi dans son rôle, comme une présence absente, en retrait par apport à la situation.
Position de retrait par rapport au duel dans lequel il est engagé, nolens volens, avec le procureur et qui semble annihiler ses chances de victoire. Position qui est par excellence celle du juge dont le retrait est condition pour peser le pour et le contre, comprendre ce qu’il en est de l’affaire. Mais qui ne l’empêche pas de donner, par moment, dans le comique à l’encontre d’un témoin. Il ne s’oppose pas au spectacle de la justice, mais en joue.
Coup de théâtre : Felder appelle à la barre des témoins Mrs Clay, manifestement sur conseil de Douglas. Tout sauf témoin à charge. Pourquoi ?
En une gestuelle corporelle qui signe la jouissance perverse, d’une voix doucereuse Felder offre à Abigail Clay, comme don de sa générosité, la vie de l’un de ses fils en lui posant la question que déjà Lincoln, d’un tout autre ton, lui avait posée : lequel des deux garçons a tué Scrub White. La réponse est la même : « I can’t ! » d’une voix à peine audible.
Rq.Question posée non en privé, mais au cœur de l’institution, « au nom de l’État, au nom du Peuple ». Le ton d’allure affectueuse masque, mal, la demande du pouvoir qui veut soumettre. La suffocation de Mrs Clay expose la violence de la domination.
18. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Violence réitérée : Felder en appelle à sa foi, au serment prêté de dire la vérité, donc à l’obligation juridique de répondre à la question sous peine de sanction. La loi contraint, nul ne peut s’y soustraire.
Rq.La scène est filmée en champ-contrechamp, de façon non symétrique : la caméra juste derrière l’épaule de Alice Brady, de telle façon que nous percevions Felder (presque) de son point de vue, alors que le contrechamp montre le visage d’Alice Brady en gros plan exprimant l’impact affectif de la violence de l’interpellation.
Manifestement, ici, la loi opprime : elle oblige à faire ce qu’il est impossible de faire. Et Mrs Clay insiste : « Vous ne pouvez me poser une telle question ». Pourquoi, malgré tout, fait-il ce qu’il ne peut pas faire ?
19. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
20. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Hors champ, la voix de Fonda se fait entendre, avec la même autorité que celle qu’il avait mise pour arrêter les lyncheurs : c’est à un lynchage légal que nous venons d’assister. « Enough ! » met fin au scandale moral.
21. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Pour quelle raison ?
C’est la deuxième fois que Fonda se départit de son détachement à l’écran, de sa présence absente. Dans les deux cas, il s’est agi d’une question capitale où la vie est immédiatement en cause.
Rq.L’interruption intempestive, la voix hors champ, semble marquer son caractère extrajudiciaire, juridiquement inepte.
L’argument donné immédiatement paraît le confirmer : l’accusation demande à cette femme de choisir entre ses deux fils lequel doit mourir, de dire lequel elle aime le plus, alors qu’elle les chérit également. Cela semble une question morale, « sentimentale » selon le procureur.
La réponse ironique de Felder, attaque ad hominem, se veut définitive : « Si mon collègue connaissait mieux le droit (the law)… (avait pris une meilleure connaissance du droit) ».
22. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
La réponse est capitale pour ce qu’elle dessine comme conception du droit, trace une démarcation nette entre les deux avocats : « I may not know so much of law, but I know what’s right and what’s wrong, and I know what’s you’re asking is wrong ».
23. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Les trois mots utilisés durant la séquence initiale sont repris à la lettre ici :
-
law,
-
right/rights,
- et wrong/wrongs.
Ils relèvent du vocabulaire juridique et non, comme certaines traductions le donnent (Bien/Mal) du vocabulaire moral. Ce qui se joue ici c’est l’articulation entre obligation légale (définie par le texte de droit, par la loi), droit (c’est-à-dire avantage escompté par l’exercice d’un pouvoir) et tort (c’est-à-dire dommage subi).
