Certains pourraient interroger la pertinence de la présence, dans un cours de droit, de développements historiques. Ces interrogations sont infondées.
D’une part et de façon générale, le droit (les règles de droit positif, c’est-à-dire applicables à un instant donné) est périssable. Il est possible, il est même probable – cela est toutefois moins valable des règles de droit constitutionnel, qui sont moins sujettes à la modification – qu’une partie des règles enseignées pendant les études ne soient plus applicables à l’issue de celles-ci. Ce qui reste, en définitive, ou ce qui en tout cas devrait rester à tout bon juriste à la fin de ses études de droit, ce n’est pas la connaissance précise de tel texte ou de telle jurisprudence, mais c’est, outre les méthodes, une culture juridique, principalement faite de connaissances – non périssables, celles-ci – en histoire, en théorie et en philosophie du droit. L’histoire du droit est ainsi fondamentale pour la formation de tout esprit juridique.
D’autre part, nous avons vu, dans l’introduction générale du cours de droit constitutionnel, que la spécificité du droit et de la science du droit constitutionnels, que l’importance des usages et des pratiques politiques comme sources du droit de la constitution impliquent, du point de vue de la méthode du constitutionnaliste, qu’il se fasse un peu historien.
Enfin, les institutions de la Ve République sont assez largement tributaires de l’histoire constitutionnelle française. Même lorsqu’ils décident de faire table rase du passé, les constituants s’inspirent des réussites ou, au contraire, repoussent ce qu’ils considèrent comme des erreurs du passé, au moment de définir les règles d’organisation et de fonctionnement de l’État et du régime nouveau qu’ils souhaitent fonder. Une constitution est toujours le fruit d’une histoire et d’un contexte spécifique. C’est pourquoi la connaissance de l’histoire constitutionnelle est impérative pour comprendre l’économie de nos institutions actuelles. Les expériences constitutionnelles et institutionnelles passées déterminent en effet assez largement la teneur de la Constitution de 1958 et le fonctionnement contemporain de nos institutions.
L’histoire constitutionnelle française ne débute certes pas en 1870. Il est communément admis qu’elle commence en 1789, au moment de la Révolution française, lorsque les États généraux autoproclamés Assemblée nationale s’attelèrent à rédiger le texte qui devait devenir la première constitution écrite de l’histoire de France (la Constitution du 3 septembre 1791). Elle s’achève en 1958.
Nous nous proposons ici de ne pas remonter aussi loin, dans la mesure où d’autres cours sont consacrés aux constitutions et aux institutions françaises qui ont précédé la IIIe République. Si l’on souhaitait, malgré tout et en quelques lignes, résumer une histoire constitutionnelle de près d’un siècle (1789-1870) afin de poser une sorte de cadre général pour les réflexions à venir sur la période qui suit, on pourrait dire, en suivant l’analyse de Georges Vedel, les choses suivantes.
La Révolution française marque naturellement une rupture très importante avec la période qui précède, mais il existe également, comme l’a montré Alexis de Tocqueville dans son ouvrage L’Ancien régime et la Révolution, des éléments de continuité. La rupture est totale sur le plan politique, et des représentations politiques. Elle sera suivie d’une longue période d’instabilité constitutionnelle et institutionnelle. L’histoire constitutionnelle française est en effet riche et mouvementée. Depuis 1791, la France a pratiqué treize constitutions (et plus encore de régimes : ainsi, le régime de Vichy n’a pas, à proprement parler, eu de « constitution », mais a été organisé par une série « d’actes constitutionnels »). A titre de comparaison, les États-Unis d’Amérique n’ont connu qu’une seule constitution – certes amendée à plusieurs reprises – en près de deux siècles et demi (la Constitution de 1787).
Certaines institutions, qui apparaissent dans les années troubles qui suivent la Révolution, seront durables. Ainsi des départements, du préfet (créé par Napoléon en l’an VIII – 1800 – le corps préfectoral a été supprimé à compter de 2023), ou encore du code civil (1804). Mais la France peinera à trouver une forme de gouvernement qui lui convienne. Elle va d’ailleurs s’essayer à la pratique de plusieurs formes de régimes : la monarchie constitutionnelle (entre 1791 et 1792, puis entre 1814 et 1848), l’Empire (1804-1814 puis 1852-1870) et bien sûr la République (1792-1804, 1848-1852 et à partir de 1870).
