Dans l'ancien droit,
il n’existait pas dans le droit français de véritable droit des étrangers. En effet, il n’existait pas de textes spécifiques sur l’entrée, le séjour ou l’éloignement des étrangers en France. La condition des étrangers était régie par
leur statut civil.
Sous l’Ancien régime, le fait
d’être aubain, c’est-à-dire de ne pas être sujet du Roi (régnicole), empêchait d’accéder à certains droits civils ou privilèges réservé aux sujets du Roi, sauf à bénéficier d’une lettre de la naturalité ou d’être assimilé aux sujets du Roi par des accords (Ecossais, Suisses, etc.).
- Jules Mathorez, Les étrangers en France sous l’Ancien Régime, t.1, Librairie ancienne, 1919.
- Jean-François Dubost, Peter Sahlins, Et si on faisait payer les étrangers ? Louis XIV, les immigrés et quelques autres, Flammarion, 1999, 477 p.
Sous la Révolution, entre 1791 et 1799,
les conditions d’admission dans la citoyenneté française, définies dans la Constitution, comptaient bien plus que la qualité de Français elle-même (la notion de nationalité n’apparaît qu’au début du XIX
ème siècle) et les révolutionnaires accordent généreusement la citoyenneté française aux étrangers et enfants d’étrangers s’ils adhèrent aux idées révolutionnaires (serment civique).
Puis, à partir du Code napoléon, qui privilégie le droit du sang (paternel) comme mode d’accès privilégié à la nationalité,
la distinction entre Français et étrangers se fait essentiellement sur la question de la jouissance des droits civils.
- Albert Mathiez, La Révolution et les étrangers. Cosmopolitisme et défense nationale, La Renaissance du Livre, 1918, 190 p.
- Sophie Wahnich, L’impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française, Albin Michel, 1997, 407 p.
Sauf à bénéficier d’une admission à domicile L’étranger ne bénéficiait pas de tous les droits civils (
jus civile). Les femmes suivaient quant à elle la condition de leur père ou mari. Ainsi jusqu’en 1927 une femme étrangère qui épousait un français devenait française et ses enfants étaient français et une femme française qui épousait un étranger perdait sa nationalité et ses enfants naissaient étrangers.
Cela étant dit, il est difficile de
déterminer l’acte de naissance du droit des étrangers (Section 1). Alors que la condition des étrangers était, jusqu’en 1848, essentiellement régie par le Code civil, avec l’augmentation de l’immigration au milieu du siècle, ressentie comme une concurrence pour la main d’œuvre nationale,
des législations relatives à la protection du travail national sont adoptées sous la IIème et IIIème République, parallèlement à l’adoption de législations favorisant la naturalisation des étrangers et l’accès à la nationalité française de la seconde génération d’immigrés afin de faciliter leur insertion dans le « creuset français » (Gérard Noiriel,
Le Creuset français. Histoire de l'immigration (XIXème – XXème siècle), Seuil, coll. « L'Univers Historique », 1988 (réédité en collection « Points-histoire », Seuil, 1992), 450 p) (Section 2). Dans un contexte de crise de l’entre-deux-guerres, elles aboutissent l’
adoption des premières législations restrictives à l’encontre des étrangers dans les années 1930, aggravées par le Gouvernement de Vichy (Section 3).
A la Libération, sans rompre avec la législation d’avant-guerre,
l’ordonnance n° du 2 novembre 1945 pose les fondations du statut des étrangers qui bénéficiera d’une application assez souple durant les trente glorieuses (Section 4).
Mais la crise pétrolière de 1973 et le chômage de masse des années 1980 justifieront
la suspension de l’immigration du travail et des familles à partir de 1974 puis des politiques de maîtrise de l’immigration et de lutte contre l’immigration irrégulière (Section 5).
La fin du XX
ème siècle est marquée par
l’européanisation des politiques d’asile et d’immigration dans le cadre de la construction de l’Union européenne mais aussi l'émergence d'un embryon de statut constitutionnel et conventionnel des étrangers (Section 6).
Quel est l’acte de naissance du droit des étrangers ?
Est-ce le
décret du 1er février 1792 par lequel l’Assemblée nationale instaure l’obligation de détention d’un passeport « pour voyager dans le Royaume » et les premiers décrets d’expulsion d’étrangers considérés comme ennemis de la Révolution ?
Est-ce
la loi du 21 avril 1832 relative aux réfugiés adoptée par la Monarchie de Juillet qui répartit les proscrits étrangers dans des dépôts sur l’ensemble du territoire et prévoit, pour les récalcitrants la possibilité de leur enjoindre de « sortir du royaume » ?
Est-ce
la loi du 3 décembre 1849 sur la naturalisation et le séjour des étrangers en France, qui durant près de 150 ans va régir les expulsions des étrangers indésirables du territoire français ?
Paris 1851, les étrangers résidant dans la ville font la queue devant la Préfecture de Paris (actuel quai des Orfèvres) pour se faire délivrer des permis de résidence instaurés en septembre 1851. Lithographie parue dans L'Illustration le 27 septembre 1851. Source : site de Musée de l'Histoire de l'immigration : https://www.histoire-immigration.fr
Ou, comme cela est souvent écrit,
le décret du 2 octobre 1888 qui, pour la première fois, impose aux «
étrangers vivant en France » de déclarer à la mairie leur résidence, complété par
la loi du 8 août 1893 ?
Déclaration de résidence (en éxécution de la loi du 8 août 1893) de Sébastien Aniorte dans la commune de Saint-Etienne en 1923. Source : Archives départementales de la Loire série M, dossier 1084. Site de Musée de l'Histoire de l'immigration : https://www.histoire-immigration.fr
On évoque aussi souvent le
décret du 21 avril 1917 qui, durant la Première guerre mondiale, porte création «
d’une carte d’identité spécifique de travailleur étranger», ancêtre de la carte de séjour, ou encore
la loi du 10 août 1932 sur la protection du travail national ?
La carte d'identité d'étranger de Pablo Picasso en 1918. Source : https://www.histoire-immigration.fr
En tout état de cause, si l’ensemble de ces textes ont défini un embryon du droit des étrangers, le premier vrai statut des étrangers est issu d’
une série de décrets-loi adoptés par le Gouvernement Daladier en 1938 .
File d'attente devant la Préfecture de Police à la suite des premiers décrets Daladier concernant le séjour des étrangers vivant en France. Paris, 31 mai 1938. Source : Eyedea/Keystone France.
L’économie de ces textes adoptés dans l’avant-seconde guerre mondiale va être reprise, moyennant certaines adaptations, dans l’
ordonnance du 2 novembre 1945 généralement considérée comme le texte fondateur du droit moderne des étrangers à l’issue de la seconde guerre mondiale.
Sujette à de multiples réformes depuis lors, l' a été enrichie et durcie, avant d’être codifiée au début du 21ème siècle sous la forme du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) en 2005, recodifié en 2020.
Le
discours de « protection du travail national » est assez récurrent dans l’histoire de l’immigration.
