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L’Etat (I. Eléments constitutifs)

Comme l’écrivait le grand juriste allemand Georg Jellinek (1851-1911) dans son ouvrage L’État moderne et son droit, « le monde juridique est un monde d’abstractions ». L’État est l’une de ces abstractions, qui est au cœur de la plupart des branches du droit public : le droit administratif, le droit international public, les finances publiques et le droit fiscal, et bien entendu le droit constitutionnel. Le droit constitutionnel est en effet le droit du pouvoir politique ; or, nous avons vu que ce pouvoir est, la plupart du temps, exercé par des États. On comprend dès lors pourquoi l’État est l’une des notions fondamentales de ce droit.

Dire que l’État est une abstraction signifie simplement, comme l’explique Georges Burdeau, que « l’État est […] une idée. N’ayant d’autre réalité que conceptuelle, il n’existe que parce qu’il est pensé » (L’État, Paris, Le Seuil, 1970).

L’État est la forme moderne de domination dans les sociétés humaines ; il est une forme spécifique d’organisation du pouvoir, parmi d’autres, qui ont existé avant lui et auxquelles il a fini progressivement par se substituer. Il est un « mode spécial […] de rationalisation du pouvoir, d’aménagement et d’encadrement des rapports humains » (Florence Poirat, « État », in Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, 2003).

Comme l’explique Georges Burdeau dans son essai sur l’État, ce dernier n’est pas un « organisme spontané » ; autrement dit, il est le résultat de la manifestation d’une volonté. Quelle est cette volonté ?

Plusieurs thèses justificatives de l’existence de l’État ont existé dans l’histoire de l’humanité. L’une des plus importantes fut celle de l’origine divine du pouvoir politique, et donc de l’État. C’est celle qui a notamment prévalu en France sous l’Ancien régime, dans le cadre de la monarchie absolue de droit divin. Les grands traits de cette théorie de l’origine du pouvoir et de l’État, qui a longtemps dominé dans la pensée politique européenne et française, étaient les suivants : l’Homme étant une créature essentiellement corrompue (par le péché originel), Dieu a créé le pouvoir politique et instauré des gouvernants pour maintenir l’ordre et la justice sur Terre, dans l’attente de l’avènement du Royaume céleste. Les gouvernants étaient alors conçus, au même titre que l’État, comme des instruments de Dieu et de la volonté divine. On disait sous l’Ancien régime que les gouvernants étaient les « lieutenants » de Dieu, dans le sens où ils tenaient la place de Dieu et assumaient Son office divin sur Terre.

La thèse qui prévaut aujourd’hui – et, en France, depuis la Révolution et la proclamation du principe de la souveraineté nationale – est celle de l’origine humaine des États. Les hommes, êtres doués de raison, ont imaginé et inventé l’État – qui est donc un phénomène artificiel – afin de se protéger les uns des autres et, en définitive, d’en faire « le siège et le support de la puissance ». Comme l’écrit Georges Burdeau, « les hommes ont inventé l’État pour ne pas obéir aux hommes » : l’institutionnalisation du pouvoir permet en effet de distinguer le pouvoir de la personne (physique) qui l’exerce.


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Thomas Hobbes (1588-1679), Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, 1651.


Introduction

« La nature, cet art par lequel Dieu a produit le monde et le gouverne, est imitée par l'art de l'homme en ceci comme en beaucoup d'autres choses, qu'un tel art peut produire un animal artificiel. En effet, étant donné que la vie n'est qu'un mouvement des membres, dont le commencement se trouve en quelque partie principale située au dedans, pourquoi ne dirait-on pas que tous les automates (c'est-à-dire les engins qui se meuvent eux-mêmes, comme le fait une montre, par des ressorts et des roues), possèdent une vie artificielle ? Car qu'est-ce que le cœur, sinon un ressort, les nerfs, sinon autant de cordons, les articulations, sinon autant de roues, le tout donnant le mouvement à l'ensemble du corps conformément à l'intention de l'artisan ? Mais l'art va encore plus loin, en imitant cet ouvrage raisonnable, et le plus excellent, de la nature : l'homme. Car c'est l'art qui crée ce grand LEVIATHAN qu'on appelle REPUBLIQUE ou ETAT [...] lequel n'est qu'un homme artificiel, quoique d'une stature et d'une force plus grandes que celles de l'homme naturel, pour la défense et protection duquel il a été conçu ; en lui la souveraineté est une âme artificielle, puisqu'elle donne la vie et le mouvement à l'ensemble du corps ; les magistrats et les autres fonctionnaires préposés aux tâches judiciaires et exécutives sont les articulations artificielles ; la récompense ou le châtiment qui, attachés au siège de la souveraineté, meuvent chaque articulation et chaque membre en vue de l'accomplissement de sa tâche, sont les nerfs ».

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La théorie du « contrat social » était un thème très en vogue dans la philosophie politique aux XVIIe et XVIIIe siècles. En faisant du contrat le fondement de la société politique, les jurisconsultes de l’École moderne du droit naturel affirmaient le caractère purement humain, et donc artificiel, de la société et de l’État. Ce vaste mouvement de sécularisation du politique, qui supposait un transfert de la souveraineté de Dieu aux hommes, devait permettre l’affranchissement de la puissance publique à l’égard de la tutelle des autorités spirituelles. Le recours à l’axiome de l’état de nature et au mythe du contrat social devait, dans un premier temps, permettre de fonder la légitimité du pouvoir absolu et de l’obéissance incontestable des sujets au souverain. Mais si chez certains auteurs, comme Grotius ou Pufendorf, le contrat aboutissait à une aliénation totale et sans réserve de la souveraineté du peuple au profit du prince, cette idée d’un contrat fondement et source du pouvoir était, pour des raisons évidentes, porteuse de multiples virtualités libérales (le contrat pouvant comporter des clauses de modération du pouvoir des gouvernants).

On trouvera ci-après deux illustrations de la théorie du contrat social.

Samuel Pufendorf (1632-1694), Les devoirs de l'homme et du citoyen, tels qu'ils sont prescrits par la loi naturelle (1673).


« Il faut [...] rechercher [...] ce qui peut avoir porté les Hommes, auparavant dispersés en Familles séparées et indépendantes les unes des autres, à se joindre plusieurs ensembles sous un même Gouvernement, pour composer un Etat. Car cela nous mènera à connoître distinctement la nature et l'étendue des Devoirs de la Vie Civile [...].

