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La Constitution (II. Objet)

La constitution vise prioritairement à donner à l’État (et au pouvoir politique) leurs règles d’organisation et de fonctionnement : c’est là son objet premier. Son objet ultime consiste à modérer la puissance publique, afin de préserver la liberté des individus dans l’État. De ce point de vue-là, le libéralisme participe de sa définition. Dit autrement, toute constitution – dans la conception qui était celle du XVIIIe siècle, en tout cas – est libérale dans la mesure où elle a pour objet et pour effet de préserver la liberté dans (et parfois contre) l’État.

La constitution est donc avant tout un instrument de limitation, ou plus exactement de modération du pouvoir (politique). Ce pouvoir, elle le modère de plusieurs façons : elle le modère d’abord parce qu’elle indique qui exerce le pouvoir, instituant pour cela des organes constitués et distribuant entre eux différentes prérogatives ; elle le modère ensuite en déterminant comment le pouvoir sera exercé, c’est-à-dire selon quelles formes, quelles procédures et parfois même dans quel but les gouvernants agissent. Elle le modère enfin parce que, parfois (souvent), elle énonce des droits au profit des individus, et met en place des moyens pour les protéger.

La constitution apparaît ainsi tant comme un instrument de gouvernement, que comme un instrument de modération du pouvoir. Ces deux aspects seront examinés dans deux sections successives, mais il faut garder à l’esprit qu’ils sont indissociablement liés. La constitution agence le pouvoir, et parce qu’elle l’agence elle le limite. La constitution modère le pouvoir en l’agençant.

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Emmanuel Sieyès (1746-1846) par Jacques-Louis David. Source : https://fr.wikipedia.org - Domaine public



« Il s'agit de savoir ce qu'on doit entendre par la constitution politique d'une société, et de remarquer ses justes rapports avec la nation elle-même.

Il est impossible de créer un corps pour une fin, sans lui donner une organisation, des formes et des lois propres à lui faire remplir les fonctions auxquelles on a voulu le destiner. C'est ce que l'on appelle la constitution de ce corps. Il est évident qu'il ne peut pas exister sans elle. Il l'est donc aussi, que tout gouvernement commis doit avoir sa constitution ; et ce qui est vrai du gouvernement en général l'est aussi de toutes les parties qui le composent. Ainsi le corps des représentants, à qui est confié le pouvoir législatif ou l'exercice de la volonté commune, n'existe qu'avec la manière d'être que la nation a voulu lui donner. Il n'est rien sans ses formes constitutives ; il n'agit, il ne se dirige, il ne se commande que par elles.

A cette nécessité d'organiser le corps du gouvernement, si on veut qu'il existe ou qu'il agisse, il faut ajouter l'intérêt qu'à la nation à ce que le pouvoir public délégué ne puisse jamais devenir nuisible à ses commettants. De là, une multitude de précautions politiques qu'on a mêlées à la constitution, et qui sont autant de règles essentielles au gouvernement, sans lesquelles l'exercice du pouvoir deviendrait illégal. On sent donc la double nécessité de soumettre le gouvernement à des formes certaines, soit intérieures, soit extérieures, qui garantissent son aptitude à la fin pour laquelle il est établi et son impuissance à s'en écarter.
»



Section 1. La Constitution est un instrument de gouvernement


Comme instrument de gouvernement, la constitution définit les modalités de désignation des gouvernants, et les conditions de l’exercice du pouvoir. En d’autres termes, elle nous dit qui exerce le pouvoir et comment ce pouvoir est exercé. Elle constitue donc un acte d’habilitation des gouvernants, entre lesquels elle distribue différentes prérogatives. La constitution est donc le fondement du pouvoir des gouvernants.

En même temps qu’elle habilite les gouvernants à exercer le pouvoir, la constitution limite ce même pouvoir, puisqu’elle encadre son exercice par des règles juridiques. A ce titre, il est possible de considérer, comme le fait Georges Burdeau, qu’elle fixe le « statut des gouvernants ».

Par ailleurs, en plus de désigner les titulaires du pouvoir et les conditions de son exercice, la constitution définit très souvent dans quel but le pouvoir devra être exercé. Et c’est pourquoi, en s’inspirant toujours de Georges Burdeau, on peut dire que la constitution détermine également le statut du Pouvoir, avec un grand « P ». Ce sont ces deux points qui seront ici examinés.


Ayant pour objet prioritaire la définition des règles d’organisation et de fonctionnement de l’État, toute constitution va instituer des organes qu’elle va charger d’exercer la puissance publique au nom de l’État. Ainsi (les exemples seront pris exclusivement en droit constitutionnel positif français), la créé un Parlement, composé de deux chambres (l’Assemblée nationale et le Sénat) et un exécutif dyarchique (le président de la République et le Gouvernement). Les organes mis en place par la constitution s’appellent des « organes constitués ».

Pour chacun de ces organes, la constitution – éventuellement complétée par d’autres textes – définit leur statut juridique. Cela signifie qu’elle détermine d’abord les modalités de leur désignation. Pour le président de la République française, ces modalités sont fixées par les articles 6 et 7 de la Constitution de 1958 (et par des lois organiques, dont il ne sera pas question ici).

Tx.Article 6 :

« Le Président de la République est élu pour cinq ans au suffrage universel direct.

Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs.

Les modalités d'application du présent article sont fixées par une loi organique.
 »


Article 7 [extrait] :

« Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages exprimés. Si celle-ci n'est pas obtenue au premier tour de scrutin, il est procédé, le quatorzième jour suivant, à un second tour. Seuls peuvent s'y présenter les deux candidats qui, le cas échéant après retrait de candidats plus favorisés, se trouvent avoir recueilli le plus grand nombre de suffrages au premier tour.

Le scrutin est ouvert sur convocation du Gouvernement.

L'élection du nouveau Président a lieu vingt jours au moins et trente-cinq jours au plus avant l'expiration des pouvoirs du Président en exercice. […]
 »

L’article 8 de ce même texte détermine quant à lui les modalités de désignation des membres du Gouvernement.
Tx.Article 8 :

« Le Président de la République nomme le Premier ministre. Il met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement.

Sur la proposition du Premier ministre, il nomme les autres membres du Gouvernement et met fin à leurs fonctions.
 »

Les règles statutaires applicables aux différents organes constitués comprennent également la définition d’éventuelles incompatibilités et/ou d’un régime de responsabilité (ou d’irresponsabilité). Elles peuvent également mettre à la charge des gouvernants diverses obligations (par exemple en matière déontologique).

Tx.Article 23 :

« Les fonctions de membre du Gouvernement sont incompatibles avec l'exercice de tout mandat parlementaire, de toute fonction de représentation professionnelle à caractère national et de tout emploi public ou de toute activité professionnelle. […] »


Article 26 :

« Aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions.

Aucun membre du Parlement ne peut faire l'objet, en matière criminelle ou correctionnelle, d'une arrestation ou de toute autre mesure privative ou restrictive de liberté qu'avec l'autorisation du Bureau de l'assemblée dont il fait partie. Cette autorisation n'est pas requise en cas de crime ou délit flagrant ou de condamnation définitive.

