La constitution, en tant qu'ensemble de normes placées au sommet de l’ordre juridique étatique, doit être respectée. Il convient notamment de veiller à ce que les pouvoirs (organes) constitués, c’est-à-dire les institutions créées par la constitution, respectent cette dernière et à travers elle le pouvoir constituant. C’est là le fondement de l’existence de la justice constitutionnelle, presque partout admise aujourd’hui – alors que ça n’a pas toujours été le cas.
Pour sanctionner le non-respect des normes constitutionnelles, plusieurs solutions sont envisageables. La première d’entre elles consiste à confier au peuple, qui est le souverain dans les formes démocratiques de gouvernement, collectivement ou non, la faculté de sanctionner (politiquement) les gouvernants qui ne respecteraient pas les dispositions de la constitution formelle. C’est l’hypothèse du droit à l’insurrection ou de la résistance à l’oppression, qui sont parfois reconnus par certaines Constitutions ou normes constitutionnelles.
La (qui compte aujourd’hui parmi les normes de valeur constitutionnelle), fait quant à elle du droit de résistance à l’oppression l’un des « droits naturels et imprescriptibles de l’Homme ».
« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression. »
La seconde solution consiste à confier la « garde » de la constitution à des organes non juridictionnels, qui sont parfois – mais pas toujours – des organes politiques. Sans remonter très loin dans le temps, on peut citer l’exemple du Sénat « conservateur » du Consulat et du second Empire.
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Le Sénat « maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le Tribunat ou par le gouvernement : les listes d'éligibles sont comprises parmi ces actes. »
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« Article 25. - Le Sénat est le gardien du pacte fondamental et des libertés publiques. Aucune loi ne peut être promulguée avant de lui avoir été soumise.
Article 26. - Le Sénat s'oppose à la promulgation. - 1 ° Des lois qui seraient contraires ou qui porteraient atteinte à la Constitution, à la religion, à la morale, à la liberté des cultes, à la liberté individuelle, à l'égalité des citoyens devant la loi, à l'inviolabilité de la propriété et au principe de l'inamovibilité de la magistrature ; 2 ° De celles qui pourraient compromettre la défense du territoire. [...]
Article 29. - Le Sénat maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le gouvernement, ou dénoncés, pour la même cause, par les pétitions des citoyens. »
« Le Président de la République veille au respect de la Constitution. »
C'est justement en faisant référence à ce rôle de « gardien » que M. Macron a saisi, en décembre 2023, le Conseil constitutionnel afin que celui-ci se prononce sur la conformité à la Constitution de la loi « immigration intégration ». Dans sa lettre de saisine, il écrivait ainsi : « eu égard à l'ampleur de l'évolution du texte par rapport à sa version initiale et à l'importance pour notre Nation des droits et principes constitutionnels en cause, je souhaite, au nom de la mission que me confie l'article 5 de la Constitution, que les dispositions de la loi ne puissent être mises en œuvre qu'après que le Conseil constitutionnel aura vériié qu'elles respectent les droits et libertés que la Constitution garantit » (nous soulignons).
En Grèce, pendant la dictature des colonels (1967-1974), c’est aux forces armées que les Constitutions de 1968 et de 1973 confiaient la protection du « régime politique » et « du système social établi, contre toute menace ».
La troisième solution consiste à confier la garantie, c’est-à-dire la protection des normes constitutionnelles, à un organe juridictionnel. C’est cette troisième voie qui retiendra ici notre attention. Pour éviter que les gouvernants, et singulièrement le législateur, adoptent des lois contraires à la constitution, un (ou plusieurs) juge(s) sont alors chargés de vérifier que les lois sont conformes aux normes constitutionnelles.
Nous examinerons ici les différentes modalités de la garantie juridictionnelle de la constitution, avant d’évoquer brièvement les difficultés, théoriques, que pose son existence.