La plupart des Savans cherchent la raison de cet établissement salutaire dans un panchant naturel de l'Homme pour la Société Civile [...]. Mais l'Homme étant un Animal qui sans-contredit s'aime lui-même et ses propres intérêts préférablement à toute autre chose, il faut que ceux qui entrent de leur pur mouvement dans une Société Civile, se proposent quelque avantage qu'ils ne trouveroient pas dans l'indépendance de l'Etat de Nature [...].

[...] la véritable et la principale raison pourquoi les anciens Pères de Famille renoncèrent à l'indépendance de l'Etat de Nature, pour établir des Sociétés civiles, c'est qu'ils vouloient se mettre à couvert des maux que l'on a à craindre les uns des autres [...].]L'UNION des Volontés de plusieurs Personnes ne sauroit se faire que par un engagement où chacun entre, de soumettre désormais sa volonté particulière à la volonté d'une seule Personne, ou d'une Assemblée composée d'un certain nombre de gens [...].

L'UNION des Volontés de plusieurs Personnes ne sauroit se faire que par un engagement où chacun entre, de soumettre désormais sa volonté particulière à la volonté d'une seule Personne, ou d'une Assemblée composée d'un certain nombre de gens [...].

POUR ce qui est de l'union des Forces, d'où résulte ce Pouvoir Supérieur qui doit tenir en crainte tous les Membres de la Société, elle se fait aussi, lorsque tous en général et chacun en particulier s'engagent à faire usage de leurs propres forces de la manière qu'il leur sera prescrit par la Personne ou l'Assemblée à laquelle ils en ont laissé, d'un commun accord, la direction souveraine.

Du moment que cette union de Volontés et de Forces est ainsi faite, elle produit le Corps politique, que l'on appelle un Etat, et qui est la plus puissante de toutes les Sociétés. Voyons plus en détail de quelle manière cela se fait.

DANS la formation régulière de tout État il faut nécessairement deux Conventions, et une Ordonnance générale.

En effet, lorsqu'une Multitude renonce à l'indépendance de l'Etat de Nature, pour former une Société Civile, chacun s'engage d'abord avec tous les autres, à se joindre ensemble pour toujours en un seul Corps, et à régler d'un commun consentement ce qui regarde leur conservation et leur sûreté commune. Tous en général et chacun en particulier doivent entrer dans cet engagement primitif ; et ceux qui n'y ont aucune part, demeurent hors de la Société naissante.

IL faut ensuite faire une Ordonnance générale, par laquelle on établisse la forme du Gouvernement, sans quoi il n'y auroit pas moyen de prendre aucunes mesures fixes pour travailler utilement et de concert au Bien Public.

ENFIN, il doit y avoir encore une autre Convention, par laquelle, après qu'on a choisi uneou plusieurs personnes à qui l'on confère le pouvoir de gouverner la Société, ceux qui sont revêtus de cette Autorité Suprême s'engagent à veiller avec soin à la sûreté et à l'utilité commune : et les autres, en même tems, leur promettent une fidèle obéissance : ce qui renferme une soumission des forces et des volontés de chacun, autant que le demande le Bien Public, à la volonté du Chef ou des Chefs élus [...].

Pour donner donc une définition exacte de l'ETAT, il faut dire, que c'est une Personne Morale composée, dont la volonté formée par l'assemblage des volontés de plusieurs réunies en vertu de leurs conventions, est réputée la volonté de tous généralement, et autorisée par cette raison à se servir des forces et des facultés de chaque Particulier, pour procurer la paix et la sûreté commune.
»

Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Du contrat social ou Principes du droit politique (1762).



« Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l'état de nature l'emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s'il ne changeait sa manière d'être.

Or comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n'ont plus d'autre moyen, pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l'emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert.

Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs ; mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire, et sans négliger les soins qu'il se doit ? Cette difficulté ramenée à mon sujet peut s'énoncer en ces termes :

« Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant. » Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution.

Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l'acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que bien qu'elles n'aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues ; jusqu'à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.

Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres.

De plus, l'aliénation se faisant sans réserve, l'union est aussi parfaite qu'elle peut l'être et nul associé n'a plus rien à réclamer. Car s'il restait quelques droits aux particuliers, comme il n'y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun étant en quelque point son propre juge prétendrait bientôt l'être en tous, l'état de nature subsisterait, et l'association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine.

Enfin chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a.

Si donc on écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes suivants. Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.

À l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et collectif composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. À l'égard des associés ils prennent collectivement le nom de peuple, et s'appellent en particulier citoyens comme participants à l'autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l'État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l'un pour l'autre ; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision.
»


Avant d’évoquer la définition de l’État, attardons-nous brièvement sur ses fonctions, sa raison d’être. Cette question a toujours occupé les théoriciens du pouvoir politique et, plus tard, de l’État, dans la mesure où l’existence d’un pouvoir politique contraignant (surtout si son existence est imputée à la volonté rationnelle de l’homme) doit pouvoir être justifiée par l’avantage qu’il procure à chacun. En un mot, pour être acceptés, le pouvoir politique et l’État doivent être considérés comme légitimes. L’un des éléments de cette légitimation consiste justement dans les avantages qui résultent de leur existence, et donc des fonctions qu’ils exercent.

