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La Troisième République

Certains pourraient interroger la pertinence de la présence, dans un cours de droit, de développements historiques. Ces interrogations sont infondées.

D’une part et de façon générale, le droit (les règles de droit positif, c’est-à-dire applicables à un instant donné) est périssable. Il est possible, il est même probable – cela est toutefois moins valable des règles de droit constitutionnel, qui sont moins sujettes à la modification – qu’une partie des règles enseignées pendant les études ne soient plus applicables à l’issue de celles-ci. Ce qui reste, en définitive, ou ce qui en tout cas devrait rester à tout bon juriste à la fin de ses études de droit, ce n’est pas la connaissance précise de tel texte ou de telle jurisprudence, mais c’est, outre les méthodes, une culture juridique, principalement faite de connaissances – non périssables, celles-ci – en histoire, en théorie et en philosophie du droit. L’histoire du droit est ainsi fondamentale pour la formation de tout esprit juridique.

D’autre part, nous avons vu, dans l’introduction générale du cours de droit constitutionnel, que la spécificité du droit et de la science du droit constitutionnels, que l’importance des usages et des pratiques politiques comme sources du droit de la constitution impliquent, du point de vue de la méthode du constitutionnaliste, qu’il se fasse un peu historien.

Enfin, les institutions de la Ve République sont assez largement tributaires de l’histoire constitutionnelle française. Même lorsqu’ils décident de faire table rase du passé, les constituants s’inspirent des réussites ou, au contraire, repoussent ce qu’ils considèrent comme des erreurs du passé, au moment de définir les règles d’organisation et de fonctionnement de l’État et du régime nouveau qu’ils souhaitent fonder. Une constitution est toujours le fruit d’une histoire et d’un contexte spécifique. C’est pourquoi la connaissance de l’histoire constitutionnelle est impérative pour comprendre l’économie de nos institutions actuelles. Les expériences constitutionnelles et institutionnelles passées déterminent en effet assez largement la teneur de la Constitution de 1958 et le fonctionnement contemporain de nos institutions.

Ex.Ainsi, l’histoire constitutionnelle française éclaire tant la stricte rationalisation du parlementarisme mise en œuvre en 1958, que la présidentialisation du régime de la Ve République.

L’histoire constitutionnelle française ne débute certes pas en 1870. Il est communément admis qu’elle commence en 1789, au moment de la Révolution française, lorsque les États généraux autoproclamés Assemblée nationale s’attelèrent à rédiger le texte qui devait devenir la première constitution écrite de l’histoire de France (la Constitution du 3 septembre 1791). Elle s’achève en 1958.

Nous nous proposons ici de ne pas remonter aussi loin, dans la mesure où d’autres cours sont consacrés aux constitutions et aux institutions françaises qui ont précédé la IIIe République. Si l’on souhaitait, malgré tout et en quelques lignes, résumer une histoire constitutionnelle de près d’un siècle (1789-1870) afin de poser une sorte de cadre général pour les réflexions à venir sur la période qui suit, on pourrait dire, en suivant l’analyse de Georges Vedel, les choses suivantes.

La Révolution française marque naturellement une rupture très importante avec la période qui précède, mais il existe également, comme l’a montré Alexis de Tocqueville dans son ouvrage L’Ancien régime et la Révolution, des éléments de continuité. La rupture est totale sur le plan politique, et des représentations politiques. Elle sera suivie d’une longue période d’instabilité constitutionnelle et institutionnelle. L’histoire constitutionnelle française est en effet riche et mouvementée. Depuis 1791, la France a pratiqué treize constitutions (et plus encore de régimes : ainsi, le régime de Vichy n’a pas, à proprement parler, eu de « constitution », mais a été organisé par une série « d’actes constitutionnels »). A titre de comparaison, les États-Unis d’Amérique n’ont connu qu’une seule constitution – certes amendée à plusieurs reprises – en près de deux siècles et demi (la Constitution de 1787).

Certaines institutions, qui apparaissent dans les années troubles qui suivent la Révolution, seront durables. Ainsi des départements, du préfet (créé par Napoléon en l’an VIII – 1800 – le corps préfectoral a été supprimé à compter de 2023), ou encore du code civil (1804). Mais la France peinera à trouver une forme de gouvernement qui lui convienne. Elle va d’ailleurs s’essayer à la pratique de plusieurs formes de régimes : la monarchie constitutionnelle (entre 1791 et 1792, puis entre 1814 et 1848), l’Empire (1804-1814 puis 1852-1870) et bien sûr la République (1792-1804, 1848-1852 et à partir de 1870).

Ces hésitations sur la forme de gouvernement sont sous-tendues par une interrogation politique fondamentale, qui agite tout le XIXe siècle français, et qui est celle de la légitimité politique. La question de la légitimité politique peut être ainsi résumée : où les gouvernants puisent-ils leur légitimité à gouverner, c’est-à-dire à exercer le pouvoir politique ? Posée autrement, la question revient à s’interroger sur les sources du pouvoir. Comme l’explique Denis Baranger dans son Droit constitutionnel (PUF, coll. « QSJ ? »), il existe trois fondements de la légitimité politique. D’abord, cette légitimité peut être d’origine divine (c’était le cas en France avant 1789, dans le cadre de la monarchie absolue de droit divin). Dans cette hypothèse, les gouvernants exercent le pouvoir par la volonté de Dieu, c'est donc dans cette volonté divine qu'ils puisent leur légitimité. Ensuite, la légitimité politique peut trouver son fondement dans la capacité. Ce sont alors les plus aptes, les « meilleurs » (άριστος en grec : « aristos ») qui sont appelés à gouverner, dans des systèmes que l’on qualifie d’aristocratiques (le terme désigne étymologiquement le pouvoir, la puissance qui appartient aux « meilleurs »). Enfin, la dernière source de légitimité est la légitimité démocratique. Elle est fondée sur l’idée que les gouvernés doivent être leurs propres gouvernants – ou, à tout le moins, s’agissant des systèmes représentatifs, qu’ils doivent pouvoir participer à la désignation de leurs gouvernants. Le terme démocratie est aussi d’origine grecque ; il signifie le pouvoir ou la puissance qui appartient au « peuple » (δήμος en grec : « demos »).

La façon de résoudre la question de la légitimité politique a évidemment des conséquences sur la forme de gouvernement instaurée. D’ailleurs, la querelle des légitimités a divisé deux des plus grandes forces politiques dans la France du XIXe siècle : les monarchistes, d’un côté, qui croyaient à la première forme de légitimité, divine (et historique), qui conduisait à attribuer à une famille un droit divin et historique à commander ; les républicains, de l’autre, qui considéraient que l’origine du pouvoir réside dans le peuple (légitimité démocratique).

Rq.On n’évoquera pas ici le bonapartisme qui fut, pendant ce même XIXe siècle, un courant politique d’une certaine importance, dans lequel la légitimité était à la fois héréditaire (dynastie fondée par Napoléon Bonaparte) et démocratique (pratique des référendums plébiscitaires).

L’histoire nous apprend que c’est, en définitive, la conception républicaine de la légitimité politique (légitimité démocratique) qui devait triompher. Le suffrage universel (d’abord exclusivement masculin, avant d’être ouvert aux femmes après la fin de la Seconde guerre mondiale) fut définitivement acquis pour l’élection des gouvernants – sauf la parenthèse de Vichy – en 1875.
La forte instabilité institutionnelle ci-dessus brièvement esquissée ne doit pas éclipser le fait que le XIXe siècle français est aussi une période de consolidation de certains acquis politiques de la Révolution française. Ainsi, il n’y aura plus de remise en cause du principe du constitutionnalisme. A compter de la Révolution, et jusqu’à aujourd’hui, les différents régimes qui se sont succédé se sont dotés d’une constitution – quel que fût l’appellation choisie : Constitution, charte ou « lois constitutionnelles » – dont l’objet était l’organisation du pouvoir dans une perspective plus large de modération de la puissance publique. Par ailleurs, malgré quelques régressions ponctuelles, la tendance politique générale dans ce XIXe siècle français fut celle de la libéralisation des institutions politiques, qui se manifesta d’une part par le renforcement de leur caractère représentatif (extension du droit de suffrage), corrélatif au progrès de l’idée d’une légitimité démocratique des gouvernants, et d’autre part par le renforcement progressif de la protection des libertés et des droits.

Au sein du XIXe et du début du XXe siècles français, une importance particulière mérite d’être accordée aux institutions de la IIIe République (1875-1940), et ce pour plusieurs raisons. 1875 est d’abord la date à laquelle la France a embrassé – pour l’instant de façon définitive si l’on excepte la période trouble de la Seconde guerre mondiale (entre 1940 et 1945) – la République, après un siècle d’hésitations sur la nature du « bon » régime. Ensuite, la IIIe République s’est illustrée par sa longévité : jusque récemment, elle était le régime le plus long que la France avait connu (alors que, dans l’ensemble, l’histoire française est plutôt marquée par l’instabilité constitutionnelle). Enfin, du point de vue qui nous occupe – et qui est celui du droit constitutionnel, car il y aurait beaucoup d’autres choses à dire de la IIIe République, notamment en matière de législation sur les libertés – la pratique institutionnelle des IIIe et IVe Républiques a profondément marqué, cela a été rappelé plus haut, l’écriture de la Constitution de 1958 et aussi, dans une certaine mesure, son application. Un détour historique s’impose, dans ces circonstances, à tous ceux qui souhaitent saisir l’esprit et l’économie des institutions de la France d’aujourd’hui.

Cette leçon sera structurée en trois parties, consécutivement consacrées à la naissance de la , à son contenu, et à sa mise en application concrète.

Section 1. La genèse des lois constitutionnelles de 1875


Sur le plan formel, la est un ensemble composite de trois lois constitutionnelles, élaborées par une Assemblée nationale élue en 1871, dans le contexte de l’effondrement du Second Empire.


En 1870 – c’est-à-dire 5 ans avant l’entrée en vigueur de la Constitution de la IIIe République – le régime de la France est celui du Second Empire. Ce régime a succédé, à la suite d’un coup d’État, à la IIe République. La IIe République a été instaurée par la . Ce texte prévoyait l’élection du chef de l’État (le président de la République) au suffrage universel direct (masculin). Organisée le 10 décembre 1848, l’élection présidentielle fut remportée par Louis-Napoléon Bonaparte (l’un des neveux de Napoléon Ier).
Portrait officiel du président Louis-Napoléon Bonaparte. Source : La Documentation française – vie-publique.fr.


Arrêté du préfet de la Côte-d’Or organisant l’élection présidentielle dans l’arrondissement de Chatillon. Source : Archives départementales de la Côte-d’Or.


Tx.L’article 45 de la Constitution de 1848 prévoyait que « Le président de la République est élu pour quatre ans, et n'est rééligible qu'après un intervalle de quatre années […] ».
Dit autrement, il n’était pas possible d’exercer deux mandats consécutifs. Voyant son mandat arriver à son terme et sachant qu’il ne pouvait être immédiatement réélu, le prince-président demanda à l’Assemblée nationale une révision de la Constitution, que celle-ci lui refusa. Le 2 décembre 1851 – retenons cette date, désormais honnie des républicains – il fomenta un coup d’État pour renverser le régime. L’entreprise fut une réussite ; un mois plus tard, le 14 janvier 1852, une était promulguée, qui installait le Second Empire.
En 1870, date à laquelle nous nous situons pour le début de cette leçon, l’Empire est en guerre contre une coalition d’États allemands, menés par la Prusse. L’armée impériale est écrasée à Sedan.

Rq.On peut lire, sur cet épisode, le très beau roman d’Émile Zola : La débâcle .

Napoléon III, Empereur des Français, pièce maîtresse de la Constitution de 1852, est fait prisonnier le 2 septembre. La nouvelle de sa captivité parvient à Paris le 4 septembre ; une foule se presse alors aux abords du Palais-Bourbon, où siège le Corps législatif. Ce dernier déclare la déchéance de l’Empereur.
La foule devant le Corps législatif au matin du 4 septembre 1870, par Jacques Guiaud et Jules Didier. Source : https://www.gouvernement.fr



Emmenée par Léon Gambetta, figure de proue du parti républicain, la foule se rend ensuite à l’Hôtel de Ville, où Gambetta proclame la République.
Estampe anonyme. Source : Musée Carnavalet, Paris, https://www.parismusees.paris.fr


Un Gouvernement de défense nationale, composé de représentants du parti républicain, est alors nommé « par acclamation » (Journal Officiel du 6 septembre 1870), pour exercer le pouvoir pendant cette période transitoire. Il s’agit, sur le plan juridique, d’un « gouvernement de fait », c’est-à-dire illégal et de faible légitimité.

Df.Un gouvernement de fait est un gouvernement qui n’est pas fondé en droit, c’est-à-dire « illégal mais nécessaire pour assurer la vacance du pouvoir dans les meilleures conditions en attendant le retour aux temps paisibles de la normalité et du droit » (Louis Terracol).

Afin de mettre en place un gouvernement reconnu et habilité à négocier avec les Prussiens, les Français sont rapidement convoqués pour élire des représentants appelés à siéger dans une assemblée nationale.

Cette élection doit avoir lieu en février 1871 ; mais les combats militaires se poursuivent, et Paris est assiégé. C’est donc dans un contexte trouble, de défaite militaire, avec un territoire partiellement occupé, que vont se dérouler ces élections.

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« La province avait beaucoup souffert ; mais Paris avait souffert plus encore. Paris assiégé, Paris, sans air, serré derrière ses forts, dans sa ceinture de murailles, étouffant dans sa fierté et ses colères vaines, rien que cette idée avait quelque chose de terrible. Deux millions cinq cent mille hommes emprisonnés pendant cinq mois, on n'avait jamais rien vu de tel sur la terre. Paris avait été accablé de lui-même, de sa foule, de son poids, de son inaction : il avait volontairement subi celte peine : mais au prix d'une dépense nerveuse qui l’avait affolé.

Entre la résolution sombre et résignée de la province, et la fureur, d'abord calme, puis irritée de Paris, il y avait un désaccord sur lequel on s'expliqua mal et en hâte. Paris racontait l'étranglement du siège, l'enthousiasme des premiers jours, la foi dans les hommes nouveaux, l'élan de tous et le sacrifice unanime auquel on était prêt, tout le monde au rempart, […] les proclamations du gouvernement, lues d'abord avec enthousiasme, puis avec surprise, puis avec ironie, la demande générale et continuelle de « sortie en masse », les hésitations des chefs, […] puis l'attente, les espérances toujours en éveil et toujours déçues, les yeux se tournant aussi vers le ciel, attendant l'arrivée des pigeons voyageurs, messagers de la délivrance ou de la victoire ; […] enfin, le ronflement, dans la nuit, des premiers obus apprenant le bombardement auquel on ne croyait pas, l'indignation, la joie sombre, les enfants courant par les rues après les éclats d'obus; Paris se portant, le dimanche, vers les quartiers où pleuvaient les projectiles, le déménagement de toute la rive gauche, les hôpitaux et les édifices publics bombardés, les obus à Saint-Sulpice, à la Salpétrière et au Panthéon ; puis la faim, les viandes étranges : le chat, le rat, l'éléphant du Jardin des Plantes, le prix des vivres, le pain noir, les rations, les longues attentes aux portes des bouchers et des boulangers, le manque de chauffage, les arbres du Bois et des squares abattus, les rues noires la nuit, les épidémies, la mortalité croissante, dix mille hommes fauchés, les faibles, les enfants frappés d'abord — et combien qui, se sentant atteints, allaient traîner dans les familles une misérable agonie, — la naissance maudite de ceux qui étaient nés dans ces jours noirs […]
».

