A la migration succède la sédentarisation des peuples « barbares » : au V
ème siècle, naissent en effet sur le territoire de l'ancien Empire romain plusieurs royautés. Une nouvelle scène politique se met en place en Occident. Les anciennes provinces romaines sont désormais contrôlés par des chefs barbares, qui après avoir servi les derniers représentants de l'autorité romaine, affirment leur autonomie. Le processus est identique en Gaule, en Italie, dans la péninsule ibérique, en Angleterre, en Europe centrale, etc.
L'exemple gaulois nous intéresse ici particulièrement. Sur ce territoire, le roi de Tournai, Clovis (481-511), va durant un règne d'une trentaine d'années étendre son royaume à la quasi-totalité de la Gaule antique et mettre en place une monarchie puissante et reconnue. La dynastie mérovingienne est installée pour deux siècles et demi.
Ce succès est en partie dû à l'assimilation des modèles antérieurs (barbare d'un côté et romano-chrétien de l'autre), gages de légitimité. Le gouvernement mérovingien a aussi mis en œuvre des moyens qui reposent essentiellement sur la force des réseaux (laïcs comme ecclésiastiques) que la royauté s'emploie à tisser autour d'elle. Cependant, la compétition politique à laquelle se livrent royauté et aristocratie annihile tout espoir de construction institutionnelle pérenne. En 751, affaiblie, la dynastie mérovingienne cède la place, non sans laisser un héritage institutionnel.
Il s'agit ici de souligner le contraste avec les conceptions romaines. Persistent à l'époque mérovingienne des formes anciennes de gouvernement étrangères à la notion de chose publique. En effet, une conception très patrimoniale du pouvoir a la vie dure.
Le pouvoir franc n'a pas trouvé ses théoriciens comme à Rome où les concepts d'imperium, de res publica, etc., permettaient d'expliquer et de légitimer l'action politique. Tout au plus trouve-t-on quelques allusions dans les lois barbares mises par écrit dès la fin du IVème siècle. Quand bien même adopte t-il, au contact de la romanité, quelques pratiques impériales, le pouvoir franc reste très attaché à ses racines traditionnelles.
Les actes de la pratique et les récits laissés par les contemporains permettent de comprendre la nature du pouvoir.
Le pouvoir s'exerce de façon globale, sans distinction. L'exercer, c'est tout autant juger, mener une campagne militaire, dire le droit, etc. Dans ce cadre, les classifications romaines sont inopérantes.
Deux termes cependant, d'origine germanique et latinisés, permettent de circonscrire grossièrement la nature et l'exercice du pouvoir franc.
Le ban, bannus (ou bannum selon les textes), sert à désigner le pouvoir de commandement du chef dans sa globalité : ordonner, interdire, contraindre, juger. Ce pouvoir hérité du monde germanique, mêlé de vestiges de l'imperium offre au roi franc des prérogatives très variées : il peut convoquer l'ost (c'est-à-dire mobiliser une armée), lever des impôts, réclamer toute sorte de services, produire des capitulaires (des textes de lois portée générale ; le capitulaire tire son nom des capitula, chapitres, qui le composent).
Ne pas respecter le ban est lourd de conséquences, allant de l'amende à l'exclusion (le forbannissement, privant le forbanni ou forban de toute protection).
Le mundium (ou mainbour) fait aussi référence à l'autorité mais plus encore à la notion de puissance protectrice que le roi doit de façon générale aux sujets. Il peut également accorder cette sécurité spéciale aux membres de son entourage ou à certains établissements monastiques. En cas de violation de cette protection, les victimes bénéficient d'un recours direct au roi pour assurer leur défense ; la composition sera aussi plus lourde pour l'agresseur.
C'est ici, sans doute, que le bât blesse pour la dynastie mérovingienne. Domine en effet ce caractère patrimonial du pouvoir qui la condamne.
Conquérants, les rois mérovingiens n'ont cependant pas su mettre à l'abri les territoires ainsi gagnés. Le royaume, ensemble de pays conquis, reste considéré comme appartenant en propre au roi. On se rend compte ici de la distance qui sépare cette conception de la notion moderne d’État. Le regnum francorum est l'un des éléments du patrimoine privé du roi ; lorsque ce dernier disparaît ce royaume connaît le même sort que ses autres biens et obéit aux règles du partage successoral. Dès la mort de Clovis on assiste en effet à une division en cascade du territoire en autant de royaumes qu'il y a de descendants. On suit ici simplement les recommandations de la loi des Francs Saliens ou loi salique (art. 62) ordonnant que la terre des ancêtres ou terra salica soit partagée, de façon égale entre les fils.