Section 1. Les différentes formes de contrôle de la constitutionnalité des lois : le « modèle américain » et le « modèle européen »
Quoi qu’aient prétendu à ce sujet les parlements de l’Ancien régime français, qui affirmaient opérer un contrôle de la conformité des lois du Roi par rapport à la « Constitution » de la Monarchie française, le contrôle de constitutionnalité des lois est né aux États-Unis d’Amérique, au début du XIXe siècle.
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« Par un droit sacré inhérent à votre couronne, inaliénable et incommunicable vous êtes, Sire, la source de toute législation. Mais par la constitution fondamentale de la monarchie, votre Parlement est le conseil nécessaire où la loi se vérifie, l’organe par lequel elle se promulgue, le garant de sa sagesse, le dépositaire chargé de la conserver et de la faire exécuter […] ».
Pendant longtemps, les États-Unis étaient le seul État où se pratiquait le contrôle de la constitutionnalité des lois. Puis, tout au long du XIXe siècle, ce contrôle s’est progressivement exporté dans des pays de l’Amérique du Sud, voire même en Europe.
Le XXe siècle est marqué quant à lui par la naissance d’un nouveau modèle de justice constitutionnelle des lois, qui est aujourd'hui largement dominant en Europe et présent ailleurs dans le monde.
La doctrine constitutionnaliste a pour habitude de distinguer entre deux grands types, ou « modèles » de garantie constitutionnelle de la constitution. Cette distinction est contestée, dans la mesure notamment où certains États s’inspirent des deux systèmes. Même si cette typologie présente des défauts, elle sera exposée ici pour ses vertus pédagogiques.
La différence entre ces deux types de contrôle tient principalement à l’organe qui en est chargé. Aux États-Unis et dans les pays qui se sont inspirés d’eux, le contrôle de la conformité des lois à la Constitution est exercé par les juges ordinaires. En Europe, après la fin de la Première guerre mondiale, ce contrôle sera plutôt confié à une institution spécifiquement créée pour l'opérer (et non pas aux tribunaux ordinaires).
§1. Le contrôle de la constitutionnalité des lois confié aux juges ordinaires
Le contrôle de la constitutionnalité des lois est né aux États-Unis d’Amérique, en 1803, avec l’arrêt Marbury v. Madison de la Cour suprême américaine. Il est apparu en marge du texte de la Constitution fédérale de 1787, qui n’avait pas instauré ce type de contrôle.
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« La question de savoir si un acte contraire à la Constitution peut devenir la loi du pays est une question d’intérêt fondamental pour les États-Unis mais, heureusement, pas d’une difficulté proportionnée à son intérêt. Pour la résoudre, il n’est besoin que de rappeler certains principes depuis longtemps fermement établis.
Que le peuple ait le droit originaire d'établir son futur gouvernement sur les principes qui, d'après lui, permettront d'atteindre son bonheur, est le fondement sur lequel repose toute la société américaine. La mise en œuvre de ce droit originaire exige une grande énergie et, de ce chef, ne peut, ni ne doit être répétée fréquemment. Aussi bien les principes qui sont ainsi établis sont-ils considérés comme fondamentaux. Et comme l'autorité dont ils émanent est suprême, et ne peut agir qu'exceptionnellement, les principes en question sont conçus pour être permanents.
La volonté originaire et suprême organise le gouvernement, et assigne aux différents pouvoirs leurs compétences respectives. Elle peut soit s'arrêter là, soit établir des limites que ces pouvoirs ne devront pas dépasser.