Felder jouait de façon ambiguë de deux problématiques :
- dans un premier temps il propose un calcul d’intérêt (un fils vivant vaut mieux que deux fils morts) ;
- dans un second il invoque la Loi, le texte de loi, la volonté de l’État et du Peuple, l’autorité à laquelle le citoyen ne peut se soustraire, qui commande catégoriquement.
Son raisonnement est donc sophistique. Pourquoi mène-t-il cette action ? L’image a donné la réponse de façon anticipée : il est conseillé par Douglas et manifeste quelque réticence. Il est donc l’instrument de la rivalité politique voire amoureuse de Douglas à l’encontre de Lincoln : il faut lui infliger une défaite. Subsomption du droit à un intérêt particulier : effet de la juridiction spectacle.
Comme particulier il peut faire ce qu’il ne devrait pas pouvoir faire comme magistrat. Et il ne peut le faire qu’en faisant usage d’un sophisme. Impossible à supprimer mais qu’un autre usage du droit peut contrebalancer. À condition d’en appeler aux principes contre le droit positif, c’est-à-dire à la raison du droit positif. Celle-ci a été donnée lors de la séquence initiale : le droit (law) est l’ensemble des droits (rights). En conséquence, est wrong, produit un tort ce qui met en cause fondamentalement un right, c’est-à-dire si elle fait obligation sans réciproque possible.
Si c’est au nom de la loi, il s’agit, en un sens fort, d’une injustice, d’un déni de droit. C’est ce que va montrer Lincoln.
Felder sort du champ par la gauche de l’écran suite à l’affirmation de Lincoln : « Ce que vous faites est injuste (wrong) ». L’avocat s’avance vers le pupitre du juge et commence « Mettez-vous à sa place ».
Rq.Contre champ, gros plan sur le visage de Fonda, le plateau du pupitre en premier plan de façon telle que le spectateur soit inclus dans l’image : c’est donc au moins autant à nous qu’au juge que Fonda-Lincoln s’adresse.
Mettons-nous à sa place : nous ferions la même chose.
Toujours Sam Boone à l’image, attentif au propos de l’avocat, comme nous le sommes.
24. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Et c’est bien là ce que dit le juge quand il dit le droit, quand il rend une sentence : c’est ce que j’aurais fait (ou pas fait), c’est-à-dire ce que n’importe qui dans la même situation aurait fait (ou non) s’il avait été dans la même situation. Autrement dit, c’est la position du bon sens, de la raison, celle qui peut être érigée en règle universelle.
Se tournant ensuite vers le jury, Lincoln va dresser le portrait d’Abigail Clay en paysanne ordinaire, femme simple mue par l’amour de ses enfants. Femme, paysanne comme il en existe des milliers, comme chacun en connaît. C’est le portait d’un peuple concret contre l’abstraction juridique, l’allégorie qu’invoquait Felder dans son sophisme.
Tx.Sophisme.
Par usage d'idoles allégoriques :
«
L'USAGE DE CE SOPHISME est destiné à assurer le respect des personnes en charge d'une fonction publique indépendamment de leur bonne conduite. En vérité, ce n'est qu'une variante du [...] sophisme des généralités vagues. Il consiste à substituer à la véritable étiquette officielle le nom d'une entité fictive à laquelle le langage ordinaire attache l'attribut d'excellence.
Ex.Exemple : le gouvernement, à la place de membres du corps gouvernemental ; la loi, à la place des juristes [...]. L'avantage est qu'on obtient plus de respect pour ces personnes qu'on ne leur en accorderait si l'on désignait leur classe par son véritable nom.
[...]
La loi — qui signifie l'exécution de la loi.
C'est par celle-ci que les hommes reçoivent tout ce qui les protège contre les adversaires domestiques et les perturbateurs de leur paix. Par conséquent, avec le gouvernement, la loi, le droit, on nous présente les objets les plus naturels et les plus dignes de respect et d'attachement au sein de la sphère de l'homme ; pour abréger et pour enjoliver (pour ne pas dire : tromper), on feint les entités fictives qui leur correspondent et qui sont représentées comme étant soucieuses d'effectuer les opérations de préservation générale [...].