Qui dit élections, dit campagne électorale ; mais en raison du contexte, cette campagne ne se déroule pas comme une campagne classique. La question qui agite alors les esprits – ceux du « monde politique », ceux des citoyens – est celle de la guerre : faut-il y mettre fin ? faut-il au contraire poursuivre les hostilités et le combat contre la coalition menée par les Prussiens ? Le régime impérial n’est plus, mais la question du régime à fonder n’intéresse pas grand monde.

Sur cette question de politique étrangère (faut-il, ou non, poursuivre la guerre ?) deux grandes forces politiques s’affrontent : d’un côté les monarchistes, qui sont favorables à la paix, et de l’autre côté les républicains, qui souhaitent quant à eux la poursuite de la guerre.

L’Assemblée nationale élue le 8 février 1871 (au suffrage universel direct masculin) est majoritairement monarchiste. Cela ne signifie pas que les Français ait été majoritairement favorables à la restauration de la monarchie à cette époque. S’ils ont élu en majorité des candidats conservateurs, c’était surtout parce qu’ils souhaitaient le retour de la paix, que les candidats et les listes monarchistes (les « Listes de la paix », comme on les désignait alors) prônaient aux élections législatives de l’hiver 1871.




L’Assemblée de 1871 avait pour mission, aux termes mêmes de la convention d’armistice conclue le 28 janvier 1871, « de se prononc[er] sur la question de savoir si la guerre doit être continuée ou à quelles conditions la paix doit être faite » (art. 2). Elle fut élue pour exercer le pouvoir pendant une période transitoire, d’entre-deux régimes (l’Empire et le régime nouveau, à instituer). Elle n’avait pas reçu mandat pour rédiger une constitution nouvelle. Très vite, pourtant, l’Assemblée s’octroiera la compétence de faire une nouvelle constitution, c’est-à-dire s’auto-habilitera à exercer le pouvoir constituant.

C’est donc une assemblée majoritairement monarchiste, qui n’avait pas été élue avec pour mandat de rédiger une nouvelle constitution, qui va s’atteler à cette tâche. Quel type de constitution ces hommes conservateurs allaient-ils rédiger ? Quel type de régime allaient-ils mettre en place ?

On serait tenté de penser qu’une assemblée monarchiste aurait plutôt tendance à instaurer une monarchie, d’autant plus qu’à l’époque, le contexte n’était guère favorable à la continuation de l’Empire ni au retour de la République, régime tous deux discrédités. Pourtant, alors même que les conditions semblaient favorables à une restauration monarchique, c’est une République que les hommes de 1871 devaient mettre en place, et qui plus est, l’une des plus longues de notre histoire. Comment expliquer ce paradoxe ? Simplifions un peu les choses, par ailleurs très complexes. D’abord, l’Assemblée ne se mit pas immédiatement à la rédaction d’une nouvelle constitution : ce n’était pas là sa mission ; elle avait plus urgent à traiter (la guerre puis la paix, les soulèvements insurrectionnels dans certaines villes – comme la Commune à Paris). Elle était surtout divisée, en son camp monarchiste, entre deux tendances politiques, qui adhéraient à deux conceptions distinctes de la monarchie, et qui surtout avaient chacune leur prétendant : d’un côté les légitimistes (majoritaires), partisans du comte de Chambord, petit-fils du roi (de France) Charles X (1824-1830) qui était frère de Louis XVI ; d’un autre côté les orléanistes, partisans du comte de Paris, petit-fils du roi (des Français) Louis-Philippe 1er (1830-1848), et arrière-petit-fils de Louis-Philippe d’Orléans, dit Philippe Égalité, qui avait, en 1793, voté la mort de Louis XVI (son cousin) et portait, à ce titre, le poids du régicide. Une « fusion » de circonstance, pour le soutien du comte de Chambord, parut à l’été 1871 pouvoir conduire à la restauration de la monarchie. Comme condition à cette restauration, le comte de Chambord demanda l’adoption du drapeau blanc – contre le drapeau tricolore – qui devait permettre, à ses yeux, « la réconciliation de la France avec son histoire, l’oubli des erreurs passées et l’engagement dans le redressement national. » (Daniel de Montplaisir, « Du 3 au 5 juillet 1871 à Chambord ou les trois folles journées du drapeau blanc », in Emmanuel de Waresquiel (dir.), Les Lys et la République. Henri, Comte de Chambord, Paris, Tallandier, 2015). Le souhait du comte de Chambord, consigné dans le célèbre manifeste du 5 juillet 1871, fut considéré comme une exigence impossible à satisfaire. Il conduisit à l’avortement de la tentative de restauration monarchique.
Portrait issu de l’ouvrage de Gabriel Hanotaux, Histoire de la France contemporaine (1871-1900), Paris, Combet et Cie, [s. d.], tome I.



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« […] la France, cruellement désabusée par des désastres sans exemple, comprendra qu'on ne revient pas à la vérité en changeant d'erreur ; qu'on n'échappe pas par des expédients à des vérités éternelles.

Elle m'appellera, et je viendrai à elle tout entier, avec mon dévouement, mon principe et mon drapeau.

A l'occasion de ce drapeau, on a parlé de conditions que je ne dois pas subir.

Français !

Je suis prêt à tout pour relever mon pays de ses ruines et à reprendre son rang dans le monde ; le seul sacrifice que je ne puis lui faire, c'est celui de mon honneur. [...]

Non, je ne laisserai pas, parce que l'ignorance ou la crédulité auront parlé de privilèges, d'absolutisme et d'intolérance, que sais-je encore ? de dîme, de droits féodaux, fantômes que la plus odieuse mauvaise foi essaie de ressusciter à vos yeux, je ne laisserai pas arracher de mes mains l'étendard d'Henri IV, de François Ier et de Jeanne d'Arc.

C'est avec lui que s'est faite l'unité nationale, c'est avec lui que vos pères, conduits par les miens, ont conquis cette Alsace et cette Lorraine dont la fidélité sera la consolation de nos malheurs. [...]

Je l'ai reçu comme un dépôt sacré du vieux Roi mon aïeul, mourant en exil ; il a toujours été pour moi inséparable du souvenir de la patrie absente ; il a flotté sur mon berceau, je veux qu'il ombrage ma tombe.

Dans les plis glorieux de cet étendard sans tache, je vous apporterai l'ordre et la liberté.

Français,

Henri V ne peut abandonner le drapeau blanc d'Henri I.
»

Parce qu’elle n’avait pas reçu de mandat pour rédiger une constitution, parce qu’elle avait autre chose à faire de plus urgent, et parce qu’elle n’avait personne à mettre sur le trône, l’Assemblée nationale n’était pas pressée de faire une constitution nouvelle : elle chercha donc, dans un premier temps, à gagner du temps et installa, dans l’attente du règlement de la question constitutionnelle, un régime provisoire.

La période de transition entre deux régimes ne peut être une période de vide institutionnel : il faut bien que le pouvoir politique soit exercé et donc que les conditions de son exercice soient précisées (qui exerce le pouvoir ? comment le pouvoir est-il exercé ?).

L’Assemblée nationale avait justement été élue pour « gouverner », c’est-à-dire exercer le pouvoir politique pendant cette période de transition. Pour l’aider dans cette tâche (et notamment pour négocier la paix – qu’il est difficile de négocier à 700…), elle devait désigner des organes chargés d’exercer la fonction exécutive. Pour définir leurs prérogatives, pour organiser les relations interinstitutionnelles, l’Assemblée adopta quatre textes qui devaient, pendant cette période qui devait durer quatre ans (de 1871 – élection de l’Assemblée – à 1875 – adoption de la nouvelle constitution), former la « constitution » provisoire de la France.

Rq.Ces textes ne seront plus appliqués après l’entrée en vigueur des trois lois constitutionnelles de 1875.

Adolphe Thiers. Source : https://www2.assemblee-nationale.fr


1 – La résolution du 17 février 1871 avait pour objet de désigner Adolphe Thiers « chef du pouvoir exécutif de la République française ».

Tx.Résolution du 17 février 1871 :

« L'Assemblée nationale, dépositaire de l'autorité souveraine,

Considérant qu'il importe, en attendant qu'il soit statué sur les institutions de la France, de pourvoir immédiatement aux nécessités du gouvernement et à la conduite des négociations,

Décrète :

M. Thiers est nommé chef du pouvoir exécutif de la République française ; il exercera ses fonctions, sous l'autorité de l'Assemblée nationale, avec le concours des ministres qu'il aura choisis et qu'il présidera.
»

Journaliste, historien et homme politique (il avait été plusieurs fois ministre et président du Conseil pendant la monarchie de Juillet), Adolphe Thiers (1797-1877), membre de l’Assemblée nationale (élu dans 26 départements), jouissait alors d’un grand prestige. La résolution de février 1871 prévoyait qu’il pouvait désigner, pour l’épauler dans ses fonctions, une équipe de ministres. Elle prévoyait également que le chef du pouvoir exécutif était politiquement responsable devant l’Assemblée nationale : exercer ses fonctions « sous l’autorité de l’Assemblée nationale » implique en effet de devoir rendre compte de son action à cette même Assemblée.



Une question vient peut-être à l’esprit. Pourquoi les hommes de l’Assemblée nationale de 1871, majoritairement monarchistes, ont-ils choisi (dans le texte de cette résolution) de qualifier le régime de « République » ? « Faute de mieux et parce qu’il fallait bien qu’un vocable désignât le régime provisoire de la France », répond Jacques Chastenet dans son Histoire de la Troisième République ([s. l.], Hachette, 1952, tome 1, p. 57). Cela ne signifie pas pour autant que la majorité de l’Assemblée adhérait à la perspective de l’instauration d’une République pour le régime à venir. Quelques jours plus tard, d’ailleurs, le « parce de Bordeaux » scellait l’engagement pris par Thiers de différer provisoirement la question constitutionnelle (c’est-à-dire la question de la nature du régime à instaurer).

Rq.Le « pacte de Bordeaux » (ville où siégeaient alors les pouvoirs publics) désigne deux déclarations faites par le chef du pouvoir exécutif devant les membres de l’Assemblée nationale, les 19 février et 10 mars 1871.

2 – La loi Rivet du 31 août 1871 attribuait à Adolphe Thiers le titre de « président de la République », en « considération des services éminents » qu’il avait « rendus au pays » (négociation de la paix, libération progressive du territoire, écrasement de la Commune de Paris) ; elle fixait par ailleurs les prérogatives, ainsi que le statut du chef du pouvoir exécutif : la période transitoire étant manifestement appelée à durer, les relations interinstitutionnelles furent alors organisées de façon plus précise.

Rq.La Commune de Paris désigne un mouvement insurrectionnel parisien (mars-mai 1871). Pour en savoir plus sur cet événement majeur du début de la IIIe République, voir la série « Les 150 ans de la Commune de Paris » de la mairie de Paris.
Barricade érigée par les Communards près du cimetière du Père-Lachaise à Paris. Source : Paris Musées / Musée Carnavalet.


A ce titre, Thiers se voyait confier le pouvoir de promulgation et le pouvoir d’exécution des lois, ainsi que la prérogative de nomination et de révocation des ministres. Le principe de sa responsabilité politique devant l’Assemblée nationale était par ailleurs explicitement affirmé. Le même texte énonçait le principe de la responsabilité politique collective du Gouvernement (« conseil des ministres ») ainsi que de la responsabilité politique individuelle de ses membres devant la même Assemblée. Les ministres recevaient la compétence de contresigner les actes du président de la République. On remarquera enfin que l’Assemblée, qui n’avait pourtant pas reçu mandat pour rédiger une constitution nouvelle, se déclarait (dans l’exposé des motifs du texte de la loi), investie de la souveraineté et s’arrogeait à ce titre le pouvoir constituant.

Tx.Loi Rivet du 31 août 1871 :

« L'Assemblée nationale,

Considérant qu'elle a le droit d'user du pouvoir constituant, attribut essentiel de la souveraineté dont elle est investie, et que les devoirs impérieux que tout d'abord elle a dû s'imposer, et qui sont encore loin d'être accomplis, l'ont seuls empêchée jusqu'ici d'user de ce pouvoir ;

Considérant que, jusqu'à l'établissement des institutions définitives du pays, il importe aux besoins du travail, aux intérêts du commerce, au développement de l'industrie, que nos institutions provisoires prennent, aux yeux de tous, sinon cette stabilité qui est l'oeuvre du temps, du moins celle que peuvent assurer l'accord des volontés et l'apaisement des partis ;

Considérant qu'un nouveau titre, une appellation plus précise, sans rien changer au fond des choses, peut avoir cet effet de mettre mieux en évidence l'intention de l'Assemblée de continuer franchement l'essai loyal commencé à Bordeaux ;

Que la prorogation des fonctions conférées au chef du pouvoir exécutif, limitée désormais à la durée des travaux de l'Assemblée, dégage ces fonctions de ce qu'elles semblent avoir d'instable et de précaire, sans que les droits souverains de l'Assemblée en souffrent la moindre atteinte, puisque dans tous les cas la décision suprême appartient à l'Assemblée, et qu'un ensemble de garanties nouvelles vient assurer le maintien de ces principes parlementaires, tout à la fois la sauvegarde et l'honneur du pays ;

Prenant, d'ailleurs, en considération les services éminents rendus au pays par M. Thiers depuis six mois et les garanties que présente la durée du pouvoir qu'il tient de l'Assemblée ;

Décrète :

Article premier.
Le chef du pouvoir exécutif prendra le titre de président de la République française, et continuera d'exercer, sous l'autorité de l'Assemblée nationale, tant qu'elle n'aura pas terminé ses travaux, les fonctions qui lui ont été déléguées par décret du 17 février 1871.

Article 2.
Le président de la République promulgue les lois dès qu'elles lui sont transmises par le président de l'Assemblée nationale.
Il assure et surveille l'exécution des lois.
Il réside au lieu où siège l'Assemblée.
Il est entendu par l'Assemblée nationale toutes les fois qu'il le croit nécessaire, et après avoir informé de son intention le président de l'Assemblée.
Il nomme et révoque les ministres. Le conseil des ministres et les ministres sont responsables devant l'Assemblée.
Chacun des actes du président de la République doit être contresigné par un ministre.