Le gouvernement des États-Unis ressort du deuxième modèle. Les compétences du pouvoir législatif sont définies et limitées ; et c'est pour que ces limites ne soient pas ignorées ou oubliées que la constitution est écrite. À quoi servirait-il que ces pouvoirs soient limités et que ces limites soient écrites si ces dites limites pouvaient, à tout moment, être outrepassées par ceux qu'elles ont pour objet de restreindre ? Lorsque ces limites ne s'imposent pas aux personnes qu'elles obligent et lorsque les actes interdits et les actes permis sont également obligatoires, il n'y a plus de différence entre un pouvoir limité et un pouvoir illimité. C'est une proposition trop simple pour être contestée que soit la constitution l'emporte sur la loi ordinaire qui lui est contraire, soit le pouvoir législatif peut modifier la constitution au moyen d'une loi ordinaire.
Entre ces deux possibilités, il n'y a pas de troisième voie. Ou la constitution est un droit supérieur, suprême, inaltérable par des moyens ordinaires ; ou elle est sur le même plan que la loi ordinaire et, à l'instar des autres lois, elle est modifiable selon la volonté de la législature.
Si c'est la première partie de la proposition qui est vraie, alors une loi contraire à la constitution n'est pas du droit ; si c'est la deuxième qui est vraie, alors les constitutions écrites ne sont que d'absurdes tentatives de la part des peuples de limiter un pouvoir par nature illimité.
Il est certain que ceux qui élaborent les constitutions écrites les conçoivent comme devant former le droit fondamental et suprême de la nation, et que, par conséquent, le principe d'un tel gouvernement est qu'un acte législatif contraire à la constitution est nul.
Ce principe est consubstantiel à toute constitution écrite et doit, par conséquent, être considéré par cette Cour comme l'un des principes fondamentaux de notre société. Il ne faut donc pas le perdre de vue dans la poursuite de l'examen du sujet.
Si un acte législatif, contraire à la constitution, est nul, doit-il, nonobstant sa nullité, être considéré comme liant les juges et oblige-t-il ceux-ci à lui donner effet ? Ou, en d'autres termes, bien qu'il ne soit pas du droit, constitue-t-il une règle qui serait en vigueur comme s'il en était ? Ce serait renverser en fait ce qui est établi en théorie ; et cela constituerait, à première vue, une absurdité trop énorme pour qu'on y insistât. Il faut pourtant y consacrer une réflexion plus attentive.
C'est par excellence le domaine et le devoir du pouvoir judiciaire de dire ce qu'est le droit. Ceux qui appliquent une règle de droit à des cas particuliers doivent nécessairement expliquer et interpréter cette règle. Lorsque deux lois sont en conflit, le juge doit décider laquelle des deux s'applique.
Dans ces conditions, quand une loi est en opposition avec la constitution et que la loi comme la constitution s'appliquent à un cas particulier de telle sorte que le juge doit, ou bien décider de l'affaire conformément à la loi et écarter la constitution, ou bien en décider conformément à la constitution et écarter la loi, le juge doit dire laquelle des deux règles en conflit gouverne l'affaire. C'est l'essence même du devoir judiciaire.
Si donc les juges doivent tenir compte de la constitution, et si la constitution est supérieure à la loi ordinaire, c'est la constitution, et non la loi ordinaire, qui régit l'affaire à laquelle toutes les deux s'appliquent.
Ceux qui contestent le principe selon lequel la constitution doit être tenue par le juge comme une loi suprême, en sont donc réduit à la nécessité de soutenir que les juges doivent ignorer la constitution, et n'appliquer que la loi.