Quant aux personnes réelles qui ont ces occupations, si elles étaient présentées sous leurs véritables attributs, que ce soit collectivement ou individuellement, elles apparaîtraient revêtues de leurs qualités réelles, tout à la fois bonnes et mauvaises. Mais présentées grâce à ce procédé allégorique, elles se parent de toutes les qualités bonnes et recevables et se dépouillent de toutes celles qui sont mauvaises et inacceptables. » (J. Bentham,
Manuel de sophismes politiques,
op. cit., p. 307-308).
Tx.Le droit de résister.
« Les seules conditions dans lesquelles nous pouvons dire qu'il est permis à un homme, s'il ne lui est pas obligatoire, aussi bien par devoir que par intérêt, de prendre des mesures de résistance, lorsque, selon le meilleur calcul qu'il est capable de faire, les inconvénients qui résultent probablement de la résistance (quand on parle de la communauté en général) lui apparaissent moindres que les méfaits qui résultent probablement de la soumission. Telle est alors pou lui et pour chaque homme en particulier, la conjoncture pour résister.
Une question se pose naturellement : à quel signe peut-on connaître cette conjoncture ? À quel signal commun peut-il être à la fois visible et perceptible à tous ? Question assez facile à poser, mais à laquelle, je crois, on trouvera tout aussi facilement qu'il est impossible d'apporter une réponse. Je ne connais, pour ma part, aucun signe commun pour un tel dessein ; il faudrait être plus qu'un prophète ("Un prophète ? Oui, je vous le dis, et plus qu'un prophète". (Mathieu, 11, 9)). J'en ai déjà donné un qui peut servir de signe particulier pour chaque personne particulière : son intime persuasion que la balance de l'utilité penche du côté de la résistance. » (Fragments, op. cit., p. 157).
Une mère donne la vie ; elle ne peut naturellement agir pour leur mort ; rien, nulle autorité ne peut l’y obliger. C’est le sens de son « I can’t » plusieurs fois réitéré. Ce n’est pas une question de volonté, mais de capacité. Le droit positif ne peut outrepasser cette limite. Le calcul de moindre mal est ici impossible : à une perte infinie, nulle compensation. C’est ce que la raison sensible de Lincoln avait compris lors de son dialogue/enquête auprès de Mrs Clay (car il s’agissait alors d’un vrai dialogue, au cours duquel le sujet peut changer de point de vue dans l’échange, et non d’un interrogatoire destiné à confirmer une hypothèse préjugée).
Souvenons-nous que dans la séquence où Lincoln recevait la révélation du droit, le premier des droits qu’il découvrait était « The right of life ». L’obligation faite de donner la mort à celle qui donne la vie est, pour Ford, un tort absolu. Le faire au nom de la loi, un déni de droit qui a pour cause un abus, c’est-à-dire, en langage utilitariste, la soumission d’un intérêt commun à un intérêt particulier.
Rq.Il y a donc, au sein de l’institution du droit, une possible tendance à nier le droit : oublier les principes du droit au nom de la lettre de la loi. Mais l’institution juridique rend possible sa correction, sous la condition du courage de l’avocat ou du juge. Il faut avoir le courage de la désobéissance (civile).
Et c’est encore un calcul d’intérêt qui détermine la conduite : « Je préfère que vous ayez le malheur de perdre vos deux fils plutôt que d’avoir le cœur déchiré à essayer de sauver l’un au détriment de l’autre ».
25. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
26. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
C’est un thème permanent des séquences judiciaires chez Ford que ce risque de l’erreur en raison d’une application dogmatique, unilatérale de la loi, d’un oubli des droits de la défense. On le retrouve dans Le juge Priest, Le soleil brille pour tout le monde, Le sergent noir.
Sans pour autant admettre la légalité de l’objection de Lincoln, Felder retire sa demande.