Déjà, à la fin de la Monarchie de Juillet, alors que le régime connaît une période de crise économique, les immigrés sont décriés et présentés comme faisant partie de la « classe dangereuse » (Louis Chevallier, Classes laborieuses, classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXème , LGF, coll. « Pluriel », 1978, p. 209).
On voit apparaître à cette époque les premiers textes appelant à la « défense du travail national » (Jean-Louis Fournet, Pour la défense du travail national, Lisieux, Pigeon, 1847).
Charles Demolombe, Cours de Code civil, Durand, 1845.
Avec l’instauration en 1848 du suffrage universel masculin, on cherche à protéger la main d’œuvre nationale face à une population immigrée grandissante (370 000 étrangers en 1851 pour 36 millions de Français).
- Dès la fin la monarchie de Juillet, un juriste comme Charles Demolombe regrette le « nombre considérable » d'étrangers « établis chez nous à perpétuelle demeure, et sans aucun esprit de retour dans leur patrie, ou plutôt qui ont abdiqué leur patrie, qui ont perdu leur nationalité, […] et qui ont en France les mêmes mœurs, les mêmes habitudes, les mêmes intérêts que les Français […]; en un mot il est très souvent impossible de les distinguer des Français » (Charles Demolombe, Cours de Code civil, Durand, 1845, n° 172, p. 176).
Il est réclamé que la distinction entre Français et étrangers soit mieux établie en déterminant les droits et emplois réservés aux nationaux.
En 1881, la France compte un million d’étrangers (24 % d’entre eux sont Italiens et 43 % sont Belges), qui représentent 2,7 % de la population contre 1 % en 1851. Si bien qu’en parallèle du débat sur la loi sur la nationalité, qui va s’étendre de 1880 à 1889, la Chambre des députés ouvre un second débat sur la « protection du travail national » avec le dépôt du rapport et de la proposition de loi « Pradon » en 1885. Il est alors proposé aux entreprises concessionnaires de travaux ou de services publics un quota d’étrangers voire, dans certains cas, une stricte condition de nationalité française.
Dans les années 1890, les Socialistes et Boulangistes portent le débat devant la représentation nationale. Ils développent alors un thème qui devint central dans leurs discours : les étrangers font une redoutable concurrence aux travailleurs français en raison du bas prix des salaires et des conditions de travail qu’ils acceptent. Ils réclament des mesures protectionnistes visant à « protéger le travail » comme la loi Méline a, en 1892, permis de « protéger le capital ». En 1894, ce sont des députés socialistes de premier plan (Coutant, Vaillant, Clovis Hugues, René Viviani) qui déposent une proposition de loi visant à généraliser les mesures adoptées par la ville de Paris à l’ensemble du territoire (Projet de loi, Doc. parl. Chambre, 1894, annexe n° 741).
Loi du 8 août 1893 relative au séjour des étrangers et à la protection du travail national. Source : https://www.histoire-immigration.fr
Prolongeant le décret du 2 octobre 1888, qui imposait aux étrangers non admis à domicile à se déclarer en mairie, la loi du 8 août 1893 relative au séjour des étrangers et à la protection du travail national renforce ce « régime de déclaration » en imposant à tous les travailleurs étrangers résidant en France de s'inscrire sur un registre d'immatriculation de la commune de leur domicile.
Il est aussi imposé l’interdiction aux employeurs d’embaucher les étrangers qui ne se sont pas soumis à cette formalité.
L’objectif est double : contrôler la main d’œuvre étrangère et la fixer territorialement car le patronat se plaint de la trop grande mobilité des ouvriers étrangers alors que le livret ouvrier a été supprimé en 1890.
Peu après : trois décrets « Millerand » du 10 août 1899 imposent un quota maximum d’étrangers représentant 5 à 30 % des effectifs dans l’ensemble des marchés de travaux et de fournitures.
Rq.En règle générale, quota de travailleurs étrangers de 10 %.
Dans le contexte de l’affaire Dreyfus et de la Grande Dépression, le nombre d’étrangers en France fléchit alors légèrement (Gérard Noiriel, Les origines républicaines de Vichy, Hachette Littérature, 1999, p. 66).
En août 1893, le massacre d’Aigues-Mortes fait plusieurs dizaines de victimes parmi les ouvriers italiens (José Cubero, Nationaliste et étrangers : le massacre d’Aigues-Mortes (1893), Imago, 1996, 256 p.).
Massacre d’Aigues-Mortes en août 1893. Source : https://www.histoire-immigration.fr
Travailleurs immigrés. Source : https://www.histoire-immigration.fr
Avec la crise financière en 1924, le législateur adopte une nouvelle loi en vue d’assurer la protection du marché du travail national.
Insérée dans le Code du travail, la loi du 11 août 1926 prévoit expressément qu’il « est interdit à toute personne d’employer un étranger non muni de la carte d’identité d’étranger ». Il est interdit à l’étranger d’occuper une autre profession que celle pour laquelle elle a été délivrée avant un an et à la condition qu’il soit titulaire d’une attestation d’un office public de placement. Celui-ci doit tenir compte « de l’état du marché du travail dans la profession considérée » et de la qualification professionnelle du travailleur immigré.
Pour la première fois, l’employeur ne respectant pas ces prescriptions peut être puni d’une amende (article 172 du Code du travail).
A la même époque, on assiste à la création Société générale d'immigration (gérée par le patronat) : recrutement collectif de travailleurs immigrés dans les pays d'origine (Pologne, Italie, Portugal, Belgique, etc.) sur le fondement d'accords bilatéraux.
Expulsion de travailleurs immigrés. Source : https://www.histoire-immigration.fr
La crise de 1930 se traduit :
- par un arrêt des recrutements collectifs de travailleurs immigrés par la Société générale de l’immigration (SGI) ;
-
premiers licenciements massifs de travailleurs immigrés célibataires ou de travailleurs temporaires peu qualifiés venant de pays n’ayant pas signé de convention d’immigration avec la France (Portugal) contrairement aux Polonais et Italiens ;
-
expulsion dans leur pays d’origine d’une partie des immigrants sans emploi (« C’est Mozart qu’on assassine » Terre des hommes, Antoine de Saint-Exupéry).
Dans un contexte de xénophobie montante, entretenue par l'Action française, se développe
la dialectique du « bon » et du « mauvais » immigré.
Dans ce contexte, la loi du 10 août 1932 protégeant la main d'œuvre nationale est adoptée à l'unanimité par le Parlement. Seuls le PCF et la SFIO s'abstiennent.
- Des décrets peuvent fixer, au niveau national ou régional, des quotas de travailleurs étrangers par profession, industrie, commerce ou catégorie socio-professionnelle. L'objectif est de fixer le nombre de travailleurs étrangers en fonction des besoins de chaque branche d'activité.
- Pris après consultation des organismes paritaires et à la base d'un consensus entre patrons et syndicats.
En application de la loi de 1932, plusieurs centaines de décrets seront pris entre 1932 et 1936. Les syndicats, y compris la CGT, sont favorables à ces mesures et poussent à leur adoption. Le gouvernement du Front populaire promulguera lui-même le 11 décembre 1936 dix décrets de protection de la main d'œuvre nationale.