La détention, les mesures privatives ou restrictives de liberté ou la poursuite d'un membre du Parlement sont suspendues pour la durée de la session si l'assemblée dont il fait partie le requiert.

L'assemblée intéressée est réunie de plein droit pour des séances supplémentaires pour permettre, le cas échéant, l'application de l'alinéa ci-dessus. 
»


Article 67 :

« Le Président de la République n'est pas responsable des actes accomplis en cette qualité, sous réserve des dispositions des articles 53-2 et 68.

Il ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que faire l'objet d'une action, d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite. Tout délai de prescription ou de forclusion est suspendu.

Les instances et procédures auxquelles il est ainsi fait obstacle peuvent être reprises ou engagées contre lui à l'expiration d'un délai d'un mois suivant la cessation des fonctions. 
»


Article 68 :

« Le Président de la République ne peut être destitué qu'en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat. La destitution est prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour.

La proposition de réunion de la Haute Cour adoptée par une des assemblées du Parlement est aussitôt transmise à l'autre qui se prononce dans les quinze jours.

La Haute Cour est présidée par le président de l'Assemblée nationale. Elle statue dans un délai d'un mois, à bulletins secrets, sur la destitution. Sa décision est d'effet immédiat.

Les décisions prises en application du présent article le sont à la majorité des deux tiers des membres composant l'assemblée concernée ou la Haute Cour. Toute délégation de vote est interdite. Seuls sont recensés les votes favorables à la proposition de réunion de la Haute Cour ou à la destitution.

Une loi organique fixe les conditions d'application du présent article.
 »


La constitution comprend également des dispositions qui répartissent les différentes fonctions de l’État entre les différents organes constitués, procédant ainsi à ce que l’on appelle communément la « séparation des pouvoirs » (cf. infra). Autrement dit, la constitution habilite tel organe à exercer telle(s) fonction(s), en déterminant ses compétences.

Ex.Article 12 : « Le Président de la République peut, après consultation du Premier Ministre et des Présidents des assemblées, prononcer la dissolution de l'Assemblée Nationale. […] »

Article 20 : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation. […] »

Article 21 : « Le Premier Ministre dirige l'action du Gouvernement. Il est responsable de la Défense Nationale. Il assure l'exécution des lois. Sous réserve des dispositions de l'article 13, il exerce le pouvoir réglementaire et nomme aux emplois civils et militaires. […] »

Article 24 : « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l'action du Gouvernement. Il évalue les politiques publiques. […] »

Enfin, la constitution définit les conditions, formelles et procédurales, d’exercice du pouvoir par les organes constitués.

Tx.Article 12 :

« Le Président de la République peut, après consultation du Premier Ministre et des Présidents des assemblées, prononcer la dissolution de l'Assemblée Nationale. […] »


Article 16 :

« Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacés d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier ministre, des Présidents des Assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel.

Il en informe la Nation par un message.

Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d'assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d'accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet.

Le Parlement se réunit de plein droit.

L'Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l'exercice des pouvoirs exceptionnels. […] 
»


Article 35 :

« La déclaration de guerre est autorisée par le Parlement.

Le Gouvernement informe le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l'étranger, au plus tard trois jours après le début de l'intervention. Il précise les objectifs poursuivis. Cette information peut donner lieu à un débat qui n'est suivi d'aucun vote.Lorsque la durée de l'intervention excède quatre mois, le Gouvernement soumet sa prolongation à l'autorisation du Parlement. Il peut demander à l'Assemblée nationale de décider en dernier ressort.Si le Parlement n'est pas en session à l'expiration du délai de quatre mois, il se prononce à l'ouverture de la session suivante.
 »

Nous écrivions plus haut que la constitution constitue à la fois le fondement du pouvoir des gouvernants, mais aussi et pour cette même raison une limite à ce pouvoir ; autrement dit, que l’attribution du pouvoir emporte nécessairement limitation/modération du pouvoir. Cela se vérifie aisément à la lecture des extraits précités de la Constitution de 1958. La Constitution attribue aux organes constitués certaines compétences : elle fonde leur pouvoir, mais dans un même mouvement :
  1. elle leur interdit d’exercer des compétences qu’elle ne leur a pas attribuées ;
  2. elle les contraint (parfois) d’exercer leurs compétences, sans pouvoir renoncer à cet exercice (le parlement ne peut ainsi décider qu’il ne votera plus la loi, ou qu’il ne contrôlera pas le Gouvernement) ;
  3. et exercice est en général soumis au respect de conditions formelles et/ou procédurales ;
  4. enfin, le pouvoir n’a en principe vocation à s’exercer que pour atteindre des buts qui sont assignés par la constitution.

La constitution fixe le statut des gouvernants, mais également celui du Pouvoir, illustrant ainsi cette observation de Georges Burdeau : « L’État c’est un pouvoir au service d’une idée  ».

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« Double fonction de la constitution : statut de l’institution, statut des gouvernants. – Depuis que la pratique s’est établie de rédiger les constitutions, leur raison d’être n’échappe à personne. Ce sont elles qui édictent les règles d’après lesquelles l’autorité publique s’impose, se transmet et s’exerce. L’importance politique qu’on leur accorde vient de ce que l’on comprend que la forme du gouvernement et l’action que l’opinion peut exercer sur lui dépendent de ses dispositions. Il est toutefois insuffisant de voir dans la constitution le statut de la fonction gouvernementale. Ce caractère, en quelque sorte intangible, ne doit pas cacher sa signification profonde, qui fait d’elle le statut, non seulement des gouvernants, mais du Pouvoir lui-même.

En effet, le Pouvoir ne peut pas être défini par les gouvernants, puisque, dans le régime étatique, ils ne font que mettre en œuvre une puissance qui les dépasse. Ce n'est pas en eux que le Pouvoir trouve son origine et ce n'est pas d'eux non plus que dépendent ses fins. Dire par qui et comment sera exercé le Pouvoir, c'est bien, mais encore faut-il savoir de quel Pouvoir il s'agit. Déterminer dans quelles conditions les décisions et les commandements devront être tenus pour réguliers c'est nécessaire sans doute à l'ordre public, mais il importe au moins autant de déterminer quelle pourra être la substance des ordres. Ces questions, c'est dans la constitution quelles trouvent leurs solutions. Et c'est pourquoi il importe de voir en elle, en même temps que le statut formel de l'autorité gouvernementale, le statut fondamental de l'institution étatique elle-même. L'État c'est un Pouvoir au service d'une idée. La constitution, fondement juridique de l'État, ne se désintéresse ni de l'un ni de l'autre.
»

La constitution ne nous dit pas simplement qui exercera le pouvoir et selon quelle procédure ; elle comprend aussi, très souvent, une philosophie des fins de l’institution étatique. En d’autres termes elle ne nous dit pas simplement le comment [s’exerce le pouvoir], mais aussi le pourquoi [le pouvoir est exercé : pour atteindre quels objectifs ? Dans le respect de quels principes ?]. Ces principes sont souvent consignés dans les préambules des constitutions.

Df.Un préambule est un « document déclaratif placé en tête de la Constitution, en introduction aux dispositions organisant les pouvoirs publics » (Armel Le Divellec et Michel de Villiers, Dictionnaire du droit constitutionnel, Paris, Sirey).