Article 3.
Le président de la République est responsable devant l'Assemblée.
»


3 – La loi de Broglie du 13 mars 1873. Cette loi fut votée dans un contexte de détérioration des relations entre Adolphe Thiers et l’Assemblée nationale. Le 13 novembre 1872, Thiers avait proclamé, devant ses membres : « La République existe, elle est le gouvernement légal du pays, vouloir autre chose serait une nouvelle révolution et la plus redoutable de toutes ». Cette proclamation fut interprétée comme une rupture du « pacte de Bordeaux » et une injonction adressée aux représentants royalistes de l’Assemblée de se rallier à la République conservatrice. Pour répondre au message de Thiers, l’Assemblée désigna une commission de quinze membres, chargée de réorganiser ses relations avec le chef du pouvoir exécutif. L’Assemblée souhaitait au départ modifier le statut du président, pour rendre ce dernier irresponsable, tout en conservant la responsabilité politique des ministres et du gouvernement devant elle. Cette option fut finalement écartée, même si la loi de Broglie réduisit la responsabilité politique du président en faveur de celle des ministres, comme le révèle son article 4. Plus largement, le texte réaménageait les relations entre le président et l’Assemblée de façon à limiter les interventions du premier – qui, du fait de son autorité personnelle, était très influent – devant la seconde. Sauf exception, Adolphe Thiers se voyait retirer la faculté de prendre la parole devant elle ; pour s’adresser aux membres de l’Assemblée, il devait désormais utiliser des « messages », lus à la tribune par un ministre. Cette procédure de dialogue interinstitutionnel était si complexe à mettre en œuvre qu’elle fut alors qualifiée de « cérémonial chinois ». Qu’on en juge par soi-même :

Tx.Loi de Broglie du 13 mars 1873 :

« L'Assemblée nationale,

Réservant dans son intégrité le pouvoir constituant qui lui appartient, mais voulant apporter des améliorations aux attributions des pouvoirs publics,

Décrète :

Article premier.
La loi du 31 août 1871 est modifiée ainsi qu'il suit :
Le président de la République communique avec l'Assemblée par des messages qui, à l'exception de ceux par lesquels s'ouvrent les sessions, sont lus à la tribune par un ministre.
Néanmoins, il sera entendu par l'Assemblée dans la discussion des lois, lorsqu'il le jugera nécessaire, et après l'avoir informée de son intention par un message.
La discussion à l'occasion de laquelle le président de la République veut prendre la parole est suspendue après la réception du message, et le président sera entendu le lendemain, à moins qu'un vote spécial ne décide qu'il le sera le même jour. La séance est levée après qu'il a été entendu, et la discussion n'est reprise qu'à une séance ultérieure. La délibération a lieu hors la présence du président de la République.

Article 2.
Le président de la République promulgue les lois déclarées urgentes dans les trois jours, et les lois non urgentes dans le mois après le vote de l'Assemblée.
Dans le délai de trois jours, lorsqu'il s'agira d'une loi non soumise à trois lectures, le président de la République aura le droit de demander, par un message motivé, une nouvelle délibération.
Pour les lois soumises à la formalité des trois lectures, le président de la République aura le droit, après la seconde, de demander que la mise à l'ordre du jour pour la troisième lecture ne soit fixée qu'après le délai de deux mois.

Article 3.
Les dispositions de l'article précédent ne s'appliqueront pas aux actes par lesquels l'Assemblée nationale exercera le pouvoir constituant qu'elle s'est réservé dans le préambule de la présente loi.

Article 4.
Les interpellations ne peuvent être adressées qu'aux ministres et non au président de la République.
Lorsque les interpellations adressées aux ministres ou les pétitions envoyées à l'Assemblée se rapportent aux affaires extérieures, le président de la République aura le droit d'être entendu.
Lorsque ces interpellations ou ces pétitions auront trait à la politique intérieure, les ministres répondront seuls des actes qui les concernent. Néanmoins, si par une délibération spéciale, communiquée à l'Assemblée avant l'ouverture de la discussion par le vice-président du conseil des ministres, le conseil déclare que les questions soulevées se rattachent à la politique générale du gouvernement et engagent ainsi la responsabilité du président de la République, le président aura le droit d'être entendu dans les formes déterminées par l'article 1er.
Après avoir entendu le vice-président du conseil, l'Assemblée fixe le jour de la discussion.

Article 5.
L'Assemblée nationale ne se séparera pas avant d'avoir statué :
1° sur l'organisation et le mode de transmission des pouvoirs législatif et exécutif ;
2° sur la création et les attributions d'une seconde chambre ne devant entrer en fonctions qu'après la séparation de l'Assemblée actuelle ;
3° sur la loi électorale.
Le gouvernement soumettra à l'Assemblée des projets de loi sur les objets ci-dessus énumérés.
»

Rq.On remarquera que le texte renouvelait l’intention de l’Assemblée nationale d’exercer le pouvoir constituant dans son article 5, et encadrait, de façon minimale, l’exercice de ce pouvoir.


Portrait officiel du Président-Maréchal Patrice de Mac-Mahon. Source : Eugène Appert, La Documentation française, https://www.elysee.fr





4 – La loi du septennat du 20 novembre 1873. Adolphe Thiers fut contraint à la démission en mai 1873 par les membres de l’Assemblée nationale qui refusèrent alors d’accorder leur confiance au gouvernement nouvellement constitué d’une majorité de républicains modérés (alors que, selon les termes de l’interpellation adoptée, la majorité souhaitait faire « prévaloir dans le gouvernement une politique résolument conservatrice »). Le 24 mai, l’Assemblée nationale procédait à l’élection de son successeur, en la personne du Maréchal Patrice de Mac Mahon, un militaire monarchiste, que la politique intéressait peu. Le lendemain, le nouveau président chargeait le duc de Broglie de constituer un nouveau ministère conservateur.

Six mois plus tard, l’Assemblée monarchiste adoptait la loi du septennat. La restauration étant alors encore impossible, et la République toujours non souhaitée par la majorité des membres de l’Assemblée, cette dernière décidait d’installer Mac Mahon dans un provisoire long. Le texte de la loi du septennat avait d’une part pour objet de confier le pouvoir exécutif au Maréchal pour une durée de sept ans. D’autre part, il mettait en place une commission de trente membres, chargée de réfléchir à la future organisation constitutionnelle de la France.


Tx.Loi du septennat du 20 novembre 1873 :

« Article premier.
Le pouvoir exécutif est confié pour sept ans au maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta, à partir de la promulgation de la présente loi ; ce pouvoir continuera à être exercé avec le titre de président de la République et dans les conditions actuelles jusqu'aux modifications qui pourraient y être apportées par les lois constitutionnelles.

Article 2.
Dans les trois jours qui suivront la promulgation de la présente loi, une commission de trente membres sera nommée en séance publique et au scrutin de liste, pour l'examen des lois constitutionnelles.
»

A l’automne 1873, alors que le provisoire durait depuis près de deux ans, la situation politique était la suivante : une assemblée monarchiste (élue en 1871) venait de désigner un président monarchiste (le Maréchal de Mac Mahon), qui constituait un cabinet conservateur ; tout cela dans un régime qualifié de « République ». C’est la période de la République sans républicains que l’historien Daniel Halévy qualifia de République des ducs.

C’est dans ce contexte, et pour enfin sortir du provisoire (les monarchistes craignaient alors un retour du bonapartisme), que l’Assemblée nationale devait s’atteler à la rédaction d’une nouvelle constitution. La majorité royaliste de l’Assemblée se résigna, provisoirement, à accepter la République, à condition toutefois que celle-ci fût « conservatrice ». Qu’entend-on précisément par là ? Une République « conservatrice » est une République comportant des institutions conservatrices, telles que celles qui pourraient exister dans une monarchie : un chef de l’État irresponsable (aujourd’hui un président, demain peut-être un roi, espéraient les monarchistes), une chambre haute, vestige des chambres aristocratiques de la restauration et de la monarchie de Juillet. En somme, l’idée des monarchistes était d’instaurer un régime qui serait formellement qualifié de République mais qui, en substance, présenterait toutes les caractéristiques d’une monarchie constitutionnelle. Les républicains, quant à eux, adhérèrent au projet avec pour ambition, à la première occasion, de purger la nouvelle constitution de ces institutions conservatrices afin d'instaurer une vraie République.

Fille mal aimée d’une union impossible, œuvre du compromis, la République se fit donc par défaut. La constitution de la IIIe République qui devait, dans l’esprit de ses fondateurs, être provisoire (tous les membres de l’Assemblée nationale étaient d’accord sur le fait qu’il fallait que la constitution puisse être révisée facilement), est pourtant et à ce jour le deuxième régime le plus durable (après la Ve République) de l’histoire de France…


Section 2. La Constitution formelle


Sur le plan formel, la est hétérodoxe ; cela s’explique naturellement par les circonstances, ci-dessus rappelées, de sa genèse. Après avoir évoqué brièvement son contenu, nous verrons de quelle manière elle fut appliquée, c’est-à-dire, quel fut, concrètement, le système de gouvernement pratiqué.


Il convient d’abord de souligner la singularité de l’expérience constituante de 1875, en la comparant avec les expériences antérieures (constitutions révolutionnaires, Chartes de 1814 et de 1830, Constitution de 1848), ou postérieures (Constitutions des IVe et Ve Républiques).

Sur le plan formel, d’abord. Le contenant du texte (l’instrumentum), c’est-à-dire la source écrite du droit de la constitution, qui définit et organise l’exercice du pouvoir politique, est composé non pas d’un document unique, intitulé « Constitution », ou « Charte », ou « Loi fondamentale » mais de trois lois constitutionnelles.
Tx.La loi du 24 février relative à l’organisation du Sénat ; la loi du 25 février relative à l’organisation des pouvoirs publics ; et enfin la loi du 16 juillet, relative aux rapports entre les pouvoirs publics.

Il n’y a donc pas de « constitution » au sens formel, même si, bien entendu, les trois lois précitées forment la constitution de la IIIe République. Cette absence de solennité s’explique simplement par le fait que, comme l’écrit Jean-Marie Denquin, « un rare manque d’enthousiasme préside à [la] naissance » de cette « constitution » (« Préface » à Carlos-Miguel Pimentel, La crise du 16 mai 1877. Édition critique des principaux débats constitutionnels, Paris, Dalloz, 2017). Il s’agit là d’une situation assez largement inédite dans l’histoire constitutionnelle (pas simplement française). Le moment constituant n’est pas un moment neutre dans l’histoire d’une Nation. Presque toujours, les constituants placent beaucoup d’espoirs dans les textes qu’ils font (sans doute un peu trop…), et leur souhaitent de durer. Par exemple, lorsque les « Gilets Jaunes » ont, en France, réclamé la rédaction d’une nouvelle constitution, c’était, à leurs yeux, pour fonder un monde « meilleur ». Tel ne fut pas le cas en 1875 ; qu’ils fussent monarchistes ou républicains, les hommes qui faisaient alors la constitution souhaitaient au contraire qu’en l’état (comme instaurant une République, ou une République conservatrice), la constitution ne « dure » pas.

Sur le fond, les lois constitutionnelles ne comprennent pas de « préambule ». C’est qu’elles ne sont guidées par aucune philosophie générale, faute pour les constituants de pouvoir s’accorder sur des principes politiques élémentaires. Était-il imaginable de concilier deux camps irrémédiablement opposés, même sur la nature du régime à instaurer ? Purement organisationnelles, les lois constitutionnelles de 1875 se limitent dans ces conditions au strict nécessaire : institution, organisation et fonctionnement des pouvoirs publics.

On observera également, en lien étroit avec ce qui vient d’être dit, que la révision des lois constitutionnelles est grandement facilitée par une procédure simple à mettre en œuvre (la constitution peut ainsi être qualifiée de « souple »). Cette procédure était définie par l’article 8 de la loi du 25 février 1875, aux termes duquel :
Tx.
  • « Les chambres auront le droit, par délibérations séparées prises dans chacune à la majorité absolue des voix, soit spontanément, soit sur la demande du Président de la République, de déclarer qu'il y a lieu de réviser les lois constitutionnelles.
  • Après que chacune des deux chambres aura pris cette résolution, elles se réuniront en Assemblée nationale pour procéder à la révision.
  • Les délibérations portant révision des lois constitutionnelles, en tout ou en partie, devront être prises à la majorité absolue des membres composant l'Assemblée nationale.
  • Toutefois, pendant la durée des pouvoirs conférés par la loi du 20 novembre 1873 à M. le maréchal de Mac-Mahon, cette révision ne peut avoir lieu que sur proposition du Président de la République. »

Le pouvoir constituant prévoyait donc une révision « en tout ou en partie » des lois constitutionnelles. L’intention des constituants majoritairement monarchistes en 1875 était de ne pas limiter l’étendue de la révision, afin de permettre, le cas échéant et le moment venu, une transformation du régime politique. En habilitant le pouvoir de révision à modifier les lois constitutionnelles « en tout », ils ouvraient la porte au passage de la République à la monarchie constitutionnelle. Lors de l’adoption de cet article 8 par l’Assemblée nationale, en février 1875, le rapporteur de la commission des trente, chargé de présenter le texte à ses collègues, déclarait ainsi à la tribune : « nous entendons formellement que toutes les lois constitutionnelles, dans leur ensemble, pourront être modifiées, que la forme même du gouvernement pourra être l’objet d’une révision. Il ne peut, il ne doit y avoir, à cet égard, aucune équivoque ».

Rq.Sur le plan juridique, la révision « totale » peut être questionnée dans sa régularité. Une modification si substantielle de la constitution qu’elle emporte un changement de régime relève-t-elle du pouvoir de révision ? Rien n’est moins sûr. Il s’agit en réalité d’une compétence du pouvoir constituant, dont nous savons d’une part qu’il appartient au souverain (et non à l’organe de révision) et d’autre part, que ses prérogatives ne sont pas de même nature que celles du pouvoir de révision.

Quoi qu’il en soit, la brièveté et le caractère non idéologique de cette constitution de 1875 expliquent probablement sa longévité (65 ans d’application effective) et sa capacité de résistance à des crises majeures, tant nationales (l’affaire Dreyfus), qu’internationales (la Première guerre mondiale, crise d’une ampleur et d’une gravité jusque-là inégalées).


Le régime instauré en 1875 est un régime parlementaire. Il suffit pour s’en convaincre de lire l’article 6 de la loi du 25 février 1875, relative à l’organisation des pouvoirs publics.

Tx.Article 6 de la loi du 25 février 1875 :
  • « Les ministres sont solidairement responsables devant les chambres de la politique générale du Gouvernement, et individuellement de leurs actes personnels.
  • Le Président de la République n'est responsable que dans le cas de haute trahison. »

Cet article énonce la responsabilité politique collective du Gouvernement devant les chambres. Or, cette responsabilité est le critère ultime du régime parlementaire. Il faut noter que ce type de régime, déjà connu en Angleterre, avait déjà été pratiqué en France sous la monarchie de Juillet. Son architecture générale, inspirée de la Charte de 1830, fut ici « transposée » en République.


L’article 1er de la loi constitutionnelle du 25 février 1875 prévoit que le Parlement est composé de deux chambres (on dit qu’il est bicaméral) : la Chambre des députés et le Sénat.

Les membres de la Chambre des députés sont élus pour 4 ans au suffrage universel direct masculin, en général (car le mode de scrutin n’a pas toujours été le même) au scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Le nombre de députés a varié, entre 500 et 600 (environ), selon les législatures. L’âge minimal pour être candidat est fixé à 25 ans.

Le Sénat comprend quant à lui 300 sénateurs : en début de régime, 75 d’entre eux sont inamovibles. Ils sont des sénateurs à vie, élus (pour les 75 premiers) par l’Assemblée nationale de 1871 (qui a rédigé la constitution). Au fur et à mesure de leur disparition, ces 75 membres devaient être remplacés par d’autres sénateurs inamovibles, élus à vie par le Sénat lui-même. Les 225 autres sénateurs sont élus pour 9 ans au suffrage universel indirect ; la composition du Sénat est renouvelée par tiers tous les 3 ans. Les sénateurs sont élus dans chaque département par des collèges électoraux composés de députés et d’élus locaux, parmi lesquels les délégués des conseils municipaux sont présents dans une écrasante majorité (c’est ce qui valut au Sénat l’appellation de « Grand conseil des communes de France »). L’existence du Sénat, qui est conçu, dès l’origine, comme une chambre conservatrice, était l’une des conditions posées par les monarchistes pour l’adoption des lois constitutionnelles de 1875. Les sénateurs sont en effet plus vieux que les députés, la vieillesse apportant (en général) la modération pour des raisons nombreuses, et notamment patrimoniales : lorsqu’on possède des biens (le patrimoine s’étend en général avec l’âge), on aspire davantage au maintien de l’ordre. Il faut ainsi être âgé d’au moins 40 ans pour être éligible au Sénat. Outre cette condition d’âge, d’autres éléments (la composition du Sénat – avec la présence des sénateurs à vie – la durée du mandat, les modalités de l’élection) ont été pensés pour faire de la chambre haute une chambre conservatrice et relativement indépendante du corps électoral.