Rq.Cette loi survivra à la seconde guerre mondiale et à l'ordonnance de 1945. Cela permettra au ministère du Travail de la réactiver en 1949 face à la recrudescence du chômage (mécanisme de compensation nationale).
Les grandes entreprises favorisent les rapatriements « volontaires », surtout d'hommes seuls et d'ouvriers non qualifiés. En ces temps de crise, le consensus national se fait pour limiter l'emploi des étrangers.
Contre l'invasion des métèques. Grèves des étudiants de médecine à Paris contre la concurrence étrangère, 1935, France Presse, Dazy. Source : Musée national de l'histoire et des cultures de l'immigration, CNHI, Paris.
En 1934, sous pression de mouvements xénophobes et antisémites et d'une adroite mobilisation des milieux corporatistes, le Parlement interdit aux naturalisés pendant dix ans, à partir de leur naturalisation, d'être nommés dans une fonction publique rétribuée par l'Etat, d'occuper un office ministériel ou d'être inscrit au barreau et ce afin d'empêcher les intellectuels juifs allemands et de l'Europe de l'est d'occuper ces fonctions (Albert de la Pradelle, « La nouvelle condition du naturalisé d'après la loi et la jurisprudence », Nouvelle revue DIP, n° 2-3, 1935).
En 1938, le gouvernement Daladier, sur habilitation du Parlement, adopte une série de décrets-lois sur la « police des étrangers », « réglementant les conditions du séjour des étrangers en France » ou instaurant des « mesures sanitaires concernant les étrangers ».
- Ces textes, qui préparent largement le terrain à la dérive xénophobe de Vichy, reposent entièrement sur la dialectique du « bon » étranger et de « l’indésirable ».
- Le décret-loi du 2 mai 1938 sur la police des étrangers instaure, pour la première fois, un délit d’entrée irrégulière sur le territoire français) mais aussi d’aide, directe ou indirecte, à l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger sur le territoire français.
Déjà existant, le délit de séjour irrégulier est, quant à lui, renforcé et complété par l’obligation pour tout étranger d’être porteur à tout moment des documents justifiant de la régularité de son séjour (art. 5) et pour les logeurs ou hébergeurs, même les particuliers, de déclarer aux autorités dans les 24 ou 48h, sous peine d’amende et de poursuites pour aide au séjour, l’hébergement d’un étranger (art. 6).
- Fin 1938, on estime que sur les 60 000 réfugiés juifs d’Europe centrale et orientale que comptait la France, 42 000 étaient illégaux.
Et avec le durcissement des pratiques, on estime même que 90 % des réfugiés arrivés entre juillet et novembre 1938, pour la plupart autrichiens, sont entrés irrégulièrement. Pire, en application du décret-loi du 2 mai, le Garde des Sceaux comptabilise 8 405 réfugiés condamnés début 1939 pour entrée ou séjour irréguliers. Comme le résume alors le comité des réfugiés juifs de Strasbourg, « En Allemagne le camp de concentration les attend. En France, la prison les menace pour entrée irrégulière ».
- Par un décret du 12 novembre 1938, il est même prévu qu’il est possible d’interner certains étrangers dans des « centres spéciaux », à l’image du camp de Rieucros en Lozère ou des camps de réfugiés espagnols.
Source : https://www.histoire-immigration.fr
Dès avril 1939, le Gouvernement autorise par décret l’incorporation dans l’armée française des apatrides et assujetti les hommes réfugiés ou apatrides de 20 à 48 ans à des prestations obligatoires, sous peine de sanction ou de devoir quitter la France « sans espoir de retour ».
Concrètement ces prestations consistent, pour ceux qui ne se sont pas enrôlés dans l’armée, à intégrer une Compagnie de travailleurs étrangers (CTE) : 40 000 réfugiés qui furent placés à titre individuel par le ministère du Travail dans l’agriculture, l’industrie, les mines, les houillères, les usines aéronautiques, les forges, les poudreries, les entreprises d’armement, etc. et 55 000 autres furent incorporés à titre collectif dans les CTE. Ils sont soumis à une discipline militaire.
Arthur Koestler, La lie de la terre, Charlot, 1946.
Comme il le raconte dans La lie de la terre, Arthur Koestler est lui-même interné et croise dans le camp du Vernet de nombreux opposants à l’Allemagne nazie, à l’Italie fasciste ou aux autres régimes autoritaires. Pourtant ressortissant d’une puissance neutre (la Hongrie), il n’aurait jamais dû y être interné et ne pourra échapper au « régime de sursis » d’une mesure d’expulsion qu’en s’engageant dans la Légion étrangère (Arthur Koestler, Scum of earth, Londres V. Gollancz, 1941 (La lie de la terre, Charlot, 1946, p. 147).
Durant l’Occupation, le gouvernement de Vichy prévoit par un acte « dit loi » du 27 septembre 1940 de rassembler dans des Groupements de travailleurs étrangers (GTE) les étrangers du sexe masculin, âgés de plus 18 à 55 ans, pour une durée indéterminée dès lors qu’ils sont considérés soit « en surnombre dans l'économie nationale », soit s’ils ont trouvé refuge en France.
- La condition du « surnombre dans l'économie nationale » devient rapidement un prétexte pour utiliser une main d’œuvre corvéable à souhait, assujettie juridiquement et regroupée dans des camps de travail afin d'alimenter les secteurs déficitaires en main d’œuvre.
- Faisant l’objet d’un internement administratif, l’étranger incorporé ne perçoit aucun salaire mais uniquement d’une prime de rendement et d’allocations pour sa famille.
- Les conditions de vie, qui peuvent varier d’un groupe à l’autre en fonction de l’encadrement, sont strictes. Elles se sont néanmoins progressivement améliorées notamment grâce à l’action du Service social d’aide aux étrangers (SSAE) et de l’association œcuménique protestante, la Cimade.
- Les GTE regroupent jusqu’à 48 000 individus en janvier 1941. Ils sont ensuite réduits en raison des « prélèvements » fait par l’Organisation Todt (pour la construction du Mur de l’Atlantique, etc.) et de la déportation des travailleurs juifs étrangers à partir d’août 1942.
Peter Gaida, Les étrangers en surnombre, les Groupements de travailleurs étrangers (GTE) sous le régime de Vichy.
A la Libération, avec le rétablissement de la légalité républicaine par une ordonnance du 9 août 1944, toutes les mesures xénophobes prises par Vichy sont effacées, en particulier en matière d'internement, d'éloignement, d'assignation à résidence ou d'interdiction de séjour. Le mouvement immigré prit d'ailleurs largement part à la Résistance (groupe Manouchian, etc.).
Affiche rouge de propagande allemande placardée massivement en France sous l'Occupation, dans le contexte de la condamnation à mort de 23 membres des Francs-Tireurs et Partisans – Main-d'Œuvre Immigrée (FTP-MOI), résistants de la région parisienne, suivie de leur exécution, le 21 février 1944. Source : https://www.parismuseescollections.paris.fr - domaine public.