Il est impossible de passer en revue toutes les théories des fonctions de l’État, qui révèlent d’ailleurs qu’il n’a y a pas de réponse unique à l’interrogation « à quoi sert l’État ? ». Les fonctions de l’État évoluent avec le temps (et dans l’espace). Aujourd’hui, en France et plus largement en Europe, l’État s’occupe de promouvoir la culture, le sport ou l’écologie, mais ça n’a pas toujours été le cas. Malgré ces évolutions, l’État exerce et a toujours exercé un ensemble de fonctions minimales, quel que soit l’endroit de la planète où l’on se trouve ou l’époque concernée. Ces fonctions minimales, qui font le cœur de la raison d’être de l’État, sont parfois qualifiées de « régaliennes » (i. e. qui appartiennent en propre au roi, au souverain). La première de ces missions, déjà évoquée – et que l’on retrouve chez Hobbes, ou encore chez les penseurs de l’école du droit naturel – est le maintien de la paix, c’est-à-dire de l’ordre, interne et extérieur. Dans l’ordre interne, la paix est assurée par la création d’une force de police et par la mise en place d’un juge, tiers impartial, chargé de trancher les différends opposant les particuliers. A l'extérieur, la paix est maintenue par la défense du territoire, mission attribuée aux forces de défense nationale et aux services diplomatiques de l’État. La seconde mission classiquement qualifiée de régalienne est celle de « battre monnaie ».
Ces missions régaliennes, qui sont encore exercées par les États contemporains, constituaient l’essentiel des missions de l’État-gendarme du XIXe siècle (qui était ainsi qualifié parce qu’il exerçait les missions minimales de maintien de l’ordre). La crise industrielle, les guerres mondiales, l’évolution des mentalités et des besoins des populations ont conduit les États à étendre considérablement leurs domaines d’intervention, passant de l’État-gendarme à ce que l’on appelle aujourd’hui (dans les sociétés démocratiques occidentales) l’État-providence. L’État providence est celui qui intervient dans le domaine social et économique, notamment en instaurant des systèmes de sécurité sociale et en mettant en place des politiques de redistribution des revenus, en finançant des biens collectifs et des services publics.

Dans la mesure où l’État est considéré comme un fait social, plusieurs approches en sont possibles. Nous choisirons, dans le cadre de ce cours de droit constitutionnel, une approche principalement juridique, sans totalement négliger l’approche des autres sciences sociales.

Comment définir, juridiquement, l’État ?
Df.« L’État est un pouvoir de commandement qui s’est institutionnalisé, en d’autres termes qui a pris corps dans une organisation » (Armel Le Divellec et Michel de Villiers, Dictionnaire du droit constitutionnel, Paris, Sirey)

Cette définition de l’État met l’accent sur deux aspects fondamentaux : le pouvoir de commandement qu’on appelle en droit la souveraineté, d’une part ; l’institutionnalisation, d’autre part. Nous examinerons, dans un premier temps, le processus d’institutionnalisation du pouvoir politique qui devait donner naissance à l’État ; puis, dans un second temps, la souveraineté, qui s’exerce sur un territoire et sur une population (souveraineté, territoire et population sont souvent présentés comme les « éléments constitutifs » de l’État).

Section 1. L’État comme « pouvoir de commandement […] institutionnalisé »


L’État a une existence historique, il est même un « phénomène historique récent » dans l’histoire de l’humanité : il n’a pas toujours existé, mais il a progressivement supplanté toutes les autres formes politiques pour devenir, comme l’écrit Olivier Beaud, la « forme moderne du politique », c'est-à-dire la forme moderne de la domination politique (La puissance de l’État, Paris, PUF, 1994).

Certains auteurs considèrent qu’il est impossible de dater précisément son apparition ; d’autres au contraire pensent qu’il est possible de dater l’émergence des États de façon relativement précise. Pour ces derniers, la naissance de l’État (au sens contemporain du terme) peut-être approximativement située, en Europe, au XVIe siècle. L’État serait alors né comme fait social ; mais il aurait aussi été systématisé en tant que concept par les juristes au service de la monarchie et, notamment et en France, par Jean Bodin. Nous verrons plus loin que ce dernier a théorisé la notion de souveraineté dans son ouvrage fondamental Les Six livres de la République.

L’émergence de l’État et de la notion d’État résulte d’un triple mouvement de concentration, de sécularisation (c'est-à-dire d’émancipation par rapport aux autorités religieuses) et d’abstraction, c’est-à-dire d’institutionnalisation du pouvoir. C’est ce dernier aspect qui nous occupera principalement. Un premier paragraphe sera consacré à la signification de l’institutionnalisation ; et un second portera sur les effets de cette institutionnalisation.


Nous avons souligné dans l’introduction de cette leçon que le monde juridique est un monde d’abstractions. Nous en avons ici, avec le phénomène de l’institutionnalisation, une nouvelle illustration. Les gouvernants qui exercent le pouvoir sont évidemment des individus en chair et en os, qui appartiennent au monde physique. Mais l’institutionnalisation permettra d’imputer les décisions prises par les gouvernants non pas à la personne physique qui les ont prises (par ex., M. Michel Barnier, M. Emmanuel Macron) mais à la fonction publique qu’ils exercent, c’est-à-dire à l’institution qu’ils incarnent (le Premier ministre, le président de la République, etc.).

Avant de tenter de définir le terme « institutionnalisation », il convient de définir le terme « institution », puisque « l’institutionnalisation » peut être décrite comme le processus aboutissant à la création d’une institution, et comme le résultat de ce processus.

Df.« Au sens le plus général, le terme d’institution désigne toute forme d’organisation des collectivités humaines qui se caractérise par des liens de solidarité entre les membres de la collectivité, un statut, et la soumission de tous à une autorité commune » (Armel Le Divellec et Michel de Villiers, Dictionnaire du droit constitutionnel, Paris, Sirey)

A cet égard, l’État contemporain apparaît comme une institution, et même comme la première de toutes. Pour le faire agir et le représenter, cet État – qui, rappelons-le, est une idée de l’esprit, une abstraction – a besoin d’individus ou de collèges d’individus qui constituent ses institutions secondaires, institutions que l’on désigne souvent comme les organes de l’État (le chef de l’État, le parlement, le gouvernement, les préfets, etc.), et qui vont exercer son autorité.

L’institutionnalisation du pouvoir – qui précède et est une condition de la réalisation de l’État – désigne quant à elle « l’opération juridique par laquelle le pouvoir Politique est transféré de la personne des gouvernants à une entité abstraite : l’État ». La conséquence de l’institutionnalisation, c’est donc la création de l’État « comme support du pouvoir indépendant de la personne des gouvernants » (Georges Burdeau, Traité de Science politique, Paris, LGDJ, tome 2). Comme l’explique Burdeau, l’institutionnalisation se déroule en deux étapes : d’abord, la distinction entre le pouvoir et les individus qui l’exercent ; ensuite, la création de l’État comme support du pouvoir, comme entité abstraite habilitée à l’exercer.