Mais cette doctrine minerait les fondements mêmes de toutes les constitutions écrites. Elle reviendrait à dire qu'un acte qui, selon les principes et la théorie de notre gouvernement, est radicalement nul, est néanmoins, en pratique, obligatoire en tous points. Elle admettrait que, si le pouvoir législatif venait à faire ce qui est expressément défendu, cet acte, nonobstant l'interdiction absolue, serait en réalité effectif. Elle donnerait en pratique au pouvoir législatif une omnipotence sans limites tout en prétendant restreindre ses pouvoirs dans d'étroites limites. C'est assigner des limites et déclarer dans le même temps qu'elles peuvent être outrepassées à volonté. [...] Ainsi, la terminologie particulière de la constitution des États-Unis confirme et renforce le principe, présumé essentiel dans toutes les constitutions écrites, qu'une loi contraire à la constitution est nulle ; et que les tribunaux, aussi bien que les autres ministères, sont liés par cet instrument. »
Le contrôle de la constitutionnalité (judicial review) des lois aux États-Unis présente plusieurs caractéristiques. Il est déconcentré (ou diffus) : ce sont alors tous les juges ordinaires, des États fédérés, sous réserve d’appel devant les juges fédéraux, qui sont habilités à l’exercer, sous le contrôle d’une Cour suprême. Ce contrôle s’exerce après l’entrée en vigueur de la loi, c’est-à-dire une fois que la loi a commencé à produire ses effets juridiques : c’est pourquoi on parle de contrôle a posteriori de la constitutionnalité des lois. Ce contrôle s’exerce enfin dans le cadre d’un litige, et par voie d’exception. L’une des parties au litige conteste la conformité à la constitution de telle disposition législative qu’on lui oppose, c’est-à-dire qu’on souhaite lui voir appliquer. Dans ce cas, le juge saisi du litige examine la question de constitutionnalité avant de trancher le litige principal. S’il considère que la disposition législative litigieuse est inconstitutionnelle, il en écarte l’application (sans l’abroger, c’est-à-dire sans la faire disparaître). Dans l’hypothèse où c’est la Cour suprême qui juge une disposition inconstitutionnelle, sa décision fait autorité et s’impose, à l’avenir, aux juridictions inférieures.
Ce type de contrôle s’est par la suite diffusé dans le monde, d’abord sur le continent américain, puis dans les pays qui ont subi l’influence des États-Unis, parfois même en Europe (singulièrement en Europe du Nord : Norvège, Suède, Danemark).
§2. Le contrôle de la constitutionnalité des lois par une institution spécialisée (le « modèle européen »)
Le « modèle européen » est ainsi dénommé parce qu’il est apparu en Europe après la Première Guerre mondiale.
Entre les deux guerres mondiales, des tentatives de transposition du système américain dans certains pays européens ont échoué, pour des raisons culturelles propres à l’Europe et notamment en raison du légicentrisme et de la « sacralisation de la loi », qui empêchaient de concevoir l’éventualité de son contrôle par un juge ; mais aussi en raison de l’absence d’autorité (ou de légitimité) (réelle ou supposée) des juges ordinaires par rapport au pouvoir politique (v. Louis Favoreu, « Modèle européen et modèle américain de justice constitutionnelle », Annuaire international de justice constitutionnelle, 1988, vol. IV).
C’est pourquoi la plupart des juges des pays d’Europe qui s’étaient pourtant dotés d’une constitution écrite au XIXe et au début du XXe siècle n’ont pas suivi la démarche de la Cour suprême des États-Unis et de son arrêt fondateur Marbury v. Madison. Il n’était donc pas envisageable qu’en dehors d’une habilitation expresse de la constitution formelle, les juges européens opèrent un contrôle de la constitutionnalité de la loi.
Sous l’influence du grand juriste et théoricien autrichien Hans Kelsen (qui a notamment théorisé la « pyramide des normes »), certains États européens vont alors inventer et pratiquer un autre type de contrôle de la constitutionnalité des lois, confié ici non pas aux tribunaux ordinaires, mais à une juridiction spécifique, c’est-à-dire spécifiquement chargée d’exercer ce contrôle. Dans cette hypothèse, le contentieux de la constitutionnalité des lois est séparé des contentieux ordinaires.
Pour Kelsen, le droit fonctionne selon un système pyramidal, au sommet duquel se trouve la constitution, « norme fondamentale » d’où découlent toutes les autres normes juridiques. A ses yeux, la garantie de la constitution repose sur la possibilité de censurer les actes qui lui sont contraires. Cette sanction doit être juridique et non pas politique. C’est ce que Hans Kelsen a appelé la « garantie juridictionnelle de la constitution ».