Ces hésitations sur la forme de gouvernement sont sous-tendues par une interrogation politique fondamentale, qui agite tout le XIXe siècle français, et qui est celle de la légitimité politique. La question de la légitimité politique peut être ainsi résumée : où les gouvernants puisent-ils leur légitimité à gouverner, c’est-à-dire à exercer le pouvoir politique ? Posée autrement, la question revient à s’interroger sur les sources du pouvoir. Comme l’explique Denis Baranger dans son Droit constitutionnel (PUF, coll. « QSJ ? »), il existe trois fondements de la légitimité politique. D’abord, cette légitimité peut être d’origine divine (c’était le cas en France avant 1789, dans le cadre de la monarchie absolue de droit divin). Dans cette hypothèse, les gouvernants exercent le pouvoir par la volonté de Dieu, c'est donc dans cette volonté divine qu'ils puisent leur légitimité. Ensuite, la légitimité politique peut trouver son fondement dans la capacité. Ce sont alors les plus aptes, les « meilleurs » (άριστος en grec : « aristos ») qui sont appelés à gouverner, dans des systèmes que l’on qualifie d’aristocratiques (le terme désigne étymologiquement le pouvoir, la puissance qui appartient aux « meilleurs »). Enfin, la dernière source de légitimité est la légitimité démocratique. Elle est fondée sur l’idée que les gouvernés doivent être leurs propres gouvernants – ou, à tout le moins, s’agissant des systèmes représentatifs, qu’ils doivent pouvoir participer à la désignation de leurs gouvernants. Le terme démocratie est aussi d’origine grecque ; il signifie le pouvoir ou la puissance qui appartient au « peuple » (δήμος en grec : « demos »).
La façon de résoudre la question de la légitimité politique a évidemment des conséquences sur la forme de gouvernement instaurée. D’ailleurs, la querelle des légitimités a divisé deux des plus grandes forces politiques dans la France du XIXe siècle : les monarchistes, d’un côté, qui croyaient à la première forme de légitimité, divine (et historique), qui conduisait à attribuer à une famille un droit divin et historique à commander ; les républicains, de l’autre, qui considéraient que l’origine du pouvoir réside dans le peuple (légitimité démocratique).
L’histoire nous apprend que c’est, en définitive, la conception républicaine de la légitimité politique (légitimité démocratique) qui devait triompher. Le suffrage universel (d’abord exclusivement masculin, avant d’être ouvert aux femmes après la fin de la Seconde guerre mondiale) fut définitivement acquis pour l’élection des gouvernants – sauf la parenthèse de Vichy – en 1875.
La forte instabilité institutionnelle ci-dessus brièvement esquissée ne doit pas éclipser le fait que le XIXe siècle français est aussi une période de consolidation de certains acquis politiques de la Révolution française. Ainsi, il n’y aura plus de remise en cause du principe du constitutionnalisme. A compter de la Révolution, et jusqu’à aujourd’hui, les différents régimes qui se sont succédé se sont dotés d’une constitution – quel que fût l’appellation choisie : Constitution, charte ou « lois constitutionnelles » – dont l’objet était l’organisation du pouvoir dans une perspective plus large de modération de la puissance publique. Par ailleurs, malgré quelques régressions ponctuelles, la tendance politique générale dans ce XIXe siècle français fut celle de la libéralisation des institutions politiques, qui se manifesta d’une part par le renforcement de leur caractère représentatif (extension du droit de suffrage), corrélatif au progrès de l’idée d’une légitimité démocratique des gouvernants, et d’autre part par le renforcement progressif de la protection des libertés et des droits.
Au sein du XIXe et du début du XXe siècles français, une importance particulière mérite d’être accordée aux institutions de la IIIe République (1875-1940), et ce pour plusieurs raisons. 1875 est d’abord la date à laquelle la France a embrassé – pour l’instant de façon définitive si l’on excepte la période trouble de la Seconde guerre mondiale (entre 1940 et 1945) – la République, après un siècle d’hésitations sur la nature du « bon » régime. Ensuite, la IIIe République s’est illustrée par sa longévité : jusque récemment, elle était le régime le plus long que la France avait connu (alors que, dans l’ensemble, l’histoire française est plutôt marquée par l’instabilité constitutionnelle). Enfin, du point de vue qui nous occupe – et qui est celui du droit constitutionnel, car il y aurait beaucoup d’autres choses à dire de la IIIe République, notamment en matière de législation sur les libertés – la pratique institutionnelle des IIIe et IVe Républiques a profondément marqué, cela a été rappelé plus haut, l’écriture de la Constitution de 1958 et aussi, dans une certaine mesure, son application. Un détour historique s’impose, dans ces circonstances, à tous ceux qui souhaitent saisir l’esprit et l’économie des institutions de la France d’aujourd’hui.