Pour résumer, l’institutionnalisation est un processus d’abstraction du pouvoir politique qui donne naissance à l’État, siège du pouvoir dépersonnalisé. Dès lors que l’État est constitué, le pouvoir politique n’est plus personnalisé, c’est-à-dire qu’il ne se confond plus avec la personne physique qui l’exerce.

Rq.Avant l’avènement de l’État moderne, le pouvoir n’était pas pensé en termes « d’institution ». Dans les formes de domination pré-étatiques de l’Antiquité grecque, par exemple, la « polis » (c’est-à-dire la « cité ») n’est pas pensée comme un être abstrait qui transcende les personnes physiques (les citoyens) qui agissent en son nom. Les Grecs concevaient la « polis » comme une communauté, comme une addition de citoyens.

En Angleterre, cette institutionnalisation du pouvoir politique est expliquée dans l’histoire des idées politiques grâce à la théorie des deux corps du roi : le roi est censé avoir deux corps, son corps physique concret, d’être humain mortel, et son corps politique, son corps mystique et abstrait symbolisé par la couronne, et dans lequel s’incarne la puissance publique, l’État, qui est immortel. Cette distinction, cette dissociation entre la fonction publique et la personne privée, est la définition même du processus d’institutionnalisation et de son résultat.

Il est aujourd’hui très facile d’illustrer cette institutionnalisation. Chacun peut aisément concevoir l’État comme une entité abstraite qui agit par l’intermédiaire d’organes (ou d’institutions secondaires qui l’incarnent). Ces institutions, qu’il faut dissocier des personnes physiques qui les « habitent », exercent les prérogatives qui leur sont distribuées par la constitution. L’institutionnalisation va permettre d’imputer des actions et des décisions à ces institutions plutôt qu’aux personnes physiques qui agissent réellement. Ainsi, tel décret ne sera pas considéré comme l’œuvre de M. Emmanuel Macron, mais comme celle du président de la République française, qui engage uniquement l’État, et non la personne physique (M. Macron). C’est, bien entendu, la personne physique qui décide dans les faits, mais le droit (une fonction juridique) va imputer la décision prise par cette personne physique à l’institution secondaire (ici la présidence de la République) et, in fine, à l’État, dont le président de la République est l’un des organes.

Pour prendre un exemple concret de ce phénomène d’institutionnalisation, de la dissociation entre la personne physique et l’institution (la fonction publique) qu’elle incarne, on peut avoir recours au droit constitutionnel de la Ve République et au régime de la responsabilité pénale du chef de l’État. On aurait assurément pu choisir d’autres exemples, mais celui-ci illustre parfaitement la dissociation résultant du processus d’institutionnalisation.
En effet, ce régime de la responsabilité du chef de l’État sous la Ve République a pour objet de protéger la fonction, et non l’individu qui l’incarne. La Constitution protège le président en tant qu’institution, en tant qu’organe de l’État ; elle n’a pas vocation à protéger le titulaire, personne physique, de la fonction.

Rappelons que le régime de la responsabilité du chef de l’État est défini par l’article 67 de la Constitution.
Tx.Article 67 de la Constitution :

« Le Président de la République n'est pas responsable des actes accomplis en cette qualité, sous réserve des dispositions des articles 53-2 et 68.

Il ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que faire l'objet d'une action, d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite. Tout délai de prescription ou de forclusion est suspendu.

Les instances et procédures auxquelles il est ainsi fait obstacle peuvent être reprises ou engagées contre lui à l'expiration d'un délai d'un mois suivant la cessation des fonctions
».

Pour concilier le principe d’égalité devant la loi avec la nécessaire protection de la fonction présidentielle, le droit opère une dissociation entre la personne physique du président et la fonction publique qu’il exerce. A cet effet, il distingue deux types d’actes imputables au président en exercice : d’une part, les actes qui sont en lien avec la fonction présidentielle ; d’autre part, les actes qui sont sans lien avec cette fonction. Ces derniers peuvent avoir été accomplis avant le mandat ou pendant le mandat, mais dans cette dernière hypothèse il s’agit des actes imputables à l’individu, et non à la fonction : il ne faut en effet pas oublier que les individus exerçant une fonction étatique n’en cessent pas moins d’être aussi, en même temps, des individus.

Pour résumer, un président de la République en exercice peut soit accomplir des actes comme président (dans l'exercice de ses fonctions de président : par exemple, nommer le Premier ministre, ou décider de dissoudre l'Assemblée nationale, etc.), soit des actes comme individu, c'est-à-dire des actes détachables de la fonction présidentielle : ces actes sont accomplis à l'occasion des fonctions, mais n'ont pas de lien avec elles (actes d'administration de ses biens privés, dommages causés à des tiers, etc.).

Pour les actes sans lien avec les fonctions, le régime de la responsabilité du chef de l’État prévoit que pendant le mandat, le président de la République bénéficie d’une inviolabilité. Il ne peut faire l’objet d'aucune action, acte d'information, d'instruction ou de poursuite devant un juge quelconque (civil, pénal ou administratif). En revanche, après la fin du mandat, les juridictions de droit commun compétentes peuvent entamer les procédures adéquates, ou les reprendre si elles ont été interrompues par l’exercice du mandat, un mois après la cessation des fonctions.

Pour les actes en lien avec les fonctions, l’article 67 de la Constitution prévoit une très large irresponsabilité (politique, pénale, civile et administrative) qui, sous réserve des dispositions des articles 53-2 (mise en cause devant la Cour pénale internationale) et 68 de la Constitution (manquement aux devoirs manifestement incompatible avec l’exercice du mandat), protège le président pendant et même après la fin de son mandat. Ces dispositions ont pour objet de ne pas entraver l’indépendance du mandat détenu par le chef de l’État.

Ce régime de responsabilité très largement dérogatoire au droit commun, qui distingue d’une part les actes en lien avec les fonctions et ceux qui en sont détachables, et d’autre part la situation du président en exercice et celle de l’ancien président, révèle que l’immunité et l’inviolabilité présidentielles organisées par le droit ont pour unique objet de protéger le mandat, c’est-à-dire la fonction publique, la présidence de la République. Pour reprendre les termes du rapport de la commission Avril (2002), cette protection est fonctionnelle (elle protège la fonction) et non personnelle (elle n’a pas vocation à protéger la personne). En élargissant la focale, on pourrait dire qu'elle a pour objet la protection de l’État, siège permanent du pouvoir politique, et non des individus qui, temporairement, l’incarnent, le représentent et le font agir.