Les héritiers s'engagent alors dans une compétition permanente et fratricide, comme en témoignent les incessantes évolutions du territoire de la Gaule entre le VIème et le VIIIème siècle. Dès le partage du royaume de Clovis en 511 entre ses quatre fils, la situation se complique.
La force des divisions finit par compromettre l'avenir même de la dynastie mérovingienne, constamment partagée entre l'esprit de conquête et la nécessité du partage. L'apparat juridique romain utilisé dans la pratique du pouvoir ne fait qu'habiller artificiellement des pratiques politiques incompatibles avec l'unité d'un grand royaume ; cette dernière, toujours éphémère, n'est permise finalement que sous des règnes autoritaires et meurtriers, tels ceux au VIIème siècle, de Clotaire Ier ou de Dagobert. Notons toutefois que quatre ensembles territoriaux, aux frontières mouvantes, finissent tout de même par se dessiner : l'Austrasie, La Neustrie, la Bourgogne et l'Aquitaine.
Nous avons souligné dans la leçon 1 l'importance des liens d'homme à homme existant dans la tradition germanique. Nous en retrouvons l'esprit durant le haut Moyen Âge, renforcé par le serment de fidélité. Le recours aux assemblées témoignent lui aussi de la permanence d'un rapport privilégié entretenu entre le chef et le plus grand nombre des hommes.
On entretient durant l'époque mérovingienne la force des liens personnels unissant le roi à ses militaires mais également à l'ensemble des hommes libres. Cette relation repose sur le serment de fidélité.
Notons que la notion de serment n'est pas complètement absente du monde romain, puisque les sources antiques rapportent des cas de serments publics lorsque le pouvoir impérial tendait à se personnaliser (on relève des exemples sous Auguste déjà).
Le serment de fidélité est, semble t-il, réclamé à l'ensemble des hommes libres. Par exemple, Grégoire de Tours fait allusion au serment que le peuple doit prêter au roi montant sur le trône. Le formulaire de Marculf (recueil d'actes juridiques rassemblé aux VIIème-VIIIème siècles) évoque en effet ce leudesamio ou leudesamium, qui doit être prêté par tous les hommes libres (appelé les leudes, notion qu'on retrouve aujourd'hui dans le terme allemand « Leute », les gens), quelle que soit leur origine (« tant Francs que Romains, Burgondes que toute autre nation »).
Tx.Marculf, Formule I,40 (Trad. J. Imbert, M. Boulet-Sautel, G. Sautel, Histoire des Institutions et des faits sociaux, Textes et documents, tome 1, Paris, 1957, p. 323) :
« Comment le serment de fidélité est prêté au roi. — un tel roi, à un tel, comte. Comme nous avons prescrit, avec le consentement de nos grands, que notre glorieux fils, un tel, serait roi dans notre royaume, un tel, nous ordonnons que vous fassiez convoquer et rassembler en des lieux convenables, par les cités, villages et châteaux tous les habitants de vos pagi, tant Francs, Romains qu'appartenant à toute autre nation, pour qu'en présence de notre missus, un tel, homme illustre, adressé par nous, dans ce but, ils aient à promettre et à jurer fidélité à notre fils éminent et à nous, ainsi que le leudesamio sur les [reliques des] saints et les gages que nous avons envoyé à cet effet ».
Marculf, Formule I, 8 (Trad. J. Imbert, M. Boulet-Sautel, G. Sautel, Histoire des institutions et des faits sociaux, Textes et documents, tome 1, Paris, 1957, p. 340) :
« Charte de duché, de patriciat ou de comté. — La perspicacité de la clémence royale est louée dans sa perfection pour ce qu'elle sait choisir entre tous les sujets ceux que distinguent leur mérite et leur vigilance et il ne convient pas de remettre une dignité judiciaire à quiconque avant d'avoir éprouvé sa foi et son zèle. En conséquence, comme il nous semble avoir trouvé en toi, foi et efficacité, nous t'avons confié la charge du comté, du duché ou du patriciat, dans tel pays, que un tel, ton prédécesseur, paraît avoir assumée jusqu'à présent, pour l'assumer et la régir, en sorte que tu gardes toujours une fois intacte à l'égard de notre gouvernement, et que tous les peuples habitant là — tant Francs, Romains, Burgondes que toute autre nation — vivent et soient administrés par ta direction et ton gouvernement et que tu les régisses par droit chemin, selon leur loi et coutume, que tu apparaisses le grand défenseur des veuves et des orphelins, que les crimes des brigands et des malfaiteurs soient sévèrement réprimés par toi, afin que les peuples vivant dans la prospérité et dans la joie sous ton gouvernement aient à demeurer tranquilles ; et que tous ce que dans cette charge l'autorité du fisc est en droit d'attendre que tu l'apportes toi-même, chaque année, à nos trésors ».