Ils se regroupèrent pour défendre leurs droits dès mars-avril 1944 au sein du Comité d'action et de défense des immigrés (CADI). Les départs d'étrangers ont néanmoins été importants : au 1er janvier 1945 l'on dénombre 1,420 millions d'étrangers en France au lieu des 3 millions d'avant-guerre.
Lettre « Français, Pendant quatre longues années d'occupation, le peuple français a mené une lutte héroïque pour sa libération. Les immigrés que la France généreuse a accueillis lui sont restés fidèles dans ses épreuves. On les a vus dans les rangs des glorieuses forces françaises de l'intérieur et des milices patriotiques. Ils ont mené une guerilla implacable, exécuté des actes de sabotage, participé aux grèves. Ils ont châtié les criminels de guerre hitlériens et les traîtres à leur solde. [...] Vive la France ! Le centre d'action et de défense des immigrés (CADI) [...] ». Source : Musée Carnavalet, Histoire de Paris, https://www.histoire-immigration.fr
Pour solder le passif de Vichy, une grande opération de régularisation est entreprise dès le début de l'année 1945 (du 1er mars au 15 avril). Cette opération est aussi l'occasion d'identifier et de réaliser un recensement individuel exhaustif de l'ensemble des étrangers présents en France pour reconstituer des fichiers. Le principal critère de régularisation étant celui du « loyalisme politique » envers les forces issues de la Résistance.
L’ordonnance du 2 novembre 1945 reposait sur un système de contrôle strict des introductions. Pour cela, elle avait confié le monopole du recrutement et de l’introduction en France des travailleurs étrangers à l’Office national de l’immigration (ONI) et subordonné le droit au séjour à la production d’un contrat de travail dûment visé par les services de l’emploi.
Il s’agissait, selon les mots du Général de Gaule, «
d’introduire, au cours des prochaines années, avec méthode et intelligence, de bons éléments d’immigration dans la collectivité française ».
Colloque « Vie et mort de l'ordonnance de 1945 » à l'Université Paris Ouest le 30 novembre 2015.
L’ordonnance du 2 novembre 1945 encadre notamment l’introduction de travailleurs en France, en confiant à un organisme public, l’Office national d’immigration (ONI), le soin d’introduire les travailleurs immigrés.
Les contraintes de la procédure d’introduction sont telles qu’elles ne seront que rarement respectées.
- En pratique, les personnes arriveront en France, seront embauchées, produiront un contrat de travail et obtiendront la régularisation de leur situation a posteriori, en demandant un titre de séjour ET une carte de travail.
- Les taux de régularisation sont très élevés et dépassent les 80 %.
Certains ressortissants étrangers échappent en outre au monopole de l’ONI, soit parce qu’ils sont ressortissants d’Etats membres de la Communauté économique européenne (Italie), soit parce qu’ils bénéficient d’accords de libre circulation ou d’établissement (Algérie de 1963 à 1966, certains pays d’Afrique sub-saharienne).
A partir de 1956, les besoins de main d’œuvre sont tels qu’une circulaire du 18 avril 1956 assouplit les « procédures d’introduction et de régularisation exceptionnelles des travailleurs étrangers », en officialisant la pratique de régularisation permanente des travailleurs étrangers venus en dehors de la procédure d’introduction par l’Office national d’immigration dès lors qu’ils présentent une embauche par un employeur (Alexis Spire, « Le grand bond en arrière », Plein droit n° 73, juillet 2007).
La « fermeture des frontières » est le terme le plus fréquemment utilisé pour désigner la fin de l’introduction de main d’œuvre, en marge des règles normalement applicables.
Elle prend corps au milieu des années 1970 avec la décision de suspension de l’immigration du travail et des familles et les lois adoptées depuis.
Le 3 juillet 1974, le gouvernement, réuni en conseil des ministres, proclame la « suspension temporaire des entrées des travailleurs immigrés » et de leurs familles, modulée en fonction des possibilités d’emploi et d’accueil de la France.
Figure 1 « Il n'est pas logique de laisser l'immigration se poursuivre si un risque de chômage existe », Journal de 20 h 00 de l’ORTF le 4 juillet 1974. Source : https://www.ina.fr
Par son « caractère spectaculaire », cette décision prise en conseil des ministres et matérialisée par des circulaires visait à donner un coup d’arrêt non seulement à l’immigration du travail et de leurs familles mais aussi à l’immigration clandestine et de « faux touristes ».
Le soir du conseil des ministres du 4 juillet 1974, l’éphémère secrétaire d’Etat à l’immigration est interviewé au journal télévisé où il insiste sur le fait que cette « mesure conjoncturelle a été dictée par la situation du marché du travail » (Sylvain Laurens, Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires et l’immigration en France, Belin, 2009, 348 p.).
Paul Dijoud, secrétaire d’Etat à l’immigration (22 juillet 1974 – 29 mars 1977). Source : https://www.ina.fr
Son remplaçant, Paul Dijoud, revendique une « nouvelle politique d’immigration », reposant en une meilleure insertion des immigrés par l’amélioration des conditions de logement, la scolarisation systématique des enfants d’étrangers et l’alignement des droits des étrangers sur ceux des Français.
Suite à la percée de la gauche aux municipales de 1977, le secrétariat d’Etat aux travailleurs immigrés sera d’ailleurs purement et simplement supprimé en avril 1977 et les attributions transférées au secrétaire d’Etat au travail manuel, Lionel Stoléru.
Sous la houlette des ministres de l’Intérieur, Christian Bonnet, et de la Justice, Alain Peyreffite, la priorité est désormais non seulement d’empêcher l’introduction de travailleurs immigrés mais aussi d’essayer de faire diminuer le nombre d’étrangers établis en France. Avec l’instauration d’une « aide au retour » par une circulaire de juin 1977 et le développement d’opérations « coup de poing » pour interpeller des irréguliers, le gouvernement Barre escompte le départ de 35 000 étrangers par an.
À gauche : Affiche d’avril 1977 signée par une quinzaine d’associations contre la politique de Stoléru, alors secrétaire d’État au travail manuel. L’affiche cible notamment l’aide au retour (symbolisée par le bâillon avec l’inscription 10 000 F), qui entend inciter les étrangers à retourner chez eux. À droite : Affiche d’avril 1978 signée par une trentaine d’organisations. Source : https://www.icmigrations.cnrs.fr
En soi, la décision de juillet 1974 ne s’inscrit d’ailleurs aucunement en rupture avec la politique menée depuis le début des années soixante-dix.
Par circulaires des 26 janvier et 23 février 1972, les ministres de l’Intérieur et du Travail, M.M. Marcellin et Fontanet, avaient déjà restreint les possibilités de régularisation sur place des travailleurs étrangers entrés en dehors des procédures.
Manifestation du Comité de Défense de la Vie et des Droits des Travailleurs Immigrés (émanant de l’extrême gauche extra-syndicale) contre les circulaires Marcellin-Fontanet, Paris, 1973. Ces circulaires de février 1972 subordonnent l’obtention d’une carte de séjour à la possession d’un contrat de travail depuis un an et d’un « logement décent ». Face à la multiplication des mobilisations, elles sont suspendues en juin 1973. Source : Jacques Pavlovsky, Rapho, Musée national de l’histoire et des cultures de l’immigration.