C’est bien pour cela que, plus tard, lorsque les républicains furent bien installés dans les institutions de la IIIe République, lorsqu’ils en eurent évincé les monarchistes (ce qui se fit progressivement au fil des élections successives, qui marquent à la Chambre des députés puis au Sénat la victoire des républicains contre les monarchistes), ils tentèrent de transformer l’institution sénatoriale. Pour les plus radicaux d’entre eux (on les classerait aujourd’hui à l’extrême gauche), le Sénat était un obstacle à l’expression de la souveraineté nationale, dont ils considéraient que la Chambre des députés, élue au suffrage universel direct, avait le monopole de l’expression. Ces républicains radicaux essayèrent, en vain, de supprimer le Sénat. En définitive, l’institution fut simplement « démocratisée » dans son recrutement, par la révision constitutionnelle d’août 1884. La loi constitutionnelle (de révision) du 14 août 1884 supprima en effet les sénateurs inamovibles, et modifia le mode de scrutin pour l’élection des sénateurs, de sorte que les grandes villes (traditionnellement moins conservatrices que les petites communes) pèsent davantage dans l’élection.


La Constitution de 1875 instaurait un régime parlementaire. Ce régime est caractérisé par la responsabilité politique du Gouvernement devant le Garlement, et implique (en général) la dualité organique de l’exécutif. La fonction exécutive fut ainsi attribuée à deux organes : un chef de l’État, autorité individuelle (le président de la République) ; un gouvernement, autorité collégiale (le « Conseil des ministres »). Quel était leur statut ?

Le président de la République était élu par les députés et les sénateurs réunis en Assemblée nationale (tel est le nom attribué par le constituant de 1875 à la réunion des deux chambres) (article 2 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875). En 1875, comme en 1946 et en 1958, l’élection du président de la République au suffrage universel direct fut donc écartée. C'est que le souvenir du 2 décembre (date du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, premier chef d’État français élu – en 1848 – au suffrage universel direct), était encore dans tous les esprits. L’élection populaire donnant une forte légitimité à la fonction, monarchistes comme républicains craignaient qu’un président élu de cette façon, fort de sa légitimité électorale et populaire, n’abuse de son pouvoir.

Rq.Notez ici l’importance de la culture constitutionnelle et historique pour comprendre le refus, même républicain, de l’élection du chef de l’État au suffrage universel jusque dans la deuxième moitié du XXe siècle (1962).

Le même article 2 de la loi du 25 février 1875 prévoyait que le président de la République était élu pour 7 ans et qu’il était rééligible. Quant au régime de sa responsabilité, l’article 6 de la loi du 25 février 1875 énonçait le principe de son irresponsabilité pénale et politique, sauf hypothèse de la haute trahison. L’irresponsabilité du chef de l’État est classique en régime parlementaire. Rappelons que ce régime est né de la pratique politique, dans le cadre de la monarchie britannique. L’irresponsabilité du monarque dans la monarchie parlementaire britannique (qu’illustre la formule-fiction « the king can do no wrong », c’est-à-dire « le roi ne peut mal faire ») s’explique par l’impossibilité de le destituer. Cette institution monarchique de l’irresponsabilité du chef de l’État a été transposée dans le cadre républicain par le constituant de 1875 – d’autant plus facilement que, souvenons-nous, son ambition était de transformer, dès que cela était possible, le président en monarque.

La contrepartie de l’irresponsabilité, c’est évidemment le contreseing, qui revient aux ministres responsables (article 3 de la loi du 25 février 1875) : dans un régime libéral, les gouvernants doivent en effet rendre des comptes de leur exercice du pouvoir. Il est donc impératif que, pour chaque acte élaboré, une autorité en endosse la responsabilité ; si l’acte en cause relève de la compétence d’une autorité irresponsable, la responsabilité doit être assumée par une autre autorité (ici, le ministre contresignataire).

Tx.Article 3 de la loi du 25 février 1875 :

« […] - Chacun des actes du président de la République doit être contresigné par un ministre. »

Le Gouvernement est un organe collégial dont les membres sont nommés par le président de la République. Il s’agit là d’une prérogative classique du chef de l’État en régime parlementaire, qui n’est pourtant pas prévue par les lois constitutionnelles de 1875. Ces dernières n’habilitaient pas expressément le président de la République à nommer les membres du Gouvernement ; mais cette prérogative a été rattachée à l’article 3 de la loi du 25 février 1875 aux termes duquel : « Le président de la République [...] nomme à tous les emplois civils et militaires ». Le Gouvernement est collectivement responsable de son action et de ses décisions devant les chambres.

On notera que les lois constitutionnelles ne mentionnent, à aucun endroit, l’existence d’un « chef » du Gouvernement. Ce chef, qui prendra sous la IIIe République le nom de « président du Conseil » (sous-entendu du « Conseil des ministres », appellation officielle du Gouvernement), et qui est l’équivalent du Premier ministre de notre Ve République, est une institution qui naît dès les premières années d’application des lois constitutionnelles de 1875, de la pratique politique. On voit ci-dessous un extrait du Journal officiel dans lequel est publié un décret (daté du 12 décembre 1876) de nomination de Jules Simon en qualité de « président du conseil des ministres ».
Extrait du Journal officiel du 12 décembre 1876 dans lequel est publié un décret de nomination de Jules Simon en qualité de « président du conseil des ministres ».


Comment expliquer cette apparition spontanée ? Nous ne sommes évidemment pas dans la tête des gens de l’époque et ne pouvons, à ce titre, qu’émettre des hypothèses. Il est probable que la désignation d’un chef du Gouvernement parut naturelle (peut-être même indispensable), afin de diriger l’action de cette autorité collégiale, mais aussi d’en assurer la représentation, devant les autres organes constitués (président de la République et chambres), devant les puissances étrangères, ou encore devant l’opinion publique. La désignation d’un chef du Gouvernement va ainsi combler une lacune des lois constitutionnelles de 1875, révélant, par ailleurs, que la constitution réelle dépasse très largement le cadre de la constitution formelle, et qu’il ne faut jamais réduire le droit de la constitution au seul texte de la constitution. D’autant moins que le président du Conseil s’illustrera, en pratique, comme l’une des institutions les plus importantes de la IIIe République.



Une constitution a pour objet premier d’instituer des organes (les organes constitués) et de répartir entre eux des compétences. C’est ce que l’on appelle la distribution des fonctions.

La IIIe République est un régime parlementaire ; ce type de régime, que l’on désigne parfois comme un régime de collaboration des différents organes, se caractérise (notamment) par une forte distribution de la fonction législative, dans laquelle interviennent à la fois le Parlement et les organes exerçant à titre principal la fonction exécutive (en général, le Gouvernement).


Les deux chambres du Parlement (Chambre des députés et Sénat) exercent la fonction législative, qui est la fonction d’élaboration, de confection de la loi ; elles interviennent également en matière exécutive.

S’agissant d’abord de la fonction législative, les parlementaires (députés et sénateurs) disposent, concurremment avec le président de la République, de l’initiative de la loi (article 3 de la loi du 25 février 1875). De ce point de vue-là (et même, pourrait-on dire, de façon générale), le bicamérisme de 1875 est égalitaire, conformément à l’ambition des monarchistes qui souhaitaient un Sénat puissant. Ensuite, les parlementaires discutent, amendent et votent (pour éventuellement adopter) la loi.

Les chambres interviennent également dans l’exercice de la fonction exécutive, à laquelle sont traditionnellement rattachées, par les juristes, les prérogatives en lien avec la définition de la politique extérieure. Ainsi, les chambres doivent autoriser la ratification, par le chef de l’État, des traités les plus importants (article 8 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics). De plus, le président de la République, qui est chef des armées, « ne peut déclarer la guerre sans l'assentiment préalable des deux chambres » (article 9 du même texte).

Enfin, comme dans tout régime parlementaire, les chambres contrôlent l’action du Gouvernement qui est politiquement responsable devant elles (cf. plus loin le paragraphe consacré aux relations interinstitutionnelles).

Le président de la République dispose, dans le texte, de compétences importantes qui dépassent très largement la seule fonction exécutive. Le constituant de 1875 a en effet souhaité doter le chef de l’État de prérogatives nombreuses afin que, le moment venu de remplacer le président de la République par un roi, le monarque puisse exercer un rôle influent dans la définition de la politique nationale.

La plupart des prérogatives du chef de l’État sont définies à l’article 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, relative à l’organisation des pouvoirs publics. Sans prétendre à l’exhaustivité, mentionnons d’abord que le président de la République intervient dans la fonction législative à plusieurs titres. Il dispose d’abord de l’initiative des lois, concurremment avec les membres du Parlement.

Rq.Mentionnons au passage que le président de la Ve République ne dispose pas formellement de cette même prérogative, même si le Gouvernement au pouvoir, soutenu (en principe) par la majorité parlementaire réalise le programme présidentiel. Ainsi, alors même qu’il ne dispose pas de l’initiative législative, c’est bien M. Macron qui, une fois adoptée, dans des conditions difficiles, la loi « immigration » (loi Darmanin) en décembre 2023, s’est rendu sur un plateau de télévision pour en assurer le « service après-vente ».

Une fois que la loi a été discutée, éventuellement amendée et adoptée par les deux chambres, elle doit être promulguée pour produire ses effets juridiques.

Df.La promulgation est l’acte par lequel un organe atteste de l’élaboration d’une loi conformément aux règles formelles et procédurales prévues par la constitution, et la rend exécutoire.

Aux termes de l’article 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, cette compétence appartient au président de la République. La promulgation de la loi relève de la fonction exécutive ; mais à l’occasion de l’exercice de cette prérogative, l’article 7 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 habilite le chef de l’État à demander une nouvelle délibération aux deux chambres, que celles-ci ne peuvent lui refuser.

Tx.Article 7 de la loi du 16 juillet 1875 :
  • « Le Président de la République promulgue les lois dans le mois qui suit la transmission au Gouvernement de la loi définitivement adoptée. Il doit promulguer dans les trois jours les lois dont la promulgation, par un vote exprès de l'une et l'autre chambres, aura été déclarée urgente.
  • Dans le délai fixé par la promulgation, le Président de la République peut, par un message motivé, demander aux deux chambres une nouvelle délibération qui ne peut être refusée. »

Cette prérogative, qui s’apparente à une sorte de veto présidentiel, relève quant à elle de la fonction législative dans la mesure où elle permet au président de s’opposer, au moins pendant un temps, à l’entrée en vigueur d’une loi dont la teneur ne lui conviendrait pas.

S’agissant de la fonction exécutive, le président de la République dispose d’abord du pouvoir d’exécution de la loi, qui s’exerce par l’édiction de règlements (article 3 de la loi du 25 février 1875) ; il nomme aux emplois civils et militaires et, à ce titre, il désigne également les membres du Gouvernement ; la Constitution ne dit pas expressément s’il peut les révoquer ; c’est cette interprétation – c’est-à-dire une interprétation dualiste du régime parlementaire – qui va prévaloir au tout début du régime (jusqu’à la fin 1877). Le président dirige les relations internationales (c’est-à-dire qu’il négocie et ratifie les traités) ; il dirige les forces armées.

Enfin, le président intervient également dans l’exercice de la fonction juridictionnelle puisqu’il dispose du droit de faire grâce, c’est-à-dire de lever la peine qui a été prononcée par un juge à l’encontre d’un prévenu (article 3 loi de la loi du 25 février 1875).

Le chef de l’État dispose également de prérogatives importantes dans le domaine des relations entre organes, qui seront examinées plus loin.

Le statut et les prérogatives du président de la République ont conduit Louis Blanc, qui était représentant à l’Assemblée nationale de 1871 et à la Chambre des députés (jusqu’à 1882), à prononcer un mot resté fameux : « nous avons un roi, sauf l’hérédité ! ».

En réalité, nous le verrons dans un instant, nous aurions une vision erronée de ce que fut la IIIe République en nous contentant de lire les lois constitutionnelles de 1875. Car la réalité du régime tel qu’il s’est pratiqué fut éloigné du texte (ou en tout cas, de ce que le constituant de 1875 souhaitait lui faire dire).

Que reste-t-il, dans ce contexte, pour les attributions des autres organes exerçant la fonction exécutive (c’est-à-dire des membres du Gouvernement) ? Leur « seule » prérogative consiste à contresigner les actes du président de la République. Ça peut paraître peu ; c’est en réalité beaucoup. Le pouvoir de contreseing, combiné à la responsabilité politique du Gouvernement et à l’irresponsabilité du chef de l’État, va progressivement conduire les membres du Gouvernement à « capter » (le terme est utilisé par Armel Le Divellec au sujet de la situation du président de la Ve République) les pouvoirs appartenant, formellement – c’est-à-dire dans le texte des lois de 1875 – au président de la République. Les conditions de ce phénomène de « translation » seront examinées plus loin.


Cette question a déjà été en partie abordée lorsqu’il a été question des interactions des organes dans l’exercice des différentes fonctions (législative et exécutive). Nous allons à présent examiner plus en détail ce que prévoient les lois constitutionnelles de 1875 à propos des moyens d’action du Parlement sur les organes de l’exécutif et de ceux de l’exécutif sur le Parlement.


Deux d’entre elles seront plus particulièrement mises en exergue ici. Il s’agit d’une part du contrôle du Gouvernement et d’autre part de l’élection du président de la République.


Comme dans tout régime parlementaire, sous la IIIe République, le Gouvernement est politiquement responsable devant le Parlement. Cette responsabilité est la caractéristique, le critère ultime du régime parlementaire. Elle est, pour la première fois dans l’histoire de France, expressément prévue par la constitution formelle (le régime parlementaire est apparu en France – comme en Angleterre – spontanément, dans la pratique politique, sous la monarchie de Juillet).

Tx.Aux termes de l’article 6 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, déjà cité, « Les ministres sont solidairement responsables devant les chambres de la politique générale du Gouvernement ».

Dans un régime parlementaire, qui est fondé sur une étroite collaboration entre le Parlement et le Gouvernement, il est indispensable que, pour pouvoir gouverner (c’est-à-dire pour pouvoir faire adopter les lois qui vont permettre la réalisation de son programme, pour pouvoir disposer des fonds nécessaires au fonctionnement de l’État), le Gouvernement dispose de la confiance de la majorité parlementaire qui, justement, vote (et éventuellement adopte) les projets de loi et de budget.

La responsabilité politique désigne (nous retiendrons ici la définition de René Capitant) « l’obligation pour les ministres d’être en possession de la confiance de la majorité parlementaire » (Écrits constitutionnels, Paris, éditions du CNRS, 1982). Cette responsabilité implique, pour le Gouvernement et ses membres, l’obligation de répondre de leurs actes devant le Parlement.

