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Démocratie et État de droit

La démocratie constitue l’un des fondements de la légitimité politique ; c’est le fondement le plus répandu aujourd’hui dans les États occidentaux. La démocratie est par exemple la seule forme politique des États membres de l’Union Européenne, puisqu’elle est une condition de l’adhésion d’un État à l’Union.

Tx.Art. 2 du Traité sur l’Union Européenne : « L'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. ».

Art. 49 du Traité sur l’Union Européenne : « Tout État européen qui respecte les valeurs visées à l’article 2 et s’engage à les promouvoir peut demander à devenir membre de l’Union. ».

Mais le modèle démocratique inspire au-delà de l’Occident. Au début des années 2010, par exemple, le « Printemps arabe » (qui désigne une série de contestations populaires en Algérie, Tunisie, Jordanie, Égypte, Syrie…), s’il était motivé principalement par des tensions sociales, contestait également la forme autoritaire des régimes de ces États au nom de principes plus ou moins consciemment inspirés du fonctionnement des régimes démocratiques.

L’objet de cette leçon est de tenter d’expliciter cette notion fondamentale qui a trait aux conditions de l’exercice du pouvoir politique, et est ainsi directement liée à la science du droit constitutionnel. Elle sera également l’occasion d’explorer les liens entre démocratie et État de droit : ces derniers sont-ils de complémentarité ? Sont-ils d’opposition ?

Section 1. La démocratie comme horizon idéal du politique


Avant de tenter de saisir l’essence de la démocratie (à supposer qu’il en existe une), il faut dire quelques mots de la démocratie comme principe de légitimité politique.


Au nom de quoi ceux qui exercent le pouvoir sont-ils légitimes à l’exercer ? Pourquoi sont-ils investis du pouvoir politique, plutôt que d’autres ? Voilà les interrogations auxquelles tente de répondre le sujet de la légitimité politique. La relation impliquée par le pouvoir politique étant une relation inégalitaire (il y a d’un côté celui ou ceux qui commandent, et de l’autre ceux qui obéissent), il est essentiel que l’inégalité puisse être justifiée afin que l’obéissance soit effective. Un pouvoir politique légitime est un pouvoir fort ; un pouvoir illégitime est fragilisé, car il peut être contesté.

Comme l’explique le professeur Denis Baranger dans son QSJ sur le Droit constitutionnel (Paris, PUF, 2017), ce sont principalement trois fondements de la légitimité politique qui ont « joué un rôle dans l’histoire des formes constitutionnelles ». La légitimité d’origine divine, la légitimité fondée sur la capacité, et enfin la légitimité démocratique.

La légitimité d’origine divine considère Dieu comme la source de tout pouvoir. Dans la monarchie absolue française de droit divin, par exemple, le roi était considéré comme le « lieutenant » de Dieu sur Terre (dans le sens où il « tenait » sa « place »). A ce titre, il était choisi par Lui et devait réaliser Ses desseins, principalement en maintenant l’ordre et en rendant la justice pendant le passage des hommes sur terre. Le couronnement des rois de France par des autorités religieuses manifestait l’origine divine du pouvoir (de la couronne) et rendait visible le lien entre la puissance publique et le divin.
Enluminure représentant le sacre de Philippe Auguste (1179) à Reims, conservée à la Bibliothèque Nationale de France.



Dans les sociétés occidentales, la source divine du pouvoir a très largement disparu. Mais ce n'est pas le cas partout : il existe encore aujourd’hui des États théocratiques (du grec Θεός, Dieu, et κράτος, le pouvoir, l’autorité) comme l’Iran, ou l’Arabie saoudite.

Tx.L’article 1er de la Constitution de l’Arabie saoudite (1992) dispose ainsi : « Le royaume d'Arabie saoudite est un État islamique arabe souverain. Sa religion est l'Islam ; le Saint Coran et la Sunna du prophète (que la paix soit sur lui) forment sa Constitution. Sa langue est l'arabe et sa capitale est Riyad. ». Quant à l’article 7, il est ainsi rédigé : « L'autorité du gouvernement émane du Saint Coran et de la Sunna du prophète qui priment sur la présente et sur toutes les autres lois de l'État ».