Cette leçon sera structurée en trois parties, consécutivement consacrées à la naissance de la , à son contenu, et à sa mise en application concrète.
Section 1. La genèse des lois constitutionnelles de 1875
Sur le plan formel, la est un ensemble composite de trois lois constitutionnelles, élaborées par une Assemblée nationale élue en 1871, dans le contexte de l’effondrement du Second Empire.
§1. L’effondrement du Second Empire et la proclamation du « Gouvernement de la défense nationale »
En 1870 – c’est-à-dire 5 ans avant l’entrée en vigueur de la Constitution de la IIIe République – le régime de la France est celui du Second Empire. Ce régime a succédé, à la suite d’un coup d’État, à la IIe République. La IIe République a été instaurée par la . Ce texte prévoyait l’élection du chef de l’État (le président de la République) au suffrage universel direct (masculin). Organisée le 10 décembre 1848, l’élection présidentielle fut remportée par Louis-Napoléon Bonaparte (l’un des neveux de Napoléon Ier).
En 1870, date à laquelle nous nous situons pour le début de cette leçon, l’Empire est en guerre contre une coalition d’États allemands, menés par la Prusse. L’armée impériale est écrasée à Sedan.
Napoléon III, Empereur des Français, pièce maîtresse de la Constitution de 1852, est fait prisonnier le 2 septembre. La nouvelle de sa captivité parvient à Paris le 4 septembre ; une foule se presse alors aux abords du Palais-Bourbon, où siège le Corps législatif. Ce dernier déclare la déchéance de l’Empereur.
Emmenée par Léon Gambetta, figure de proue du parti républicain, la foule se rend ensuite à l’Hôtel de Ville, où Gambetta proclame la République.
Un Gouvernement de défense nationale, composé de représentants du parti républicain, est alors nommé « par acclamation » (Journal Officiel du 6 septembre 1870), pour exercer le pouvoir pendant cette période transitoire. Il s’agit, sur le plan juridique, d’un « gouvernement de fait », c’est-à-dire illégal et de faible légitimité.
Afin de mettre en place un gouvernement reconnu et habilité à négocier avec les Prussiens, les Français sont rapidement convoqués pour élire des représentants appelés à siéger dans une assemblée nationale.
§2. L’élection des membres de l’Assemblée nationale
Cette élection doit avoir lieu en février 1871 ; mais les combats militaires se poursuivent, et Paris est assiégé. C’est donc dans un contexte trouble, de défaite militaire, avec un territoire partiellement occupé, que vont se dérouler ces élections.
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« La province avait beaucoup souffert ; mais Paris avait souffert plus encore. Paris assiégé, Paris, sans air, serré derrière ses forts, dans sa ceinture de murailles, étouffant dans sa fierté et ses colères vaines, rien que cette idée avait quelque chose de terrible. Deux millions cinq cent mille hommes emprisonnés pendant cinq mois, on n'avait jamais rien vu de tel sur la terre. Paris avait été accablé de lui-même, de sa foule, de son poids, de son inaction : il avait volontairement subi celte peine : mais au prix d'une dépense nerveuse qui l’avait affolé.