Le roi entretient également avec ses guerriers une relation personnelle très forte qui repose sur le Gefolgschaft (c'est-à-dire la suite) du monde germanique : en échange de sa protection et de la victoire, les militaires accordent au roi un soutien militaire sans faille. Ces liens reposent eux aussi sur un serment de fidélité.
Plus resserrés encore sont les liens entre le roi et sa garde rapprochée, la Truste (dont la racine se retrouve dans le verbe anglais « to trust », faire confiance) composées d'hommes d'élite, les antrustions, qui en plus du serment évoqué ci-dessus se livre à un rite de soumission par les mains, la commendatio, par lequel ces hommes offrent un dévouement total à leur chef.
Ces rapports interpersonnels, faits de fidélité et d'amitié jurée sous-tendent les structures politiques. Durant l'époque mérovingienne, le pouvoir royal s'appuie largement sur les réseaux qu'ils tissent avec une élite aussi bien barbare que gallo-romaine ; une différence qui par le jeu des alliances et des mariages tend à disparaître au cours du VIIème siècle pour donner naissance à une noblesse dont la solidité repose sur ses rapports au pouvoir royal, mais aussi sur sa supériorité guerrière et sa richesse.
L'intervention dans la vie politique du peuple se manifeste essentiellement à l'occasion du plaid (placitum).
Réunis à différents moments de l'année, ces plaids offrent l'occasion de discuter les orientations politiques du royaume, en présence des grands, laïcs (comtes, ducs, famille du roi) comme ecclésiastiques (évêques, abbés), eux-mêmes accompagnés de fidèles composant leur clientèle. Le plaid montre que le pouvoir n'est pas un exercice solitaire et sans limites. Il suppose l'engagement, non pas du peuple tout entier mais de ses éléments représentatifs. Permettant de resserrer les liens de fidélité, une telle assemblée politique est aussi l'occasion de tester les compétences et le charisme du roi. Conseiller ou contrôler le monarque, là est l'enjeu.
Parmi les temps forts, notons l'assemblée qui se tient au printemps, le Champ de Mars, permet de passer en revue tous les hommes libres en armes, avant d'entamer les campagnes militaires. Si l'on reste ici fidèle à une tradition germanique, il faut rappeler toutefois qu'à Rome l'habitude est prise dès les premiers temps de rassembler le peuple en armes, précisément sur le Champ de Mars, au bord du Tibre. On sait aussi quel profit les généraux romains du Bas-Empire tiraient de l'acclamation de leurs troupes pour prendre le pouvoir impérial.
Durant l'époque mérovingienne, ce procédé de la consultation est utilisé au moment de la rédaction des lois nationales barbares, au début du VIème siècle. Conscients d'imiter une pratique héritée du pouvoir impérial valorisant la loi écrite, il ne s'agit pas cependant pas pour les rois barbares ne manifester ici la seule volonté du prince, dans la pure tradition du Bas-Empire. En effet, les préambules de ces lois rappellent le rôle joué par les grands dans le processus d'élaboration, intermédiaires entre le peuple et le monarque. Les premières lignes de la loi salique et de la loi des Burgondes font clairement allusion à la notion de pacte entre le roi et l'élite qui le conseilla. Le préambule du Bréviaire d'Alaric, promulgué par le roi wisigoth en 506, rappelle aussi de quelle manière les évêques et l'aristocratie gallo-romaine d'Aquitaine furent associés au choix des textes retenus dans le Bréviaire.
Un autre type de réunion se rapproche de ce modèle : le concile.