La décision de 1974 s’inscrit aussi, et surtout, dans la prise de conscience d’un phénomène de fond : la stabilisation en France de la main d’œuvre étrangère et de leur famille (38 000 en 1974). Or, face à la crise du logement ou au développement du racisme, ce phénomène sociologique inquiète les pouvoirs publics. Ils sont particulièrement attentifs à la situation des algériens, pour lesquels les autorités disposent de comptages précis de leurs entrées et sorties et, ce, alors même que les restrictions des circulaires « Marcellin-Fontanet » ne peuvent leur être appliquées car ils sont régis par un statut particulier issu des accords d’Evian.
Source : Dictionnaire permanent de droit des étrangers – note d’information DPM/DM2-3/96/493,31 juillet 1996 relative aux chiffres du regroupement familial en 1995, non publiée.
Sous un autre angle, comme l’analyse Alexis Spire, la décision de suspension de l’immigration « s’inscrit dans un processus plus général de conversion des agents de l’Etat à un objectif de « maîtrise des flux » qui est progressivement généralisé à l’ensemble des pratiques administratives » (A. Spire, Etrangers à la carte. L'administration de l'immigration en France (1945-1974), Grasset, 2005, p. 107).
Mais, en réaction à ce durcissement des pratiques administratives et à la précarisation de la situation des travailleurs immigrés, un autre phénomène se produit alors : le développement d’un mouvement en faveur de la « cause des immigrés ». On assiste en effet à cette époque aux premières mobilisations au sein des foyers SONACOTRA ou dans les bidonvilles, marquées par d’importantes grèves de la faim qui aboutissent en juin 1973 à une circulaire de régularisation. Dans cette mouvance, au milieu des années soixante-dix, une petite association, le Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés (GISTI), se fait connaître par le retentissement de décisions judiciaires qu’elle provoque (Liora Israël, « Faire émerger le droit des étrangers en le contestant, ou l’histoire paradoxale des premières années du GISTI », Politix, n° 62/2003, p. 115).
Défendre la cause des étrangers en justice sous l'égide du Gisti, Dalloz, 1er juiller 2009.
Ainsi, par une décision du 13 janvier 1975 Da Silva et CFDT, des dispositions des circulaires « Marcellin-Fontanet », empêchant les régularisations, sont annulées par le Conseil d’Etat pour incompétence.
Quelques mois après, le juge du Palais Royal annule, pour le même motif, la circulaire du 9 juillet 1974 qui suspendait l’immigration familiale.
Ces annulations conduisent le nouveau gouvernement, dirigé par Raymond Barre, à reconnaître, par décret du 29 avril 1976, un véritable droit au séjour aux familles de travailleurs étrangers régulièrement autorisés à séjourner en France.
Mais le véritable tournant jurisprudentiel intervient lorsque le gouvernement décide, par décret du 10 novembre 1977, de suspendre pendant une période de trois ans ce droit au regroupement familial sauf pour les membres de famille qui ne demandent pas l’accès au marché de l’emploi.
Saisi par le GISTI et des centrales syndicales, le Conseil d’Etat annule ce texte, sur le fondement d’un principe général de droit, inspiré du préambule de la Constitution de 1946. Dans une formule fondatrice du statut jurisprudentiel des étrangers, il affirme que « les étrangers résidant régulièrement en France ont, comme les nationaux, le droit de mener une vie familiale normale » (C.E., Ass., 8 décembre 1978, GISTI, CFDT, CGT).
Chronologie (« 1972-2002 : les grandes étapes... », Plein droit, n° 53-54, mars 2002) :
-
26 janvier-23 février 1972 : circulaires des ministres de l’Intérieur et du Travail, M.M. Marcellin et Fontanet, restreignant les possibilités de régularisation sur place des travailleurs étrangers entrés en dehors des procédures et subordonnant la délivrance de l’autorisation de travail à la justification d’un « logement décent ».
-
13 juin 1973 : suite à un mouvement de grèves de la faim, le gouvernement procède à des régularisations et permet aux travailleurs étrangers, entrées en France avant le 1er juin 1973 et présentant une promesse d’embauche d’obtenir une autorisation de travail et un titre de séjour.
-
Septembre 1973 : anticipant la décision du Gouvernement français, le gouvernement algérien annonce la suspension de l’émigration des travailleurs algériens vers la France.
-
3 juillet 1974 : déclaration du conseil des ministres proclamant la « suspension temporaire des entrées des travailleurs immigrés » et de leurs familles. Il est également prévu de prendre des dispositions pour empêcher les passages clandestins, l’entrée de « faux touristes » ou encore de renforcer la lutte contre le travail au noir.
-
5 et 9 juillet 1974 : la Direction des populations et des migrations (DPM) adresse aux préfets deux circulaires, l’une sur l’arrêt provisoire de l’introduction des travailleurs étrangers, l’autre sur la suspension des entrées de leur famille.
-
Janvier 1975 : début des grèves des loyers dans les foyers SONACOTRA.
-
13 janvier 1975 : décision du Conseil d’Etat, Da Silva et CFDT annulant des dispositions des circulaires « Marcellin-Fontanet » car ces ministres ne pouvaient édicter de telles règles générales par voie de circulaires.
-
21 novembre 1975 : décret introduisant dans le Code du travail, le système d’opposabilité de la situation de l’emploi « présente et à venir dans la profession demandée et dans la région considérée », mécanisme permettant d’opposer les statistiques du chômage aux employeurs souhaitant embaucher des travailleurs étrangers.
-
15 janvier 1976 : décret prévoyant le retrait de la carte de résident ordinaire si son titulaire « se trouve de son fait sans emploi ni ressources régulières depuis plus de six mois » ou en cas de séjour hors de France pendant plus de 6 mois.
-
29 avril 1976 : décret consacrant un droit au séjour aux familles de travailleurs étrangers régulièrement autorisés à séjourner en France, dès lors qu’elles remplissent certaines conditions liées au logement, aux ressources et à l’ordre public.
-
Avril-septembre 1977: instructions sur l’« aide au retour volontaire », à destination des chômeurs étrangers puis, à partir de septembre, des salariés en activité depuis au moins cinq ans.
-
10 novembre 1977 : décret du gouvernement Barre décidant de suspendre pendant une période de trois ans le droit au regroupement familial sauf pour les membres de famille qui ne demandent pas l’accès au marché de l’emploi.
-
12 décembre 1977 : circulaire du ministre de l’Intérieur Christian Bonnet relative à l’admission en France des étudiants étrangers, instaurant un contrôle de la réalité et du sérieux des études, érigeant les préfectures – en lieu et place des universités – en recteur des « vrais » et « faux » étudiants.
-
24 novembre 1978 : série d’arrêts du Conseil d’Etat, qui à l’initiative du MRAP, de la CGT et du GISTI, annulent des instructions ministérielles, notamment une note de service qui instaurait le système « d’aide au retour ».