Entre la résolution sombre et résignée de la province, et la fureur, d'abord calme, puis irritée de Paris, il y avait un désaccord sur lequel on s'expliqua mal et en hâte. Paris racontait l'étranglement du siège, l'enthousiasme des premiers jours, la foi dans les hommes nouveaux, l'élan de tous et le sacrifice unanime auquel on était prêt, tout le monde au rempart, […] les proclamations du gouvernement, lues d'abord avec enthousiasme, puis avec surprise, puis avec ironie, la demande générale et continuelle de « sortie en masse », les hésitations des chefs, […] puis l'attente, les espérances toujours en éveil et toujours déçues, les yeux se tournant aussi vers le ciel, attendant l'arrivée des pigeons voyageurs, messagers de la délivrance ou de la victoire ; […] enfin, le ronflement, dans la nuit, des premiers obus apprenant le bombardement auquel on ne croyait pas, l'indignation, la joie sombre, les enfants courant par les rues après les éclats d'obus; Paris se portant, le dimanche, vers les quartiers où pleuvaient les projectiles, le déménagement de toute la rive gauche, les hôpitaux et les édifices publics bombardés, les obus à Saint-Sulpice, à la Salpétrière et au Panthéon ; puis la faim, les viandes étranges : le chat, le rat, l'éléphant du Jardin des Plantes, le prix des vivres, le pain noir, les rations, les longues attentes aux portes des bouchers et des boulangers, le manque de chauffage, les arbres du Bois et des squares abattus, les rues noires la nuit, les épidémies, la mortalité croissante, dix mille hommes fauchés, les faibles, les enfants frappés d'abord — et combien qui, se sentant atteints, allaient traîner dans les familles une misérable agonie, — la naissance maudite de ceux qui étaient nés dans ces jours noirs […] ».
Sur cette question de politique étrangère (faut-il, ou non, poursuivre la guerre ?) deux grandes forces politiques s’affrontent : d’un côté les monarchistes, qui sont favorables à la paix, et de l’autre côté les républicains, qui souhaitent quant à eux la poursuite de la guerre.
L’Assemblée nationale élue le 8 février 1871 (au suffrage universel direct masculin) est majoritairement monarchiste. Cela ne signifie pas que les Français ait été majoritairement favorables à la restauration de la monarchie à cette époque. S’ils ont élu en majorité des candidats conservateurs, c’était surtout parce qu’ils souhaitaient le retour de la paix, que les candidats et les listes monarchistes (les « Listes de la paix », comme on les désignait alors) prônaient aux élections législatives de l’hiver 1871.
L’Assemblée de 1871 avait pour mission, aux termes mêmes de la convention d’armistice conclue le 28 janvier 1871, « de se prononc[er] sur la question de savoir si la guerre doit être continuée ou à quelles conditions la paix doit être faite » (art. 2). Elle fut élue pour exercer le pouvoir pendant une période transitoire, d’entre-deux régimes (l’Empire et le régime nouveau, à instituer). Elle n’avait pas reçu mandat pour rédiger une constitution nouvelle. Très vite, pourtant, l’Assemblée s’octroiera la compétence de faire une nouvelle constitution, c’est-à-dire s’auto-habilitera à exercer le pouvoir constituant.
C’est donc une assemblée majoritairement monarchiste, qui n’avait pas été élue avec pour mandat de rédiger une nouvelle constitution, qui va s’atteler à cette tâche. Quel type de constitution ces hommes conservateurs allaient-ils rédiger ? Quel type de régime allaient-ils mettre en place ?
On serait tenté de penser qu’une assemblée monarchiste aurait plutôt tendance à instaurer une monarchie, d’autant plus qu’à l’époque, le contexte n’était guère favorable à la continuation de l’Empire ni au retour de la République, régime tous deux discrédités. Pourtant, alors même que les conditions semblaient favorables à une restauration monarchique, c’est une République que les hommes de 1871 devaient mettre en place, et qui plus est, l’une des plus longues de notre histoire. Comment expliquer ce paradoxe ? Simplifions un peu les choses, par ailleurs très complexes. D’abord, l’Assemblée ne se mit pas immédiatement à la rédaction d’une nouvelle constitution : ce n’était pas là sa mission ; elle avait plus urgent à traiter (la guerre puis la paix, les soulèvements insurrectionnels dans certaines villes – comme la Commune à Paris). Elle était surtout divisée, en son camp monarchiste, entre deux tendances politiques, qui adhéraient à deux conceptions distinctes de la monarchie, et qui surtout avaient chacune leur prétendant : d’un côté les légitimistes (majoritaires), partisans du comte de Chambord, petit-fils du roi (de France) Charles X (1824-1830) qui était frère de Louis XVI ; d’un autre côté les orléanistes, partisans du comte de Paris, petit-fils du roi (des Français) Louis-Philippe 1er (1830-1848), et arrière-petit-fils de Louis-Philippe d’Orléans, dit Philippe Égalité, qui avait, en 1793, voté la mort de Louis XVI (son cousin) et portait, à ce titre, le poids du régicide. Une « fusion » de circonstance, pour le soutien du comte de Chambord, parut à l’été 1871 pouvoir conduire à la restauration de la monarchie. Comme condition à cette restauration, le comte de Chambord demanda l’adoption du drapeau blanc – contre le drapeau tricolore – qui devait permettre, à ses yeux, « la réconciliation de la France avec son histoire, l’oubli des erreurs passées et l’engagement dans le redressement national. » (Daniel de Montplaisir, « Du 3 au 5 juillet 1871 à Chambord ou les trois folles journées du drapeau blanc », in Emmanuel de Waresquiel (dir.), Les Lys et la République. Henri, Comte de Chambord, Paris, Tallandier, 2015). Le souhait du comte de Chambord, consigné dans le célèbre manifeste du 5 juillet 1871, fut considéré comme une exigence impossible à satisfaire. Il conduisit à l’avortement de la tentative de restauration monarchique.