Dès lors que la confiance, sur laquelle est bâti le régime parlementaire, n’existe plus, l’engagement de la responsabilité politique du Gouvernement permettra au Parlement de se séparer des ministres qui l’ont perdue. Un autre Gouvernement sera nommé dans la foulée, qui doit disposer de la confiance de la majorité parlementaire.

Sur le plan institutionnel, la responsabilité politique du Gouvernement devant les chambres implique principalement deux choses : d’abord, que les ministres rendent compte de leur action au Parlement qui les contrôle ; ensuite, que les chambres puissent contraindre le Gouvernement à la démission si elles ne lui font plus confiance.

Comment, concrètement, les chambres contrôlent-elles le Gouvernement ? Grâce à quels instruments, grâce à quels moyens juridiques ? Comment peuvent-elles le contraindre à la démission ?
Il faut déjà savoir qu’à l’époque, les membres du Gouvernement sont aussi très souvent et en même temps des parlementaires. Il y a donc une unité organique du Parlement et du Gouvernement, qui est d’ailleurs classique dans les régimes parlementaires (mais qui n’existe pas sous la Ve République). Loin des conceptions simplistes qui consistent à faire du régime parlementaire un régime de séparation (même « souple ») des pouvoirs, l’un des plus fins analystes de la constitution (parlementaire) anglaise, le journaliste et essayiste Walter Bagehot (1826-1877), évoquait ainsi « l'union étroite, la fusion presque complète des pouvoirs (organes) exécutif et législatif » en Angleterre. Cette compatibilité entre les fonctions ministérielles et le mandat parlementaire permet aux chambres d’avoir les ministres « à disposition », en quelque sorte, pour échanger, les interroger, les contrôler.

Par ailleurs, pour se tenir informées de la conduite de la politique gouvernementale, les chambres disposent de plusieurs instruments (non prévus par le texte de la constitution). Ces moyens, que l’on retrouve pour certains d’entre eux encore aujourd’hui (et dans la plupart des régimes parlementaires) sont les questions, les interpellations, et les enquêtes.

Lorsque le contrôle exercé par les chambres révèle une perte de confiance, le Gouvernement peut être contraint à la démission après l’engagement de sa responsabilité politique. Il se trouve dans l'obligation de quitter le pouvoir. Notons que le texte des lois constitutionnelles de 1875 ne prévoit pas de conditions procédurales à la mise en jeu de la responsabilité politique du Gouvernement. Cet engagement s’en trouve ainsi grandement facilité (c’est là l’un des éléments explicatifs de l’instabilité gouvernementale chronique dont souffrit la IIIe République).

Le régime instauré par les lois constitutionnelles de 1875 est-il moniste ou dualiste ?

Df.Le régime parlementaire est dit moniste lorsque le Gouvernement est politiquement responsable devant le seul Parlement.

Il est qualifié de dualiste lorsque le Gouvernement est politiquement responsable devant le Parlement et devant le chef de l’État. Dans ce type de régime, pour se maintenir au pouvoir, le Gouvernement doit pouvoir compter sur la confiance de la majorité parlementaire, mais aussi sur celle du chef de l’État.

Il n’y a pas de réponse définitive à cette question, qui sera d’ailleurs l’occasion d’une crise politique et institutionnelle majeure (la crise du 16 mai 1877). Il est vrai – nous y reviendrons – que la Constitution formelle de 1875 n’énonce explicitement que la seule responsabilité du Gouvernement devant le Parlement. En même temps, cette constitution instaure un chef de l’État potentiellement puissant, conformément au vœu des monarchistes membres de l’Assemblée nationale de 1871 qui souhaitaient que le président (et plus tard le roi) puisse peser sur la définition de la politique nationale. Toutefois, pour pouvoir exercer ses prérogatives, un chef de l’État irresponsable doit pouvoir compter sur le Gouvernement. Si ce dernier n’est pas responsable devant lui, il y a fort à parier que le chef de l’État se trouvera inhibé dans l’exercice du pouvoir.

L’élection du chef de l’État est le second moyen « d’action » des chambres sur l’exécutif.

Tx.Aux termes de l’article 2 de la loi du 25 février 1875, « Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et par la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale ».

Ce mode d’élection va évidemment peser sur le fonctionnement des institutions, puisque le président de la République, élu au suffrage indirect, d’une part ne disposera pas de la même légitimité que les députés, élus du suffrage universel direct et, d’autre part, sera « redevable » de son élection aux parlementaires – et donc, dans une certaine mesure au moins, soumis à eux.

Ces derniers prendront d’ailleurs très vite l’habitude d’élire des personnalités politiques de second rang à la présidence (il y a des exceptions, bien entendu), de façon à ne pas être concurrencés par un président trop prestigieux ou trop actif.

Ex.Ainsi, en décembre 1887, Sadi Carnot fut préféré à Jules Ferry, l’une des grandes figures du parti républicain des premières années de la IIIe République. Il se dit que le mot d’ordre dans les couloirs de l’Assemblée nationale était alors « votons pour le plus bête ! ».


En dehors de la demande de nouvelle délibération de la loi, prérogative appartenant au président de la République et rattachée à la fonction de faire la loi, les organes de l’exécutif disposent de moyens d’action interinstitutionnels qui ne relèvent pas des « fonctions juridiques de l’État » (c’est-à-dire de la fonction législative, de la fonction exécutive, ou de la fonction juridictionnelle).

D’abord, les ministres ont droit d’entrée et de parole dans les deux chambres (article 6 de la loi du 16 juillet 1875). Ce droit d’entrée et de parole leur permet d’expliquer leur action aux parlementaires, et aux chambres de les contrôler.

Ensuite, le président de la République dispose de la prérogative de clore la session des chambres, de les ajourner et de les convoquer en session extraordinaire (article 2 de la loi du 16 juillet 1875).

Rq.Le Parlement ne siège pas de façon permanente, mais en sessions, c'est-à-dire uniquement pendant certaines périodes de l’année. Les sessions désignent les périodes de l’année pendant lesquelles le Parlement est réuni pour exercer les prérogatives que lui attribue la constitution.

Sous la IIIe République, la session ordinaire était de 5 mois (au moins : article 1er de la loi du 16 juillet 1875). En pratique, toutefois, le Parlement siégeait presque toute l'année.

Enfin, le président de la République est habilité à dissoudre la Chambre des députés (mais non le Sénat).
Tx.Article 5 de la loi du 25 février 1875 : « Le Président de la République peut, sur l'avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés avant l'expiration légale de son mandat ».

Plutôt répandu en régime parlementaire, le droit de dissolution est un peu la contrepartie de la responsabilité politique du Gouvernement. Il permet en effet à un organe de l’exécutif (en général le chef de l’État), de mettre fin, avant leur terme, aux mandats des parlementaires (en général, ceux de la chambre « basse » si le Parlement est bicaméral). Le droit de dissolution est l’un des moyens permettant au Gouvernement et au Parlement de se séparer s’ils ne s’entendent plus, sous l’arbitrage (ici) du président de la République. C’est alors le peuple qui est appelé à trancher le conflit qui oppose l’exécutif et le Parlement. De deux choses l’une, en effet : soit le peuple renvoie au Parlement une majorité qui soutient la position du Gouvernement qui, victorieux, peut se maintenir au pouvoir ; soit, au contraire, il réélit les parlementaires sortants ou politiquement proches des sortants (c’est-à-dire ceux qui étaient opposés au Gouvernement) et dans ce cas, c’est le Gouvernement qui doit se retirer.

Ex.Le droit de dissolution ne fut utilisé qu’une seule fois, en 1877, par le président Mac Mahon. L’usage qu’en fit le Maréchal-Président le discrédita à tel point (pour les raisons qui seront examinées ci-après), qu’aucun de ses successeurs ne songea plus à y avoir recours.


Section 3. Le système de gouvernement


Dans la pratique, le régime de la IIIe République n’a pas fonctionné comme ses pères fondateurs, les hommes de l’Assemblée nationale de 1871, l’avaient imaginé, c’est-à-dire comme un régime parlementaire dualiste avec prépondérance du chef de l’État.

Le régime sera parlementaire, certes, mais moniste et marqué, la plupart du temps, par la prééminence de la chambre basse et une grave instabilité ministérielle. Ce « décalage » entre le texte et la réalité du fonctionnement du régime a pu surprendre, et même conduit une partie des juristes du XXe siècle à s'interroger sur l'effectivité (et donc l'utilité) des constitutions et du droit constitutionnel. A quoi peuvent-elles bien servir, si elles ne permettent pas d'encadrer l'exercice du pouvoir conformément aux normes qu'elles contiennent ? A quoi sert-il d'enseigner le droit de la constitution formelle, s'il ne correspond pas à la réalité du régime pratiqué ?

En réalité, le problème est mal posé, et il n'y a rien de très extraordinaire à ce qui ne peut même pas être qualifié de « décalage » (et encore moins de violation de la constitution). Les énoncés constitutionnels (c'est-à-dire les normes contenues dans la constitution formelle) sont ouverts et susceptibles, comme nous l'avons souvent rappelé, d'interprétations et de concrétisations effectives diverses. Dans cette mesure, le texte de la constitution ne peut déterminer qu'en partie la façon dont le pouvoir sera exercé. Les lois constitutionnelles de 1875 ont fixé un cadre général pour l'exercice du pouvoir ; ce dernier s'est effectivement déployé dans ce cadre, mais d'une façon que les pères fondateurs du texte (la majorité monarchiste d'entre eux, à tout le moins) n'avaient pas imaginée, ou souhaitée.

On en revient ainsi et toujours à la même idée : la lecture du seul texte d'une constitution ne nous informe que très partiellement, et donc potentiellement imparfaitement sur la réalité du système de gouvernement qu'il encadre. D'où l'importance de bien identifier et de prendre en compte toutes les sources du droit de la constitution, à savoir le texte, d'abord et bien entendu, mais aussi les pratiques institutionnelles qui se déploient sur sa base et qui produisent aussi de la « normativité ».

Pour comprendre l'écart entre ce que le constituant de 1875 souhaitait faire dire au texte, et le système de gouvernement effectif, deux types d'explications peuvent être mobilisées : structurelles d'une part ; conjoncturelles d'autre part.


La Constitution de la IIIe République, c'est-à-dire les lois constitutionnelles de 1875, comporte des dispositions ou des omissions qui portent en germe l’évolution à venir du régime, évolution qui n’avait pas été envisagée par les auteurs du texte. Elles concernent le statut du chef de l’État et les conditions d’engagement de la responsabilité politique du Gouvernement (qui, pour ces dernières, n’avaient pas été réglementées).

Concernant le statut du chef de l’État, d’abord. Rappelons que le souhait des pères fondateurs de la Constitution de 1875 était de lui permettre d’assumer un rôle politique, en participant à la définition de la politique nationale. Mais le texte de la Constitution devait presque inexorablement décevoir les ambitions du constituant de 1875, le statut du chef de l’État condamnant ce dernier, en pratique, à un rôle effacé (cette situation a été aggravée par des éléments de circonstance, et notamment par la crise du 16 mai 1877, qui sera étudiée plus loin).

Les éléments du statut du chef de l’État qui vont nous occuper ici concernent le régime de sa responsabilité d’une part, et les modalités de son élection d’autre part.

Concernant d’abord le régime de sa responsabilité, l’article 6 de la loi du 25 février 1875 énonce l’irresponsabilité pénale et politique du chef de l’État, sauf hypothèse de « haute trahison » (cf. supra).
Tx.Article 6 de la loi du 25 février 1875 :
  • « Les ministres sont solidairement responsables devant les chambres de la politique générale du Gouvernement, et individuellement de leurs actes personnels.
  • Le Président de la République n'est responsable que dans le cas de haute trahison. »

Rappelons que l’irresponsabilité du chef de l’État était une institution monarchique (le régime parlementaire est né au XVIIIe siècle en Angleterre, dans un cadre monarchique), transposée en République, c’est-à-dire dans un régime parlementaire républicain. En prévoyant que le président de la République était irresponsable, les hommes de 1875 cherchaient à le protéger en le mettant à l’abri d’une démission contrainte par les chambres. Sans doute pensaient-ils que c’était là un moyen de renforcer l’institution présidentielle et ses pouvoirs.

Or, comme l’a très justement montré Denis Baranger (Parlementarisme des origines. Essai sur les conditions de formation d’un exécutif responsable en Angleterre (des années 1740 au début de l’âge victorien), Paris, PUF, 1999), dans les régimes politiques libéraux et démo-libéraux, il y a une « interdépendance entre pouvoir et responsabilité ». « Être responsable de quelque chose signifie alors que l’on concentre le pouvoir de mener cette chose à bien, écrit ainsi Denis Baranger. Le mot de responsabilité dépasse alors le concept éponyme, pour englober, au-delà de lui, celui de pouvoir ». Il résulte de cela que le pouvoir conduit (en principe) à la responsabilité, et vice-versa : la responsabilité mène, implique au/le pouvoir. A contrario, cela signifie que sans responsabilité, il n’y a (en principe) pas ou peu de pouvoir.

Rq.Une objection vient immédiatement à l’esprit, pour réfuter cette équation. Le président de la Ve République n’est-il pas lui aussi irresponsable ? La pratique de la Ve ne le place-t-elle pas, pourtant, au cœur du fonctionnement institutionnel conduisant pratiquement – le second mandat de M. Macron en constitue une illustration éloquente (jusqu'à la dissolution de l'été 2024) – à l’effacement du premier ministre ? Sous la Ve, le président de la République est en effet irresponsable, de façon d’ailleurs absolue dans l’hypothèse où il exerce un second mandat consécutivement à un premier, la responsabilité électorale étant alors également exclue (un président ne pouvant exercer plus de deux mandats consécutifs). Il y a toutefois au moins deux différences majeures entre le chef de l’État de 1875 et celui de 1958 : la première, c’est que le second est élu au suffrage universel direct, ce qui n’est pas le cas du premier ; la seconde, c’est qu’il bénéficie de pouvoirs non soumis à contreseing et qu’il peut, à ce titre, exercer en propre. Il n’en reste pas moins que la séparation entre pouvoir et responsabilité, sous la Ve République, constitue une anomalie qui éloigne notre régime des principes élémentaires du constitutionnalisme libéral.

Contrairement à ce que pensaient les hommes de 1875, dans les régimes démocratiques et libéraux, la responsabilité renforce le pouvoir, et ne l’atténue pas. Autrement dit, en prévoyant que le président de la République était irresponsable, les constituants l’ont bridé. Le pouvoir effectif s’est rapidement transporté dans les mains des autorités responsables, c'est-à-dire des ministres, qui étaient chargés, nous l’avons vu plus haut, de contresigner les actes du président. Dans la mesure où ce contreseing engageait leur responsabilité (contresigner un acte, c’est en assumer le contenu et donc, le cas échéant, être amené à en répondre), les ministres refusaient de signer les décisions qu’ils n’approuvaient pas et, très vite, ont pu dicter leurs propres choix au chef de l’État. S’exprimant sur la situation institutionnelle très inconfortable du chef de l’État, Raymond Poincaré, qui fut président de la République entre 1913 et 1920, déclarait, pour illustrer son impuissance : « je suis un manchot constitutionnel ». Couplée à l’irresponsabilité du chef de l’État, l’institution du contreseing a ainsi conduit à faire échapper le pouvoir au président de la République. Ses prérogatives, nombreuses et importantes dans le texte des lois constitutionnelles de 1875, étaient, en pratique, exercées par les membres du gouvernement, sous l’autorité de son chef.

