Les différents éléments du patrimoine immatériel
1. Le patrimoine immatériel introduit par la comptabilité
Remarque :
Comme l'a justement démontré Pierre Garnier (GARNIER, Pierre. La comptabilité, Algèbre du droit, Méthodes d'observation des phénomènes économiques, Paris : Dunod, 1947), « la comptabilité est l'algèbre du droit »
et c'est à ce titre qu'elle fut la première en mesure de caractériser les différents éléments du patrimoine immatériel des acteurs économiques.
Prenant acte de l'impact considérable de la production immatérielle dans l'économie grâce notamment aux TIC[1], de nouvelles règles de comptabilité ont donc été édictées pour tenter de valoriser et de définir les éléments du capital ou du patrimoine immatériel. Issus des travaux de l'International Accounting Standards Board (IASB), la norme comptable internationale (IAS[3] 38)[2] introduit les actifs immatériels en les comptabilisant comme immobilisations incorporelles. Aux termes de l'IAS 38, une immobilisation incorporelle est « un actif non monétaire identifiable sans substance physique »
. Ces trois critères doivent être réunis pour que la norme puisse s'appliquer. Devant être distingué du goodwill, une immobilisation incorporelle doit, en particulier, être identifiable. Cela signifie que l'actif incorporel doit se trouver dans l'une ou l'autre des circonstances suivantes :
1 – soit il est séparable, c'est-à-dire qu'il peut être séparé ou dissocié de l'entité et être vendu, cédé, concédé par licence, loué ou échangé, soit individuellement, soit en même temps qu'un contrat, un actif ou un passif identifiable lié, que ce soit ou non l'intention de l'entité ;
2 – soit il résulte de droits contractuels ou d'autres droits légaux, que ces droits soient ou non cessibles ou séparables de l'entité ou d'autres droits et obligations.
Autrement dit, le droit comptable valorise ici les actifs protégés par la propriété intellectuelle. D'où l'enjeu majeur qui se joue actuellement sur la protection des activités numériques grâce aux outils juridiques de la propriété intellectuelle, définie également sous le nom de propriété incorporelle.
Le Bureau international des normes comptables, plus connu sous son nom anglais de International Accounting Standards Board (IASB), est l'organisme international chargé de l'élaboration des normes comptables internationales IAS/IFRS. Il remplace, depuis 2001, l'International Accounting Standards Committee (IASC).
Créé en 1973 par le britannique Henry Benson, associé du cabinet d'expertise-comptable Coopers & Lybrand à Londres, l'IASC n'était, à l'origine, qu'un think tank parmi tant d'autres, « dont les membres se préoccupaient de théoriser la comptabilité, de discuter de concepts savants et d'élaborer des normes comptables dans l'indifférence générale »
(Rapport d'information en date du 10 mars 2009 remis à la Commission des finances, de l'économie générale et du plan de L'Assemblée Nationale et présenté par les députés MM. Dominique BAERT et Gaël YANNO, p. 100).
En promulguant le règlement 2002/1606/CE du 19 juillet 2002, la Commission européenne a délégué à l'IASB/IASC le rôle de normalisateur comptable des plus grandes entreprises européennes cotées en bourse. De simple think tank, élaborant des normes dont l'application reposait uniquement sur le bon vouloir des entreprises, par la reconnaissance juridique de l'UE[4], l'IASB/IASC impose, à présent, ces normes comptables internationales (International Accounting Standard (IAS)/ International Financial Reporting Standard (IFRS)) a plus de cent pays. Prenant acte du soutien légal de l'UE, les instances de régulation financières américaines, canadiennes et japonaises ont entamé un processus de convergence de leurs normes comptables nationales vers les normes IFRS. Malgré son statut associatif de nature privée, l'IASC/IASB est en passe de devenir le normalisateur comptable mondial, ce qui n'est, sans poser des problèmes de légitimité démocratique et de transparence, comme le relève, pages 100 et suivantes, le rapport du 10 mars 2009 relatif aux enjeux des nouvelles normes comptables, remis par les députés MM. Dominique BAERT et Gaël YANNO.
2. L'incorporalité et les enjeux économiques du patrimoine immatériel
Rappel :
Pour mémoire, rappelons que la notion d'incorporalité n'est, à présent, plus étrangère ni aux professions libérales, ni au secteur public.