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« 2. La pyramide de l’ordre juridique
a) La constitution
Dans les développements précédents, on a déjà évoqué à mainte reprise cette particularité que présente le droit de régler lui-même sa propre création. On peut distinguer deux modalités différentes de ce règlement. Parfois, il porte uniquement sur la procédure selon laquelle d'autres normes devront être créées. Parfois, il va plus loin et porte également sur le fond : des normes déterminent – jusqu'à un certain point – le contenu, le fond d'autres normes dont elles prévoient la création. On a déjà analysé le rapport entre les normes qui réglementent la création d'autres normes dont elles prévoient la création. On a déjà analysé le rapport entre les normes qui réglementent la création d'autres normes et ces autres normes : en accord avec le caractère dynamique de l'unité des ordres juridiques, une norme est valable si et parce qu'elle a été créée d'une certaine façon, celle que détermine une autre norme ; cette dernière constitue ainsi le fondement immédiat de la validité de la première. Pour exprimer la relation en question, on peut utiliser l'image spatiale de la hiérarchie, du rapport de supériorité-subordination : la norme qui règle la création est la norme supérieure, la norme créée conformément à ses dispositions est la norme inférieure. L'ordre juridique n'est pas un système de normes juridiques placés toutes au même rang, mais un édifice à plusieurs étages superposés, une pyramide ou hiérarchie formée (pour ainsi dire) d'un certain nombre d'étages ou couches de normes juridiques. Son unité résulte de la connexion entre éléments qui découle du fait que la validité d'une norme qui est créée conformément à une autre norme repose sur celle-ci ; qu'à son tour, la création de cette dernière a été elle aussi réglée par d'autres, qui constituent à leur tour le fondement de sa validité ; et cette démarche régressive débouche finalement sur la norme fondamentale, - norme supposée. La norme fondamentale hypothétique – en ce sens – est par conséquent le fondement de validité suprême, qui fonde et scelle l'unité de ce système de création. [...]
L'assertion qu'une loi valable, une loi « en vigueur » serait contraire à la Constitution, « inconstitutionnelle (verfassungswidrig) » est une contradictio in adjecto : car une loi ne peut être valable qu'en vertu de la Constitution. Si l'on a une raison d'admettre qu'une loi est valable, le fondement de sa validité ne peut se trouver que dans la Constitution. [...] La Constitution réglant les organes et les procédures de la législation, et parfois également jusqu'à un certain point le contenu des futures lois, le législateur constituant doit compter avec la possibilité que les normes de la Constitution ne soient pas toujours ni pleinement respectées – ainsi s'exprime-t-on traditionnellement – c'est-à-dire que des actes se présentent avec la prétention subjective d'avoir créé une loi, bien que la procédure suivie pour leur confection ou le contenu de la loi posée par l'acte ne corresponde pas aux normes de la Constitution. Ainsi apparaît la question de savoir qui la Constitution doit habiliter à décider si, dans un cas concret, les normes de la Constitution ont été suivies, si un instrument qui voulait être une loi au sens de la Constitution doit être considéré comme l'étant objectivement. La Constitution réglant les organes et les procédures de la législation, et parfois également jusqu'à un certain point le contenu des futures lois, le législateur constituant doit compter avec la possibilité que les normes de la Constitution ne soient pas toujours ni pleinement respectées – ainsi s'exprime-t-on traditionnellement – c'est-à-dire que des actes se présentent avec la prétention subjective d'avoir créé une loi, bien que la procédure suivie pour leur confection ou le contenu de la loi posée par l'acte ne corresponde pas aux normes de la Constitution. Ainsi apparaît la question de savoir qui la Constitution doit habiliter à décider si, dans un cas concret, les normes de la Constitution ont été suivies, si un instrument qui voulait être une loi au sens de la Constitution doit être considéré comme l'étant objectivement.