En savoir plus


Raymond Poincaré (1860-1934). Source : https://www.elysee.fr


Lettre de Raymond Poincaré au journal Le Temps, 9 août 1920 (extraits) :

« Lorsqu'on parcourt les lois constitutionnelles, on est d'abord frappé de l'immensité des pouvoirs qui sont dévolus au Président. Il a l'initiative des lois, il les promulgue, il en surveille et en assure l'exécution. Il a le droit de faire grâce. Il dispose de la force armée. Il nomme à tous les emplois civils et militaires. Il préside aux solennités nationales. C'est auprès de lui que sont accrédités les envoyés et les ambassadeurs des grandes puissances étrangères. Il peut, sur l'avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés. Il prononce la clôture des sessions. Il est maître d'ajourner les deux Chambres pendant un mois. Il a le droit de message. Il négocie et ratifie les traités. Il n'y a que la guerre qu'il n'ait pas la faculté de déclarer sans l’assentiment préalable des deux Chambres. Aucun souverain ne parait, à première vue, disposer de plus larges moyens d'actions.

Mais reprenons la loi des 25-28 février 1875, et reportons-nous à la fin de l'article 3 : nous y trouvons dans l'ombre d'un petit paragraphe, cette phrase ironique "chacun des actes du Président de la République doit être contresigné par un Ministre". Ainsi, le Président n'a le droit de faire seul aucun acte quel qu'il soit. Signées d'un Ministre toutes les nominations ; signées d'un Ministre toutes les grâces ; signées d'un Ministre les messages eux-mêmes. Il faut donc que le Président soit d'accord avec les Ministres, à chaque pas qu'il fait dans la vie politique. Et, entre les Ministres et lui, qui aura le dernier mot, chaque fois que s'élèvera un dissentiment ? Vous voulez que ce soit lui. Je le veux bien aussi. Mais la Constitution ne le veut pas. Elle le dispense, en effet, de toute responsabilité, sauf en cas de haute trahison, et elle déclare que les Ministres, eux, ne sont pas responsables devant lui, mais devant les Chambres.

Entre un signataire qui doit compter au Parlement de la décision prise et un signataire qui n'en doit tenir compte à personne quel est celui qui, en conseil des Ministres l'emportera ? Sans doute, le Président a la ressource extrême d'acculer son collaborateur à la démission et de le remplacer. Mais si, le lendemain, le démissionnaire porte la question à la tribune, le Président ne peut se justifier que par intermédiaire, et à la condition de trouver un nouveau Ministre qui l'approuve et soit assuré d'une majorité.

Bref, la Constitution ne laisse au Président que l'autorité morale que lui peuvent avoir donnée son expérience, sa connaissance des hommes et des services. Que ce soit beaucoup ou que ce soit peu, l'état actuel de l'Europe ne nous permet pour l'instant, ni d'en rien retrancher, ni d'en rien ajouter. Quieta non movere.
»

Jean Casimir-Perier (1847-1907). Source : https://www.elysee.fr


Jean Casimir-Perier, Notes sur la Constitution de 1875, Paris, Dalloz, 2015 (extraits) :

« Lisez [...] les lois constitutionnelles, vous n’y trouverez que ces quelques lignes consacrées aux ministres : « Chacun des actes du président de la République doit être contresigné par un ministre. » ; « Les ministres sont solidairement responsables devant les Chambres de la politique générale du Gouvernement et individuellement de leurs actes personnels. » ; « Les ministres ont leur entrée dans les deux Chambres et doivent être entendus quand ils le demandent ». Voilà la part des ministres.

[Leurs attributions ? Les textes ne leur en donnent pas. Le Président est à lui seul tout le pouvoir exécutif puisqu’on s’y réfère pour établir que le Président à tous les pouvoirs nécessaires].

Si les textes démontrent que le Président a tous les pouvoirs, les mêmes textes démontrent que les ministres n’en ont aucun. Mais, quand la Constitution dit : Le président de la République a l’initiative des lois, cela veut dire qu’il signe les projets de lois que les ministres conçoivent, préparent, rédigent et déposent.

Quand la Constitution dit : Le Président promulgue les lois, cela veut dire que les ministres lui envoient un parchemin où il appose son nom. [...]

Quand la Constitution dit : Il a le droit de faire grâce, cela veut dire que les grâces sont accordées par des décrets préparés par le garde des Sceaux.

Quand la Constitution dit : Il dispose de la force armée, cela ne veut pas dire qu’il puisse donner un ordre à un colonel ou à un capitaine de vaisseau, mais que la force armée est entre les mains du pouvoir exécutif, lequel est ici le ministre de la Guerre et le ministre de la Marine. [...]

Quand la Constitution dit : Il nomme à tous les emplois civils et militaires, cela veut dire qu’il consacre une heure par jour à signer sans moyen de contrôle [sans même en avoir entendu parler], les nominations arrêtées, promises, parfois annoncées à l’avance par tous les ministres seuls responsables de leurs choix. […]

Quand la Constitution dit : Le président de la République peut, sur l’avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés, prendre l’initiative d’une demande de révision des lois constitutionnelles, cela veut dire que s’il juge nécessaire, soit la dissolution, soit la révision, mais que ses ministres les jugent inutiles, ne pouvant en droit agir sans eux, ne pouvant en fait les congédier, il faut qu’il se résigne. […]

Ce ne sont pas les attributions personnelles du président de la République qu’énumérait la Constitution de 1848, qu’énumère la Constitution de 1875, ce sont les attributions du pouvoir exécutif ; mais responsable, le Président était le chef du pouvoir exécutif, irresponsable, il est un spectateur dans le Gouvernement [dont les ministres sont les maîtres. Il ne conserve que les apparences du pouvoir]. Au regard du Président responsable, les ministres étaient ses agents et ses subordonnés; au regard du Président irresponsable, les ministres sont ses maîtres. Il a un fourreau sans épée ; c’est un croquemitaine constitutionnel.
»

Rq.On ajoutera que le régime de l’irresponsabilité instauré par les lois constitutionnelles de 1875 n’a pas empêché la démission plus ou moins contrainte de trois des quatre premiers présidents de la IIIe République (Mac Mahon, Grévy, Casimir-Perier), en raison de désaccords profonds sur la pratique des institutions avec la Chambre des députés. Le quatrième président de cette période 1875-1895, Sadi Carnot, avait quant à lui été assassiné (en 1894).

L’autre élément du statut du chef de l’État qui influença de façon déterminante la pratique institutionnelle résidait dans les modalités de son élection. Nous avons vu que la Constitution de 1875 prévoyait que le président était élu par les députés et les sénateurs réunis en Assemblée nationale (article 2 de la loi du 25 février 1875). En d’autres termes, le chef de l’État tirait sa légitimité politique des parlementaires chargés de le désigner et plus précisément encore, principalement de la Chambre des députés, dont les membres – élus au suffrage universel direct – étaient deux fois plus nombreux que ceux du Sénat. Redevable de son élection à des parlementaires dont la légitimité démocratique était supérieure à la sienne, incapable de faire valoir, face à eux, une légitimité qui lui fut propre, le chef de l’État devait, politiquement – et donc institutionnellement – se retrouver dans une situation de soumission par rapport à la Chambre.

Combinés, ces deux éléments du statut présidentiel (irresponsabilité et modalités de l’élection) expliquent pour partie l’affaiblissement durable de l’institution.

Concernant désormais les modalités d’engagement de la responsabilité politique du Gouvernement, il faut savoir qu’elles ne sont pas définies par la Constitution. Aucune procédure, aucun délai, aucune condition de majorité ne sont prévus par les lois constitutionnelles pour permettre la mise en jeu de la responsabilité politique du cabinet. L’article 6 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, déjà cité, se contente d’énoncer le principe de la responsabilité du Gouvernement et de ses membres, sans en déterminer les modalités précises. L’absence de réglementation, combinée au principe politique qui, d’après les républicains, innerve ou devrait innerver la Constitution (la souveraineté de la chambre élue au suffrage universel direct), contraignait de fait les ministres et éventuellement le Gouvernement à la démission même dans l’hypothèse d’un désaccord politique d’importance mineure, ouvrant ainsi la voie à une instabilité gouvernementale chronique, qui fut l’une des plaies de la IIIe République. Comme le note Jean-Félix de Bujadoux, « la souveraineté parlementaire justifie, en effet, le principe d’une responsabilité ministérielle permanente devant les chambres […]. Le contrôle parlementaire est exercé sous le sceau d’une « double présomption. La première est que « la question de confiance est toujours posée » comme disait Clemenceau. » La seconde est que tout vote ambigu, et a fortiori négatif, des Chambres doit être interprété comme un désaveu du gouvernement et une marque de défiance. Cette pratique, inverse de celle du parlementarisme britannique où le renvoi du Cabinet impose le vote exprès d’une motion de défiance, est une des principales causes de l’instabilité ministérielle dans une République qui […] comptera plus d’une centaine de gouvernements en 65 ans. » (La « Constitution de la IIIe République », Paris, LGDJ/Lextenso, p. 80).

Il faut entendre par raisons (ou explications) conjoncturelles celles qui dépendent du contexte, principalement politique, de mise en œuvre (ou en pratique) des trois lois constitutionnelles de 1875.

Trois raisons principales peuvent être identifiées qui, combinées aux raisons structurelles précédemment évoquées, vont conduire à une prépondérance écrasante de la Chambre des députés parmi les institutions et à une importante instabilité ministérielle, très loin de la concrétisation du régime qu’avait imaginée le constituant de 1875 : la crise du 16 mai 1877 ; l’absence, au Parlement, de majorité politique capable de soutenir durablement l’action du cabinet ; et enfin la conception républicaine du statut et du rôle de la chambre basse.


Au mois de mai 1877, la Constitution de 1875 a presque deux ans d’existence. Sur le plan politico-institutionnel, le contexte est celui d’une cohabitation entre un président de la République monarchiste (le maréchal de Mac Mahon), un Sénat détenu à une courte majorité par les conservateurs (royalistes et bonapartistes) et une Chambre des députés qui, depuis les premières élections législatives de février et mars 1876, organisées pour élire les tous premiers députés de la nouvelle Chambre créée par les lois de 1875, est en majorité républicaine.



Conformément au principe de fonctionnement du régime parlementaire, le Gouvernement est, quant à lui, également républicain (il a besoin de la confiance de la majorité de la Chambre des députés pour se maintenir au pouvoir). Il est dirigé (depuis décembre 1875) par le sénateur inamovible Jules Simon.


La crise du 16 mai se noue autour d’un conflit qui oppose le président de la République au chef du Gouvernement. Les relations entre les deux hommes n’étaient pas bonnes (pouvaient-elles l’être, entre un monarchiste et un républicain – même « conservateur » - censés collaborer dans l’exercice du pouvoir ?).

La brouille résulta de l’attitude adoptée par Jules Simon lors de la discussion, par la Chambre des députés, de la modification d’une loi sur la presse de 1875. La majorité républicaine de la Chambre, qui la considérait comme réactionnaire, en souhaitait l’abrogation ; Mac Mahon y était opposé ; le 15 mai 1877, à la tribune de la Chambre, Jules Simon ne combattit cette abrogation que mollement. Cette attitude conduisit le chef de l’État à lui demander une explication, qui devait conduire à sa démission.


Ayant pris connaissance des débats à la Chambre et de l’attitude ambiguë adoptée par le chef du Gouvernement, le maréchal de Mac Mahon somma Jules Simon de venir s’expliquer de son attitude devant lui car, comme il l’écrivit alors dans la lettre qu’il lui adressa, « si je ne suis pas responsable comme vous devant le parlement, j’ai une responsabilité envers la France ».

Tx.Lettre du président de la République au président du Conseil, Versailles, 16 mai 1877 :

« Monsieur le président du conseil,

Je viens de lire dans le Journal officiel le compte rendu de la séance d’hier.

J’ai vu avec surprise que ni vous, ni M. le garde des sceaux n’aviez fait valoir à la tribune toutes les graves raisons qui auraient pu prévenir l’abrogation d’une loi sur la presse votée, il y a moins de deux ans, sur la proposition de M. Dufaure et dont tout récemment vous demandiez vous-même l’application aux tribunaux ; et cependant, dans plusieurs délibérations du conseil, et dans celle d’hier matin même, il avait été décidé que le président du conseil, ainsi que le garde des sceaux, se chargeraient de la combattre.

Déjà on avait pu s’étonner que la Chambre des députés, dans ses dernières séances, eût discuté toute une loi municipale, adopté même quelques dispositions dont, au conseil des ministres, vous avez vous-même reconnu tout le danger, comme la publicité des conseils municipaux, sans que le ministre de l’intérieur eût pris part à la discussion. « Cette attitude du chef du cabinet fait demander s’il a conservé sur la Chambre l’influence nécessaire pour faire prévaloir ses vues.

Une explication à cet égard est indispensable, car si je ne suis pas responsable comme vous envers le Parlement, j’ai une responsabilité envers la France dont, aujourd’hui plus que jamais, je dois me préoccuper.

Agréez, monsieur le président du conseil, l’assurance de ma plus haute considération.

Le Président de la République,

Mal DE MAC MAHON.
»

Après avoir pris connaissance de ce courrier, Jules Simon se rendit à l’Élysée pour remettre au président de la République une lettre de démission.

La lecture de la lettre de Mac Mahon révèle que le président ne retirait pas, à proprement parler, sa confiance au président du Conseil. Il n’en reste pas moins que Jules Simon, pour des raisons que l’on peut supposer psychologiques, et/ou politiques, et/ou de convenance, interpréta ce courrier comme une manifestation de défiance de la part du président de la République et se sentit contraint de démissionner – alors qu’aucune disposition constitutionnelle ne rendait cette démission juridiquement obligatoire.

Rq.Il ne faut pas s’étonner outre mesure de cette situation. Rappelons que le droit de la constitution dépasse très largement le texte de la constitution, et que le droit constitutionnel, droit politique par excellence, ne peut être que partiellement saisi par les textes. Ainsi, si le texte de la Constitution de 1958 ne permet pas au président de la Ve République de congédier un premier ministre, chacun a pu constater, lors de la séquence politique de janvier 2024, que Mme Borne a été « remerciée » par M. Macron et qu’elle a été contrainte de quitter Matignon alors qu’elle n’avait pas exprimé le souhait de quitter ses fonctions.

La crise politique se doubla ainsi d’une crise institutionnelle (du fait de la démission du Gouvernement), mais aussi et surtout d’une crise de régime. Pourquoi ?

Parce que ce qui était en cause, dans ce conflit politique et institutionnel, c’était bien la nature du régime établi par les lois constitutionnelles de 1875.

En invoquant sa responsabilité devant le peuple et en exigeant du président du Conseil des explications quant à son attitude politique, le président de la République faisait prévaloir une conception dualiste du régime parlementaire. Il considérait en effet que le chef du Gouvernement n’avait pas simplement de comptes à rendre au Parlement, mais qu’il devait aussi répondre de son action devant le chef de l’État.

Df.Le régime parlementaire est qualifié de dualiste lorsque le Gouvernement est politiquement responsable devant le Parlement et devant le chef de l’État. Dans ce type de régime, pour se maintenir au pouvoir, le Gouvernement doit pouvoir compter sur la confiance de la majorité parlementaire, mais aussi sur celle du chef de l’État.