S'y rassemblent les évêques pour évoquer des problèmes touchant essentiellement au dogme chrétien et à la discipline ecclésiastique mais assiste très souvent le roi et d'autres laïcs qui peuvent s'y exprimer. Par exemple, le concile d'Orléans de 511, premier grand concile de l'époque franque convoqué par Clovis et rassemblant 32 évêques, en témoigne.
Tx.Préambule du concile d'Orléans, 511 (J. Gaudemet, B. Basdevant, Canons des conciles mérovingiens, Paris, 1989, tome 1, p. 71) :
« A leur seigneur, fils de l’Église catholique, le très glorieux roi Clovis, tous les évêques à qui vous avez mandé de venir au concile. Puisque si grand est le souci de la foi glorieuse qui vous incite à honorer la religion catholique, que vous avez, par estime pour l'avis des évêques, prescrit que ces évêques se réunissent pour traiter des questions nécessaires, c'est conformément à la consultation et aux articles voulus par vous que nous faisons les réponses qu'il nous a paru bon de formuler. De la sorte, si ce que nous avons déterminé est aussi reconnu juste à votre jugement, l'approbation d'un si grand roi et seigneur confirmera que doit être observée avec une plus grande autorité la sentence d'un si grand nombre d'évêques ».
Le nombre de conciles tenus aux VIème et VIIème siècles et la variété des questions qui y sont traitées, attestent l'importance autant religieuse que politique de ce type d'assemblée. Lorsque les sources sont suffisamment complètes, elles permettent d'apprécier l'évolution du rapport de force entre un roi cherchant à contrôler l’Église et des évêques jaloux de leur indépendance.
Depuis longtemps au contact de l'Empire qu'ils combattent ou qu'ils intègrent finalement, les peuples barbares ont recueilli à sa disparition en 476 son héritage. Reproduire ses méthodes de gouvernement offre aux nouvelles royautés un surplus de légitimité. Les Francs comprennent aussi rapidement tout l'intérêt qu'il y a à devenir chrétiens.
Clovis illustre parfaitement cette intégration. Son père, Childéric, plus encore : roi salien de la région de Tournai, il collabore dans les années 460 avec les derniers généraux romains contre les Burgondes et les Wisigoths. Sa sépulture découverte en 1653 à Tournai témoigne de cette double identité. Roi germanique servant l'armée romaine, fidèle à ses origines il est enterré avec ses chevaux, mais le manteau rouge (paludamentum maintenu par une fibule d'or) dont son corps est revêtu est bien celui d'un général romain.
Illustration de cette double culture : l'anneau sigillaire de Childéric trouvé dans sa tombe, le représentant portant les cheveux longs du chef germanique, le fameux manteau et la cuirasse romaine. Source : Gallica - domaine public.
En savoir plus :
Ce qu'il reste du contenu du tombeau de Childéric est aujourd'hui bien maigre, victime de déplacements, de vols et de pertes. Cf M. Kazanski, P. Périn, Patrick. "Mobilier funéraire de la tombe de Childéric Ier. Etat de la question et perspectives”,
Revue archéologique de Picardie n°3-4. 1988, pp.13-38.
Les pièces restantes se trouvent aujourd'hui au Cabinet des médailles et antiques de la Bibliothèque nationale de France:
Une lettre de l'évêque de Reims Rémi adressée à Clovis, quand ce dernier succède à son père en 481, fait allusion à l'héritage reçu en lui rappelant qu'il a « pris en charge l'administration de la Belgique Seconde », l'une des provinces romaines. Il remarque ensuite que Clovis « a commencé d'être ce que [ses] parents ont toujours été ». Le ton employé est celui d'un évêque gallo-romain, sachant qui possède le pouvoir. Un soutien mutuel est ici recherché, avec l'espoir (bientôt satisfait) que Clovis abandonne ses croyances païennes pour embrasser la religion chrétienne. A nouveau, les différents ordres, spirituel et temporel, vont se rencontrer.
Son règne marque en effet le retour de l'unité en exploitant différents héritages.Dans le droit fil de la tradition franque, Clovis s'avère être un chef particulièrement efficace, éliminant tous ses opposants et repoussant les limites de son royaume à la quasi-totalité de la Gaule romaine. Il défait le dernier représentant autoproclamé de Rome Syagrius (appelé aussi « Roi des Romains » par Grégoire de Tours), soumet la Belgique Première et sa capitale, Trèves, conquiert l'Aquitaine en repoussant ses occupants wisigoths vers l'Espagne. Un mariage avec Clotilde, la fille du roi des Burgondes, lui assure en outre la coopération de ces derniers.