-
8 décembre 1978 : décision de principe de l’Assemblée du Conseil d’Etat annulant le décret du 10 novembre 1977 et consacrant, comme principe général de droit inspiré du préambule de la Constitution de 1946, la « faculté » pour les étrangers « de faire venir auprès d'eux leur conjoint et leurs enfants mineurs ».
-
10 juin 1980 : circulaire « Stoléru » relative à l’instruction des demandes de titres de travail formulées par des étrangers
Affiche. Source : https://ancrages.org
Mais c’est un deuxième événement qui provoque alors la projection du statut des étrangers sur la scène politique et parlementaire : la dénonciation dans une tribune de Mitterrand dans le Monde le 5 mai 1965 du centre de rétention d’Arenc dans l’enceinte du port de Marseille. Dans ce « centre d’Arenc » sont retenus depuis 1964, en toute illégalité, parfois depuis plusieurs semaines et dans des conditions déplorables, des étrangers en instance d’éloignement (souvent des algériens). La polémique suscitée par la médiatisation de cette affaire amène le Parlement à légiférer.
Centre de rétention d’Arenc (Marseille) aujourd’hui détruit. Source : https://ancrages.org
Dès lors, avec la loi Bonnet adoptée en 1980, mais censurée par le Conseil constitutionnel, la législation relative aux droits des étrangers en France est soumise à un mouvement de balancier qui, progressivement, rend les textes de plus en plus contraignants.
Lorsque le contingent d’étrangers présents irrégulièrement en France fera émerger des revendications et des luttes – occupations, grèves de la faim, marches pour l’égalité, campagnes de « plaidoyer » –, des circulaires de régularisation (80 000 régularisations de travailleurs en 1981), tantôt sectorielles, tantôt générales, permettront de relâcher les tensions. Ces opérations de régularisation, qui interviennent aussi dans d’autres pays de l’Union européenne, se succèdent en France jusqu’à nos jours.
Les années 1990 sont marquées par l’avènement des politiques européennes d’asile et d’immigration avec l’adoption des accords de Schengen (1985/1990) et Dublin (1990).
Jusqu’aux années 1990, il n’existait pas vraiment de politiques migratoires européennes. Les Communautés européennes se sont construites sur l’idée de la libre circulation des marchandises, des capitaux, des services et des travailleurs au bénéfice des seuls ressortissants communautaires. Hormis quelques accords CE-pays tiers (ex. Turquie), ces politiques avaient peu d’incidences sur l’entrée de ressortissants de pays tiers au sein de la CEE.
La mise en place d’un marché intérieur amène les États membres à réfléchir à la protection de cet espace sans frontières : si la circulation est libre pour toutes les personnes présentes sur le territoire de l’un des États membres, il fallait que ces personnes soient contrôlées lors de leur première entrée sur le territoire européen, à ses
frontières extérieures.
La mise en place de Schengen permet de repousser aux frontières extérieures de l’Europe les contrôles désormais inexistants aux frontières internes.
Les États commencent à envisager
une politique migratoire à l’échelon européen ; la construction de cette politique se fait toutefois de manière progressive, dans une certaine méfiance et de façon fragmentée (§1). Elle aboutit néanmoins à renforcer les contrôles à l’entrée de l’espace européen – phénomène dénommé par certains comme la
« forteresse Europe » (§2).
La construction de la politique d’asile et d’immigration s’est faite de manière progressive, de façon fragmentée, d’abord par des dispositifs intergouvernementauxdans les années 1980/1990 (A.) puis par une communautarisation de ces politiquesdans les années 2000(B.).
C’est d’abord dans un cadre intergouvernemental, entre certains États membres de la Communauté économique européenne, que se construit, à partir de l’accord de Schengen de 1985 et de la Convention d’application des accords de Schengen (CAAS), un espace de liberté de circulation (a.). Puis est construit en lien avec cet espace un mécanisme de répartition, assez peu équitable, des demandeurs d’asile dans le cadre de l’accord de Dublin (1990) et du Traité de Maastricht (1992) qui amorce la communautarisation (b.).
L'Acte unique européen (1986), qui prévoit l'établissement d'un « espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des personnes [...] est assurée » :
- impose de repenser les conditions de circulation et de séjour dans l'espace commun, et pas uniquement pour les ressortissants communautaires, bénéficiaires de la liberté de circulation ;
- adopte des règles communes portant notamment sur les conditions d'entrée sur l'espace commun.
Certains établissements-membres de la CE vont souhaiter avancer plus vite (théorie des cercles de Jacques Delors).
Cinq États membres (Allemagne, France, Pays-Bas, Belgique et Luxembourg) développe une coopération intergouvernementale, donc en marge du droit communautaire.
- Signature de l'accord de Schengen le 14 juin 1985.
- Renvoie à un accord ultérieur le soin de déterminer les règles compensatoires à la suppression des contrôles aux frontières communes des États parties.
Source : https://www.lefigaro.fr
La convention d'application de l'accord de Schengen, adoptée le 19 juin 1990 définit des règles communes destinées à mettre en oeuvre la libre circulation des personnes dans ce nouvel espace, « l'espace Schengen », en assurant l'absence de contrôles aux frontières intérieures, les contrôles étant reportés à la frontière extérieure commune, et en intégrant les questions relatives à l'asile et à l'immigration.
Tx.
-
= moyen de réaliser la libre circulation des personnes dans le cadre de l'Union européenne et d'y intégrer les questions d'asile et d'immigration.
Signature de l'accord de Schengen, le 14 juin 1985. Assis de gauche à droite : le Néerlandais Willem Frederik van Eekelen, le Luxembourgeois Robert Goebbels, la Française Catherine Lalumière, l'Allemand de l'Ouest Waldemar Schreckenberger et le Belge Paul De Keersmaeker. Source : Luxemburger Wort / Jean Weyrich.
Par la suite, la plupart des établissements membres ou des nouveaux entrants vont progressivement rejoindre l'espace Schengen (avec quelques exceptions comme la Grande-Bretagne et avec intégration de pays comme la Suisse).
Dans la mesure où tous les États-membres des Communautés européennes sont parties à la Convention de Genève de 1951, c’est dans ce champ qu’on va assister aux premiers développements de politiques européennes, d’abord dans le cadre d’une coopération intergouvernementale.
- le but affiché était de limiter le phénomène d’asylum shoping , favorisé par la libre circulation au sein de la CE.
En 1990, est adoptée la Convention de Dublin - censée fonder un mécanisme de répartition sur l’ensemble de l'espace Schengen les demandeurs d’asile pour, dit-on, répartir le « fardeau ».
Si "Dublin" a considérablement évolué depuis 1990, en devenant en 2003 un règlement et non plus un accord intergouvernemental, la clé de répartition de principe demeure la même : le pays responsable de l’examen de la demande d’asile est le pays d’arrivée en Europe.
Peu après, le traité de Maastricht, adopté le 7 février 1992, fonde dans un deuxième traité « l'Union européenne » dans lequel sont intégrés les domaines liés à l'immigration et à l'asile qui constituent des « questions d'intérêt commun ».