Rq.Chez les terroristes membre de l’organisation « État islamique », la légitimité politique était aussi d’origine divine. Ils s’estimaient comme légitimement investis du pouvoir politique parce qu’ils se considéraient comme les « soldats » de Dieu.

La légitimité politique peut aussi trouver son fondement dans la capacité : ce sont alors les « meilleurs », c’est-à-dire les plus aptes, qui sont appelés à gouverner. Platon adhérait à cette conception aristocratique du pouvoir politique (du grec άριστος, le meilleur et κράτος le pouvoir, l’autorité) : il considérait en effet que l’exercice du pouvoir était une science et qu’à ce titre il devait revenir au plus sage. A certains égards, nos démocraties contemporaines présentent des aspects aristocratiques : c’est notamment le cas lorsque la souveraineté du peuple est limitée au nom de principes dont certains (on peut par exemple songer aux juges, parfois désignés comme des « Sages » - c’est le cas en France pour les membres du Conseil constitutionnel) se disent les gardiens et les interprètes.

Enfin, la dernière source de légitimité est la légitimité démocratique. Dans cette hypothèse, c’est le peuple tout entier qui est chargé de l’exercice pouvoir, et il tire sa légitimité à l’exercer de ce qu’il est le peuple. Lorsque le pouvoir trouve sa source dans le peuple, la relation de pouvoir est égalitaire – contrairement à ce qui se produit dans les gouvernements aristocratiques ou fondés sur la légitimité de droit divin. Dans cette hypothèse, en effet, chacun se commandant à soi-même, il y a une identité parfaite entre gouvernants et gouvernés (chaque gouvernant est à la fois un gouverné, et vice-versa).

Comme l’explique encore Denis Baranger, « Le statut de la démocratie n’est pas le même que celui des autres sources de légitimité […]. La démocratie procède de la volonté de mettre sur pied un ordre constitutionnel qui prenne acte de [la] profonde transformation sociale » qui a conduit des sociétés fondamentalement inégalitaires sur le plan social et juridique à proclamer – à compter du XVIIIe siècle – l’égalité en droit des individus (ibid.).

Parce que la valeur centrale de la démocratie est l’égalité (davantage que la liberté – telle en tout cas que la conçoivent les « Modernes »), la légitimité démocratique est, dans nos sociétés modernes et contemporaines, considérée comme la forme la plus « juste » de légitimité. C’est dans ce sens que l’on peut dire que la démocratie est l’horizon politique idéal des États (à tout le moins en Occident).

En disant cela, nous n’avons pourtant guère avancé dans la tentative de définition de la démocratie. Tel sera l’objet des développements qui suivent.

Rq.Pour d’autres développements sur la démocratie, en lien notamment avec le principe de souveraineté nationale, voir la 2e leçon de la deuxième partie du cours de l'UNJF de Droit constitutionnel - La Ve République.

Dans une conférence donnée en 1954 sur « Fédéralisme et démocratie », le professeur René Capitant déclarait : « Définir la démocratie, c’est une tâche qui est bien traditionnelle et qui semble ne devoir mettre en cause que des développements très classiques, et très connus. C’est le sentiment que vous avez peut-être au moment où j’annonce cette intention, mais peut-être d’autres parmi vous songent-ils que c’est une tâche redoutable, et ils auraient raison d’observer et de constater que cette notion semble à notre époque entachée d’une terrible confusion. Il en est ainsi souvent de ces notions les plus usuelles, les plus familières. Ce sont elles qui parfois sont le plus usées par l’habitude et qui finalement se sont trouvées par cette érosion le plus vidées de leur contenu ». Plus d’un demi-siècle plus tard, cette déclaration n’a rien perdu de son actualité.

Le terme « démocratie » fait partie du vocabulaire courant : chacun est capable d’en livrer une définition sommaire. Mais il est aussi probable que les définitions proposées ne se recoupent que partiellement, untel mettant plutôt l’accent sur qui, en démocratie, exerce le pouvoir (le peuple), tel autre insistant plutôt sur comment le pouvoir doit être exercé (respect des droits fondamentaux, de certaines valeurs, etc.).

Le terme « démocratie » apparaît en Grèce, sous l’Antiquité, au Ve siècle avant notre ère. Il désigne alors une forme spécifique d’organisation du pouvoir : celle où le peuple (δήμος, soit « démos » en langue grecque) exerce le pouvoir politique (κράτος, soit « kratos », le terme désignant en grec ancien le pouvoir, l’autorité – et en grec moderne l’État).