Coup de théâtre : l’accusation rappelle J.-P. Cass, second témoin oculaire, à la barre. Il désigne l’aîné comme meurtrier : il a tout vu malgré la distance en raison du clair de lune. Lincoln semble accablé, cadré dans la position qui est celle de sa statue dans le hall du Capitole. Accablement ou réflexion ? Absence ou convocation par une puissance invisible ?
27. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Après suspension de séance jusqu’au lendemain, la séquence suivante montre le juge venir, contre ses principes, visiter l’avocat de la défense et lui conseiller de s’en remettre à plus expérimenté. Lincoln écoute sans entendre : le jeu de Fonda insiste sur son détachement, d’autant plus surprenant que tout se conjugue contre lui et sa cause.
28. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Rq.Plan étonnant, renversant, jurant avec le cadrage précédent qui résonnait avec la figure mythique du futur président.
Le jeune avocat paraît s’entêter, une brochure à la main : refuser les conseils de l’homme d’expérience, refuser la logique de l’institution, celle du compromis, le moindre mal. Rêveur impénitent dont les principes mènent ses clients au désastre. Le penseur peut-il être un avocat efficace ?
Tx.Les pieds du héros.
« [...] la posture de ces jambes négligemment allongées comme pour cumuler deux pouvoirs : celui d'une présence tranquille et décontractée, ridiculisant la pompe de la rhétorique d'assises, et celui d'une absence, la distance du penseur qui s'est retranché dans sa forteresse, loin des mesquineries du tribunal.
L'épisode le plus impressionnant, à cet égard, est celui de la visite nocturne du juge au jeune avocat. [...] [La caméra] nous montre maintenant Lincoln dans sa position favorite, enfoncé dans son fauteuil et les jambes sur la balustrade, regardant la nuit extérieure, la bouche occupée à jouer de sa jewish harp. Le juge vient le supplier de prendre un associé pour laisser une chance aux accusés. Plus que son regard absent et ses paroles qui déclinent la proposition, le jeune homme lui répond par une nouvelle acrobatie. Sa jambe, maintenant redressée à la verticale, affirme son retrait solitaire de toute combinaison. Mais aussi elle nous laisse voir, brillant dans la nuit, une semelle de soulier, hésitant entre deux fonctions : indice, par son usure, de la pauvreté orgueilleuse du jeune avocat, mais aussi figure quasi abstraite, rendue par cette même usure à l'état de surface lisse [...].
Le lendemain matin aura lieu le coup de théâtre de la confusion du témoin. Et le spectateur pourra penser rétrospectivement que le bel indifférent de la nuit précédente avait déjà percé à jour la contradiction du témoignage et préparé son attaque surprise. Mais le cinéma n'autorise pas plus la rétrospection du spectateur que la prise de conscience du personnage.
Tout est, à chaque moment, affaire de position. Le réalisateur de Young Mr. Lincoln a trouvé une intrigue physique et visuelle exactement adéquate à la signification politique du film : le devenir-habile de l'homme quelconque, transformant, tout en le laissant identique, un corps fait pour la solitude des travaux agrestes en corps voué à la justice collective. » (Jacques Rancière, « Les pieds du héros », Politique(s) de John Ford, Trafic, n° 56, Hiver 2005).
Cette séquence montée comme une trouée dans la dramaturgie du film, qui n’apporte rien à la conduite narrative, n’a d’autre fin que d’étonner le spectateur. De l’étonner, c’est-à-dire de l’engager à se poser une question, d’autant qu’elle ne va pas dans le sens du mythe « Lincoln ». Étonner, donc ré-fléchir, revenir en arrière : méandres et lignes brisées de la dramaturgie.
Rq.C’est ce qu’une philosophe, Florence Gravas, nomme une « ruade », dans les films de Ford : moment étonnant pour le spectateur, montage d’une séquence qui interrompt ce qui lui paraissait être la logique de la narration afin de le conduire à réfléchir.