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« […] la France, cruellement désabusée par des désastres sans exemple, comprendra qu'on ne revient pas à la vérité en changeant d'erreur ; qu'on n'échappe pas par des expédients à des vérités éternelles.
Elle m'appellera, et je viendrai à elle tout entier, avec mon dévouement, mon principe et mon drapeau.
A l'occasion de ce drapeau, on a parlé de conditions que je ne dois pas subir.
Français !
Je suis prêt à tout pour relever mon pays de ses ruines et à reprendre son rang dans le monde ; le seul sacrifice que je ne puis lui faire, c'est celui de mon honneur. [...]
Non, je ne laisserai pas, parce que l'ignorance ou la crédulité auront parlé de privilèges, d'absolutisme et d'intolérance, que sais-je encore ? de dîme, de droits féodaux, fantômes que la plus odieuse mauvaise foi essaie de ressusciter à vos yeux, je ne laisserai pas arracher de mes mains l'étendard d'Henri IV, de François Ier et de Jeanne d'Arc.
C'est avec lui que s'est faite l'unité nationale, c'est avec lui que vos pères, conduits par les miens, ont conquis cette Alsace et cette Lorraine dont la fidélité sera la consolation de nos malheurs. [...]
Je l'ai reçu comme un dépôt sacré du vieux Roi mon aïeul, mourant en exil ; il a toujours été pour moi inséparable du souvenir de la patrie absente ; il a flotté sur mon berceau, je veux qu'il ombrage ma tombe.
Dans les plis glorieux de cet étendard sans tache, je vous apporterai l'ordre et la liberté.
Français,
Henri V ne peut abandonner le drapeau blanc d'Henri I. »
§3. Le « gouvernement » de l’Assemblée nationale
La période de transition entre deux régimes ne peut être une période de vide institutionnel : il faut bien que le pouvoir politique soit exercé et donc que les conditions de son exercice soient précisées (qui exerce le pouvoir ? comment le pouvoir est-il exercé ?).
L’Assemblée nationale avait justement été élue pour « gouverner », c’est-à-dire exercer le pouvoir politique pendant cette période de transition. Pour l’aider dans cette tâche (et notamment pour négocier la paix – qu’il est difficile de négocier à 700…), elle devait désigner des organes chargés d’exercer la fonction exécutive. Pour définir leurs prérogatives, pour organiser les relations interinstitutionnelles, l’Assemblée adopta quatre textes qui devaient, pendant cette période qui devait durer quatre ans (de 1871 – élection de l’Assemblée – à 1875 – adoption de la nouvelle constitution), former la « constitution » provisoire de la France.
1 – La résolution du 17 février 1871 avait pour objet de désigner Adolphe Thiers « chef du pouvoir exécutif de la République française ».
« L'Assemblée nationale, dépositaire de l'autorité souveraine,
Considérant qu'il importe, en attendant qu'il soit statué sur les institutions de la France, de pourvoir immédiatement aux nécessités du gouvernement et à la conduite des négociations,
Décrète :
M. Thiers est nommé chef du pouvoir exécutif de la République française ; il exercera ses fonctions, sous l'autorité de l'Assemblée nationale, avec le concours des ministres qu'il aura choisis et qu'il présidera. »
Journaliste, historien et homme politique (il avait été plusieurs fois ministre et président du Conseil pendant la monarchie de Juillet), Adolphe Thiers (1797-1877), membre de l’Assemblée nationale (élu dans 26 départements), jouissait alors d’un grand prestige. La résolution de février 1871 prévoyait qu’il pouvait désigner, pour l’épauler dans ses fonctions, une équipe de ministres. Elle prévoyait également que le chef du pouvoir exécutif était politiquement responsable devant l’Assemblée nationale : exercer ses fonctions « sous l’autorité de l’Assemblée nationale » implique en effet de devoir rendre compte de son action à cette même Assemblée.