La Communauté européenne fonctionne sur trois « piliers » :
- le premier étant le pilier communautaire défini par le traité de Rome de 1957 ;
-
l'asile et l'immigration relevant du troisième pilier de l'Union européenne « Justice et affaires intérieures », qui fonctionnera en coopération intergouvernementale (accords, donc unanimité des EM).
Seuls deux domaines relatifs à la politique des visas trouvent droit de cité dans le traité instituant la Communauté européenne au titre de l'article 100 C.
Le traitement dans ce cadre intergouvernemental d'un objectif communautaire, la libre circulation des personnes, a fait l'objet d'une remise en cause lors de la négociation du traité d'Amsterdam qui a abouti au transfert des politiques d'asile et d'immigration dans le premier pilier et donc à leur « communautarisation ».
Les traités d'Amsterdam en 1997 (1.), puis, après l'échec de l'adoption d'un traité établissant une Constitution européenne, de Lisbonne en 2007 (2.), permettent de« communautariser » les politiques d'asile et d'immigration.
La dialectique est simple : tout en confortant les droits de certains migrants – les résidents de longue durée, les membres de famille des citoyens de l'UE –, les instances de l'UE décident du renforcement des contrôles aux frontières et de la dissuasion à l'immigration.
Dans le traité instituant la Communauté européenne (traité CE appelé le « premier pilier » de l'UE), un nouveau titre IV intitulé « Visas, asile, immigration et autres politiques liées à la libre circulation des personnes ».
Cette « communautarisation » des politiques d'asile et d'immigration s'appuie sur deux mouvements :
- l'attribution de compétences permettant l'adoption de règles communes dans les domaines de la gestion des frontières extérieures, de la politique d'asile et de la politique d'immigration ;
- l'intégration de l'acquis de Schengen dans l'Union européenne par le biais d'un protocole additionnel.
Les mesures prises relèvent du droit communautaire : elles impliquent l'intervention des institutions de l'Union (Commission européenne, Parlement européen, Conseil des ministres dans sa formation Justice et affaires intérieures - JAI, Cour de justice) et l'application des procédures prévues par le traité.
Dans ce cadre, le « troisième pilier » géré par le traité sur l'Union européenne est maintenu, mais ne traite plus que de la coopération policière et judiciaire pénale - notamment du Système d'information Schengen.
Actualité :
https://www.touteleurope.eu/les-pays-membres-de-l-espace-schengen/
Après l'échec de l'adoption du traité établissant une constitution pour l'Europe, le traité de Lisbonne parachève le mouvement de « communautarisation » des politiques migratoires. Formellement cela devient des politiques de l'UE (« unionisation » ?) car la CE disparaît au profit de l'UE.
Entré en vigueur le 1er décembre 2009, il unifie et simplifie le chapitre V du TFUE l'espace de liberté, de sécurité et de justice en y intégrant la coopération policière et judiciaire pénale, et en assurant le rétablissement de la procédure législative communautaire normale avec renforcement du rôle du Parlement européen (majorité qualifiée et la codécision).
Le traité de Lisbonne modifie les mesures en matière d'asile, qui sont passées de l'établissement de normes minimales à la création d'un système commun comportant un statut et des procédures uniformes qu'on dénomme le Régime d'asile européen commun (RAEC) :
- un statut uniforme d'asile ;
- un statut uniforme de protection subsidiaire ;
- un système commun de protection temporaire ;
- des procédures communes pour l'octroi et le retrait du statut uniforme d'asile ou de protection subsidiaire ;
- des critères et mécanismes de détermination de l'État membre responsable de l'examen d'une demande ;
- des normes relatives aux conditions d'accueil ;
- le partenariat et la coopération avec des pays tiers.
L'article 80 du TFUE prévoit également le principe de solidarité et de partage équitable de responsabilités entre les EM, y compris les coûts financiers.
En outre, avec le traité de Lisbonne, la acquière la même valeur que les deux traités.
Si les traités sur l'UE attribuent compétence à l'Union européenne dans le domaine d'asile et d'immigration, ils sont en revanche peu explicites sur les objectifs de la politique à mettre en oeuvre. Ces derniers sont définis par le Conseil européen, réunions des chefs d'États et de gouvernements, qui a acquis une reconnaissance juridique avec le traité de Lisbonne. Le Conseil européen définit régulièrement en lien avec la Commission des programmes pluriannuels en la matière.
Le Conseil européen adopte à intervalle régulier, tous les cinq ans, un programme pluriannuel déterminant les orientations de la politique migratoire de l'Union européenne.
- Le premier programme a été adopté à l'occasion du Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999.
- Le second programme a été adopté lors du Conseil européen de Bruxelles les 4 et 5 novembre 2004 sous l'appellation de « Programme de La Haye ».
En 2004, création de l'agence FRONTEX (agence européenne de protection des frontières extérieures) qui a une mission d'assister les États membres dans l'interpellation et de renvoi des migrants aux frontières extérieures de l'UE.
- Enfin, le troisième programme pluriannuel, 2010 - 2014, a été adopté lors du Conseil européen des 10 et 11 décembre 2009 sous présidence suédoise ; il porte ainsi le nom de « Programme de Stockholm ».
Ce programme de Stocklom a réaffirmé « l'objectif consistant à établir un espace commun de protection et de solidarité fondé sur une procédure d'asile commune et un statut uniforme pour les personnes bénéficiant d'une protection internationale ».
+ nécessité d'encourager une véritable solidarité avec les États membres soumis à des pressions particulières et le rôle important que devrait jouer le nouveau Bureau européen d'appui en matière d'asile (EASO) devenue depuis l' European Asylum Support Office (EUAA).
Les 26 et 27 juin 2014, le Conseil européen a adopté les « orientations stratégiques de la programmation législative et opérationnelle dans l'espace de liberté, de sécurité et de justice» pour la période 2014-2020.
=> Il ne s'agit plus ici d'un programme, mais de lignes directrices visant à assurer une « approche globale de la migration», utilisant au mieux la migration légale, offrant protection à ceux qui en ont besoin, luttant contre la migration irrégulière et gérant les frontières avec efficacité.
L'adoption des nouvelles orientations stratégiques, envisagée pour la réunion du Conseil européen de mars 2020, a été reportée en raison de la pandémie de Covid-19.
En mai 2015, la Commission a publié l'agenda européen en matière de migration.
- Cet agenda proposait des mesures immédiates pour faire face à la situation de crise qui régnait en Méditerranée, ainsi que des actions à entreprendre pour mieux gérer les migrations dans tous leurs aspects.
- Pour faire face à la pression migratoire : création de l’approche «hotspots», partagé par l’EASO, l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex) et l’Agence de l’Union européenne pour la coopération des services répressifs (Europol)
- contribuer à la mise en œuvre des mécanismes de relocalisation d’urgence de l’Italie et de la Grèce reposant sur la solidarité entre établissements-membres pour un total de 160 000 personnes nécessitant une protection internationale (25 000 en réalité).