Si le régime de la responsabilité du chef de l’État illustre parfaitement le phénomène de l’institutionnalisation, de l’abstraction du pouvoir, il met également en exergue les difficultés qui peuvent résulter de ce phénomène de dissociation. Car par-delà la fiction de l’institutionnalisation, il n’est parfois pas aisé de faire une distinction franche entre le « public » et le « privé », ainsi que l’avaient révélé les interrogations autour du divorce de M. Sarkozy, alors chef de l’État, en 2007.

Rq.Dans l’hypothèse où il n’y aurait pas eu entre M. Sarkozy et son épouse de divorce par consentement mutuel, un juge aurait dû intervenir pour prononcer le divorce et ses conditions, ce qui, pour certains constitutionnalistes, aurait pu soulever des difficultés au regard du régime de responsabilité défini par l’article 67 de la Constitution.



La conséquence de l’institutionnalisation du pouvoir, outre qu’elle conduit à la dépersonnalisation de son exercice, est qu’elle va permettre la permanence de l’État et de l’exercice de sa puissance, quelles que soient les mutations dont cette puissance peut être l’objet. Cela s’explique par le fait que l’État, personne abstraite siège du pouvoir, a une existence propre, distincte de celles des individus, personne physiques, qui exercent le pouvoir en son nom. Si les individus sont mortels et disparaissent, l’État quant à lui leur survit, ce qui permet la continuité du pouvoir, sans les interruptions auxquelles serait soumis son exercice s’il n’était pas dépersonnalisé.
Sous la monarchie française d’Ancien régime, la continuité de l’État et de l’exercice du pouvoir était illustrée par la formule prononcée lors de la mort du roi : « le Roi est mort, vive le Roi ! ». Cela signifiait tout simplement que la finitude du corps royal (qui est mortel) ne rejaillissait pas sur la permanence de l'État, qui lui est « immortel ». A travers cette continuité de l’État, c’était aussi la continuité de l’exercice du pouvoir qui était maintenue, et donc l’ordre assuré.

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Pendant la Seconde guerre mondiale, la France a connu deux gouvernements, qui ont prétendu exercer le pouvoir en même temps : le Gouvernement de Vichy (l’État français, fondé sur la loi constitutionnelle du 10 juillet 1940 et dirigé par le maréchal Pétain), et la « France libre » initialement basée en Angleterre, sous l’égide de Charles de Gaulle.

L'existence du régime de Vichy devait être juridiquement niée par les vainqueurs du conflit. Après le débarquement de juin 1944 qui permit aux Alliés de libérer une partie du territoire français, le Gouvernement provisoire de la République française, dirigé par de Gaulle, promulguait l'ordonnance du 9 août 1944, portant rétablissement de la légalité républicaine, dont un extrait suit.

Article 1 : « La forme du gouvernement de la France est et demeure la République. En droit, celle-ci n'a pas cessé d'exister ».

Article 2 : « Sont, en conséquence, nuls et de nul effet tous les actes constitutionnels, législatifs ou réglementaires [...] promulgués sur le territoire continental postérieurement au 16 juin 1940 et jusqu'au rétablissement du gouvernement provisoire de la République française [...] ».

Article 3 : « Est expressément constatée la nullité des actes suivants : L'acte dit "loi constitutionnelle du 10 juillet 1940" ; Tous les actes dits : "actes constitutionnels" ; [...] Tous ceux qui établissent ou appliquent une discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif ».

Ce texte soulève de nombreux problèmes juridiques qui ne seront pas évoqués ; seule nous occupera ici la question de la politique du Gouvernement de Vichy à l'égard des Juifs.

Le régime de Vichy est discriminatoire dès 1940 (cf. ci-dessous la « loi » du 3 octobre 1940 portant statut des juifs).

Loi du 3 octobre 1940 portant statut des juifs.


Il a collaboré avec l'Allemagne nazie dans sa politique d'extermination des Juifs en procédant à l'arrestation, à l'internement et, au total, à la déportation de 76 000 personnes, dont 11 000 enfants. Seules 3 000 d'entre elles sont revenues.

Loi sur les ressortissants étrangers de race juive



En 2008, les juridictions administratives françaises ont été saisies par la fille d’un déporté, d'une demande d'indemnisation du préjudice causé par l'arrestation, la déportation et la mort dans le camp d'Auschwitz de son père. Le Conseil d’État, saisi de l’affaire pour émettre un avis, a dû trancher la question suivante : peut-on juridiquement admettre l’engagement de la responsabilité de l’État du fait de la déportation de personnes victimes de persécutions antisémites durant la seconde guerre mondiale ? L’un des aspects du problème concernait l’imputabilité du préjudice, dont les faits générateurs étaient anciens et à l’initiative des organes d’un régime dont l’existence avait été juridiquement niée et les actes annulés par l’ordonnance du 9 août 1944 précitée (l’annulation implique une disparition rétroactive, c’est-à-dire pour le futur mais aussi pour le passé).

Dans son avis contentieux du 16 février 2009, Mme Hoffmann-Glemane (dont on trouvera un extrait ci-après), le Conseil d'État précise que le Gouvernement de Vichy n'était pas légal, qu'il était une autorité de pur fait. Il rappelle également l'annulation de tous ses actes par l'ordonnance du 9 août 1944.

Toutefois, d'après le Conseil d'État, « ces dispositions [de l'ordonnance] n'ont pu avoir pour effet de créer un régime d'irresponsabilité de la puissance publique à raison des faits ou agissements commis par les autorités et services de l'État dans l'application de ces actes. Tout au contraire, en sanctionnant l'illégalité manifeste de ces actes qui, en méconnaissance des droits fondamentaux de la personne humaine tels qu'ils sont consacrés par le droit public français, ont établi ou appliqué une telle discrimination, les dispositions de l'ordonnance du 9 août 1944 ont nécessairement admis que les agissements d'une exceptionnelle gravité auxquels ces actes ont donné lieu avaient le caractère d'une faute de nature à engager la responsabilité de l'État ».