Une question vient peut-être à l’esprit. Pourquoi les hommes de l’Assemblée nationale de 1871, majoritairement monarchistes, ont-ils choisi (dans le texte de cette résolution) de qualifier le régime de « République » ? « Faute de mieux et parce qu’il fallait bien qu’un vocable désignât le régime provisoire de la France », répond Jacques Chastenet dans son Histoire de la Troisième République ([s. l.], Hachette, 1952, tome 1, p. 57). Cela ne signifie pas pour autant que la majorité de l’Assemblée adhérait à la perspective de l’instauration d’une République pour le régime à venir. Quelques jours plus tard, d’ailleurs, le « parce de Bordeaux » scellait l’engagement pris par Thiers de différer provisoirement la question constitutionnelle (c’est-à-dire la question de la nature du régime à instaurer).
2 – La loi Rivet du 31 août 1871 attribuait à Adolphe Thiers le titre de « président de la République », en « considération des services éminents » qu’il avait « rendus au pays » (négociation de la paix, libération progressive du territoire, écrasement de la Commune de Paris) ; elle fixait par ailleurs les prérogatives, ainsi que le statut du chef du pouvoir exécutif : la période transitoire étant manifestement appelée à durer, les relations interinstitutionnelles furent alors organisées de façon plus précise.
A ce titre, Thiers se voyait confier le pouvoir de promulgation et le pouvoir d’exécution des lois, ainsi que la prérogative de nomination et de révocation des ministres. Le principe de sa responsabilité politique devant l’Assemblée nationale était par ailleurs explicitement affirmé. Le même texte énonçait le principe de la responsabilité politique collective du Gouvernement (« conseil des ministres ») ainsi que de la responsabilité politique individuelle de ses membres devant la même Assemblée. Les ministres recevaient la compétence de contresigner les actes du président de la République. On remarquera enfin que l’Assemblée, qui n’avait pourtant pas reçu mandat pour rédiger une constitution nouvelle, se déclarait (dans l’exposé des motifs du texte de la loi), investie de la souveraineté et s’arrogeait à ce titre le pouvoir constituant.
« L'Assemblée nationale,
Considérant qu'elle a le droit d'user du pouvoir constituant, attribut essentiel de la souveraineté dont elle est investie, et que les devoirs impérieux que tout d'abord elle a dû s'imposer, et qui sont encore loin d'être accomplis, l'ont seuls empêchée jusqu'ici d'user de ce pouvoir ;
Considérant que, jusqu'à l'établissement des institutions définitives du pays, il importe aux besoins du travail, aux intérêts du commerce, au développement de l'industrie, que nos institutions provisoires prennent, aux yeux de tous, sinon cette stabilité qui est l'oeuvre du temps, du moins celle que peuvent assurer l'accord des volontés et l'apaisement des partis ;
Considérant qu'un nouveau titre, une appellation plus précise, sans rien changer au fond des choses, peut avoir cet effet de mettre mieux en évidence l'intention de l'Assemblée de continuer franchement l'essai loyal commencé à Bordeaux ;
Que la prorogation des fonctions conférées au chef du pouvoir exécutif, limitée désormais à la durée des travaux de l'Assemblée, dégage ces fonctions de ce qu'elles semblent avoir d'instable et de précaire, sans que les droits souverains de l'Assemblée en souffrent la moindre atteinte, puisque dans tous les cas la décision suprême appartient à l'Assemblée, et qu'un ensemble de garanties nouvelles vient assurer le maintien de ces principes parlementaires, tout à la fois la sauvegarde et l'honneur du pays ;
Prenant, d'ailleurs, en considération les services éminents rendus au pays par M. Thiers depuis six mois et les garanties que présente la durée du pouvoir qu'il tient de l'Assemblée ;
Décrète :
Article premier.
Le chef du pouvoir exécutif prendra le titre de président de la République française, et continuera d'exercer, sous l'autorité de l'Assemblée nationale, tant qu'elle n'aura pas terminé ses travaux, les fonctions qui lui ont été déléguées par décret du 17 février 1871.
Article 2.
Le président de la République promulgue les lois dès qu'elles lui sont transmises par le président de l'Assemblée nationale.
Il assure et surveille l'exécution des lois.