Dire que le « peuple » exerce le pouvoir politique signifie qu’il doit participer à l’adoption des décisions politiques et à l’édiction des règles juridiques qui les formalisent. Une fois cela dit, une question vient immédiatement à l’esprit : comment assurer, dans les faits, l’expression de la volonté du « peuple » ? Comment, dit autrement, assurer l’effectivité du principe de la « souveraineté » populaire ou nationale ? Car le peuple n’est pas un être concret, charnel. Comment, dans ces circonstances, permettre l’expression de sa volonté ?

Pour tenter d’appréhender la définition de la démocratie, partons de la thèse de Giovanni Sartori, historien de la pensée et politologue italien contemporain (1924-2017), qui fut notamment l’auteur d’une Théorie de la démocratie (1987).
Dans cet ouvrage, Sartori opère une distinction entre d’une part l’approche normative, et d’autre part l’approche descriptive de la démocratie. Gardons comme prémisse cette hypothèse qu’il existe une conception idéale, c’est-à-dire normative de la démocratie (elle désigne ce que la démocratie devrait être), et une conception empirique, c’est-à-dire descriptive de la démocratie (elle désigne ce que la démocratie est), sans examiner le contenu que donne l’auteur italien à ces deux catégories, ni ses conclusions.

Nous pourrions dès lors considérer que cette distinction recoupe une autre distinction, plus classique, entre deux types de régimes démocratiques : la démocratie directe d’une part, et la démocratie représentative d’autre part.


Parler de conception « normative » de la démocratie invite à se poser la question de savoir ce que la démocratie devrait être idéalement. Il s’agit donc ici d’exposer plutôt des discours sur la démocratie, davantage que de s’interroger sur son essence, c’est-à-dire sur la réalité de ce qu’elle est.

L’idéal de la démocratie a souvent été confondu avec son « âge d’or » qui est celui de son apparition historique, à Athènes, dans la Grèce antique. Cette démocratie des origines est parfois conçue comme l’essence, la « vérité » de la démocratie – de ce qu’elle devrait être, à tout le moins. Cet idéal serait celui de la démocratie directe.

La démocratie directe est le régime dans lequel il existe une parfaite identité entre les gouvernants et les gouvernés. Il n’y a, dans ce cas, aucune médiatisation du pouvoir. Chaque citoyen est à la fois sujet et gouvernant ; cette identité était, pour les Grecs, la condition de leur liberté. Cette dernière était en effet conçue comme autonomie, terme composé de deux mots : αυτό, soit « auto », « le même », « qui vient de soi », et νόμος, soit « nomos », la loi, la règle. Pour les Grecs, la liberté était ainsi la situation du sujet qui n’obéit qu’à ses propres lois, c’est-à-dire aux lois qu’il s’est lui-même données. Dans cette perspective, les citoyens, qui participaient à l’exercice du pouvoir politique, étaient libres parce qu’ils élaboraient en commun, les règles juridiques auxquels ils étaient également soumis.

Il faut toutefois noter que, par-delà cette image d’Épinal, le pouvoir était en réalité réservé à une petite partie des habitants de la cité démocratique antique : celle des citoyens libres. La plupart des habitants de la cité (étrangers, femmes et enfants, esclaves) étaient en effet exclus de cette catégorie. Par ailleurs, la gestion des affaires publiques étant chronophage, la démocratie antique reposait, paradoxalement, sur l’institution de l’esclavage, les citoyens se déchargeant sur leurs esclaves d’une partie des tâches (maraîchage, élevage…) qu’ils n'avaient eux-mêmes pas le temps d’assumer. La liberté des uns était, en quelque sorte, fondée sur la servitude des autres.

Cette définition de la démocratie, qui est fondée sur l’exercice direct du pouvoir par le peuple dans son ensemble, soulève par ailleurs de nombreuses difficultés théoriques et pratiques dès lors qu’on essaye de l’importer dans nos États contemporains. Sans prétendre à l’exhaustivité, mentionnons deux de ces difficultés.