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Préambule et articles 1 à 3 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui ouvre la Constitution française du 24 juin 1793

« Le peuple français, convaincu que l'oubli et le mépris des droits naturels de l'homme, sont les seules causes des malheurs du monde, a résolu d'exposer dans une déclaration solennelle, ces droits sacrés et inaliénables, afin que tous les citoyens pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer, avilir par la tyrannie ; afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur ; le magistrat la règle de ses devoirs ; le législateur l'objet de sa mission. - En conséquence, il proclame, en présence de l'Être suprême, la déclaration suivante des droits de l'homme et du citoyen.

Article 1. - Le but de la société est le bonheur commun. - Le gouvernement est institué pour garantir à l'homme la puissance de ses droits naturels et imprescriptibles.

Article 2. - Ces droits sont l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété.

Article 3. - Tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi.
»

Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958

« Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu'aux droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement de 2004.

En vertu de ces principes et de celui de la libre détermination des peuples, la République offre aux territoires d'outre-mer qui manifestent la volonté d'y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l'idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité et conçues en vue de leur évolution démocratique.
»


Préambule de la Loi fondamentale allemande du 23 mai 1949

« Conscient de sa responsabilité devant Dieu et devant les hommes, animé de la volonté de servir la paix du monde en qualité de membre égal en droits dans une Europe unie, le peuple allemand s'est donné la présente Loi fondamentale en vertu de son pouvoir constituant. »


Préambule de la Constitution espagnole du 27 décembre 1978

« La Nation espagnole, souhaitant établir la justice, la liberté et la sécurité et promouvoir le bien de tous ceux qui la composent, proclame, souverainement, sa volonté de :

Garantir la coexistence démocratique dans le cadre de la Constitution et des lois, conformément à un ordre économique et social juste ;

Consolider un État de droit qui assure le règne de la loi comme expression de la volonté populaire ;

Protéger tous les Espagnols et tous les peuples d'Espagne dans l'exercice des droits de l'homme, de leurs cultures et de leurs traditions, de leurs langues et de leurs institutions ;

Promouvoir le progrès de la culture et de l'économie pour assurer à tous une qualité de vie digne ;

Établir une société démocratique avancée ;

Et contribuer au renforcement des relations pacifiques et d'une coopération efficace entre tous les peuples de la Terre.
»


Préambule de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999

« Au nom de Dieu Tout-Puissant !

Le peuple et les cantons suisses,

Conscients de leur responsabilité envers la Création,

Résolus à renouveler leur alliancepour renforcer la liberté, la démocratie, l'indépendance et la paix dans un esprit de solidarité et d'ouverture au monde,

Déterminés à vivre ensemble leurs diversités dans le respect de l'autre et l'équité,

Conscients des acquis communs et de leur devoir d'assumer leurs responsabilités envers les générations futures,

Sachant que seul est libre qui use de sa liberté et que la force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres,

Arrêtent la Constitution que voici : [...]
»

Préambule de la Constitution du Royaume du Maroc du 29 juillet 2011 [extraits]

« Fidèle à son choix irréversible de construire un État de droit démocratique, le Royaume du Maroc poursuit résolument le processus de consolidation et de renforcement des institutions d'un État moderne, ayant pour fondements les principes de participation, de pluralisme et de bonne gouvernance. Il développe une société solidaire où tous jouissent de la sécurité, de la liberté, de l'égalité des chances, du respect de leur dignité et de la justice sociale, dans le cadre du principe de corrélation entre les droits et les devoirs de la citoyenneté.

État musulman souverain. Attaché à son unité nationale et à son intégrité territoriale, le Royaume du Maroc entend préserver, dans sa plénitude et sa diversité, son identité nationale une et indivisible. [...]

Mesurant l'impératif de renforcer le rôle qui lui revient sur la scène internationale, le Royaume du Maroc, membre actif au sein des organisations internationales, s'engage à souscrire aux principes, droits et obligations énoncés dans leurs chartes et conventions respectives ; il réaffirme son attachement aux droits de l'Homme tels qu'ils sont universellement reconnus, ainsi que sa volonté de continuer à œuvrer pour préserver la paix et la sécurité dans le monde. [...]
»

Les textes des préambules sont évidemment très fortement marqués par le contexte de leur élaboration.
Tx.En 1946, le préambule de la Constitution française du 27 octobre 1946 était ainsi rédigé : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. »
Les principes en application desquels devait alors s’exercer le Pouvoir étaient ainsi le respect des droits de l’homme et de la dignité de la personne humaine, qui avaient fait l’objet de violations extrêmement graves pendant la Seconde guerre mondiale et, dans le contexte de l’émergence de l’État providence, de la démocratie sociale.

En définissant le statut du Pouvoir, c’est-à-dire en lui assignant des buts, ou en le soumettant au respect de principes supérieurs, la constitution le limite en lui fixant un cadre d’action. On constate ainsi et à nouveau que les deux aspects, ou les deux dimensions de la constitution (instrument de gouvernement, instrument de modération du pouvoir) sont étroitement liés.

Section 2. La Constitution comme instrument de modération du pouvoir


Comme cela a été dit à de nombreuses reprises, l’objet ultime de la constitution est la modération du pouvoir. Les sociétés humaines ne peuvent se passer du pouvoir politique, sans lequel tout est chaos et anarchie ; mais ce pouvoir représente un danger pour les individus membres de la communauté politique. C’est pourquoi l’instauration du pouvoir politique, de la puissance publique, qui se fait dans l’intérêt exclusif de ses sujets (voir à ce propos ce qui a été dit dans la partie du cours relative à la raison d’être des États) ne se fait pas sans la définition de limites au pouvoir politique. En droit, ces limites résultent (notamment) de la constitution.

Les tenants du constitutionnalisme étaient libéraux (au sens politique du terme) c’est-à-dire, pour faire simple, favorables à l’épanouissement des libertés – ici dans l’État. Comme tous les libéraux, ils étaient habités par une anthropologie pessimiste, dont les traits essentiels sont les suivants : l’homme est faible ; l’homme est mauvais. C’est d’ailleurs pour cela que l’instauration d’un pouvoir politique est indispensable, afin de protéger les hommes les uns des autres.

Mais ce pouvoir politique n’est pas sans danger, dans la mesure où d’une part il est aussi exercé par des hommes faibles et mauvais et d’autre part il est source d’une puissance incommensurable. C’est pour cela qu’il est nécessaire de le modérer : entre les mains des hommes, le pouvoir est en effet souvent entre de mauvaises mains. L’expérience de la vie et de toutes les formes de pouvoir – étatique ou non-étatique – nous apprend la finesse et la grande lucidité de Montesquieu qui n’est, sur ce point, pratiquement jamais démenti : « C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ». Quelques années plus tard après le grand magistrat bordelais, les pères fondateurs de la Constitution américaine observaient de la même façon : « si les hommes étaient des anges, il ne serait pas besoin de gouvernement ; si les hommes étaient gouvernés par des anges, il ne faudrait aucun contrôle extérieur ou intérieur sur le gouvernement » (The Federalist Papers, n° 51).