Il réside au lieu où siège l'Assemblée.
Il est entendu par l'Assemblée nationale toutes les fois qu'il le croit nécessaire, et après avoir informé de son intention le président de l'Assemblée.
Il nomme et révoque les ministres. Le conseil des ministres et les ministres sont responsables devant l'Assemblée.
Chacun des actes du président de la République doit être contresigné par un ministre.
Article 3.
Le président de la République est responsable devant l'Assemblée. »
3 – La loi de Broglie du 13 mars 1873. Cette loi fut votée dans un contexte de détérioration des relations entre Adolphe Thiers et l’Assemblée nationale. Le 13 novembre 1872, Thiers avait proclamé, devant ses membres : « La République existe, elle est le gouvernement légal du pays, vouloir autre chose serait une nouvelle révolution et la plus redoutable de toutes ». Cette proclamation fut interprétée comme une rupture du « pacte de Bordeaux » et une injonction adressée aux représentants royalistes de l’Assemblée de se rallier à la République conservatrice. Pour répondre au message de Thiers, l’Assemblée désigna une commission de quinze membres, chargée de réorganiser ses relations avec le chef du pouvoir exécutif. L’Assemblée souhaitait au départ modifier le statut du président, pour rendre ce dernier irresponsable, tout en conservant la responsabilité politique des ministres et du gouvernement devant elle. Cette option fut finalement écartée, même si la loi de Broglie réduisit la responsabilité politique du président en faveur de celle des ministres, comme le révèle son article 4. Plus largement, le texte réaménageait les relations entre le président et l’Assemblée de façon à limiter les interventions du premier – qui, du fait de son autorité personnelle, était très influent – devant la seconde. Sauf exception, Adolphe Thiers se voyait retirer la faculté de prendre la parole devant elle ; pour s’adresser aux membres de l’Assemblée, il devait désormais utiliser des « messages », lus à la tribune par un ministre. Cette procédure de dialogue interinstitutionnel était si complexe à mettre en œuvre qu’elle fut alors qualifiée de « cérémonial chinois ». Qu’on en juge par soi-même :
« L'Assemblée nationale,
Réservant dans son intégrité le pouvoir constituant qui lui appartient, mais voulant apporter des améliorations aux attributions des pouvoirs publics,
Décrète :
Article premier.
La loi du 31 août 1871 est modifiée ainsi qu'il suit :
Le président de la République communique avec l'Assemblée par des messages qui, à l'exception de ceux par lesquels s'ouvrent les sessions, sont lus à la tribune par un ministre.
Néanmoins, il sera entendu par l'Assemblée dans la discussion des lois, lorsqu'il le jugera nécessaire, et après l'avoir informée de son intention par un message.
La discussion à l'occasion de laquelle le président de la République veut prendre la parole est suspendue après la réception du message, et le président sera entendu le lendemain, à moins qu'un vote spécial ne décide qu'il le sera le même jour. La séance est levée après qu'il a été entendu, et la discussion n'est reprise qu'à une séance ultérieure. La délibération a lieu hors la présence du président de la République.
Article 2.
Le président de la République promulgue les lois déclarées urgentes dans les trois jours, et les lois non urgentes dans le mois après le vote de l'Assemblée.
Dans le délai de trois jours, lorsqu'il s'agira d'une loi non soumise à trois lectures, le président de la République aura le droit de demander, par un message motivé, une nouvelle délibération.
Pour les lois soumises à la formalité des trois lectures, le président de la République aura le droit, après la seconde, de demander que la mise à l'ordre du jour pour la troisième lecture ne soit fixée qu'après le délai de deux mois.
Article 3.
Les dispositions de l'article précédent ne s'appliqueront pas aux actes par lesquels l'Assemblée nationale exercera le pouvoir constituant qu'elle s'est réservé dans le préambule de la présente loi.
Article 4.
Les interpellations ne peuvent être adressées qu'aux ministres et non au président de la République.
Lorsque les interpellations adressées aux ministres ou les pétitions envoyées à l'Assemblée se rapportent aux affaires extérieures, le président de la République aura le droit d'être entendu.
Lorsque ces interpellations ou ces pétitions auront trait à la politique intérieure, les ministres répondront seuls des actes qui les concernent. Néanmoins, si par une délibération spéciale, communiquée à l'Assemblée avant l'ouverture de la discussion par le vice-président du conseil des ministres, le conseil déclare que les questions soulevées se rattachent à la politique générale du gouvernement et engagent ainsi la responsabilité du président de la République, le président aura le droit d'être entendu dans les formes déterminées par l'article 1er.