La première est liée à la taille des sociétés humaines contemporaines, qui dépasse très largement celle, modeste, des cités de l’Antiquité. Il serait matériellement inenvisageable aujourd’hui de réunir tous les citoyens afin qu’ils discutent et décident collectivement des affaires publiques.

La seconde est liée à un changement complet de perspective du point de vue des aspirations individuelles. Alors que les Grecs de l’Antiquité concevait la liberté comme participation à la gestion des affaires de la cité, l’Homme contemporain a de la liberté une conception tout à fait différente.

Il faut relire, pour comprendre cette différence, le célèbre discours prononcé par Benjamin Constant (1767-1830) en 1819, et justement intitulé « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes ». Dans ce discours, Constant contestait la référence à l’Antiquité pour penser et construire le monde moderne.

Selon lui, la liberté des Anciens (celle de la tradition gréco-romaine) était « la participation active et constante au pouvoir collectif », c’est-à-dire aux affaires publiques. La liberté consistait pour eux « à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d’alliance, à voter les lois, […] ». Alors que « Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie : c’était là ce qu’ils nommaient liberté », « le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. ».

Contrairement au citoyen de l’Antiquité, l’individu moderne (chacun – ou presque – d’entre nous l’expérimente chaque jour), ne souhaite pas faire de la politique son occupation principale. C’est pourquoi il se complait dans le système représentatif, qui lui permet de désigner des représentants qui exercent le pouvoir en son nom, pendant qu’il vaque à la satisfaction de ses intérêts privés. Obliger l’individu moderne à participer à l’exercice direct du pouvoir, conclut Constant, serait donc oppressif. C’est pourquoi il est impossible de partir des conceptions antiques de la liberté, de la citoyenneté, du pouvoir, pour penser la place et le rôle des individus et des citoyens dans les sociétés et les États contemporains.

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Benjamin Constant de Rebecque (1767-1839), président du Conseil d'Etat. Portrait conservé au Musée Carnavalet, Paris.


« Messieurs

Je me propose de vous soumettre quelques distinctions, encore assez neuves, entre deux genres de liberté, dont les différences sont restées jusqu'à ce jour inaperçues, ou du moins, trop peu remarquées. L'une est la liberté dont l'exercice était si cher aux peuples anciens ; l'autre celle dont la jouissance est particulièrement précieuse aux nations modernes. Cette recherche sera intéressante, si je ne me trompe, sous un double rapport. Premièrement, la confusion de ces deux espèces de liberté a été parmi nous, durant des époques trop célèbres de notre révolution, la cause de beaucoup de maux. [...] En second lieu, appelés par notre heureuse révolution (je l'appelle heureuse, malgré ses excès, parce que je fixe mes regards sur ses résultats) à jouir des bienfaits d'un gouvernement représentatif, il est curieux et utile de rechercher pourquoi ce gouvernement, le seul à l'abri duquel nous puissions aujourd'hui trouver quelque liberté et quelque repos, a été presque entièrement inconnu aux nations libres de l'antiquité. Je sais que l'on a prétendu en démêler des traces chez quelques peuples anciens, dans la république de Lacédémone, par exemple, et chez nos ancêtres les Gaulois ; mais c'est à tort. [...]

Ce système [représentatif] est une découverte des modernes, et vous verrez, Messieurs, que l'état de l'espèce humaine dans l'antiquité ne permettait pas à une institution de cette nature de s'y introduire ou de s'y établir. Les peuples anciens ne pouvaient ni en sentir la nécessité, ni en apprécier les avantages. Leur organisation sociale les conduisait à désirer une liberté toute différente de celle que ce système nous assure.

C'est à vous démontrer cette vérité que la lecture de ce soir sera consacrée. Demandez-vous d'abord, Messieurs, ce que, de nos jours, un Anglais, un Français, un habitant des États-Unis de l'Amérique, entendent par le mot de liberté. C'est pour chacun le droit de n'être soumis qu'aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d'aucune manière, par l'effet de la volonté arbitraire d'un ou de plusieurs individus : c'est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie, et de l'exercer, de disposer de sa propriété, d'en abuser même ; d'aller, de venir sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C'est, pour chacun, le droit de se réunir à d'autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d'une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c'est le droit, pour chacun, d'influer sur l'administration du Gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l'autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération. Comparez maintenant à cette liberté celle des anciens.

Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté toute entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d'alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre ; mais en même temps que c'était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l'assujettissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumises à une surveillance sévère. Rien n'est accordé à l'indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l'industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l'un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les plus utiles, l'autorité du corps social s'interpose et gêne la volonté des individus ; Terpandre ne peut chez les Spartiates ajouter une corde à sa lyre sans que les éphores ne s'offensent. Dans les relations les plus domestiques, l'autorité intervient encore. Le jeune Lacédémonien ne peut visiter librement sa nouvelle épouse. A Rome, les censeurs portent un œil scrutateur dans l'intérieur des familles. Les lois règlent les mœurs, et comme les mœurs tiennent à tout, il n'y a rien que les lois ne règlent.

Ainsi chez les anciens, l'individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés. Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre ; comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements ; comme portion du corps collectif, il interroge, destitue, condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses magistrats ou ses supérieurs ; comme soumis au corps collectif, il peut à son tour être privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort, par la volonté discrétionnaire de l'ensemble dont il fait partie. Chez les modernes, au contraire, l'individu, indépendant dans sa vie privée, n'est même dans les états les plus libres, souverain qu'en apparence. Sa souveraineté est restreinte, presque toujours suspendue ; et si, à des époques fixes, mais rares, durant lesquelles il est encore entouré de précautions et d'entraves, il exerce cette souveraineté, ce n'est jamais que pour l'abdiquer. [...]

Il résulte de ce que je viens d'exposer, que nous ne pouvons plus jouir de la liberté des anciens, qui se composait de la participation active et constante au pouvoir collectif. Notre liberté à nous, doit se composer de la jouissance paisible de l'indépendance privée. La part que dans l'antiquité chacun prenait à la souveraineté nationale n'était point, comme de nos jours, une supposition abstraite. La volonté de chacun avait une influence réelle : l'exercice de cette volonté était un plaisir vif et répété. En conséquence, les anciens étaient disposés à faire beaucoup de sacrifices pour la conservation de leurs droits politiques et de leur part dans l'administration de l'État. Chacun sentant avec orgueil tout ce que valait son suffrage, trouvait dans cette conscience de son importance personnelle, un ample dédommagement. Ce dédommagement n'existe plus aujourd'hui pour nous. Perdu dans la multitude, l'individu n'aperçoit presque jamais l'influence qu'il exerce. Jamais sa volonté ne s'empreint sur l'ensemble, rien ne constate à ses propres yeux sa coopération. L'exercice des droits politiques ne nous offre donc plus qu'une partie des jouissances que les anciens y trouvaient, et en même temps les progrès de la civilisation, la tendance commerciale de l'époque, la communication des peuples entre eux, ont multiplié et varié à l'infini les moyens de bonheur particulier.

Il s'ensuit que nous devons être bien plus attachés que les anciens à notre indépendance individuelle ; car les anciens, lorsqu'ils sacrifiaient cette indépendance aux droits politiques, sacrifiaient moins pour obtenir plus ; tandis qu'en faisant le même sacrifice, nous donnerions plus pour obtenir moins. Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d'une même patrie : c'était là ce qu'ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. [...]

Si je suis parvenu, Messieurs, à vous faire partager la conviction que dans mon opinion ces faits doivent produire, vous reconnaîtrez avec moi la vérité des principes suivants. L'indépendance individuelle est le premier besoin des modernes : en conséquence, il ne faut jamais leur en demander le sacrifice pour établir la liberté politique. Il s'ensuit qu'aucune des institutions nombreuses et trop vantées qui, dans les républiques anciennes, gênaient la liberté individuelle, n'est point admissible dans les temps modernes. [...]
 ».


Nos démocraties contemporaines ne fonctionnent dès lors plus sur le modèle de la démocratie directe : l’exercice du pouvoir y est médiatisé ; il n’est plus exercé par les citoyens en corps (le « peuple »), mais par des représentants, au nom du peuple.

Au vu de ces constats, deux hypothèses se présentent à nous : soit la démocratie correspond à la définition que l’on vient d’en donner, et elle n’existe alors pas, parce que la démocratie directe n’existe plus ; soit il existe une autre définition de la démocratie, à laquelle adhèrent les États contemporains qui se disent « démocratiques ».