Cette affaire constitue (entre autres) une illustration de la portée de l'institutionnalisation du point de vue de la continuité de la puissance publique et de la permanence de l'État. Le Conseil d'État admet en effet, en 2008, soit soixante ans après les faits, l'engagement de la responsabilité de l'État pour des dommages causés par le régime de Vichy, entre 1940 et 1944 « qui, ne résultant pas d'une contrainte directe de l'occupant, ont permis ou facilité la déportation à partir de la France de personnes victimes de persécutions antisémites ». Pour ce faire, comme l'explique le commissaire du gouvernement, Frédéric Lenica, dans cette affaire, il était nécessaire de considérer que « l'autorité de fait dénommée Gouvernement de Vichy » n'était pas « dépourvue de tout lien de continuité avec l'État républicain », de façon à « réintégr[er] dans le chef de la République les dettes nées des agissements de Vichy ». Cette opération ne pouvait être juridiquement justifiée que dans la mesure où ces dommages étaient imputés à l'État qui, par-delà la vie et la mort des gouvernants et des régimes, les transcende par sa permanence.

CE, Avis contentieux du 16 février 2009, Mme Hoffman-Glemane
:

Vu, enregistré au secrétariat du contentieux du Conseil d'État le 22 avril 2008, le jugement par lequel le tribunal administratif de Paris, avant de statuer sur la demande de Mme Madeleine H., tendant à la condamnation solidaire de l'État et de la Société nationale des chemins de fer français à lui verser la somme de 200 000 € en réparation du préjudice subi par son père, M. Joseph K., du fait de son arrestation, de son internement et de sa déportation, et la somme de 80 000 € au titre du préjudice qu'elle a subi, a décidé, par application des dispositions de l'article L. 113-1 du code de justice administrative, de transmettre le dossier de cette demande au Conseil d' Etat, en soumettant à son examen les questions suivantes :

« 1°) Compte tenu notamment,

- d'une part, de l'article 121-2 du code pénal, lequel dispose que : « Les personnes morales, à l'exclusion de l'État, sont responsables pénalement [...] des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants » ;

- d'autre part, de l'imprescriptibilité des actions visant à rechercher la responsabilité civile d'un agent public du fait des dommages résultant de crimes contre l'humanité et, par conséquent, de la possibilité de rechercher sans limite de temps la responsabilité de l'Etat à raison de ces mêmes dommages, dès lors que la faute personnelle dont s'est rendu coupable l'agent ne serait pas dépourvue de tout lien avec le service ;

- enfin, de la combinaison des articles 13 et 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

[...]

Rend l'avis suivant :

L'article L. 113-1 du code de justice administrative dispose que : « Avant de statuer sur une requête soulevant une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges, le tribunal administratif ou la cour administrative d'appel peut, par une décision qui n'est susceptible d'aucuns recours, transmettre le dossier de l'affaire au Conseil d'Etat, qui examine dans un délai de trois mois la question soulevée. Il est sursis à toute décision de fond jusqu'à un avis du Conseil d'Etat ou, à défaut, jusqu'à l'expiration de ce délai ».

Sur le fondement de ces dispositions, le tribunal administratif de Paris a demandé au Conseil d'Etat de donner un avis sur les conditions dans lesquelles la responsabilité de l'Etat peut être engagée du fait de la déportation de personnes victimes de persécutions antisémites durant la seconde guerre mondiale et sur le régime de réparation des dommages qui en ont résulté.

L'article 3 de l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental a expressément constaté la nullité de tous les actes de l'autorité de fait se disant « gouvernement de l'Etat français » qui « établissent ou appliquent une discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif ».

Ces dispositions n'ont pu avoir pour effet de créer un régime d'irresponsabilité de la puissance publique à raison des faits ou agissements commis par les autorités et services de l'Etat dans l'application de ces actes. Tout au contraire, en sanctionnant l'illégalité manifeste de ces actes qui, en méconnaissance des droits fondamentaux de la personne humaine tels qu'ils sont consacrés par le droit public français, ont établi ou appliqué une telle discrimination, les dispositions de l'ordonnance du 9 août 1944 ont nécessairement admis que les agissements d'une exceptionnelle gravité auxquels ces actes ont donné lieu avaient le caractère d'une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat.

Il en résulte que cette responsabilité est engagée en raison des dommages causés par les agissements qui, ne résultant pas d'une contrainte directe de l'occupant, ont permis ou facilité la déportation à partir de la France de personnes victimes de persécutions antisémites. Il en va notamment ainsi des arrestations, internements et convoiements à destination des camps de transit, qui ont été, durant la seconde guerre mondiale, la première étape de la déportation de ces personnes vers des camps dans lesquels la plupart d'entre elles ont été exterminées [...]
».



Sur le plan juridique, l’État est une personne morale de droit public. Que signifie précisément cette expression ?

Df.« Le mot personne, dans la langue juridique, désigne un sujet de droit, c'est-à-dire un être capable d’avoir des droits lui appartenant en propre et des obligations lui incombant. Les mots personne juridique ou personne morale désignent un sujet de droit qui n’est pas en même temps un être humain, une personne physique » (Léon Michoud, La théorie de la personnalité morale et son application au droit français, Paris, LGDJ, 1932).

Dire qu’une personne morale est une personne signifie qu’elle est un sujet de droit. Être un sujet de droit, c’est être le titulaire de droits et le sujet d’obligations. Par exemple, l’État dispose du droit de propriété. Il est, en France, propriétaire des autoroutes, des cathédrales construites avant 1905, de divers bâtiments abritant des services publics (ainsi des palais de justice), mais aussi d’espaces naturels : lacs, cours d’eau, plages, forêts (pour certaines d’entre elles), etc. L’État peut également, comme sujet de droits, signer des contrats, pour réaliser des travaux publics ou pour engager des agents à son service, par exemple.

L’État, en tant que personne, a également des obligations. Par exemple, s’il provoque des dommages, il doit, en principe, les réparer. Nous avons vu plus haut un exemple d’engagement de la responsabilité de l’État du fait de la politique antisémite conduite par le Gouvernement de Vichy.