Le récit que donne Grégoire de Tours au VIème siècle de l'entrée triomphante de Clovis dans sa ville est éclairant, livrant un exemple d'acculturation réussie.
Tx.Grégoire de Tours, Histoire des Francs, trad. R. Latouche, Paris, tome 1, 1963, p. 66 :
« Il [Clovis] reçut dans cette ville [Tours] les lettres de l'empereur [d'Orient] Anastase qui lui conférait le titre de consul. Il se revêtit dans la basilique de Saint-Martin de la tunique de pourpre et de la chlamyde, et plaça le diadème sur sa tête. Ensuite, étant monté à cheval, il parcourut tout le chemin qui se trouve entre la porte du vestibule de la basilique et l'église de la ville, distribuant largement à la foule assemblée, et de sa propre main, une grande quantité de pièces d'or et d'argent ; dès lors, il reçut le nom de consul et d'Auguste ».
Que l'auteur de ce texte, évêque et notable gallo-romain, reconnaisse en Clovis le continuateur de la romanité montre une récupération réussie du modèle politique antérieur. D'autres témoignages le rejoignent sur ce plan-là (le poète Venance Fortunat par exemple).
Les rois eux-mêmes prennent un soin particulier à entretenir et récupérer cet héritage. La posture de Clovis ne tient pas du hasard, pas plus que le vocabulaire figurant dans les actes de ses successeurs. Sont opportunément employés les termes de princeps, exerçant l'imperium, jouissant de l'auctoritas dans des documents qualifiés pompeusement par leurs auteurs de decretum, de praeceptio et d'edictum. Les victoires militaires ne suffisent pas seules à légitimer le pouvoir des rois barbares. La conquête armée doit être soutenue par des principes offrant aux rois germaniques un surplus de légitimité. La terminologie romaine leur permet ainsi de préciser les contours de fonctions traditionnelles que l'on tend à magnifier : rendre la justice, dire le droit, non pas dans l'intérêt et de la volonté seule du monarque, mais pour servir l'intérêt général.
La réutilisation du droit romain est ici remarquable et singulière : alors que cette source servit (et servira encore ensuite, à partir du XIIème siècle) à justifier le pouvoir exclusif du prince, on l'invoque souvent pour rappeler l'utilitas, ou bien les fondements populaires de la loi, à laquelle le monarque se soumet volontairement, tout comme il doit à la fois respecter et garantir la justice. Nous sommes bien loin de l'adage « Princeps legibus solutus est » défini par Ulpien. Fidèles à leurs racines, les rois mérovingiens trouvent dans le droit romain les moyens de justifier leur mission, de garantir leur légitimité et de préserver la confiance du peuple ; c'est une question de prudence politique ménageant les élites participant au gouvernement.
En savoir plus : L'acculturation des peuples germaniques
L'implantation des Francs est favorisée par un autre évènement majeur : le baptême de Clovis (fin Vème ou début VIème siècle) scellant l'alliance du pouvoir royal et de l’Église catholique. Mais une question d'équilibre se pose rapidement : qui est au service de l'autre ? Alors que le roi compte utiliser l’Église comme un levier politique, l'épiscopat gaulois et la papauté n'ont de cesse de rappeler au monarque sa responsabilité, Écritures à l'appui.
Rapporté par plusieurs sources forçant quelque peu le trait sur les convictions profondes de Clovis et de ses soldats (plus de 3000 hommes auraient ce jour été baptisés !), cet acte lui permet d'obtenir le soutien de l'aristocratie gallo-romaine, riche et chrétienne ; soutien d'autant plus ferme que Clovis est le premier chef germanique à ne pas adopter l'hérésie arienne, contrairement aux Burgondes et aux Wisigoths.
Grégoire de Tours voit alors en lui le nouveau Constantin. En difficulté lors d'une bataille l'opposant aux Alamans, Clovis aurait alors fait la promesse de se convertir si le Christ lui venait en secours. Beau parallèle avec la bataille du Pont Milvius de 312 remporté par Constantin (cf. leçon 1).
Clovis semble en outre attentif à entretenir la tradition et apparaître comme le continuateur et le détenteur de l'autorité. Les sources sont claires : tous, gallo-romains comme empereur d'Orient (par nécessité militaire et opportunisme), le considère comme le dépositaire légitime de la puissance romaine.