Le 6 avril 2016, la Commission a publié ses orientations en matière de migration légale, mais aussi d’asile (communication) :
- réviser la directive « carte bleue »,
- attirer les entrepreneurs innovants dans l’Union,
- se doter d’un modèle plus cohérent et efficace de gestion de la migration légale au niveau de l’Union en procédant à une évaluation du cadre existant, et renforcer la coopération avec les pays d’origine clés, en vue de garantir des voies d’accès légales à l’Union,
- améliorer le taux de retour des personnes qui n’ont pas le droit de rester sur son territoire.
L’évolution des politiques est surveillée par le réseau européen des migrations (EMN), créé en 2008 en tant que réseau européen rassemblant des experts dans les domaines des migrations et du droit d’asile provenant de tous les États membres, qui travaillent ensemble afin de fournir des informations sur les politiques d’immigration.
Dans le cadre de l’agenda européen en matière de migration, une réforme des instruments législatifs du RAEC devait avoir lieu mais cela n’a pas abouti faute de consensus et de blocage des pays de Visegrad.
- L’échec des négociations du « Paquet asile ».
S’agissant de la dimension extérieure, la Commission a proposé en 2011 une approche globale de la question des migrations et de la mobilité :
- l’Union doit mener ses dialogues politiques et sa coopération avec les pays tiers en s’appuyant sur des priorités clairement définies ;
- politique générale de l’Union en matière d’action extérieure et couvre notamment la coopération au développement.
Ses principaux objectifs consistent à mieux organiser la migration légale, à prévenir et combattre la migration illégale, à maximiser les effets de la migration sur le développement et la mobilité et à promouvoir la protection internationale.
En mars 2016, le Conseil européen et la Turquie ont adopté un accord, sous forme d’un communiqué de presse, pour couper les flux des migrants / réfugiés transitant par les iles grecques via la Turquie la Turquie pour gagner l’Europe.
La déclaration UE-Turquie indique que tous les nouveaux migrants et demandeurs d’asile arrivant de Turquie sur les îles grecques et dont les demandes d’asile auront été déclarées irrecevables devront être renvoyés en Turquie.
De plus, pour tout Syrien renvoyé en Turquie, un autre Syrien devrait être réinstallé dans l’Union, avec pour contrepartie la libéralisation des visas pour les citoyens turcs et le versement de six milliards d’euros au titre de la facilité en faveur des réfugiés en Turquie jusqu’à la fin 2018.
En février 2020, la Turquie a menacé de suspendre l’application de la déclaration, ce qui a eu des répercussions en Grèce, qui a suspendu le droit d’asile et bloqué un grand nombre de migrants à ses frontières; de nombreux refoulements en mer Égée ont également été rapportés.
Source : Agence France-Presse
En mars 2020, la Turquie a suspendu la réadmission des personnes rapatriés depuis les îles grecques en raison de la pandémie, tandis que l’Union s’efforce actuellement de la convaincre, au plus haut niveau politique, de reprendre les réadmissions.
- La déclaration UE-Turquie pourrait servir de modèle à de futurs accords de coopération entre l’Union et des pays d’Afrique du Nord, bien que la compatibilité des mesures prévues par la déclaration avec le droit européen et international des réfugiés et avec les normes en matière de Droits de l’homme soit discutable.
- négociation d’accords de réadmission qui permettent à un Etat de renvoyer vers un autre Etat un migrant, dans le cadre du processus de Rabat puis de Khartoum ; en contrepartie d’une aide au développement, les Etats d’émigration acceptent de « reprendre » leurs nationaux, voire des étrangers ayant transité par ce pays.
En septembre 2020, la Commission européenne a publié ce nouveau pacte.
Les propositions de la Commission s’articulent autour de trois principaux axes : le renforcement des frontières extérieures, un partage plus équitable des responsabilités et de la solidarité, et le renforcement de la coopération avec les pays tiers.
Il vise à intégrer la procédure d’asile dans la gestion globale des migrations, en l’associant au contrôle préalable et au retour, et couvre également la gestion des frontières extérieures, un renforcement de la prospective, la préparation et la réaction aux crises assorties d’un mécanisme de solidarité et les relations extérieures avec les principaux pays tiers d’origine et de transit.
Il comprend une recommandation de la Commission visant à mettre en place des voies d’accès légales complémentaires à la protection, telles que la réinstallation et d’autres formes d’admission humanitaire comme des programmes de parrainage communautaire, mais aussi des voies d’accès liées à l’éducation et au travail.
Le « Pacte pour la migration et l’asile » est composé d’une communication générale et de cinq propositions législatives.
Trois nouveaux règlements sont proposés :
-
un règlement introduisant une procédure de filtrage (« screening ») aux frontières extérieures de l’Union afin de procéder rapidement à des vérifications d’identité, de sécurité et de vulnérabilité avant d’orienter le ressortissant de pays tiers vers la procédure la plus adaptée ;
-
un règlement établissant un cadre de gestion de l’asile et de la migration, qui a vocation à remplacer le règlement Dublin afin d’assurer un plus juste équilibre entre les principes de responsabilité et de solidarité qui doivent présider l’Europe de l’asile ;
-
un règlement de gestion des situations de crises et de force majeure devant permettre de répondre à des situations imprévisibles et d’urgence par le biais d’aménagements procéduraux et de réponses solidaires.
Par ailleurs, deux ajustements de textes existants sont prévus par la Commission :
-
Une proposition amendée du règlement « Eurodac » devant permettre une information plus complète sur les demandeurs d’asile et une meilleure appréhension des mouvements secondaires avec des données par individu et non plus seulement par demande ;
Une proposition amendée de règlement sur la procédure commune d'asile, introduisant notamment les nouvelles procédures à la frontière (procédures d’asile et de retour à la frontière).
Le Pacte comprend en outre plusieurs textes non législatifs (recommandations sur la gestion des crises, sur les réinstallations et voies légales d’entrée, sur les sauvetages en mer, sur la prévention de l’aide à l’entrée irrégulière) et prévoit que les acquis des négociations initiées en 2016 sur certains instruments législatifs sont maintenus. Cela concerne le règlement « Qualification », le règlement « Réinstallation », la directive « Accueil », le règlement sur l’Agence de l’asile ainsi que la directive « Retour ».
Il appartient désormais au Parlement européen et au Conseil de l’Union européenne de les examiner. Les discussions au Conseil qui ont été initiées, tant à niveau technique que politique, par la Présidence allemande du Conseil de l’UE lors de la publication du Pacte se poursuivent.
-
Actualité de l’adoption du pacte (Toute l'Europe, février 2023) : « Malgré des négociations laborieuses entre Etats, le Parlement européen et les pays qui ont récemment présidé ou présideront le Conseil de l’UE d’ici aux élections européennes de mai 2024 (de la France à la Belgique) se sont engagés début septembre à finaliser ce Pacte pour février 2024. Les négociations entre Conseil de l’Union européenne et Parlement européen devraient alors commencer d’ici la fin de l’année 2022. En outre, les ministres de l’Intérieur réunis en Conseil le 25 novembre 2022 ont endossé un “plan d’action” en 20 points de la Commission, destiné à lutter contre l’immigration illégale via la Méditerranée ».
Partager : facebook twitter google + linkedin