Cette lecture du régime n’emporte pas simplement des conséquences formelles ou procédurales. Du point de vue de l’économie des institutions, elle implique que le chef de l’État peut conduire une politique personnelle, dans la mesure où il peut contraindre à la démission un Gouvernement qui n’adhérerait pas à ses vues et options politiques. La concordance de vues entre le chef de l’État et le Gouvernement sur laquelle repose le parlementarisme dualiste signifie, en d’autres termes, que le premier peut jouer un rôle, plus ou moins important, plus ou moins actif, dans la définition de la politique nationale.

Résolu à mener une politique conservatrice (on dirait aujourd’hui : de droite), Mac Mahon désigna d’ailleurs, pour remplacer le cabinet Jules Simon, un ministère présidé par le duc de Broglie. Dans un message adressé aux parlementaires le 18 mai 1877, il déclara ainsi : « Messieurs les sénateurs, Messieurs les députés, j’ai dû me séparer du ministère que présidait M. Jules Simon et en former un nouveau. Je dois vous faire l’exposé sincère des motifs qui m’ont amené à prendre cette décision. […] Tant que je serai dépositaire du pouvoir, j’en ferai usage dans toute l’étendue de ses limites légales, pour m’opposer à ce que je regarde comme la perte de mon pays. […] J’ai donc dû choisir, et c’était mon droit constitutionnel, des conseillers qui pensent comme moi sur ce point qui est en réalité le seul en question. Je n’en reste pas moins, aujourd’hui comme hier, fermement résolu à respecter et à maintenir les institutions qui sont l’œuvre de l’Assemblée de qui je tiens le pouvoir et qui ont constitué la République […] ». Ce que revendiquait expressément le chef de l’État dans ce message, c’était la prérogative de peser dans la définition de la politique nationale. Il accompagnait ce message d’un décret d’ajournement des deux chambres du Parlement, pour un mois.

Les républicains, quant à eux, majoritaires à la Chambre des députés, récusaient cette interprétation des lois constitutionnelles de 1875. Pour eux, le régime était parlementaire moniste : le cabinet ne devait rendre de comptes qu’au Parlement, et plus précisément encore à la Chambre des députés, élue au suffrage universel direct par le peuple français.

Df.Le régime parlementaire est dit moniste lorsque le Gouvernement est politiquement responsable devant le seul Parlement.

Cette interprétation du régime parlementaire excluait l’intervention du chef de l’État dans le jeu politique. Nous y reviendrons plus loin, mais notons dès à présente que les républicains exécraient par ailleurs le pouvoir « personnel », c’est-à-dire individuel.

S’adressant directement au peuple, ils répondirent à Mac Mahon par le « Manifeste » des 363 républicains.

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« Chers concitoyens,

Le décret qui vient d’atteindre vos mandataires est le premier acte du nouveau ministère de combat, qui prétend tenir en échec la volonté de la France ; le message du président de la République ne laisse plus de doute sur les intentions de ses conseillers : la Chambre est ajournée pour un mois, en attendant qu’on puisse obtenir du Sénat le décret qui doit la dissoudre.
Un cabinet qui n’avait jamais perdu la majorité dans aucun vote a été congédié sans discussion. Les nouveaux ministres ont compris que, s’ils laissaient la parole au Parlement, le même jour qui avait vu l’avènement du cabinet présidé par M. le duc de Broglie en verrait aussi la chute.

Dans l’impossibilité de porter à la tribune l’expression publique de notre réprobation, notre première pensée est de nous tourner vers vous et de vous dire, comme les républicains de l’Assemblée nationale au lendemain du 24 mai, que les entreprises des hommes qui reprennent aujourd’hui le pouvoir seront encore une fois impuissantes.

La France veut la République ; elle l’a dit au 20 février 1876, elle le dira encore toutes les fois qu’elle sera consultée, et c’est parce que le suffrage universel doit renouveler cette année les Conseils des départements et des communes que l’on prétend arrêter l’expression de la volonté nationale et que l’on interdit d’abord la parole à vos représentants.
Comme après le 24 mai, la nation montrera par son sang-froid, sa patience, sa résolution, qu’une incorrigible minorité ne saurait lui arracher le gouvernement d’elle-même. Quelque douloureuse que soit cette épreuve inattendue, qui trouble les affaires, qui inquiète les intérêts, et qui pourrait compromettre le succès des magnifiques efforts de notre industrie pour le grand rendez-vous pacifique de l’Exposition universelle de 1878 ; quelles que soient les anxiétés nationales au milieu des complications de la politique européenne, la France ne se laissera ni tromper ni intimider. Elle résistera à toutes les provocations, à tous les défis.

Les fonctionnaires républicains attendront à leur poste d’être révoqués pour se séparer des populations dont ils ont la confiance.

Ceux de nos concitoyens qui ont été appelés dans les Conseils élus du pays redoubleront de zèle et d’activité, de dévouement et de patriotisme, pour maintenir les droits et les libertés de la nation.

Quant à nous, vos mandataires, dès maintenant nous rentrons en communication directe avec vous ; nous vous appelons à prononcer entre la politique de réaction et d’aventures qui remet brusquement en question tout ce qui a été si péniblement gagné depuis six ans, et la politique sage et ferme, pacifique et progressive que vous avez déjà consacrée.

Chers concitoyens,

Cette épreuve nouvelle ne sera pas de longue durée : dans cinq mois au plus, la France aura la parole ; nous avons la certitude qu’elle ne se démentira pas. La République sortira plus forte que jamais des urnes populaires, les partis du passé seront définitivement vaincus, et la France pourra regarder l’avenir avec confiance et sérénité.

Ont signé les membres des bureaux des Gauches :

[Centre-gauche ;

Gauche républicaine ;

Union républicaine ;

Extrême gauche ;

Signature des députés qui adoptent le manifeste à l’unanimité].
»

Manifeste des 363 .

En réponse à ce manifeste, le 25 juin 1877, après avoir obtenu l’avis favorable du Sénat, le président de la République procédait à la dissolution de la Chambre des députés.

Rq.Le « 16 mai » (sous-entendu la crise du 16 mai), date désormais honnie (comme le 2 décembre) des républicains, désigne ainsi d’une part la démission provoquée de Jules Simon, le 16 mai 1877, et la dissolution de la Chambre des députés, par Mac Mahon, le 25 juin de la même année.

La dissolution de la Chambre impliquait la convocation des électeurs, pour élire de nouveaux représentants. C’est ainsi au peuple qu’il devait revenir de trancher le conflit opposant le chef de l’État et la Chambre. Si les élections consécutives à la dissolution portaient à la Chambre une majorité monarchiste, soutenant Mac Mahon et son nouveau cabinet, la conception dualiste du régime, avec un président fort, devait triompher. En revanche, si les républicains demeuraient majoritaires à la Chambre, c’était la conception moniste du régime qui devait l’emporter. Comme le déclarait alors Léon Gambetta, l’un des chefs de file des républicains du début de la IIIe République, le président devrait dans cette hypothèse (c'est-à-dire en cas d'échec de ses soutiens aux élections consécutives à la dissolution) « se soumettre [aux règles du régime parlementaire moniste] ou de se démettre [c'est-à-dire de quitter le pouvoir] ».

Source : IM Kharbine-Tapabor

Caricature de la crise du 16 mai 1877 : Léon Gambetta (1838-1882), représentant de la majorité républicaine à la Chambre des députés, jaillit d'une boîte à surprise tel un diable à ressort devant le président de la République Patrice de Mac Mahon, maréchal dont les opinions monarchistes sont symbolisées par la fleur de lys. Surmonté d'un bonnet phrygien et du chiffre évoquant le manifeste des 363, un nuage darde des éclairs sur le président tandis que le représentant de la majorité républicaine à la Chambre des députés prononce la péroraison de son discours lillois du 15 août 1877 : « Se soumettre ou se démettre ». Illustration de Jean Robert, carte postale d'époque vers 1905.


Les républicains remportèrent les élections du mois d’octobre 1877. Même s’ils perdirent quelques élus, ils restèrent assez largement majoritaires, avec 323 sièges (contre 208 pour les conservateurs). Après quelques ultimes tergiversations, Mac Mahon accepta sa défaite, et finit par démissionner en janvier 1879, lorsque les élections sénatoriales firent basculer le Sénat à gauche.

Comme l’explique Jean-Marie Denquin, la crise du 16 mai 1877 révèle une divergence fondamentale entre « deux interprétations incompatibles » (moniste ou dualiste), mais tout à fait possibles, des lois constitutionnelles de 1875 (in Carlos-Miguel Pimentel, La crise du 16 mai 1877. Édition critique des principaux débats constitutionnels, Paris, Dalloz, 2017, p. 10). Cette divergence dans l’interprétation du texte devait conduire à l’affrontement entre deux forces politiques, les monarchistes (partisans du dualisme), et les républicains (partisans du monisme).

Avec le recul historique, nous pourrions être tentés de poser la question de savoir qui, des monarchistes ou des républicains avait raison, et qui avait tort.

La réponse est simple, à défaut d’être satisfaisante pour qui est en quête de certitudes. Personne n’avait raison, et personne n’avait tort. Les deux camps ont défendu leur interprétation des lois de 1875 avec des arguments juridiques parfaitement valables et très convaincants. Il n’y avait, dans cette affaire – comme dans la plupart des difficultés de ce type – pas de déterminisme textuel, pas de « vérité » du texte, ou « d’essence » de la constitution. Dit autrement, les deux interprétations du régime (moniste ou dualiste) pouvaient être légitimement admises et étaient parfaitement opératoires. Il est vrai que la Constitution de 1875 ne prévoyait la responsabilité politique du Gouvernement que devant les deux chambres du parlement.

Tx.Article 6 de la loi du 25 février 1875 :

« Les ministres sont solidairement responsables devant les chambres de la politique générale du Gouvernement, et individuellement de leurs actes personnels […] ».

Nous pourrions dans ces circonstances considérer qu’elle instaurait un régime parlementaire moniste. Mais le chef de l’État détenait, de ce même texte, des prérogatives nombreuses et importantes, impliquant sa participation réelle à l’exercice du pouvoir. Si une interprétation littérale et isolée de l’article 6 de la loi du 25 février 1875 du texte de la Constitution de 1875 pouvait conduire à l’interprétation moniste, l’esprit général du texte (des trois lois de 1875) était clairement d’inspiration dualiste.

Face à l’indétermination des textes c’est, en définitive, le conflit politique qui devait trancher la question de l’interprétation (car il fallait bien choisir la manière dont le régime allait être pratiqué). Le camp victorieux du conflit politique de l’été et de l’automne 1877 pourrait faire prévaloir son interprétation de la constitution.

Le conflit politique qui opposa le chef de l’État à la Chambre des députés et, à travers eux, le camp monarchiste ou camp républicain, fut remporté par les républicains. Sur le plan institutionnel, les conséquences de cette crise furent nombreuses et très importantes.

D’abord, le dénouement de la crise signa l’échec de la conception dualiste du régime parlementaire. Les républicains, victorieux des élections d’octobre 1877, purent imposer leur lecture (moniste) de la Constitution de 1875.

Ensuite – mais cette deuxième conséquence est évidemment liée à la première – l’institution présidentielle sortit très affaiblie de ce conflit que Mac Mahon avait provoqué, et qu’il avait perdu (de la même façon – toutes proportions gardées – que l'institution présidentielle a été (momentanément ?) affaiblie après la dissolution prononcée par M. Macron et l'échec du camp présidentiel aux élections législatives de l'été 2024). La plupart des prérogatives attribuées au président de la République par les lois constitutionnelles de 1875 devaient désormais lui échapper, dans les conditions déjà examinées (le contreseing impliquant leur transfert entre les mains des ministres responsables). Toutefois, comme l’explique Stéphane Rials, « affaiblissement n’est pas anéantissement. Ce que la crise de 1877 va interdire au Président, c’est l’exercice de l’essentiel de ses pouvoirs de droit. Lorsqu’il prétendra l’oublier on saura l’en punir (Périer ou Millerand). Mais le système n’exclut nullement qu’il joue un important rôle de fait, au gré de ses soutiens, de la conjoncture, de sa personnalité. Dans ces limites, la Présidence de la IIIe n’a pas toujours été une institution négligeable » (La Présidence de la République, Paris, PUF, coll. « QSJ ? », 1983, p. 27). La faiblesse de l’institution présidentielle est d’ailleurs parfaitement conforme à la conception que se faisaient (alors…) les républicains du fonctionnement des institutions. Exécrant le « pouvoir personnel », ils souhaitaient que la chambre élue au suffrage universel direct, dont le Gouvernement n’était que l’émanation, soit seule à gouverner.

Enfin, la troisième conséquence de la crise du 16 mai est le discrédit complet du droit de dissolution. Considéré comme une arme réactionnaire (car antirépublicaine : n’a-t-il pas été utilisé par un président monarchiste contre une majorité républicaine à la Chambre ?), il ne sera plus jamais utilisé. Or, dans un régime parlementaire, le droit de dissolution peut être une contrepartie à la responsabilité politique du cabinet. Le renoncement des présidents successifs à utiliser la menace de la dissolution a sans doute contribué à renforcer la domination de la Chambre des députés sur l’ensemble des autres organes.


En dehors de la crise du 16 mai, d’autres éléments de conjoncture permettent de comprendre pourquoi le fonctionnement des institutions de la IIIe République fut très éloigné des projections du constituant de 1875.

La IIIe (comme d’ailleurs la IVe) République a souffert de l’absence de majorité de soutien du Gouvernement au Parlement. Par majorité de soutien on entend une majorité de députés soudés autour d’une équipe gouvernementale, la soutenant dans la réalisation de son programme politique, notamment en adoptant ses projets de loi et de budget.

Cette situation de fait majoritaire, que la France connaît depuis 1958, n’existait pas avant.

Rq.La séquence politique qui s’est ouverte en 2022 et achevée en 2024 ne fait pas exception. Le camp présidentiel était majoritaire à l’Assemblée nationale, même si cette majorité était relative et non absolue (avec les conséquences et les difficultés que l’on sait pour l’adoption des projets de loi).

Deux raisons principales expliquent cette situation, qui sont d’ailleurs fortement liées.

D’une part, la structuration partisane était très partielle à cette époque. Elle se traduisait principalement par l’existence de groupes parlementaires, qui n’avaient pas de base militante et d’assise électorale.

D’autre part, faute de partis bien structurés, il n’y avait pas de discipline partisane. Dans un Parlement où le nombre de groupes politiques était souvent élevé, il n’y avait pas, comme nous les connaissons aujourd’hui, de consignes de vote à respecter, sous peine de sanctions. Le Gouvernement était contraint de s’appuyer sur des majorités fluctuantes et toujours changeantes, variables d’un texte et d’un sujet à l’autre, ce qui renforçait sa dépendance à l’égard de la Chambre.

Il faut enfin faire une place au principe politique qui irrigua la pratique institutionnelle de la IIIe République, une fois que les républicains se furent emparés du pouvoir.

Le credo qui, jusqu’aux premières années de la Ve République, devait les animer, a été parfaitement formulé par Paul Reynaud en 1962 : « Lorsque les élus assemblés délibèrent et votent, ils sont investis de cette qualité éminente de représentants de la nation. Pour nous, républicains, la France est ici et non ailleurs ». Dit autrement, la Chambre, ou le Parlement, est la Nation. Or, la Nation est souveraine ; en conséquence, le Parlement est aussi souverain.