: Jurisprudence
Depuis l'arrêt de la première chambre civile en date du 7 novembre 2000 (arrêt Woessner, Civ. 1ère, 7 nov. 2000, n° 98-17.731, Bull. civ. I, n° 283), la jurisprudence a opéré un revirement validant les opérations de cession de clientèle libérale et par là-même « porté sur les fonts baptismaux » le fonds libéral (REVET, Thierry, 2009, L'incorporalité en droit des biens In L'appréhension par le droit de l'incorporalité : le droit commun est-il apte à saisir l'incorporel ? (Université de Rennes, Acte du colloque du 21 novembre 2008, Paris : Lamy Droit civil, supplément au n° 65, 2009, p.12).
Cela signifie, pour les métiers du droit exerçant en libéral, l'organisation de l'activité à partir d'un fonds libéral, qui, à l'identique du fonds de commerce, est une entité immatérielle composée tant de choses corporelles (équipements du cabinet) que de choses incorporelles (noms, clientèle civile...). De plus, grâce à l'universalité, le fonds est une entité juridique distincte des éléments qui le composent. Ainsi, « les valeurs nouvelles qui procèdent de l'exploitation de l'activité libérale ont pour source une chose immatérielle »
(REVET, Thierry. 2009). En d'autres termes, l'importance croissante des actifs immatériels au sein des établissements libéraux des professionnels du droit, trouve, dans la reconnaissance prétorienne du fonds libéral, un moyen aisé de valorisation ou de patrimonialisation.
A l'instar des professions libérales renonçant au dogme de l'extracommercialité de leurs clientèles, une logique identique conduit l'État à souhaiter tirer bénéfice de son patrimoine immatériel. Cela est clairement explicité dans la lettre de mission adressée, le 16 mars 2006, à la Commission sur l'économie de l'immatériel par le Ministre français des finances et de l'économie et de l'industrie, sous l'axe « Contours et valorisation du patrimoine public immatériel » : « Comme les autres acteurs économiques, l'État détient des actifs. L'État est peut-être plus riche encore que d'autres en actifs immatériels : il est détenteur de licences, de brevets, de fréquences mais aussi de bases d'informations économiques et de savoir-faire reconnus. Or, l'État ne dispose à ce jour ni de mécanismes ni d'une politique destinés à évaluer et à valoriser ces actifs alors que nos partenaires ont engagé la refonte de leurs modes de gestion de leurs actifs, en particulier immatériels. »
(LEVY, Maurice et JOUYET, Jean-Pierre, Rapport de la Commission sur l'économie de l'immatériel, Paris : Documentation Française, 2006, p. 3).
Suite à cette commande ministérielle, Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet ont remis, en novembre 2006, le rapport de la commission sur l'économie de l'immatériel dont l'une des recommandations était « de mettre en place une agence d'appui à la gestion des actifs immatériels »
afin « d'enclencher une dynamique de recensement, de valorisation et d'exploitation des actifs immatériels dans l'ensemble de l'administration »
. (LEVY, Maurice et JOUYET, Jean-Pierre, 2006, p. 117).
Ils poursuivaient en indiquant que « la mission a pu, en quelques mois, juger de l'importance des actifs immatériels dans la sphère publique. Elle a également constaté à quel point cette richesse immatérielle reste insuffisamment gérée. Dans de nombreux cas, les acteurs publics concernés ne l'ont pas identifiée comme un élément de gestion, que ce soit pour dégager des ressources supplémentaires, pour disposer d'un levier supplémentaire de modernisation administrative ou pour améliorer le fonctionnement de l'économie. Ce dont nous avons aujourd'hui besoin, fondamentalement, c'est que les brevets, les logiciels, les marques ou les droits immatériels, pour ne citer qu'eux, soient gérés par les administrations avec le même degré de priorité que l'est l'immobilier depuis quelques années »
(Ibid.).