Si la Constitution reconnaissait à tout un chacun le pouvoir de décider sur cette question, il serait presque impossible qu'aucune loi liant les sujets voie jamais le jour. Pour éviter semblable état de choses, il faut que la Constitution attribue ce pouvoir seulement à certains organes du droit. S'il n'existe qu'un seul organe central de législation, une procédure à plusieurs instances analogue à celle de l'organisation juridictionnelle est exclue. Alors la Constitution ne peut habiliter que l'organe législatif lui-même, ou un organe différent de lui – par exemple les tribunaux qui ont à appliquer les lois, ou uniquement une juridiction spéciale – à décider sur la question de la constitutionnalité des lois. Si l'on suppose que la Constitution ne contienne aucune disposition sur le point de savoir qui a à examiner ou contrôler la constitutionnalité des lois, il s'ensuit en principe que les organes de l'application des lois, donc en particulier les tribunaux, ont le pouvoir de procéder à cet examen ou contrôle. Puisqu'ils ont le pouvoir d'appliquer les lois, ils doivent nécessairement établir si ce qui prétend être une loi a bien objectivement caractère et signification de loi ; et il n'en va ainsi que des actes qui sont conformes à la Constitution. »
La première cour constitutionnelle européenne naît justement en Autriche en 1920 (il s’agissait de la Haute cour constitutionnelle d’Autriche). Le modèle va par la suite se diffuser dans une grande partie du territoire européen.
La première caractéristique du « modèle européen » de contrôle de la constitutionnalité des lois tient au fait qu’il est confié à une juridiction spéciale, spécifiquement créée par la constitution pour assurer la garantie juridictionnelle de cette dernière. Cette juridiction est placée en dehors de la hiérarchie juridictionnelle ; elle n’est d’ailleurs pas habilitée, en prioncipe, à trancher des litiges. Le contrôle de la constitutionnalité est alors concentré dans la mesure où la juridiction spécialisée bénéficie d’un monopole en la matière. Contrairement au contrôle opéré aux États-Unis, qui ne peut qu’être a posteriori (c’est-à-dire réalisé après l’entrée en vigueur de la loi), dans le cadre du « modèle européen », le contrôle peut être réalisé a priori (c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur de la loi) et/ou a posteriori.
Ce contrôle peut également être abstrait (c’est-à-dire intervenir en dehors de tout litige, de toute application de la loi), ou concret (dans ce cas, il s’opère alors que la disposition législative litigieuse est appliquée (susceptible de l’être, plus exactement), dans le cadre d’un litige.
Il faut par ailleurs savoir que le contrôle a priori et abstrait de la loi est politiquement plus sensible que le contrôle a posteriori et concret, dans la mesure où il s’apparente à un véritable « procès » fait à la loi. En cas de déclaration d’inconstitutionnalité, il conduit par ailleurs à infliger un revers au législateur (c’est-à-dire au gouvernement et à la majorité parlementaire), parfois cuisant si le texte censuré était un texte important pour la réalisation du programme gouvernemental (ou présidentiel). Imaginons par exemple ce qui se serait produit si le Conseil constitutionnel avait déclaré non conforme à la Constitution la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 (qui procède au report de l’âge légal de départ à la retraite, de 62 à 64 ans)…
C’est pourquoi, en France, dès lors qu’une décision du Conseil constitutionnel ne convient pas à la majorité, celle-ci agite inévitablement l’épouvantail du gouvernement des juges, en critiquant la posture de juges non élus (et donc à ses yeux non légitimes) qui viennent faire échec à l’expression de la volonté générale. Les procès-verbaux des délibérations du Conseil constitutionnel révèlent d’ailleurs que l’institution pratique régulièrement le self restraint afin d’écarter (ou de tenter d’écarter) cette accusation.