L'objet de la constitution sera, à partir de ces présupposés anthropologiques, de prévenir les abus et les dérives des gouvernants corruptibles en neutralisant leurs vices par un agencement institutionnel adéquat.

Concrètement, pour modérer la puissance publique, la constitution va (a minima) agencer le pouvoir (dans les conditions précédemment esquissées), procédant ainsi à la « séparation des pouvoirs ». Elle va également, souvent (mais pas toujours), garantir des droits et libertés.
Tx.C’est pourquoi, en 1789, les hommes de la Révolution française pouvaient déclarer (article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, qui sonne évidemment comme une condamnation ferme de l’Ancien régime) : « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’a pas de Constitution ».


La séparation des pouvoirs est l’un des fondements des constitutions écrites : rappelons que l’objet premier de ces dernières est de déterminer les règles d’organisation et de fonctionnement de l’État et que pour cela, elles définissent une « architecture » institutionnelle en distribuant les différentes fonctions étatiques entre les différents organes constitués qu’elles créent. Dans ce sens, la séparation des pouvoirs est consubstantielle à la constitution. Celle-ci existe justement pour mettre en œuvre celle-là.

La paternité de la « séparation des pouvoirs » est traditionnellement attribuée à Montesquieu (1689-1755).
Charles-Louis de Secondat, Baron de la Brède et de Montesquieu. Source : Bibliothèque Nationale de France



Avant le passage à l’euro, le portrait du grand magistrat bordelais a longtemps orné les billets de 200 francs de la République française.
Le 200 francs Montesquieu est un billet de banque français créé le 20 août 1981 par la Banque de France et émis le 7 juillet 1982. Source : https://www.banknoteworld.com - Domaine public



Après des études de droit à Bordeaux puis à Paris, Montesquieu est reçu conseiller au parlement de Bordeaux en 1714. Il appartient au milieu de la haute magistrature de l’ancienne France ; mais il est surtout passé à la postérité pour ses réflexions de philosophie politique. La première édition de son ouvrage majeur, De l’Esprit des loix, date de 1748. Il y systématise, dans les conditions qui seront examinées ci-après, une idée qui avait déjà été esquissée par le grand philosophie anglais John Locke (1632-1704) : celle d’une distribution des pouvoirs entre les différents organes de l’État.

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« La faiblesse humaine, qui se laisse vite entraîner à se saisir du pouvoir, subirait une tentation trop forte, si les personnes qui ont le pouvoir de faire des lois, tenaient aussi entre leurs mains celui de les exécuter ; elles n'auraient qu'à se dispenser elles-mêmes d'obéir aux lois, après les avoir faites. »

La séparation des pouvoirs est l’un des concepts majeurs de la philosophie politique et du droit constitutionnel. Rappelons que le mouvement du constitutionnalisme, évoqué dans la précédente leçon, cherchait à préserver la liberté des hommes vivant dans l’État en procédant, grâce à des règles juridiques couchées dans une constitution, à une répartition des différentes fonctions étatiques entre différents organes, de manière à modérer, par des freins effectifs, la puissance publique. La limitation du pouvoir devait être obtenue par un sage agencement institutionnel : il faut, expliquait ainsi Montesquieu, que « par la disposition des choses », « le pouvoir arrête le pouvoir », chacun des organes étatiques faisant en sorte que les autres organes n’abusent pas de leur pouvoir. Avant d’exposer plus précisément le contenu de la doctrine de la séparation des pouvoirs chez Montesquieu, il faut dire quelques mots de ce que sont ces fameux « pouvoirs » qu’il faut séparer, ou distribuer.


Nous avons vu dans les premiers chapitres du cours que l’État, qui est le support du pouvoir politique, de la puissance publique, est une idée, un être abstrait. Une fiction juridique va conduire à imputer à cet être abstrait des actes, qui sont les décisions que prennent les gouvernants, les hommes et les femmes qui sont habilités à exercer le pouvoir au nom de l’État.

Ces gouvernants sont habilités à exercer les « fonctions de l’État ». Que désigne précisément cette expression ?

Nous avons déjà évoqué les fonctions de l’État lorsque nous avons parlé de son rôle, de sa raison d’être, de ses missions. Nous avons, à cette occasion, évoqué le passage de l’État gendarme (chargé principalement du maintien de l’ordre et de la paix) à l’État providence. C’est là une première façon – non pas juridique, mais disons sociologique – d’appréhender les fonctions de l’État, en songeant aux fins que l’État s’assigne lui-même.

Il est également possible d’appréhender cette question des fonctions de l’État en juriste. Pour cela, il faut avoir à l’esprit que quoi que décide l’État (c’est-à-dire les individus qui agissent en son nom), ses décisions se concrétisent dans des actes juridiques qui manifestent sa volonté. Lorsque l’État décide de lutter contre le terrorisme mondialisé, cette décision se concrétise dans des textes de lois (visant par exemple à renforcer la législation anti-terroriste), ou de décrets (déclenchant par exemple l’état d’urgence, comme après les attentats terroristes qui ont touché la France en novembre 2015). Lorsque l’État décide de lutter contre le harcèlement scolaire, il met en place, en prenant des décisions qui ont la nature d’actes juridiques, des dispositifs cherchant à prévenir ce fléau.

La plupart des agissements de l’État donnent ainsi naissance à des actes qui relèvent de trois fonctions, que l’on appelle les fonctions juridiques de l’État.

Comme l’expliquent Armel Le Divellec et Michel de Villiers, « la fonction, c’est une subdivision de l’activité de l’État » (Dictionnaire du droit constitutionnel, op. cit.). La théorie classique en droit constitutionnel en distingue trois :
  • celle de composer des règles générales et impersonnelles, en élaborant la loi : c’est la fonction législative ;
  • celle d’exécuter la loi qui, du fait de sa généralité, doit souvent faire l’objet de mesures d’application concrètes : c’est la fonction exécutive ;
    Ex.La loi peut ainsi créer des bourses de l’enseignement supérieur à destination des étudiants. Mais elle renvoie le soin au pouvoir exécutif de fixer les modalités précises de versement de ces bourses : critères (notamment de ressources), montant, procédure de demande, etc.
  • enfin, celle de sanctionner les violations de la loi : c'est la fonction juridictionnelle.

En dehors des prérogatives qui concernent les rapports entre les différents organes constitués (par exemple, la nomination du Premier ministre et des membres du Gouvernement par le président de la République, la dissolution de l’Assemblée nationale, la saisine du Conseil constitutionnel, etc.), les compétences que la Constitution attribue à ces organes peuvent être rattachées à l’une de ces trois fonctions.