Le décalage entre le discours sur la démocratie, et la réalité de la démocratie doit nous conduire à repenser notre approche de la démocratie afin d’adapter nos conceptions à la réalité des régimes qui se disent démocratiques.

Pour cela, il est nécessaire d’appliquer une méthode inductive (chère aux politistes), qui consiste à partir de l’observation d’un phénomène (ici : la démocratie) pour le penser, et de délaisser la méthode déductive, qu’affectionnent particulièrement les juristes.

Que nous apprend l’observation des régimes qui se disent démocratiques ?

Elle nous apprend que la démocratie est en réalité le système politique dans lequel (explique Giovanni Sartori dans l’ouvrage précité) « le peuple exerce suffisamment le pouvoir pour être capable de changer de dirigeants, mais pas assez pour se gouverner lui-même » ; elle est encore un système dans lequel « l’influence de la majorité est assurée par des minorités électives et concurrentielles auxquelles » le pouvoir est confié.

Cette conception de la démocratie n’a plus grand-chose à voir avec la racine grecque du mot : car lorsque que le « peuple » exerce, dans nos démocraties contemporaines, la souveraineté (de façon au demeurant très épisodique, et en général lors des élections), c’est la plupart du temps pour l’abdiquer. Qu’est-ce d’ailleurs que l’élection, si ce n’est un procédé de dévolution – c’est-à-dire d’abdication (temporaire) – du pouvoir politique ? C’est exactement ce qu’expliquait Jean-Jacques Rousseau, farouche opposant de la représentation, dans son Contrat social (1762) : « Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l'est que durant l'élection des membres du Parlement : sitôt qu'ils ont élus, il est esclave, il n'est rien ».

Dans les démocraties contemporaines, ce ne sont donc pas les citoyens qui décident de la gestion des affaires publiques. Ce sont des représentants désignés pour ce faire, en général – mais pas toujours – par l’élection.

Ex.Par exemple, sous la Ve République, le président de la République, les parlementaires (députés et sénateurs), les membres du Gouvernement sont des représentants. Le chef de l’État et les membres du Parlement sont élus ; en revanche, les membres du Gouvernement sont nommés (par le président de la République).

Rq.Pour de plus amples développements sur la notion de représentation en droit, se référer à la 2e leçon de la deuxième partie du cours de l'UNJF de Droit constitutionnel - La Ve République.

Ce type de régime est parfois qualifié – pour le distinguer de la démocratie antique – de démocratie indirecte ou représentative. Sous la Révolution française, la démocratie (directe) était considérée comme un régime qui n’avait pas la même nature que la démocratie représentative, qui alors était désignée par l’expression « gouvernement représentatif ». Dans un discours prononcé à l’Assemblée nationale constituante (sur la question du veto royal) le 7 septembre 1789, l’abbé Sieyès (1748-1836) opérait une distinction radicale entre ces deux formes de gouvernement que sont la démocratie (la seule véritable démocratie, à ses yeux) et le « gouvernement représentatif ».

Alors que dans le système de la démocratie directe, le peuple participait de manière continue à l’exercice du pouvoir, la démocratie indirecte est le système dans lequel le peuple souverain confie l’exercice du pouvoir à des représentants. La volonté des représentants est alors présumée être celle du peuple (ou de la Nation). Contrairement à la démocratie directe qui était, comme nous l’avons vu plus haut, caractérisée par l’autonomie, la démocratie représentative est fondée sur l’hétéronomie. Les individus ne sont pas soumis à des règles qu’ils ont eux-mêmes élaborées ; ces dernières l’ont été par d’autres : les représentants.

La démocratie représentative est désormais la norme dans les démocraties contemporaines. Elle implique une confiscation inéluctable de l’exercice de la souveraineté (et donc du pouvoir politique) par les représentants.

Pour tempérer les effets de la représentation, il existe toutefois des instruments de démocratie « directe », qui permettent, dans certaines circonstances, au « peuple » (plus exactement : au corps électoral) de participer à l’exercice du pouvoir. Tel est le cas du référendum, dont il est question dans la 3e leçon de la deuxième partie du cours de droit constitutionnel.