Lorsqu’une personne juridique est qualifiée de morale, cela signifie simplement qu’elle n’est pas une personne physique. Une personne morale est un être collectif qui a une existence propre, distincte de celle des individus, personnes physiques, qui la composent. De ce fait, ces personnes physiques (organes, institutions) lorsqu’elles agissent et prennent des décisions, le font au nom de la personne morale. Ces agissements et décisions sont donc imputables à cette dernière et peuvent, le cas échéant, engager sa responsabilité. Ainsi, lorsque le chef de l’État décide de ratifier un traité international, cette ratification engage non pas l’individu qui a ratifié, pas plus que l’organe (le président de la République) qui ne dispose pas de la personnalité juridique. Cette ratification engage l’État. C’est pourquoi le traité international continuera de produire des effets juridiques même après la fin du mandat du président qui avait décidé de ratifier, et tant qu’il n’aura pas été dénoncé par les organes habilités.

L’État est enfin une personne morale de droit public.

Rq.Il existe, en droit français, deux grandes catégories de personnes morales : les personnes morales de droit privé (sociétés, associations…), d’une part ; les personnes morales de droit public, d’autre part. Cette deuxième catégorie comprend quatre sous-catégories : l’État, les collectivités territoriales, les établissements publics (universités, hôpitaux…) et enfin les personnes publiques sui generis. V. sur ce point, le cours d’institutions administratives sur l’UNJF.

L’État appartient donc à la catégorie des personnes morales de droit public. Cela signifie qu’il dispose de prérogatives que les juristes qualifient « d’exorbitantes du droit commun » (l’expression « droit commun » désignant le droit civil, qui est le droit communément applicable dans les relations interpersonnelles). Parmi les prérogatives les plus extraordinaires dont dispose l’État (et, de façon plus générale, l’ensemble des personnes publiques), il y a le pouvoir de décision unilatérale, qui lui permet de prendre des décisions qui s’imposent à leurs destinataires, sans le consentement de ces derniers. Au titre de ce pouvoir de décision unilatérale, l’État peut ordonner de faire ou de ne pas faire, il peut exproprier, il peut réquisitionner.

Ex.Ordonner. La contestation de la réforme des retraites au printemps 2023 s’est manifestée (notamment) par des « casserolades ». Au nom de l’État, plusieurs préfets ont pris des arrêtés pour interdire ces « casserolades » qui pouvaient perturber les déplacements du chef de l’État ou de certains membres du Gouvernement. Il a ainsi ordonné de ne pas faire, et les décisions d’interdire les « casserolades » se sont imposées à leurs destinataires, sans que l’État ait eu besoin d’obtenir leur consentement (qu’il n’aurait d’ailleurs pas obtenu : on voit là l’intérêt du pouvoir de décision unilatérale).

Rq.Cela ne signifie pas pour autant que l’ordre public prime toujours sur la liberté (ici de manifestation et d’expression). En cas de litige, c’est-à-dire de contestation de la légalité des arrêtés d’interdiction devant le juge, ce dernier sera là pour vérifier que la mesure d’interdiction ne porte pas une atteinte excessive aux libertés publiques et individuelles.

Ex.Réquisitionner. La réquisition est un procédé qui permet à une autorité administrative de contraindre une personne (publique ou privée) de mettre à sa disposition des biens (mobiliers ou immobiliers) ou du personnel, ou de fournir des prestations, dans le but de satisfaire un intérêt général. Par exemple, au début de la crise sanitaire liée au covid-19, l’État a réquisitionné des masques FFP2 et anti-projections détenus par toute personne morale de droit public ou de droit privé, afin d’assurer l’approvisionnement prioritaire des hôpitaux, des professionnels de santé et des patients (v. le décret n° 2020-190 du 3 mars 2020 relatif aux réquisitions nécessaires dans le cadre de la lutte contre le virus covid-19). Plus récemment, lors de la contestation de la réforme des retraites à l’automne 2022 et pendant l’hiver 2023, l’État a procédé à des réquisitions de personnels de raffineries pétrolières (alors en grève), afin de permettre l’approvisionnement des dépôts de carburant.

Ex.Exproprier. Lorsque l'État décide de construire une route, une autoroute, un aéroport, etc., il peut avoir besoin, eu égard à l'importance en termes d'emprise au sol de ces installations et infrastructures, d'empiéter sur des terrains qui appartiennent à des personnes privées. Dans ce cas, et sans avoir besoin d'obtenir leur consentement, il a le droit (garanti par la Constitution – et plus précisément par l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789) de les exproprier, c'est-à-dire de s'attribuer unilatéralement la propriété des biens appartenant à ces personnes (sous réserve bien entendu d'indemniser justement et préalablement le(s) propriétaire(s) exproprié(s)).

L’État, comme les autres personnes publiques, bénéficie également d’un régime dérogatoire et protecteur pour ses biens qui sont, par exemple, inaliénables et imprescriptibles.
Il faut enfin préciser que si l’État bénéficie de prérogatives communes à l’ensemble des personnes morales de droit public, il constitue toutefois une personne publique spécifique, dans la mesure où il est seul à être souverain.

Section 2. Les éléments de définition de l’État


D’après la doctrine juridique dominante, l’existence d’un État est subordonnée à certaines conditions, qui sont déterminées par le droit international. Ces conditions sont au nombre de trois : une autorité souveraine, s’exerçant sur une population et sur un territoire. Parmi ces trois éléments, parfois qualifiés d’éléments « constitutifs » de l’État par la doctrine, la souveraineté constitue l’attribut essentiel, la caractéristique et le critère ultime de l’État. En effet, d’autres personnes publiques (ainsi des collectivités territoriales) sont habilitées à exercer leur autorité sur une population et sur un territoire. Mais contrairement à celle de l’État, cette autorité n’est pas souveraine.

Dans cette perspective et dans la continuité des travaux d’Olivier Beaud, la population et le territoire ne seront pas présentés ici comme des éléments « constitutifs » de l’État, mais plutôt comme les cadres, humain et géographique, d’exercice de sa puissance souveraine.


Comme l’explique Denis Baranger, « la souveraineté est autre chose qu’une force matérielle, ou un quelconque pouvoir de fait : elle est une puissance de droit » (Le droit constitutionnel, Paris, PUF, coll. QSJ). Plus précisément encore, elle « exprime l’idée d’un pouvoir (ou puissance) de commander que détient un État » (Olivier Beaud, « Souveraineté », in Philippe Raynaud et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 1996). Elle est une « théorie juridique du pouvoir » (ibid.)