Parce que j’ai promis à mes clients de persévérer dans ce système de défense, il me faut prendre le risque de la double condamnation.
Le procès n’est pas toujours l’institution du compromis.
Le lendemain l’avocat rappelle Cass à la barre. Jouant toujours de son détachement, Fonda repose les questions du procureur, la veille : c’est bien le clair de lune qui a permis de voir lequel des deux frères a porté le coup létal. Personne ne comprend sa stratégie de la défense. Cass quitte l’audience. Sur le seuil Lincoln l’arrête : « Pourquoi avez-vous tué Scrub White ? » Stupeur générale.
Pour la troisième fois, Fonda se départit de sa nonchalance. Il brandit l’almanach : ce soir-là la lune était à son premier quartier et elle s’est couchée 40 minutes avant le meurtre. Ce recoupement avec le témoignage l’invalide.
La vérité, donc la justice, est suspendue au hasard de ce qui permet d’établir la preuve.
Sûre d’elle-même et dominatrice, l’accusation a voulu trop en faire : oubli du souci de la vérité des faits.
Les témoins oculaires ne sont pas nécessairement les meilleurs : Mrs Clay avait vu son aîné avec le couteau et inféré sa culpabilité. On peut voir et ne rien y voir.
Rq.Si cette leçon vaut pour le témoignage en droit, elle vaut aussi pour le spectateur au cinéma. La leçon de Ford est double : l’image cinématographique n’est pas évidente et le témoignage pas plus que l’aveu ne sont des preuves absolues.
Aucune image n’est évidente. Ford, en effet, avait filmé la scène du meurtre, du point où se situait un témoin oculaire possible. Je dois cette découverte dans la « leçon de cinéma » que Jean Douchet donne dans un bonus du DVD français distribué par Aquarelle.
Il faudrait passer au ralenti la scène pour s’en convaincre. J’en pose trois images :
- Après le coup de feu tiré par White et le coup de poing de Matt Clay qui le met K.O. : White est bien vivant.
29. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
- Arrivée de Cass qui se penche vers son ami qui bouge :
30. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
31. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
Nous spectateur avions tout vu, et nous n’avions rien vu parce que nous interprétons l’image à la fois avec notre imagination et notre entendement : il était évident pour tout le monde que White a été tué (accidentellement) au cours de la rixe. Le montage alterné de la scène de la rixe et du visage d’Abigail Clay nous a fait voir la scène avec ses yeux. La série linéaire des séquences depuis l’altercation de White et Cass avec la famille Clay a induit cette vraisemblance. Ligne droite du drame.
Rq.Ce que le cinéma nous apprend c’est que nous ne voyons jamais une image en elle-même, isolée, mais toujours prise dans un flux, dans un montage, en rapport avec celles qui la précèdent et celles qui la suivent. Il s’agit d’une « image-mouvement » (Deleuze), non d’une image fixe. Comme notre réalité vivante.
Certaines peuvent être occultées, d’autres réinterprétées : nous n’avons pas prêté attention à la surprise des frères Clay à l’annonce de la mort de White par Cass. Personne n’a soupçonné la véracité de ce propos factuellement exact. Obsédés par la sévérité excessive d’un jugement condamnant les deux frères, nous, pas plus que les protagonistes, n’avons enquêté sur la vérité du récit des faits. Même l’image vraie peut tromper.
Rq.Un détail reste troublant : Scrub, assassiné d’un coup de couteau dans le cœur au moment du meurtre, et tué dans le dos à la fin du procès.
L’avant-dernière scène est celle où l’avocat reçoit ses honoraires : le droit est un service public qui procède des échanges sociaux, non l’acte d’un saint ou d’un martyr.