Rq.L’identification de ces trois fonctions révèle que la fonction de faire la loi est la fonction première, c’est-à-dire la plus importante. D’ailleurs, la souveraineté moderne ne se définit-elle pas comme la maîtrise (étatique) du droit positif, c’est-à-dire de la fonction de faire la loi ? Les deux autres fonctions n’apparaissent que comme des fonctions subalternes, d’exécution de la loi (soit par le pouvoir exécutif, soit par le juge). Toutefois, à observer le fonctionnement de nos institutions, on constate que l’un des organes étatiques les plus importants au sein de notre architecture institutionnelle (en France sous la Ve République, le président de la République), d’une part est une autorité exécutive, d’autre part ne dispose pas – en tous cas formellement – de la prérogative d’intervenir dans l’exercice de la fonction de faire la loi. Comment expliquer ce décalage entre l’importance de la fonction législative et le poids institutionnel, dans notre Constitution, d’un organe qui ne l’exerce pas ? Ce décalage s’explique par l’importance de la fonction exécutive qui, contrairement à ce que son appellation pourrait laisser entendre, n’est pas de pure exécution. Pour le comprendre, il faut relire ce que le grand professeur strasbourgeois Raymond Carré de Malberg écrivait de cette fonction dans sa Contribution à la théorie générale de l’État : « En réalité, le mot exécution sert dans la langue française à exprimer deux idées sensiblement différentes. Il désigne d’abord l’opération qui consiste simplement à mettre à effet, par voie d’accomplissement positif, une décision qui se trouve déjà entièrement formée et arrêtée […]. L’agent d’exécution n’a ici qu’un rôle d’obéissance ponctuelle ou de réalisation matérielle ; il n’exerce qu’une activité toute subalterne ; il n’est qu’un instrument mis au service d’une volonté supérieure et fonctionnant docilement sous l’empire exclusif et absolu de cette volonté. Mais le mot exécution n’a pas toujours un sens aussi humble. Quand on dit d’un sculpteur qu’il exécute une œuvre d’art qui a été demandée à son talent, ou d’un général qu’il exécute un plan de campagne, ou d’un Cabinet ministériel qu’il exécute le programme politique qui lui a été assigné par les votes parlementaires, il est manifeste que l’espèce d’exécution dont il s’agit ici, n’est plus de même nature […]. Sous un terme unique la langue française désigne donc deux activités ayant une portée bien différente. […] Dans la sphère de l’Exécutif on retrouve, en effet, à côté des mesures d’exécution qui ne sont que la mise en œuvre de prescriptions émises par une volonté supérieure et qui n’impliquent chez leur auteur aucun pouvoir de véritable initiative personnelle, une seconde sorte d’exécution, qui consiste cette fois à prendre des initiatives et des déterminations, à édicter des prescriptions nouvelles, à engager et à diriger des opérations administratives, à entretenir toute une politique gouvernementale […]. Ce n’est donc nullement ravaler le Gouvernement, ni le rabaisser à un rang de servilité, que de qualifier sa fonction d’exécutive. ». Pour éviter toute confusion et rendre compte de la réalité de l’importance du pouvoir exécutif, certains auteurs – comme Pierre Avril – suggèrent d’ailleurs de remplacer l’expression « fonction exécutive » par « fonction gouvernementale ».

Dans le livre XI de son Esprit des Lois, Montesquieu n’utilise pas l’expression « séparation des pouvoirs » dont la paternité lui est pourtant attribuée. La chose y est pourtant, sans les mots. Montesquieu formule en effet dans ce livre une première idée fondamentale (déjà mentionnée plus haut) : « c’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. Qui le diroit ! la vertu même a besoin de limites. Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » (chapitre 4).

C’est dans le célèbre chapitre 6 du même livre XI, intitulé « De la constitution d’Angleterre », que Montesquieu va donner corps à cette idée fameuse.

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« Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.

Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger, et l'autre simplement la puissance exécutrice de l'État.

La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.

Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de liberté ; parce qu'on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement.

Il n'y a point encore de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur.

Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d'exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers.

Dans la plupart des royaumes de l'Europe, le gouvernement est modéré, parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l'exercice du troisième. Chez les Turcs, où ces trois pouvoirs sont réunis sur la tête du sultan, il règne un affreux despotisme. [...]

Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le corps législatif y étant composé de deux parties, l'une enchaînera l'autre par sa faculté mutuelle d'empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative.

Ces trois puissances devraient former un repos ou une inaction. Mais comme, par le mouvement nécessaire des choses, elles sont contraintes d'aller, elles seront forcées d'aller de concert [...]
»

Par quels moyens parviendra-t-on à ce résultat du « pouvoir » qui « arrête le pouvoir » ? « Tout seroit perdu, déclare le grand magistrat bordelais, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçoient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, & celui de juger les crimes ou les différents des particuliers. ». C’est cette idée de distribution des pouvoirs entre différents organes que l’on retranscrit par l’expression « séparation des pouvoirs ». Chez Montesquieu, elle comporte une double dimension. Institutionnelle d’une part, sociale d’autre part.

Pour faire en sorte que « le pouvoir arrête le pouvoir », il y a d’abord des éléments de mécanique institutionnelle à respecter, un agencement institutionnel spécifique à instaurer (ou plutôt à éviter). Sur le plan institutionnel, la séparation des pouvoirs au sens de Montesquieu a une unique signification : il s’agit d’un principe de non-cumul, d’après lequel il ne faut pas que les fonctions étatiques soient confondues entre les mêmes mains – qu’il s’agisse des mains d’une autorité individuelle ou collective (un gouvernement, une assemblée).

Plus précisément encore, Montesquieu n’interdit pas la participation d’un même organe à plus d’une fonction. Il préconise simplement l’interdiction du cumul de l’intégralité de certaines fonctions (cumul des trois, évidemment ; cumul de la fonction législative et de la fonction exécutive ; cumul de la fonction législative et de la fonction juridictionnelle ; cumul de la fonction exécutive et de la fonction juridictionnelle). Pour le dire autrement, sa doctrine n’implique ni la spécialisation (des organes dans l’exercice d’une seule fonction), ni l’indépendance (des organes dans l’exercice de leur(s) fonction(s)).

Dire que « le pouvoir » arrêtera « le pouvoir » signifie alors que les différents organes de l'État, instaurés par la constitution, s'empêcheront mutuellement d'abuser de leur pouvoir, car aucun organe n'a intérêt à ce qu'un autre organe étende son pouvoir et vienne en conséquence empiéter sur ses propres compétences. C'est un peu l'idée que résume Georg Jellinek dans son livre sur L'État moderne et son droit (Paris, Giard et Brière, 1911, tome 2) : « dans tout État, un effort se manifeste en vue de concentrer le pouvoir politique dans un seul organe, et cela s'explique puisque tout organe indépendant tend à dominer et puisque l'ambition d'autres organes qui tendent à l'empêcher d'atteindre ce but peut seule rendre sa tentative vaine ».

Dans sa dimension institutionnelle, le principe de séparation des pouvoirs est donc un principe essentiellement négatif. Il n’a pas toujours été compris de cette façon, notamment par la doctrine française classique (c’est-à-dire les grands professeurs de droit public de la fin du XIXe et du début du XXe siècle). Cela s’explique tant par l’ambivalence du terme « pouvoir » (dont nous avons déjà précisé qu’il pouvait désigner tant un organe qu’une fonction), que par l’ambivalence du terme « séparation », qui a pu être compris comme impliquant un cloisonnement entre les différents organes. Ainsi, le principe de séparation des pouvoirs a pu être interprété comme signifiant la spécialisation de chaque organe dans l’exercice d’une seule fonction, et l’indépendance absolue entre les différents organes. Cette construction ne correspond pas à la doctrine de Montesquieu, et elle ne s’est d’ailleurs jamais concrétisée dans l’histoire constitutionnelle.