Persuadé de la justesse de la recommandation, l'État a créé en 2007 l'Agence du patrimoine immatériel de l'État (APIE) sous la tutelle du Ministère des finances. Selon les termes de l'article 2 de l'arrêté du 23 avril 2007 portant création de l'APIE, l'agence a pour missions :
« 1° De proposer au ministre chargé de l'économie les orientations relatives à la stratégie de gestion des actifs immatériels de l'Etat, en vue d'assurer une meilleure valorisation de ce patrimoine ; »
« 2° De piloter le recensement des actifs immatériels des administrations et établissements publics de l'État et de mettre en place un système d'information spécifique ; »
« 3° De coordonner la mise en œuvre des orientations mentionnées au 1° dans les ministères et d'assister ceux-ci dans l'élaboration et la conduite de leur stratégie de gestion des actifs immatériels ; à ce titre, elle favorise l'adoption de cadres de gestion, fournit des prestations de conseil et d'expertise et peut être associée à la conduite de projets dans le cadre de partenariats ; »
« 4° De participer, en liaison avec les autres directions concernées, à l'élaboration et au suivi des règles de comptabilité publique relatives aux actifs immatériels ; »
« 5° De proposer au ministre chargé de l'économie toute réforme législative, réglementaire ou administrative nécessaire. »
Il est enfin préciser que « l'agence peut exercer tout ou partie des missions mentionnées au I pour le compte d'établissements publics et d'autres personnes ou collectivités publiques, à la demande de ceux-ci. »
.
Le champ de compétences de l'APIE est donc large, comme l'atteste la cartographie du patrimoine immatériel public élaborée par les propres services de l'APIE et diffusée sur son portail en ligne.
Comme le démontre le rapport d'activité de l'APIE pour l'année 2011, les acteurs publics ont depuis réellement pris conscience des enjeux d'une bonne gestion des actifs immatériels. La valorisation et la protection des marques publiques progressent ainsi avec un doublement des saisines par rapport à 2010. Souhaitant pérenniser ce mouvement, l'APIE crée, à présent, des tableaux de bord pour la gestion des actifs immatériels et un baromètre des marques publiques.
Pour mieux mesurer l'ampleur de la prise de conscience, se reporter aux chiffres clés publiés dans le rapport 2011 :

3. Les différentes littératures produites par les professionnels du droit
Le droit n'ignore plus l'incorporalité et les enjeux du patrimoine immatériel sont appréhendés par l'ensemble des métiers du droits, qu'ils exercent en libéral, dans le secteur privé ou public.
Mais quels sont donc ces biens immatériels, fruits de l'intégration des TIC par les métiers du droit et objets privilégiés de la protection des propriétés incorporelles ?
Important :
La majorité de la production immatérielle des professionnels du droit est constituée de contenus sous formats numériques rattachables à la notion protéiforme «d'œuvre de l'esprit » mentionnée par l'article L112-1 du CPI.
: Jurisprudence
Par l'application stricte du principe de la théorie de l'unité de l'art exprimé par l'article L112-1 du CPI, l'ensemble de la littérature produite par les professionnels du droit, qu'elle soit grise, blanche, voire noire, bénéficie donc de la protection du droit d'auteur. En d'autres termes, le droit d'auteur accorde sa protection à toutes les créations originales « qu'elles qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination »
(Article L112-1 CPI).
La situation est claire pour les contenus numériques intégrés dans des circuits éditoriaux ou de large diffusion au public, classés sous le terme de « littérature blanche[6] » :
Il s'agit de l'ensemble des ouvrages, des traités, des précis, des articles doctrinaux, bref des ressources juridiques diffusées à présent sous forme numérique par les éditeurs juridiques, notamment via leur portail. | |
A cela, il faut ajouter les contenus mis en ligne par les universitaires ou les praticiens sur des portails de ressources tels que l'UNJF. |
Mais, la plus grande part de biens immatériels produits par les métiers du droit relève de la « littérature grise[7] ».
Définition :
Selon l'AFNOR[8], il s'agit de tout « document dactylographié ou imprimé, produit à l'intention d'un public restreint, en dehors des circuits commerciaux de l'édition et de la diffusion et en marge des dispositifs de contrôle bibliographiques »
(Vocabulaire de la documentation). Suivant une autre définition dite de « Luxembourg », La littérature grise comprend tout « ce qui est produit par toutes les instances du gouvernement, de l'enseignement et la recherche publique, du commerce et de l'industrie, sous un format papier ou numérique, et qui n'est pas contrôlé par l'édition commerciale »
(Définition approuvée lors de la 3ème conférence internationale sur la littérature grise en 1997).