Comme l’explique Pierre Avril dans son ouvrage Les conventions de la constitution, la Constitution de 1875 a été, en définitive, interprétée (et appliquée) selon un principe politique fondamental qui est celui de la « souveraineté parlementaire ». C’est lui qui a irrigué la pratique institutionnelle et qui a conduit à la prépondérance de la Chambre des députés au sein de l’architecture institutionnelle.

La tradition républicaine française, issue de la Révolution, était alors légicentriste. Alors qu’en 1787, les pères fondateurs de la Constitution des États-Unis instauraient des mécanismes de freins et contrepoids pour prévenir les dérives autoritaires de tous les organes (y compris le Congrès, chargé de l’exercice de la fonction législative à titre principal), en 1789, les révolutionnaires français, (notamment) imprégnés des idées de Jean-Jacques Rousseau (« la loi est l’expression de la volonté générale ») ne pouvaient concevoir que la loi (et donc le législateur) pût mal faire ; parce qu’elle est l’expression de la volonté générale et parce qu’on ne peut vouloir autre chose que son bien, la loi était considérée comme bonne, et juste, par essence.

Rq.C’est ce qui explique que la France ait longtemps été réticente à instaurer un contrôle de la conformité des lois à la constitution.

Cette confiance exagérée dans la loi et le législateur était accompagnée d’une extrême méfiance à l’égard des organes de l’exécutif. C’est aujourd’hui difficile à imaginer, au regard de la dérive présidentialiste des institutions de la Ve République, mais il faut savoir qu’avant que l’exécutif ne prenne sa « revanche », la France a d’abord été, selon l’expression de l’historien Nicolas Roussellier, une « République du Parlement ». Les organes de l’exécutif – et singulièrement les autorités individuelles, à commencer par le chef de l’État – étaient considérés comme des vestiges de la monarchie en République. A ce titre, les républicains exécraient le « pouvoir personnel », c’est-à-dire individuel, qui « sentait » trop la monarchie, ou l’Empire, et qu’ils opposaient au pouvoir « collectif », celui des assemblées parlementaires, avant tout, et celui des Gouvernements qui devaient leur être strictement soumis.

Combinés aux éléments structurels évoqués plus haut, ces phénomènes conjoncturels ont conduit au développement d’une pratique institutionnelle qui ne correspondait pas à ce que le constituant de 1875 avait imaginé. Cette pratique se manifesta par la prédominance écrasante de la Chambre des députés au sein des institutions et par la faiblesse, corrélative, des organes de l’exécutif.

Décrivant le fonctionnement des institutions de la IIIe République, le grand juriste Raymond Carré de Malberg écrivait : « le Parlement joue présentement, vis-à-vis de l'Exécutif, non plus seulement le rôle d'un conseil de surveillance, mais bien plutôt celui d'un conseil de direction. Si la majorité parlementaire ne peut toujours point accomplir ou décider directement par elle-même les actes de gouvernement, elle est parvenue, du moins, à acquérir sur l'action gouvernementale du Ministère une influence maitresse, qu'elle exerce non point, il est vrai, par voie d'injonctions formelles adressées aux ministres, mais simplement au moyen d'indications fournies par ses votes ; […] ces indications de ses vues et de sa volonté gouvernementales équivalent, pour l'Exécutif, à des ordres, auxquels il est hors d'état de résister; en sorte que la volonté parlementaire est déterminante pour la conduite gouvernementale du Cabinet. En cela, notre régime parlementaire actuel s'écarte des apparences de dualisme que lui donnent les textes constitutionnels de 1875. Il s'écarte pareillement du dualisme dont la persistance se révèle encore dans le parlementarisme anglais. Et pour tout dire, […] il en est arrivé à un point de son développement où il est devenu bien proche du système qui place, en principe même, la puissance gouvernementale dans le Parlement. Il réalise en cela ce qu'on pourrait appeler le parlementarisme absolu, au sens intégral du mot, c'est-à-dire un régime dans lequel le Parlement, devenu maitre sur toute la ligne, domine complètement l'Exécutif […] » (La loi, expression de la volonté générale, Paris, Sirey, 1931, pp. 195-196).

Les chefs d’État successifs eux-mêmes ont, dans l’ensemble, consenti à l’abaissement de la fonction présidentielle. Lorsque, le 30 janvier 1879, Mac Mahon finit par quitter le pouvoir, l’Assemblée nationale choisit, pour lui succéder, non pas Gambetta – alors figure de proue du mouvement républicain – mais Jules Grévy (à une majorité écrasante).

Jules Grévy (1807-1891). Source : https://www.elysee.fr


Or Grévy était connu pour être un ferme opposant au « pouvoir personnel ». Membre de l’Assemblée constituante chargée d’élaborer la Constitution de la IIe République, en 1848, il avait soutenu un amendement ayant pour objet la suppression de la présidence de la République, passé à la postérité sous le nom d’« amendement Grévy ».

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Grévy proposait alors de fusionner les fonctions de chef d’État et de chef du gouvernement au sein d’une institution unique (le chef du pouvoir exécutif), élu par l’Assemblée et politiquement responsable devant elle, et prenant le titre de « président du Conseil des ministres ». Pour soutenir son amendement, Grévy déclarait : « Oubliez-vous que ce sont les élections de l'an X qui ont donné à Bonaparte la force de relever le trône et de s'y asseoir ? Êtes-vous bien sûrs que dans cette série de personnages qui se succéderont tous les quatre ans au trône de la présidence, il n'y aura que de purs républicains empressés d'en descendre ? Êtes-vous sûrs qu'il ne se trouvera jamais un ambitieux tenté de s'y perpétuer ? Et si cet ambitieux est le rejeton d'une famille qui a régné sur la France, répondez-vous que cet ambitieux ne parviendra pas à renverser la République ? » L’amendement fut repoussé par 643 voix contre 158 ; trois ans et demi plus tard, les craintes de Grévy étaient réalisées.

A peine élu à la présidence de la République, Grévy adressait aux parlementaires un message de remerciements, dans lequel il fixait sa ligne de conduite institutionnelle.

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« Messieurs les sénateurs,

L’Assemblée nationale, en m’élevant à la présidence de la République, m’a imposé de grands devoirs. Je m’appliquerai sans relâche à les accomplir, heureux si je puis, avec le concours sympathique du Sénat et de la Chambre des députés, ne pas rester au-dessous de ce que la France est en droit d’attendre de mes efforts et de mon dévouement. (Très-bien ! à gauche.)

Soumis avec sincérité à la grande loi du régime parlementaire, je n’entrerai jamais en lutte contre la volonté nationale, exprimée par ses organes constitutionnels. (Vive approbation sur les mêmes bancs.)

Dans les projets de lois qu’il présentera au vote des Chambres et dans les questions soulevées par l’initiative parlementaire, le Gouvernement s’inspirera des besoins réels, des vœux certains du pays, d’un esprit de progrès et d’apaisement ; il se préoccupera surtout du maintien de la tranquillité, de la sécurité, de la confiance, le plus ardent des vœux de la France, le plus impérieux de ses besoins. (Très-bien ! à gauche et au centre.)

Dans l’application des lois, qui donne à la politique générale son caractère et sa direction, il se pénétrera de la pensée qui les a dictées, il sera libéral, juste pour tous, protecteur de tous, les intérêts légitimes, défenseur résolu de ceux de l’État. (Nouvelle approbation.)

Dans sa sollicitude pour les grandes institutions qui sont les colonnes de l’édifice social, il fera une large part à notre armée, dont l’honneur et les intérêts seront l’objet constant de ses plus chères préoccupations. (Très-bien ! très-bien !)

Tout en tenant un juste compte des droits acquis et des services rendus, aujourd’hui que les deux grands pouvoirs sont animés du même esprit, qui est celui de la France, il veillera à ce que la République soit servie par des fonctionnaires qui ne soient ni ses ennemis, ni ses détracteurs. (Applaudissements à gauche)

Il continuera à entretenir et développer les bons rapports qui existent entre la France et les puissances étrangères, et à contribuer ainsi à l’affermissement de la paix générale. (Très bien !)

C’est par cette politique libérale et vraiment conservatrice, que les grands pouvoirs de la République toujours unis, toujours animés du même esprit, marchant toujours avec sagesse, feront porter ses fruits naturels au Gouvernement que la France, instruite par ses malheurs, s’est donné comme le seul qui puisse assurer son repos, et travailler utilement au développement de sa prospérité, de sa force et de sa grandeur. (Applaudissements prolongés à gauche et au centre.)

Le Président de la République française,

Signé : JULES GRÉVY.
»

En déclarant ne jamais vouloir entrer « en lutte contre la volonté nationale exprimée par ses organes constitutionnels » (c'est-à-dire les assemblées parlementaires), Grévy se posait en défenseur de la suprématie des chambres et « s’engageait » à ne pas recourir au droit de dissolution. Même si sa pratique ultérieure des institutions devait révéler qu’il n’avait pas complétement renoncé à son pouvoir d’influence, cette déclaration fut jugée si importante pour la pratique institutionnelle, qu’elle fut, par la suite, qualifiée de « Constitution Grévy ».
Df.Cette expression, utilisée par Marcel Prélot dans son Précis de droit constitutionnel (1949) désigne « l’interprétation des lois constitutionnelles de 1875 par le successeur à l’Élysée du maréchal de Mac-Mahon : dans son message aux chambres du 6 février 1879, Jules Grévy affirma qu’il n’entrerait jamais en conflit avec leur volonté, scellant ainsi l’abdication du pouvoir exécutif devant la souveraineté parlementaire » (Pierre Avril et Jean Gicquel, Lexique de droit constitutionnel, Paris, PUF, coll. « QSJ »).

La plupart des successeurs de Grévy firent leur cette interprétation. Les rares tentatives de renforcement de la présidence (par Jean Casimir-Perier en 1894-1895 ou Alexandre Millerand au début des années 1920, par exemple) se soldèrent par des échecs cuisants et par la démission contrainte de ceux qui les avaient entreprises.

A la faiblesse du président s’est progressivement ajoutée (même si la première n’impliquait pas nécessairement la seconde) la faiblesse des Gouvernements, harcelés par la Chambre. Le régime fut ainsi également marqué par une très forte instabilité gouvernementale, qui s’expliquait tant par la souplesse des conditions de mise en œuvre de la responsabilité politique du Gouvernement que par l’absence de majorité parlementaire stable à la Chambre et par l’indiscipline parlementaire, déjà évoquées. Entre 1875 et 1940, la IIIe République connut ainsi 104 Gouvernements (pour la plupart de coalitions fragiles), soit une durée de vie moyenne d’environ 7 mois par cabinet.

Rq.L'instabilité gouvernementale s'accompagnait toutefois d'une forme de stabilité du « personnel » politique : d'un Gouvernement à l'autre, ce sont souvent les mêmes ministres que l'on retrouvait. Comme l'expliquait Maurice Duverger, sous la IIIe République, « les ministères passent, mais les ministres restent ».

Sy.Pour conclure, laissons la parole au professeur Carré de Malberg, commentateur avisé des institutions de la IIIe République, qu’il avait alors sous les yeux.

« Il est certain -- les faits l'ont suffisamment prouvé -- qu'il ne restait plus place pour du dualisme de pouvoirs dans une Constitution qui avait fait du Président l'élu du personnel parlementaire. Le Président est apparu, depuis 1875, comme un personnage soufflé, qui ne porte en lui aucune force distincte de celle qui lui vient de sa nomination par les membres des Chambres, et dont le poste même n'a que le caractère d'une création factice et artificielle, puisque les conditions dans lesquelles s'opère l'accession à ce poste ne font que manifester, une fois de plus, l'absolutisme et l'exclusivité, par rapport à l'Exécutif, de la puissance réservée au Parlement. L'Exécutif tout entier en subit le contre-coup, en raison de la cause de faiblesse irrémédiable dont il se trouve ainsi affecté. Non seulement le Président est mis hors d'état d'entretenir une action politique indépendante de celle voulue par les Chambres ; sans aller jusqu'à nier l'utilité de l'influence discrète que son ascendant personnel ou ses qualités d'habileté pourraient, en certains cas, lui permettre d'exercer dans les conseils du Gouvernement ou dans les relations avec des chefs d'État étrangers, il a donc fallu reconnaître que la Constitution l'avait voué, en principe, à un rôle décoratif et protocolaire, consistant à faire simplement les gestes d'une puissance qui n'existe plus que de nom. Mais encore les ministres, de leur côté, ne relèvent plus que de la domination parlementaire, étant donné qu'ils ne trouvent plus dans le chef nominal de l'Exécutif de force spéciale et réelle à laquelle ils aient la ressource de s'appuyer. C'est assez dire qu'il est devenu impossible de maintenir la définition ancienne du Cabinet fonctionnant comme rouage intermédiaire entre le Parlement et le chef de l'Exécutif : car il ne peut s'établir de trait d'union entre un Parlement qui monopolise, avec la représentation de la volonté générale, l'intégralité de la puissance souveraine de la nation, et une Présidence qui a été vidée de toute puissance autonome et indépendante. La véritable qualification à donner au Ministère est celle de comité gouvernemental du Parlement. […] Dans la réalité actuelle des faits, le pouvoir qu'a le Parlement de renverser les ministres en leur qualité de responsables, est devenu, avant tout, entre ses mains, une arme dont chaque majorité nouvellement formée se sert pour s'emparer de l'action gouvernementale, en portant au Gouvernement ses chefs mêmes, des hommes qui exerceront, conformément à ses propres desseins, la politique qu'elle veut faire triompher. […]

Mais ce qu'il faut immédiatement ajouter […], c'est que cette évolution du parlementarisme n'est pas le produit d'une usurpation ou d'empiètements commis par le Parlement en violation de la Constitution de 1875, mais la conséquence logique et inévitable des institutions adoptées par cette Constitution elle-même. Car, à vrai dire, c'est bien la Constitution qui, par la façon dont elle a organisé l'Exécutif en le privant de points d'appui pris hors des Chambres, par les modalités restrictives qu'elle lui a imposées pour l'exercice de chacun de ses pouvoirs, par la supériorité transcendante des moyens de puissance qu'elle a mis aux mains des Chambres, a préparé, dès l'origine, et assuré, depuis lors, cette domination que l'on reproche actuellement au Parlement d'exercer sur le Gouvernement. […] Aujourd'hui où la Constitution a eu le temps de sortir ses effets dans toute leur plénitude, il est devenu manifeste que les institutions consacrées par elle ne pouvaient avoir d'autre résultat que d'engendrer, en définitive, la suprématie absolue du Parlement dans ses rapports avec le Gouvernement. […] Et maintenant, il faut bien reconnaître, si l'on va au fond des choses, que cette suprématie parlementaire, ainsi préparée et assurée par la Constitution de 1875, se rattache, avant tout, à l'idée originaire du Parlement concentrant en lui la représentation de la volonté générale. Cette idée devait nécessairement entraîner à sa suite l'assujettissement de l'Exécutif au Parlement. Car, du moment que celui-ci était conçu comme l'organe en qui se forme et par qui se manifeste la volonté du peuple français, il va de soi que la volonté parlementaire, bénéficiant du caractère souverain de la volonté qu'elle représente, était appelée à l'emporter sur les volontés de toute autre autorité […]. Le titulaire et le centre unique de la puissance souveraine de la nation, c'est, d'après la Constitution, le Parlement, dont la volonté est prééminente, même quant aux questions gouvernementales; et par cette position souveraine qu'elle lui assigne, la Constitution montre, une fois de plus, combien elle s'est laissée influencer par l'idée qu'en lui réside proprement la représentation de la volonté générale du peuple français.
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