Pour faire en sorte que le pouvoir arrête le pouvoir, il est indispensable, nous dit encore Montesquieu, que les différents organes exerçant le pouvoir aient « des vues et des intérêts séparés ». Cet aspect social de la doctrine du grand magistrat bordelais est essentiel ; il est pourtant assez peu commenté. Il consiste simplement à mettre en lumière que la mécanique institutionnelle est impuissante si les différents organes chargés d’exercer les différentes fonctions sont animés de vues uniques, d’une seule et même volonté. Car dans cette hypothèse, les organes n’auraient pas même la volonté de résister les uns aux autres en cas d’abus de l’un d’entre eux. Pour résister, il faut avoir l’envie de le faire, et pour cela ne pas être animé d’une pensée uniforme et ne pas partager trop d’intérêts communs.

On comprend dans ces circonstances la fascination de Montesquieu pour la Constitution et le régime anglais, qui était à ses yeux un modèle de régime mixte, faisant participer au pouvoir le peuple (à travers la Chambre des communes), l’aristocratie (à travers la Chambre des Lords) et le roi (élément monarchique du régime). La réunion de ces trois organes formait le Parlement, chargé de l’exercice de la fonction législative ; le roi quant à lui exerçait la fonction exécutive.

De cette sage combinaison des puissances résultait d’après Montesquieu la modération du pouvoir. Si l’un des organes cherchait à abuser de son pouvoir, les autres organes, qui n’avaient aucun intérêt à le suivre dans cette voie (dans la mesure où ils avaient tous « des vues et des intérêts séparés »), devaient naturellement l’en empêcher.

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« Après avoir passé en revue la forme générale du gouvernement proposé, et la masse générale des pouvoirs qui lui sont conférés, je vais examiner la structure particulière de ce gouvernement et la distribution de cette masse de pouvoir entre ses parties composantes.

L'une des principales objections dirigées par les plus respectables adversaires de la Constitution est la prétendue violation de l'axiome politique d'après lequel les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire doivent être séparés et distincts. Dans l'organisation du gouvernement fédéral, a-t-on dit, il semble que l'on n'ait point fait attention à cette précaution essentielle en faveur de la liberté. Les différents départements du pouvoir sont distribués et confondus de manière à exclure toute symétrie et toute beauté de forme, et aussi à exposer quelques-unes des parties essentielles de l'édifice au danger d'être écrasées sous le poids disproportionné de quelques autres.

Il n'est certainement pas de vérité politique de plus grande valeur et appuyée de l'autorité de défenseurs plus éclairés de la liberté que celle sur laquelle repose l'objection. L'accumulation de tous les pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire, dans les mêmes mains, soit d'un seul homme, soit de quelques-uns, soit de plusieurs, soit par hérédité, soit par la conquête, ou par l'élection, peut justement être considérée comme la véritable définition de la tyrannie. Si donc la Constitution fédérale était réellement coupable de l'accumulation des pouvoirs ou de leur combinaison avec une tendance dangereuse à cette accumulation, il ne serait besoin d'aucun autre argument pour inspirer une réprobation universelle du système. Mais je me flatte de prouver que l'accusation est sans fondement, et que le principe sur lequel elle est appuyée a été tout à fait mal entendu et appliqué. Afin de nous faire une idée correcte sur ce point, il sera bon de rechercher le sens dans lequel le maintien de la liberté exige la séparation des trois grands départements du pouvoir.

L'oracle toujours consulté et cité sur ce sujet est l'illustre MONTESQUIEU. S'il n'est pas l'auteur de cet inestimable précepte de la science politique, il a, tout au moins, le mérite de l'avoir développé et de l'avoir recommandé avec le plus de succès à l'attention du monde. Essayons, tout d'abord, de chercher son sentiment sur ce point.

La Constitution britannique était pour MONTESQUIEU ce que fut HOMERE pour tous ceux qui ont écrit sur la poésie épique. De même que ceux-ci ont regardé l'ouvrage du barde immortel, comme le parfait modèle d'où devait être tirés tous les principes et toutes les règles de l'art épique et d'après lequel on devait juger tous les ouvrages du même genre ; de même, ce grand écrivain politique semble avoir considéré la Constitution de l'Angleterre comme le type, ou, pour nous servir de sa propre expression, comme le miroir de la liberté politique, et nous avoir donné, sous la forme de vérités élémentaires, les divers principes caractéristiques de ce système particulier. Dès lors, pour être sûrs de ne pas nous méprendre sur son sentiment à cet égard, remontons à la source d'où il a tiré la maxime.

Un examen très superficiel de la Constitution britannique doit nous convaincre qu'en aucune façon elle ne sépare entièrement les départements législatif, exécutif et judiciaire. Le magistrat exécutif est partie intégrante de l'autorité législative. Il a seul la prérogative de faire les traités avec les souverains étrangers, et ces traités, une fois conclus, ont, sauf quelques limitations, la force des actes législatifs. Tous les membres du département judiciaire sont nommés par lui, peuvent être révoqués par lui sur l'adresse des deux Chambres du Parlement, et forment, quand il lui plaît de les consulter, l'un de ses conseils constitutionnels. L'une des branches du département législatif forme aussi, pour le chef de l'exécutif, un grand conseil constitutionnel ; d'un autre côté, elle est seule dépositaire du pouvoir judiciaire dans les cas d'impeachment ; et dans tous les autres procès, elle est investie de la suprême juridiction d'appel. De même encore, les juges sont associés au département législatif, au point d'assister et de participer souvent à ses délibérations quoiqu'ils ne soient point admis à émettre un vote législatif. De ces faits, qui guidèrent MONTESQUIEU, on peut conclure clairement que, en disant "qu'il n'y a point de liberté lorsque dans la même personne, dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice", ou "lorsque la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice", il n'a point entendu proscrire toute action partielle, tout contrôle réciproque des différents pouvoirs l'un sur l'autre ; ce qu'il a voulu dire, comme le montrent ses propres expressions, et plus évidemment encore les expressions qu'il avait sous les yeux, c'est que, lorsque la totalité du pouvoir d'un département est exercée par les mêmes mains qui possèdent la totalité du pouvoir d'un autre département, les principes fondamentaux d'une constitution libre sont renversés. Tel aurait été le cas pour la Constitution qu'il examinait, si le roi, qui est le seul magistrat exécutif, avait possédé en outre le pouvoir législatif complet, ou l'administration suprême de la justice ; ou si le corps législatif tout entier avait possédé l'autorité judiciaire suprême ou l'autorité exécutive suprême. Mais on ne peut reprocher ces vices à cette Constitution. Le magistrat en qui réside la totalité du pouvoir exécutif ne peut faire lui-même la loi, quoiqu'il puisse apposer un veto sur toute loi ; il ne peut administrer la justice en personne, quoiqu'il ait la nomination de ceux par qui elle est rendue. Les juges ne peuvent exercer une fonction exécutive, quoique leurs offices soient des ramifications du tronc exécutif ; ni aucune fonction législative, quoiqu'ils puissent être consultés par des conseils législatifs. La législature entière ne peut faire d'acte judiciaire, quoique, par la volonté conjointe de deux de ses branches, les juges puissent être privés de leurs offices et qu'une de ses branches soit revêtue du pouvoir judiciaire en dernier ressort. De même, la législature entière ne peut exercer aucune fonction exécutive, quoique l'une de ses branches constitue la magistrature exécutive suprême, et qu'une autre branche, sur l'impeachment d'une troisième, puisse juger et condamner tous les agents subordonnés du département exécutif.
»

A travers la modération du pouvoir, l’objectif de la « séparation des pouvoirs », c’est-à-dire de la sage distribution des différentes fonctions étatiques entre différents organes, est bien entendu la préservation de la liberté.