32. Vers sa destinée (Young Mr. Lincoln, 1939)
L’idée du droit produite par ces images n’a pas la beauté simple d’une vision lumineuse, celle de la Justice éclairant le monde. Ses voies sont tortueuses, aléatoires. Nous sommes loin de l’action classique du justicier qui intervient dans une situation où la justice a été bafouée et agit pour la rétablir. Le héros a été peu actif. Souvent en retrait, il a été attentif et attentionné : attentif aux détails, aux inflexions dans le cours du récit ; attentionné aux personnes. Sans méthode pour faire accoucher la vérité et faire advenir le juste.
Le droit ne se ramène pas à l’application de la Loi, Loi à laquelle chacun devrait obéissance, fût-ce en raison de son fondement républicain et/ou démocratique. Il est moins question de la « Loi » que du droit, de ce qui est juste, distinction mal énoncée en anglais. La violence procède de l’oubli du droit, de deux manières :
- la vengeance
- et l’application de la Loi, à la lettre.
Dans les deux cas, l’oubli de la personne en situation. En conséquence le texte, n’est jamais présenté comme la source du droit.
Rq.Le droit est un élément de la vie sociale. Il règle les conflits entre sujets à propos des choses. Il rend possible à chacun de poursuivre ses fins au sein d’une communauté civile.
Le droit advient dans le cours d’une dramaturgie qui n’emprunte pas la voie simple de la ligne droite. Celle-ci est peut-être celle de la vengeance ou du justicier qui voudrait éradiquer le mal. La dramaturgie du droit dessine une série de lignes brisées, enquêtes, interrogations, réflexions, qui réorganisent les relations pour ouvrir,
in fine, une perspective inédite.
La dramaturgie juridique, ici, suit la dramaturgie cinématographique, celle d’un art qui fait bouger les lignes dans l’imaginaire du spectateur, l’amène à reconsidérer ses préjugés, à réorganiser ses rapports au monde, à critiquer les droites perspectives.
Le drame s’est noué autour d’une affaire apparemment simple. Le désir de vengeance a engagé l’action selon deux lignes convergentes : celle de la foule et celle du procureur. La dramaturgie du film a déplacé les lignes qui se dessinaient sous cet affect, ouvrant un écart qui rend possible un récit empêché, recouvert par l’évidence première, un retour sur ce que les témoins avaient vu, ou disaient avoir vu.
Rq.Pas plus que le grand art n’a pour objet de nous présenter un monde parfait, le droit n’a pour fin de purifier la société du mal. Il y a des dommages, des torts, des crimes, des injuria, des abus de droit. Ce que montre Ford ce sont les conditions qui rendent possible de rétablir la vie commune, d’ajuster les relations dans un monde où cela existe. Un monde parfait serait terrifiant.
La leçon de droit ne vaut, esthétiquement que parce qu’elle est aussi une leçon de cinéma. Selon le mot de Godard, ce qui est juste une image doit pouvoir être montée comme une image juste. Une image juste enveloppe de quoi la prendre d’un point de vue critique. Il faut toujours revenir sur une image pour bien voir. Il faut toujours revenir sur un témoignage, voire sur un aveu, pour le vérifier par recoupement.
La dramaturgie cinématographique a consisté à déjouer les attentes suscitées du spectateur (celle de la tragédie d’une mère condamnée à voir mourir ses deux fils ou à choisir l’un d’eux, comme celle du héros mythique qui triomphe sans peine de ses adversaires), tout en lui donnant les moyens de voir et ne pas voir et, in fine, de revenir sur ce qu’il avait cru voir.
Le réel ne suit jamais le cours linéaire d’un plan séquence. Il est complexe, tissage de multiples causes, de multiples éléments. Il est donc à reconstruire rationnellement, en démultipliant les perspectives, en expérimentant les différents montages possibles. Le temps de l’enquête, du procès est celui de ces multiples montages. Lignes brisées de la dramaturgie, cinématographique et judiciaire, ce dynamisme des lignes brisées qui occupaient le premier plan dans la deuxième séquence. Le paysage de nature calme mais structurée par des lignes brisées, nouées entre elles, les méandres d’un fleuve à l’horizon bouché, donnait le ton.
Partager : facebook twitter google + linkedin