Après avoir entendu le vice-président du conseil, l'Assemblée fixe le jour de la discussion.
Article 5.
L'Assemblée nationale ne se séparera pas avant d'avoir statué :
1° sur l'organisation et le mode de transmission des pouvoirs législatif et exécutif ;
2° sur la création et les attributions d'une seconde chambre ne devant entrer en fonctions qu'après la séparation de l'Assemblée actuelle ;
3° sur la loi électorale.
Le gouvernement soumettra à l'Assemblée des projets de loi sur les objets ci-dessus énumérés. »
4 – La loi du septennat du 20 novembre 1873. Adolphe Thiers fut contraint à la démission en mai 1873 par les membres de l’Assemblée nationale qui refusèrent alors d’accorder leur confiance au gouvernement nouvellement constitué d’une majorité de républicains modérés (alors que, selon les termes de l’interpellation adoptée, la majorité souhaitait faire « prévaloir dans le gouvernement une politique résolument conservatrice »). Le 24 mai, l’Assemblée nationale procédait à l’élection de son successeur, en la personne du Maréchal Patrice de Mac Mahon, un militaire monarchiste, que la politique intéressait peu. Le lendemain, le nouveau président chargeait le duc de Broglie de constituer un nouveau ministère conservateur.
Six mois plus tard, l’Assemblée monarchiste adoptait la loi du septennat. La restauration étant alors encore impossible, et la République toujours non souhaitée par la majorité des membres de l’Assemblée, cette dernière décidait d’installer Mac Mahon dans un provisoire long. Le texte de la loi du septennat avait d’une part pour objet de confier le pouvoir exécutif au Maréchal pour une durée de sept ans. D’autre part, il mettait en place une commission de trente membres, chargée de réfléchir à la future organisation constitutionnelle de la France.
« Article premier.
Le pouvoir exécutif est confié pour sept ans au maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta, à partir de la promulgation de la présente loi ; ce pouvoir continuera à être exercé avec le titre de président de la République et dans les conditions actuelles jusqu'aux modifications qui pourraient y être apportées par les lois constitutionnelles.
Article 2.
Dans les trois jours qui suivront la promulgation de la présente loi, une commission de trente membres sera nommée en séance publique et au scrutin de liste, pour l'examen des lois constitutionnelles. »
A l’automne 1873, alors que le provisoire durait depuis près de deux ans, la situation politique était la suivante : une assemblée monarchiste (élue en 1871) venait de désigner un président monarchiste (le Maréchal de Mac Mahon), qui constituait un cabinet conservateur ; tout cela dans un régime qualifié de « République ». C’est la période de la République sans républicains que l’historien Daniel Halévy qualifia de République des ducs.
C’est dans ce contexte, et pour enfin sortir du provisoire (les monarchistes craignaient alors un retour du bonapartisme), que l’Assemblée nationale devait s’atteler à la rédaction d’une nouvelle constitution. La majorité royaliste de l’Assemblée se résigna, provisoirement, à accepter la République, à condition toutefois que celle-ci fût « conservatrice ». Qu’entend-on précisément par là ? Une République « conservatrice » est une République comportant des institutions conservatrices, telles que celles qui pourraient exister dans une monarchie : un chef de l’État irresponsable (aujourd’hui un président, demain peut-être un roi, espéraient les monarchistes), une chambre haute, vestige des chambres aristocratiques de la restauration et de la monarchie de Juillet. En somme, l’idée des monarchistes était d’instaurer un régime qui serait formellement qualifié de République mais qui, en substance, présenterait toutes les caractéristiques d’une monarchie constitutionnelle. Les républicains, quant à eux, adhérèrent au projet avec pour ambition, à la première occasion, de purger la nouvelle constitution de ces institutions conservatrices afin d'instaurer une vraie République.
Fille mal aimée d’une union impossible, œuvre du compromis, la République se fit donc par défaut. La constitution de la IIIe République qui devait, dans l’esprit de ses fondateurs, être provisoire (tous les membres de l’Assemblée nationale étaient d’accord sur le fait qu’il fallait que la constitution puisse être révisée facilement), est pourtant et à ce jour le deuxième régime le plus durable (après la Ve République) de l’histoire de France…