Tel est également l’objet des déclarations de droits parfois contenues dans les textes des constitutions formelles.

Depuis l'Antiquité grecque, les penseurs du pouvoir politique ont cherché à définir différentes formes ou catégories de formes de gouvernement.

Ainsi, Aristote (384-322 av. J.-C.) opérait une classification qui tenait compte de deux critères. Le premier était formel (ou numérique) : il tenait au nombre de détenteurs du pouvoir ; le second était matériel (ou éthique), et il était relatif à la façon (bonne ou mauvaise) dont le pouvoir était exercé. Ce dernier critère permettait au philosophe grec de qualifier de régimes corrompus les régimes dans lesquels le pouvoir n'était pas exercé dans l'intérêt de tous, mais dans l'intérêt exclusif de ses détenteurs. Dans cette dernière hypothèse, la monarchie (forme « droite ») se corrompait en tyrannie, l'aristocratie en oligarchie, et la démocratie en ochlocratie (du grec « ochlos », la foule, la populace).

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« Il est donc manifeste que toutes les constitutions qui visent l'avantage commun se trouvent être des formes droites selon le juste au sens absolu, celles, au contraire, qui ne visent que le seul intérêt des gouvernants sont défectueuses, c'est-à-dire qu'elles sont des déviations des constitutions droites. Elles sont, en effet, despotiques, or la cité est une communauté d'hommes libres » [III, 6]

« La tyrannie est une monarchie qui vise l'avantage du monarque, l'oligarchie celui des gens aisés, l'ochlocratie celui des gens modestes. Aucune de ces formes ne vise l'avantage commun » [III, 7].

Comme beaucoup d'autres philosophes politiques, Montesquieu se pliera également à l'exercice de la classification, en distinguant trois formes de régime : le régime républicain, le régime monarchique et le régime despotique. Selon lui, « le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps [et c'est alors une démocratie], ou seulement une partie du peuple [et c'est alors une aristocratie], a la souveraine puissance ; le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies ; au lieu que, dans le despotique, un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices » (Esprit des Loix, II, 1).

Si ces classifications sont aujourd'hui datées (et donc abandonnées), elles ont été remplacées par d'autres, qui distinguent par exemple les régimes libéraux des régimes totalitaires, ou encore les régimes pluralistes des régimes non-pluralistes.

La doctrine constitutionnaliste française a quant à elle pour habitude d'opérer une classification des différentes catégories de régimes politiques, en se fondant sur le critère de la séparation des pouvoirs. Cette classification naît sous la plume d'Adhémar Esmein (1848-1913), dans un contexte intellectuel spécifique : celui de la défense des institutions républicaines dans le cadre d'un régime parlementaire en crise. Dans sa classification, Esmein distinguait d'un côté les régimes fondés sur la séparation des pouvoirs et, de l'autre, les régimes de confusion des pouvoirs. La première catégorie de régimes comptait deux classes, distinguées selon le degré de séparation : le régime parlementaire, dit de séparation « souple », et le régime présidentiel, dit de séparation « rigide ». La seconde catégorie comprenait les régimes de confusion des pouvoirs, parmi lesquels le régime d'assemblée (ou conventionnel, par allusion au régime qui avait été pratiqué par la Convention nationale pendant la Révolution). Cette classification avait principalement un objectif « apologétique » (Philippe Lauvaux) : celui de promouvoir le caractère libéral du régime parlementaire et de la IIIe République, qui relevaient de la catégorie des régimes de séparation « souple » des pouvoirs. Malgré sa faiblesse conceptuelle, cette classification devait faire fortune, à tel point qu'il n'est pas rare de voir perdurer, dans les manuels de droit constitutionnel contemporains (français), cette distinction entre la séparation « souple » et la séparation « rigide » des pouvoirs.

Il est en réalité possible de classer la plupart des régimes représentatifs contemporains dans l'une ou l'autre des deux catégories (régime parlementaire ou régime présidentiel) en observant la manière dont sont organisés les rapports entre les organes exerçant (à titre principal) la fonction législative, et ceux exerçant la fonction exécutive. Si le régime prévoit la responsabilité politique d'un gouvernement devant une (ou plusieurs) assemblée(s) parlementaire(s), le régime doit être classé dans la catégorie des régimes parlementaires. Sinon, il y a fort à partier qu'il relève de la catégorie des régimes présidentiels.

Le régime parlementaire est né progressivement de la pratique politique et institutionnelle dans l'Angleterre du XVIIIe siècle. Dans ce type de régime, la fonction exécutive est exercée par un organe collégial (un gouvernement, ou un « cabinet »), qui est politiquement responsable devant le parlement. Cette responsabilité politique signifie que le gouvernement a besoin de la confiance de la majorité parlementaire pour se maintenir au pouvoir. En l'absence de confiance, le gouvernement est contraint à la perte du pouvoir. Selon Armel Le Divellec, la « définition juridique traditionnelle » du régime parlementaire consiste, « après le rappel d'un cadre institutionnel pratiquement immuable (comportant – sauf exception – un chef de l'Etat, un gouvernement et un Parlement – bicaméral ou monocaméral), à montrer que le régime parlementaire est un régime de collaboration et de dépendance réciproque entre le gouvernement et le Parlement sous l'arbitrage plus ou moins formel du chef de l'Etat. La collaboration s'exprime dans le fait que les ministres sont généralement choisis au sein du Parlement et participent au travail parlementaire. [...] La dépendance réciproque se traduit par des procédures de révocabilité mutuelle [...] » (c'est-à-dire par la possibilité d'engager la responsabilité politique du gouvernement et, éventuellement, par la possibilité de dissoudre l'assemblée) (Le gouvernement parlementaire en Allemagne. Contribution à une théorie générale, Paris, LGDJ, 2004, p. 308). On pourrait résumer en disant que ce qui caractérise le régime parlementaire, c'est d'une part une forte distribution de la fonction législative entre le parlement et le gouvernement (ce qui implique leur collaboration dans l'exercice du pouvoir) et, d'autre part (et en conséquence) des moyens d'action réciproques l'un sur l'autre : mise en jeu de la responsabilité politique du gouvernement ; et, en général, droit de dissolution du parlement que détient soit le chef du gouvernement, soit le chef de l'Etat.

Le régime présidentiel est quant à lui né de la mise en application de la Constitution fédérale américaine de 1787. Il se caractérise par une autonomie importante des différents organes (législatif et exécutif), qui tirent tous leur légitimité de l'élection populaire (directe ou indirecte). Ces mêmes organes sont relativement spécialisés dans l'exercice d'une fonction, sans que cette spécialisation soit absolue.