Enfin, s’agissant des conséquences d’une éventuelle déclaration d’inconstitutionnalité, il faut distinguer selon que l’examen de la conformité à la constitution est opéré a priori, ou a posteriori. Dans le cas d’un contrôle a priori, la disposition législative déclarée non conforme ne pourra pas entrer en vigueur. Dans le cas d’un contrôle a posteriori, la disposition législative déclarée non conforme disparait, soit de façon rétroactive (annulation) soit uniquement pour l’avenir (abrogation).
Après la Seconde guerre mondiale et sous l’influence des idées de Kelsen, ce modèle de la « Cour constitutionnelle » s’est largement diffusé en Europe continentale, les différents États cherchant notamment un moyen, après le traumatisme de la guerre, de garantir la suprématie de droits individuels proclamés par des normes constitutionnelles. L’Allemagne et l’Italie, par exemple, qui avaient respectivement connu le national-socialisme et le fascisme, ont prévu dans leurs constitutions de 1949 et 1947 la création d’un organe spécialement chargé du contrôle de la constitutionnalité des lois. En Allemagne, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe ( Bundesverfassungsgericht ) est particulièrement puissante.
Quant à la France, outre la timide expérience du « Comité constitutionnel » de la IVe République, il a fallu attendre la Constitution du 4 octobre 1958 pour voir instaurée une véritable garantie juridictionnelle de la constitution. Ce retard s’explique par la tradition légicentriste française, d’où découlait le principe de la souveraineté de la loi et de l’organe chargé de l’élaborer (le parlement). Seul ce dernier était en effet conçu comme pouvant exprimer la volonté générale qui (selon la doctrine rousseauiste), ne pouvait « jamais errer ». Dans ces circonstances, l’instauration d’un contrôle de la constitutionnalité des lois en France a longtemps été conçu comme à la fois inutile et proprement inenvisageable.
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« Les institutions, à la différence des satellites, demeurent rarement sur l’orbite où leur créateur avait entendu les placer. Elles échappent à la volonté du Constituant ou du Législateur qui leur a donné vie. L’évènement, le milieu, la personnalité des hommes qui les incarnent déterminent leur trajectoire. Ainsi du Conseil constitutionnel. Le père spirituel de la Constitution de 1958, qui n’avait pas pour les juristes, un goût excessif, n’avait sans doute pas pressenti qu’en « plaçant certains des votes du Parlement sous le contrôle d’un Conseil constitutionnel tout justement appelé à la vie » (Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, tome I, p. 35.), il allait parachever la construction, en France, de l’État de droit, en rendant effective la soumission du Législateur souverain à la règle qui fonde son pouvoir et en le contraignant par là au respect des libertés publiques. Vingt années ont suffi à rendre caduque une tradition vieille d’un siècle et demi, et que quatre Républiques semblaient avoir sacralisée. C’est cette étonnante aventure institutionnelle, et ses retombées au profit de la liberté des citoyens, qu’on voudrait évoquer.
Il faut, au risque de rappeler des évidences, revenir à 1789, à la Déclaration, et à travers elle, à Rousseau. La Loi est l'expression de la volonté générale. Comme tous les citoyens participent à son élaboration, et que nul ne peut vouloir s'opprimer lui-même, elle ne peut, par nature, être oppressive. [...]
Confiance absolue et inconditionnelle dans la vertu libérale de la Loi ? Pourtant, à travers la Déclaration elle-même, et la Constitution de 1791, une inquiétude se glisse. Affirmer que « la Loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société » (article 5), n'est-ce pas sous-entendre qu'il ne serait pas impossible, après tout, qu'elle en défendît d'autres, et qu'il y a, au-dessus d'elle, un Droit qui limite son pouvoir ? L'inquiétude est plus explicite encore dans la disposition du titre Ier de la Constitution de 1791, selon laquelle « le Pouvoir législatif ne pourra faire aucune loi qui porte atteinte et mette obstacle à l'exercice des Droits naturels et civils garantis par la Constitution ». L'interdiction ainsi formulée suppose l'éventualité d'une transgression.