Section 2. L’État de droit


Contrairement au terme « démocratie », l’expression « État de droit » est d’apparition relativement récente. Elle date de la fin des années 1970 et désigne l’État qui est lui-même soumis au droit, c’est-à-dire l’État dont les autorités (publiques et politiques) respectent le droit.


Quels sont, plus précisément, les éléments de définition, ou les critères de l’État de droit ? Michel de Villiers et Armel Le Divellec en font la liste suivante dans leur Dictionnaire du droit constitutionnel (Paris, Sirey, 14e éd., 2024).

Df.Dans un État de droit, la puissance publique est limitée, c'est-à-dire que les organes, les institutions exerçant le pouvoir sont contraints par des règles de droit qu’ils doivent respecter, qui s’imposent à eux ;

Dans un État de droit, les actes de ces organes et institutions sont hiérarchisés, ce qui signifie que pour être juridiquement valides ils doivent être conformes aux normes qui leur sont supérieures ;

Enfin, dans un État de droit, les individus disposent de droits, dont ils doivent pouvoir imposer le respect aux autorités exerçant le pouvoir politique, le cas échéant en saisissant un juge.

A lire ces éléments de définition, on constate que l’État de droit obéit à une définition qui n’est pas simplement formelle – comme pourrait l’être la définition de la démocratie (elle est le régime dans lequel le peuple exerce directement ou indirectement le pouvoir) – mais qui est également matérielle. Il ne suffit pas, en effet, que l’action des gouvernants s’inscrive dans la légalité et soit limitée pour qu’un État appartienne à la catégorie des États de droit ; l’État de droit suppose aussi la reconnaissance de droits au profit des individus. Autrement dit, l’État de droit a aussi un contenu matériel, ou une « substance ».


Nous avons vu précédemment que ce qui fait la spécificité de la démocratie, comme mode de gouvernement, c’est une certaine manière de décider des affaires publiques et de produire des règles de droit (toute décision politique, pour être effective, se concrétise en effet dans une règle juridique). La démocratie, qui est le gouvernement « par le peuple » (ou ses représentants), est donc un procédé spécifique d’édiction de règles de droit.

On aura peut-être observé que dans les définitions proposées (prescriptive ou normative de la démocratie), il n’est pas question de droits ou de libertés fondamentaux, ni de modération du pouvoir politique. Peut-être ces définitions heurtent-elles notre conception de la démocratie, tant nous avons l’habitude d’entendre parler des « valeurs » démocratiques, ou de voir associer « démocratie » et « droits fondamentaux ». On rejoint ici la question de l’approche soit formelle, soit substantielle de la démocratie, et celle des relations qu’elle entretient avec l’État de droit.

Alors que la démocratie a longtemps été comprise comme ce régime qui permet aux citoyens de se donner eux-mêmes leurs propres règles, le concept a acquis au cours du XXe siècle une nouvelle signification qui a bouleversé les conceptions anciennes. Désormais, la démocratie semble ne plus pouvoir être uniquement conçue comme désignant un régime dans lequel le « peuple » participe plus ou moins directement à l’exercice du pouvoir en produisant les règles de droit auxquelles il se soumet, quel que soit leur contenu, c’est-à-dire indépendamment de leur substance (bonne ou mauvaise, juste ou injuste – ces catégories n’ont pas vraiment de sens dès lors que nous avons de la démocratie une conception purement formelle). La démocratie est aujourd’hui également conçue (comme l’État de droit), comme un ensemble de valeurs, c’est-à-dire en général de droits (individuels et collectifs), garantis par des normes constitutionnelles et protégés par un juge indépendant et impartial. C’est l’idée d’une « démocratie constitutionnelle ».

Dès lors, il ne suffit plus, dans la démocratie telle qu’elle est désormais conçue, que la volonté du peuple soit exprimée – directement ou indirectement – pour faire « droit ». Encore faut-il que cette volonté soit conforme aux valeurs de la démocratie, telles que proclamées (en général) dans la constitution d’un État et interprétées par le juge. C’est exactement la thèse soutenue par le Conseil constitutionnel dans sa très importante décision no 85-197 DC du 23 août 1985, Loi sur l’évolution de la Nouvelle Calédonie, aux termes de laquelle « la loi votée […] n'exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution ». Comme l’observe Bruno Daugeron dans son manuel de Droit constitutionnel précédemment cité, « ce glissement de sens [du terme « démocratie »] est aussi intéressant que problématique : la démocratie n'est plus le régime d'une communauté politique libre en ce qu'elle peut prendre et assumer des choix subjectifs, mais un cadre contraignant dans lequel s'exerce le pouvoir afin qu'il ne porte pas d'atteinte aux droits individuels. Cette évolution pose donc la question du rapport de la démocratie avec les droits et les valeurs ».