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Article premier
Section 1.

« Tous les pouvoirs législatifs accordés par la présente Constitution seront attribués à un Congrès des États-Unis, qui sera composé d'un Sénat et d'une Chambre des représentants. [...] »

 

Article II
Section 1.

« Le pouvoir exécutif sera confié à un président des États-Unis d'Amérique. Il restera en fonction pendant une période de quatre ans et sera, ainsi que le vice-président choisi pour la même durée, élu comme suit : [...] »

Article III
Section 1.

« Le pouvoir judiciaire des États-Unis sera confié à une Cour suprême et à telles cours inférieures dont le Congrès pourra périodiquement ordonner l'institution. [...] »

 
Quelle que soit sa mise en œuvre concrète, à travers la modération du pouvoir, l'objectif de la « séparation des pouvoirs », c'est-à-dire de la sage distribution des différentes fonctions étatiques entre différents organes, est bien entendu la préservation de la liberté.

Tel est également l'objet des déclarations de droits parfois contenues dans les textes des constitutions formelles.

En accord avec le principe énoncé à l’article 16 de la , précité, les constitutions révolutionnaires françaises comprenaient toutes une déclaration des droits.
Comme l’écrivait Carl Schmitt, « l’histoire des droits fondamentaux commence […] avec les déclarations produites par les États américains au XVIIIe siècle lorsqu’ils acquirent leur indépendance par rapport à l’Angleterre. C’est là vraiment […] le début de l’ère démocratique, plus exactement de l’ère libérale et de l’État de droit moderne des libertés bourgeoises » (Théorie de la Constitution, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1993, p. 295). La première déclaration de droits de cette époque est la Déclaration des droits de l’État de Virginie du 12 juin 1776.
Déclaration des droits de l’État de Virginie du 12 juin 1776


En France, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, d’esprit individualiste et bourgeois, est proclamée par l’Assemblée nationale constituante le 26 août 1789. Longue d’un préambule et de 17 articles, elle proclame notamment la liberté, la propriété, la sûreté et le droit de résistance à l’oppression comme droits « naturels et imprescriptibles de l’homme ».

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« Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous.

En conséquence, l'Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Être suprême, les droits suivants de l'homme et du citoyen.

Article 1er : Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune.

Article 2 : Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression.

Article 3 : Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément.

Article 4 : La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.

Article 5 : La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas.

Article 6 : La loi est l'expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.

Article 7 : Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance.

Article 8 : La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée.

Article 9 : Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.

Article 10 : Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi.

Article 11 : La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.

Article 12 : La garantie des droits de l'homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.

Article 13 : Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés.

Article 14 : Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée.

Article 15 : La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration.

Article 16 : Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution.

Article 17 : La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité.
»

Comme, plus tard, la Déclaration de 1793, la Déclaration de 1789 sera graphiquement représentée gravée sur de la pierre, figurant ainsi des tables « modernes » de la loi.






Pour accéder à une analyse du tableau sur l’Histoire par l’image, cliquez ici .

Historiquement, la Déclaration française de 1789 marque une rupture majeure avec les textes qui l’ont précédée (les déclarations américaines et anglaises), en raison de sa prétention à l’universalité. Les déclarations américaines n’étaient pas universelles ; les Américains ne prétendaient pas, contrairement aux révolutionnaires français, légiférer pour l’humanité tout entière, mais plus modestement pour les habitants et citoyens de tel ou tel État.

Les droits proclamés – une partie d’entre eux, en tout cas – sont qualifiés de droits « naturels ». Cette qualification n’est pas neutre ; elle signifie que les droits en cause sont indissociablement rattachés à la nature humaine. Dit autrement, ce ne sont pas des droits discrétionnairement octroyés par l’État, auquel – au contraire – ils préexistent. Dans ce sens, la déclaration ne créée pas ces droits ; elle ne fait que les reconnaître ; en droit elle n’a donc pas valeur constitutive, mais simplement valeur déclarative. La conséquence ultime de cette construction intellectuelle, c’est évidemment que l’État n’a aucune prise sur ces droits, qui s’imposent à lui. Il ne les a pas créés ; il ne peut donc ni leur porter atteinte, ni les retirer.

Contrairement à de nombreux textes constitutionnels de l’histoire constitutionnelle française (Constitutions révolutionnaires, Chartes de 1814 et 1830, Constitutions de 1848 et de 1946), la Constitution de la Ve République ne contient pas de déclaration des droits, ce qui est peu commun dans les constitutions démocratiques et libérales de l’après seconde guerre mondiale.
Ex.En Allemagne, par exemple, la Loi fondamentale de 1949 comprend un premier titre intitulé « Les droits fondamentaux », dont les dispositions ne peuvent d’ailleurs faire l’objet d’une révision (art. 79 al. 3 de la loi fondamentale).


La lacune initiale de la Constitution de 1958 a été partiellement comblée par la jurisprudence. Le Conseil d’État et, à sa suite, le Conseil constitutionnel (ce dernier par sa célère décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, Liberté d’association), ont reconnu valeur de droit positif et de norme constitutionnelle au préambule de la Constitution et à l’ensemble des textes auxquels elle renvoie, parmi lesquels la Déclaration de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946 qui, nous y reviendrons dans la leçon consacrée à la IVe République, proclame les droits de la « seconde génération », c’est-à-dire des droits économiques et sociaux.

Rq.L'intention du constituant de 1958 n'était pas d'accorder une valeur constitutionnelle à ces deux textes (Déclaration de 1789 et préambule de la Constitution de 1946). Comme le déclarait en 1958 la « plume institutionnelle » du général de Gaulle, le conseiller d'État Raymond Janot, « d'après la jurisprudence, le préambule de 1946 et la Déclaration de 1789 ont valeur législative, dans la mesure où il contiennent les principes généraux des droits reconnus comme tels par la jurisprudence. Mais ni la Déclaration ni le préambule n'ont, dans la jurisprudence actuelle, valeur constitutionnelle. Leur donner valeurs constitutionnelle aujourd'hui, au moment où on crée un Conseil constitutionnel, c'est aller au-devant de difficultés considérables, et c'est s'orienter dans une très large mesure vers ce Gouvernement des juges, que beaucoup d'entre vous croyaient redoutable (...). Le préambule a une valeur juridique, mais n'a pas une valeur constitutionnelle. Il a une valeur législative, il lie le Gouvernement, il ne lie pas le Parlement. »

On comprend évidemment qu’en énonçant des droits au profit des individus, la constitution limite le pouvoir. Elle le limite dans la mesure où énoncer des droits c’est, dans le même temps, énoncer des obligations à l’égard de l’État (au premier rang desquelles celle de respecter ces droits, mais aussi, en conséquence, d’en assurer l’effectivité).





Sy.Si la constitution permet de modérer le pouvoir de l’État, encore faut-il qu’en pratique, les normes constitutionnelles soient respectées. Comment parvenir à ce résultat ? Comment faire en sorte que les dispositions constitutionnelles soient effectives ? Comment les protéger des violations par les organes constitués ? C’est à ces questions que nous tenterons de répondre dans la troisième et dernière leçon consacrée à la constitution, qui porte sur ses garanties.
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