L'apparence est sauvegardée mais notons que l'exercice du pouvoir rapproche finalement derniers empereurs romains et premiers rois francs : celui d'un chef d'une monarchie militaire devant s'assurer de la précaire fidélité de l'armée et de ses réseaux de fidélité. La victoire militaire semble à ce stade prédominer sur les notions de Res publica et d'intérêt général.
La conversion des rois francs, sincère ou politique, alimente et rend plus complexe la réflexion sur la nature du pouvoir royal. Le roi étant désormais chrétien, que peut-il tirer de cette religion et qu'attend-on de lui ? Qu'attend surtout l'aristocratie gallo-romaine dont sont issus la très grande majorité des évêques ? Que le roi se considère au service de la religion ou qu'il l'utilise leur importe évidemment.
Les récits et la législation mérovingienne aborde de différentes façons le rapport du monarque à l’Église. Deux partis vont constamment s'affronter bien au-delà même de la période mérovingienne, et interpréter différemment les Écritures, la patristique et la production pontificale. Il s'agit de préciser ce que suppose une royauté désormais chrétienne.
Les rois de l'Ancien Testament incarnent un idéal de justice et de concorde, mais aussi d'humilité et de générosité, image que les premiers rois mérovingiens ne vont utiliser qu'avec parcimonie, préférant encore exploiter au VIème siècle, tant que le contexte politique le permet, la doctrine impériale.
Le changement s'opère fin VIème-début VIIème siècle, signe sans doute d'une pression plus ferme exercée par l’Église, par l'intermédiaire du pape et des évêques. Désormais l'image de David, roi pétri d'humilité et de sagesse, est jugée commode pour rappeler au monarque ses obligations dans l'exercice du pouvoir et surtout son devoir de soumission. De la même manière, la prière de Salomon (Rois, 1, 8), roi au service de son Dieu et de son peuple, est opportunément lue en ce sens.
Tout l'enjeu porte sur la mission chrétienne du roi et ses manifestations. Les édits royaux et les actes des conciles permettent d'observer l'idée que l'on se fait de cette mission et surtout des moyens que l'on veut bien lui allouer. Concrètement, que suppose une telle responsabilité royale ? S'agit-il d'une soumission, d'une collaboration, ou bien plus simplement de la direction des affaires religieuses ? Roi, pape, évêques comprennent différemment cette médiation royale entre les hommes et la divinité.
On peut suivre dans les sources l'évolution de cette mission chrétienne que d'un côté entend développer le roi et que de l'autre l'épiscopat tente de cantonner dans un périmètre strictement temporel. En 585, Clotaire Ier considère sa fonction comme complémentaire de ses évêques. Dans une lettre adressée à Clotaire II vers 600, le roi est qualifié de ministre de Dieu. L'auteur de cette lettre s'appuie ici sur un passage de l’Épitre de saint Paul aux Romains (XIII, 1-4) repris à l'envi à l'époque carolingienne. Se réveille aussi le souvenir d'anciennes controverses et de querelles entre les empereurs et les pontifes du Bas-Empire (voir celle opposant entre l'empereur Théodose Ier à Ambroise de Milan, ou bien relire la lettre du pape Gélase adressé à l'Empereur d'Orient Anastase ; cf. leçon 1). Les mêmes arguments alimentent les rapports de force entre prince et évêques du haut Moyen Âge.
Le monarque doit ainsi, dans sa mission de conduite du peuple vers le Salut et étant lui-même exemplaire, punir ceux que les prêtres n'auront pu corriger par la prédication. Le roi est donc un serviteur (c'est le sens du mot minister) de l’Église. La doctrine insiste sur ce rôle, en Gaule comme ailleurs : le pape Grégoire le Grand au VIème siècle, Isidore de Séville au VIIème siècle, définissent de leur côté les contours de la mission chrétienne de la royauté, insistant sur la nécessaire collaboration des deux hiérarchies, spirituelle et temporelle. Leur témoignage, l'un provenant de Rome, l'autre de la péninsule ibérique, territoires où les rapports au pouvoir sont différents, sont interprétés de diverses manières.