Ainsi, l'impossibilité structurelle d'une oppression par la Loi s'estompe, et la pyramide des normes juridiques se dessine clairement : au sommet, les droits de l'homme, naturels, inaliénables et sacrés tels que la Déclaration les a définis ; en dessous, la Constitution, qui, par la garantie qu'elle leur donne, transforme les droits « naturels, en droits civils » (Constitution de 1791, titre Ier), enfin la Loi, qui trouve sa limite dans le respect des droits « garantis par la Constitution ».
Seulement – et là reparaissent l'héritage de Rousseau, et la confiance dans la Volonté générale –, aucun gardien n'est chargé de veiller au respect de cette limite. L'autocontrôle du Législateur doit suffire à en prévenir le franchissement, si bien qu'entre le principe de la suprématie de la Constitution, que des générations de juristes ont continué de révérer et d'enseigner, et la réalité institutionnelle, un divorce s'est instauré : la souveraineté du Législateur s'est incorporée à la tradition politique française.
On sait comment le cours de l'histoire n'a cessé d'élargir le fossé ainsi creusé entre la doctrine et la réalité. Tout y a concouru, et d'abord, la dévaluation qu'a infligée, à la notion même de Constitution, la fragilité de l'acte que 1793 avait voulu « gravé sur des tables au sein du Corps législatif et dans les places publiques » (article 124, Constitution de 1793). Tant et tant de constitutions, au fil des révolutions, se sont succédé entre 1791 et 1875 que l'opinion s'est accoutumée à n'y voir que des documents précaires, voués à sombrer avec les régimes qui les avaient élaborés : pourquoi, dès lors, subordonner la loi, qui dure, au respect de la Constitution, qui passe ? La comparaison avec les États-Unis est de ce point de vue révélatrice : même si l'on accorde la part qui lui revient, dans le prestige dont jouit la Constitution de 1787, au fédéralisme qui en fait, non seulement la charte d'un régime, mais la base de l'État, sa pérennité est pour beaucoup dans la révérence que lui porte l'opinion. [...]
Que le caractère absolu de la souveraineté parlementaire fût contraire à la définition de l'État de droit ne semble pas avoir affecté, hormis quelques exceptions illustres, mais solitaires, la bonne conscience de la majorité des juristes. Et cependant, peut-on qualifier d'État de droit celui dans lequel un pouvoir est affranchi du respect de toutes règles ? Princeps solvitur lege : la Révolution avait abrogé la vieille maxime qui fondait l'absolutisme en subordonnant à la loi le pouvoir qui paraissait le continuateur le plus direct du Prince, c'est-à-dire le Gouvernement, et la juridiction administrative avait réussi, au terme d'une évolution prudente, mais continue, à assurer l'effectivité de cette abrogation. Mais l'absolutisme n'avait pas disparu pour autant : l'évolution l'avait fait reparaître au profit du législateur. Il y avait toujours en France un pouvoir dont l'arbitraire ne se heurtait à aucune norme. La norme existait, sans doute, mais le législateur pouvait la transgresser en toute impunité. La primauté de la Constitution n'avait pas d'autre garantie que la conscience des élus, qui n'est ni une garantie juridique, ni une garantie certaine : derrière le mythe de la Volonté générale, l'expérience révèle tantôt la passion d'une majorité plus portée à consolider sa victoire qu'à respecter les droits de la minorité vaincue, tantôt, à travers la docilité des élus, la volonté pure et simple de l'Exécutif. Combien de fois a-t-on vu celui-ci, à la suite de l'annulation d'un de ses actes par le juge administratif, obtenir du Parlement la validation du règlement annulé, dont l'arbitraire, sous le manteau de la Loi, défiait dès lors toute censure ? »