Qu'il s'agisse du secteur privé ou public, les créations numériques relevant de la littérature grise sont principalement les rapports d'études ou de recherche juridique, les notes techniques ou l'ensemble des documents préparatoires, mais également les contrats, s'ils satisfont la condition d'originalité.
: Jurisprudence
Sur ce point, un jugement du Tribunal de commerce de Paris du 4 septembre 1989 a reconnu la qualité d'œuvre de l'esprit à un contrat et a par conséquent sanctionné sa reproduction illicite au titre de la contrefaçon (Expertises 1991, p. 273). En l'occurrence, il s'agissait d'un contrat de la société Cofinoga encadrant un système inédit de paiement par carte de crédit. Ceci dit, faute d'originalité soit dans ses clauses, soit dans son agencement, les juges dénient au contrat, la qualité d'œuvre littéraire (En ce sens : TGI Paris, 18 sept. 2008 et CA Paris, 24 sept. 2008, Prop. Intell.[9] 2009 n° 30 p.49 note J-M Bruguière).
: Jurisprudence
Reposant sur le fondement identique du manque d'originalité, la Cour de cassation refuse de reconnaître aux actes de procédure, la qualité d'œuvre de l'esprit (Crim. , 16 juin 2009, Arrêt n° 3593, Bull. Crim.[10], Pourvoi n° 08-87-193), En l'espèce, un avocat a ainsi pu reprendre intégralement le déroulé argumentaire des conclusions d'un confrère pour un litige similaire en droit de l'immobilier, sans être poursuivi pour contrefaçon. Les juges ont estimé que l'avocat ne faisait ici pas œuvre de création, au sens du droit d'auteur, en élaborant un acte de procédure dont la forme est légalement contrainte suivant les dispositions du droit processuel.

Enfin, comme le précise l'alinéa 3c de l'article L122-5 du CPI, sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l'auteur et/ ou la source, les actes législatifs et réglementaires ainsi que les décisions de justice sont librement diffusables et sont donc exclues du champ d'application du droit d'auteur.
Cette solution est issue d'une longue pratique juridique dont les fondements sont à trouver dans l'adage « Nul n'est censé ignoré la loi »
. En d'autres termes, tout acte ayant valeur constitutionnel, communautaire, législative ou réglementaire (décrets, arrêtés, circulaires, actes réglementaires des collectivités locales) doit facilement être diffusé sans l'entrave du monopole d'exploitation du droit d'auteur.
Il en est de même pour les décisions de justice rédigées par les magistrats du siège.
Enfin, la littérature noire[11], bien que devant rester confidentielle et être uniquement accessible aux personnes autorisées, constitue également un élément du patrimoine immatériel protégeable par le droit d'auteur. Est ici fait référence aux échanges entre ou avec les professionnels du droit, via notamment le courriel ou tout autre service de correspondance privée en ligne.
Dans le prolongement de ces créations intellectuelles, les bases de données juridiques constituent un autre élément majeur du patrimoine immatériel des professionnels du droit. Toute la valeur de ces bases réside dans la collecte et le traitement efficaces de fonds numériques législatifs, jurisprudentiels ou contractuels toujours plus importants.
: Jurisprudence
Élément indispensable sur l'internet, le nom de domaine est également un bien immatériel, reconnu comme tel par la jurisprudence extensive de Cour européenne des droits de l'homme (CEDH, 18 sept. 2007, aff. 25379/04, 21722/05 et 21770/05, Paeffgen GmbH c/ Allemagne, RTD civ. 2008, p. 503, obs. Revet Th.).
Rappel :
Dans le sillage du nom de domaine, les marques ou les signes distinctifs ne doivent pas être oubliés dans la liste des biens immatériels.
Important :
Pour conclure sur l'étendue de ce patrimoine immatériel, il correspond finalement aux potentialités exploitées des TIC par les métiers du droit, de la base de données juridiques à l'acte juridique électronique en passant par les services en lignes qui sont autant de noms de domaines, de marques ou de signes distinctifs à réserver et à protéger.