La royauté ne peut se passer du soutien de l’Église mais s'efforce d'en contrôler les cadres. Ses interventions, sans être forcément brutales, sont constantes. Les conciles qui ponctuent l'époque mérovingienne laissent saisir ce subtil rapport de forces. Que les rois eux-mêmes convoquent certains conciles (comme à Orléans en 511 ou en 549) trahit bien leur intention de contrôler la hiérarchie ecclésiastique. Mais les évêques prennent aussi soin de rappeler leur autonomie et la primauté de l'auctoritas épiscopale. On retrouve ici la doctrine de Gélase.
Les conciles du VIIème siècle marquent cependant un basculement dans l'équilibre des pouvoirs. En 614, la royauté semble en effet prendre la main lorsque Clotaire II, parvenu à contrôler la majeure partie du territoire gaulois, réunit à Paris un des plus grands conciles mérovingiens. Dans un climat de défiance, les évêques parviennent à défendre leurs autonomie, notamment en matière d'élection épiscopale, objet des stratégies royales ; mais faisant démonstration d'autorité, Clotaire remet en cause, par un édit promulgué seulement quelques jours plus tard, les canons du concile de 614 (et notamment ceux portant sur l'élection des évêques, si sensible). Le roi mérovingien s'estime investi d'une mission, lui permettant, « au nom du Christ » de légiférer pour l’Église. En 626-627, une étape semble nettement franchie lorsque les évêques réunis en concile à Clichy reconnaissant la supériorité du roi qu'il considère comme un guide, recourent cette fois-ci à l'image prophétique de David.
Parallèlement, apparaissent autour du roi et au niveau local des structures rudimentaires inspiré des modèles antérieurs. Elles supposent pour fonctionner une forte autorité royale et la collaboration de la hiérarchie ecclésiastique.
Innovant ou reprenant des cadres plus anciens, les rois mérovingiens ont développé autour d'eux des structures à deux niveaux. Ils se sont dotés d'un palais, terme désignant le personnel assurant les tâches d'intendance et de gouvernement. Sur le plan local, des rouages furent également mis en place pour relayer l'action royale, tant bien que mal sur la durée.
Prestigieux, ce terme est une allusion commode au mont Palatin, l'une des sept collines de Rome où se trouvait la demeure des empereurs du Haut-Empire. Le palais, ou palatium, à l'époque mérovingienne désigne évidemment moins un édifice qu'un ensemble de fonctions exercées par un personnel choisi. La royauté mérovingienne s'accommode encore mal de la notion de capitale ; si l'on reconnaît dans chaque royaume une cité faisant office de résidence régulière du monarque, l'itinérance de ce dernier, induite par les circonstances et l'esprit de conquête, suppose le déplacement d'un personnel nombreux dans son sillage.
Si les titres peuvent de prime abord faire croire à des fonctions domestiques, tous en fait supposent de hautes responsabilités de gouvernement.
Dans le premier cercle, outre les antrustions, fidèles d'entre les fidèles, s'activent autour du roi clercs et laïcs titulaires d'offices très stratégiques.
Il en est ainsi de la fonction de maréchal (marskalk) appelé aussi, réminiscence d'un titre romain, le comes stabuli (comte des étables ou connétable). Responsable des écuries royales, ce personnage joue un rôle militaire au sein de la cavalerie. Le chambrier (camerarius) connaît une évolution similaire : en passant de la chambre du roi à la garde du trésor (non loin de la chambre justement, camera), il gagne des prérogatives comptables. Le sénéchal (siniskalk), chef des serviteurs, a pour mission l'approvisionnement et la direction du personnel du palais. Apparaissant plus tardivement, le comte du palais est chargé de l'instruction des affaires présentées au tribunal royal. Tous finissent par jouer un rôle considérable au fur et à mesure de l'évolution de leurs attributions.
La plus remarquable des fonctions est sans doute celle de major domus ou maire du palais, dont les titulaires devinrent au VIIème siècle des personnalités de premier plan. Mission à la base de gestion des ressources du palais et d'intendance, elle permet progressivement de servir les intérêts d'une aristocratie qui en fait un moyen de contrôle. Les nombreuses périodes de régence, moments toujours critiques dans la vie politique, ont permis au titulaire de cet office de s'épanouir dans une véritable fonction de pouvoir devenue héréditaire dès la fin VIIème siècle avec Pépin de Herstal, père de Charles Martel. Le maire du palais est partout : il préside le tribunal, gouverne, commande les troupes. Sorte de vice-roi de fait, il exerce effectivement le pouvoir.