On constate ainsi que l’on est passé d’une définition formelle ou procédurale de la démocratie, fondée sur une mécanique institutionnelle spécifique, propre à ce type de régime (qui répond aux questions suivantes : qui exerce le pouvoir politique ? comment sont produites les règles de droit ?), à une définition matérielle (ou substantielle) de la démocratie, qui accorde au moins autant d’importance au contenu des règles de droit produites : comment le pouvoir est exercé ? respecte-t-il les « valeurs » démocratiques, et notamment les droits fondamentaux ?

Il faut dès lors admettre que la volonté du peuple souverain (telle qu’exprimée, en général, par ses représentants) puisse être limitée au nom du respect de principes supérieurs (droits et valeurs). Cette définition nouvelle de la démocratie la rapproche de l’État de droit, dans la mesure où elle implique la limitation du pouvoir (or la démocratie dans son approche procédurale implique au contraire l’absoluité du pouvoir du peuple), la hiérarchisation des actes juridiques produits par les autorités publiques (et en dernier ressort, leur soumission à la constitution, qui énonce les « valeurs » démocratiques), et enfin l’existence de droits, également proclamés par la constitution, et garantis par un juge.

Peut-on considérer qu’entre les définitions formelle et substantielle de la démocratie, il n’existe qu’une différence de degré ? Dit autrement, que l’approche formelle d’une part et substantielle de l’autre ne désignent que deux genres appartenant à la même espèce ? Cela serait sans doute plus confortable, mais ne nous semble pas possible. Entre l’approche formelle et l’approche substantielle de la démocratie, il y a bien une différence de nature. Il est en effet difficile, sur le plan théorique, de considérer comme compatibles un système fondé sur l’absoluité de la volonté du « peuple », et un autre qui repose sur la limitation de cette même volonté. Comme l’explique Jean-Marie Denquin à propos de l’articulation entre démocratie procédurale et démocratie substantielle, cette dernière s’est « construite sur une méfiance de principe envers la démocratie » procédurale. « Les passions populaires sont soupçonnées de mettre en cause, actuellement ou virtuellement, les valeurs dont le droit est le gardien. Même si les deux acceptions coexistent en général sans que leur contradiction principielle se manifeste, il n’en reste pas moins vrai que leurs logiques sont incompatibles. La démocratie au second sens est présentée comme la valeur suprême à l’aune de laquelle doit être jugée, éventuellement écartée, la démocratie au premier sens. Le gouvernement par le peuple cesse d’être regardé comme un impératif catégorique et se trouve relégué au niveau de valeur relative. » (« Situation présente du constitutionnalisme. Quelques réflexions sur l’idée de démocratie par le droit », Jus politicum, n° 1, 2008).

C’est probablement dans ce contexte d’antinomie entre démocratie formelle et démocratie substantielle, ou entre démocratie et État de droit, que l’on peut tenter de trouver une explication au retour du « politique », c’est-à-dire à la volonté d’affirmer la prééminence de la décision politique sur le droit (et sur son interprétation juridictionnelle), qui serait une caractéristique de ce que l’on appelle aujourd’hui les « démocraties illibérales ». On en trouve un exemple éloquent avec l’Amérique du président Trump (qui a par exemple récemment déclaré : « celui qui sauve son pays ne viole aucune loi » - ce qui est une autre façon de proclamer la supériorité de la raison d’État sur l’État de droit), mais aussi, plus proche de nous, dans la déclaration de  d’États membres de l’Union Européenne (Autriche, Belgique, Danemark, Estonie, Italie, Lettonie, Lituanie, Pologne et République tchèque), qui dans une lettre commune du 22 mai 2025 ont dénoncé l’évolution de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui aurait « limité [leur capacité] à prendre des décisions politiques dans [leurs] propres démocraties ».
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