Des structures administratives romaines a subsisté une circonscription de base : la civitas servant à définir le comté. Appelé aussi durant l'époque mérovingienne le pagus, c'est un territoire de taille variable (grand comme un ou deux de nos départements actuels) doté d'un chef-lieu qui est aussi souvent le siège de l'évêché.
A la tête de cette circonscription se trouve le comte. Les Mérovingiens se montrent à nouveau assez conservateurs car la fonction est connue à Rome au Bas-Empire. Le comes, compagnon, jouissait de la confiance de l'empereur pour des tâches de gouvernement ou de représentation. Au VIème siècle, c'est un agent du roi devant fidèlement relayer son action au niveau local. Engagé dans des liens de fidélité, les sources supposent en effet que le comte exerce par délégation des prérogatives publiques. Un extrait du formulaire de Marculf (VIIème siècle) cité supra précise en effet que le comte assume un véritable regimen, c'est-à-dire un gouvernement royal. Les fonctions comtales semblent en effet vraiment prolonger la mission royale.
Concrètement, le comte a des attributions larges qui ne connaissent pas nos frontières actuelles. Exercer le pouvoir, c'est exercer tous les pouvoirs. Le comte a donc notamment des attributions fiscales : il est chargé de lever les différents impôts et contributions comme les droits de péage ou de tonlieu. Ses prérogatives sont aussi militaires puisque, pour le roi, il commande aux guerriers et mobilise les hommes libres du pagus. Ses compétences sont judiciaires également. Il convoque et préside le tribunal du mallus, rend les jugements et perçoit le fruit des amendes versées.
Le pouvoir des comtes est donc considérable et dangereux. Il est vrai que ces hommes se sont montrés plus ou moins dociles selon les règnes et les pagi. Très souvent originaires de la région qu'ils administrent, provenant de l'aristocratie locale, leurs intérêts propres peuvent aller à l'encontre de ceux de la royauté. Le roi se trouve cependant contraints de composer avec de tels personnages, ayant besoin et de leur soutien, et de la force de leurs réseaux.
Très souvent issu de l'aristocratie locale, l'évêque est un personnage politique de premier plan : il jouit du soutien d'un réseau puissant et gère un patrimoine foncier parfois conséquent. La royauté doit tenir compte de cette sociologie épiscopale dans ses stratégies de gouvernement.
On voit ainsi les différents rois accorder aux évêques des avantages substantiels leur permettant de s'assurer leur concours dans quelque conquête ou manœuvre politique. Il en est ainsi de l'immunité : ce privilège royal permet de mettre à l'abri de toute intervention laïque un domaine ecclésiastique. Les propriétés épiscopales ont pu ainsi en profiter ; comme d'ailleurs certains établissements monastiques telle l'abbaye de Saint-Denis par exemple. De façon pratique, l'immunité exempte le territoire visé de l'impôt et interdit à tout agent royal de s'y exécuter. A cela s'ajoutent des concessions patrimoniales parfois conséquentes, au risque pour la royauté de perdre le contrôle sur de larges territoires.
L'évêque dispose de compétences qui dépassent largement ses fonctions religieuses et pastorales pour concurrencer les autres agents publics ou pallier leurs insuffisances.
La christianisation accompagnant les conquêtes, l'épiscopat est donc très nettement associé à la politique royale.
En savoir plus : Pour un témoignage archéologique de la christianisation au VIème siècle
Outre sa compétence juridictionnelle (en vertu du privilège du for, il est amené à connaître d'affaires très diverses), l'évêque exerce au sein du diocèse des fonctions très larges, aussi bien municipales que fiscales. Chef du diocèse, il tient également un rôle essentiel dans la gestion administrative du territoire, jouissant d'une puissance relevée des ruines de l'administration romaine qu'il ajoute à son auctoritas. On lui concède même parfois le droit d'intervenir dans le choix des comtes, au nom bien entendu du roi.
La constitution de véritables principautés épiscopales témoigne de la puissance acquise par les évêques, à mesure surtout que la royauté s'essouffle. En effet, d'aucuns évoquent de « véritables républiques épiscopales, dans lesquelles, sous les derniers ou les plus faibles mérovingiens, les prélats sont maîtres de l'administration fiscale et judiciaire, appuyés sur les ressources financières de leurs évêchés » et « disposent aussi des moyens militaires nécessaires pour protéger leur civitas ».
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