Fondamentale en droit constitutionnel en raison de son importance pour la théorie générale de l’État, la notion de souveraineté a subi des évolutions conceptuelles dans le temps. Avant de tenter de la définir avec précision, il convient de présenter brièvement dans quel contexte et dans quel dessein elle a été forgée.


Comme Olivier Beaud l’a démontré dans sa thèse précitée (La puissance de l’État, op. cit.), à laquelle les lignes qui suivent doivent beaucoup, Jean Bodin est l’inventeur de la notion moderne de souveraineté, qui correspond à la souveraineté étatique.

Rq.Les termes « souveraineté » et « souverain » existaient déjà au Moyen-Âge, avant l’apparition des États modernes, mais ils n’avaient pas la même signification qu’aujourd’hui.

En France, la notion de souveraineté a été forgée par des juristes au service du roi – ou, plus exactement, de la monarchie absolue. Elle apparaît donc sous l’Ancien régime, à l’origine comme une un instrument, voire même comme une « arme » conceptuelle, forgée par le roi et ses serviteurs, pour assoir la domination royale d’une part, et l’indépendance du royaume de France de l’autre.

Observons d’abord qu’au Moyen Âge, le pouvoir était dispersé entre plusieurs structures plus ou moins autonomes (seigneuries, villes, communautés de métier…) et qu’il n’était donc pas centralisé. Le pouvoir royal était donc concurrencé à l’intérieur du territoire, principalement par les grandes seigneuries, qui furent progressivement annexées au royaume de France par la voie de la conquête militaire, du mariage, de l’héritage ou de l’achat. A l’intérieur de son territoire, le roi subissait également la concurrence des autorités spirituelles, qui souhaitaient soumettre les autorités temporelles et leurs sujets à leur domination. Enfin, l’indépendance du royaume de France était menacée par les royaumes et Empires voisins – et singulièrement par le Saint Empire romain germanique.

C’est dans ce contexte – évolutif et non statique – que, à la fin du XVIe siècle et sous la plume du juriste français Jean Bodin, le terme souveraineté, alors déjà présent dans la langue française, va subir une mutation profonde.

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Jean Bodin (1529/1530-1596).


L’œuvre majeure de Bodin (Les Six Livres de la République, publiée pour la première fois en 1576) est rédigée dans un contexte de contestation de l’autorité royale pendant les guerres de religion. Après le massacre de la Saint-Barthélemy, certains penseurs politiques de l’époque (les « Monarchomaques », étymologiquement « ceux qui combattent le monarque ») et des protestants revendiquent un droit de résistance pour fonder leur opposition au roi de France.

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Le massacre de la Saint-Barthélemy (août 1572) par François Dubois (fin du XVIe siècle).

Une analyse de l'œuvre peut être consultée ici.

Déclenché à Paris le 24 août 1572, ce massacre de protestants par des catholiques (auquel la cour fut associée) s’est par la suite propagé en province et a fait plusieurs milliers de morts (certaines sources évoquent jusqu’à 30 000 morts).


C’est dans ce contexte de très grand désordre et de contestation de l’autorité royale que naquit le projet de Bodin, dont l’objet était l’affirmation de la puissance de domination royale face à cette situation de guerre civile : il était à ses yeux indispensable qu’au-dessus des partis (religieux) qui se déchiraient alors, une puissance capable de s’imposer à tous émerge afin de rétablir l’ordre. Cette puissance supérieure ne pouvait être que celle du roi, et Jean Bodin devait s’atteler à la conceptualiser.

Les Six Livres de la République furent un immense succès éditorial : l’ouvrage fut réédité à de très nombreuses reprises jusqu’au premier tiers du XVIIe siècle et traduit dans de nombreuses langues. Surtout, il influença la pratique du pouvoir politique de l’époque. C’est pourquoi il est considéré, à juste titre, comme un livre majeur.

Comme l’explique Olivier Beaud dans sa thèse, Jean Bodin qualifie la souveraineté de puissance « absolue et perpétuelle ». Le qualificatif « absolu » désigne « la puissance de donner et casser la loy à tous en général, et a chacun en particulier » (Jean Bodin). Dit autrement, cette puissance absolue qui, selon Bodin, caractérise l’État, est la puissance de faire la loi, la faculté exclusivement reconnue à l’État de produire des normes générales et impersonnelles qui s’imposent à leurs destinataires (les sujets), sans leur consentement : « Le point principal de la majesté souveraine et puissance absolue gît principalement à donner loy aux sujets en général sans leur consentement ». L’unilatéralité apparait ainsi comme la marque spécifique de manifestation de la puissance publique.

La souveraineté est la puissance de commander que détient l’État. Cette puissance présente plusieurs caractéristiques : elle est absolue, inconditionnée, irrésistible et suprême ; elle est enfin indépendante. L’ensemble de ces caractéristiques doit désormais être explicité.

La souveraineté est une puissance absolue. Comme l’écrit Olivier Beaud, elle implique la « monopolisation du droit positif » (La puissance de l’État, op. cit.) et, plus largement, du pouvoir politique. Elle est la puissance exclusive de faire la loi, norme générale et impersonnelle qui s’impose à ses destinataires sans leur consentement. L’absoluité de la puissance souveraine signifie aussi qu’elle est illimitée : comme l’écrit encore Olivier Beaud, le souverain est « omnicompétent », ce qui veut dire que les prérogatives de l’État peuvent s’exercer en tout domaine. C’est l’État qui choisit, discrétionnairement, de considérer que tel ou tel sujet relève de sa compétence et qu’il lui revient, à ce titre, de s’en charger (le maintien de l’ordre, évidemment, mission première et « régalienne » de l’État, mais aussi l’éducation, la lutte contre le dérèglement climatique, le redressement de l’économie dans l’après-covid, la lutte contre le harcèlement scolaire, etc.).
La souveraineté est une puissance inconditionnée. Cela signifie qu’elle s’exerce sans conditions ou plus exactement, qu’elle s’exerce dans les conditions qu’elle a elle-même définies. C’est le souverain qui va lui-même fixer les règles (formelles, procédurales, de fond) auxquelles il consent à se soumettre.

La souveraineté est une puissance irrésistible. L’État a en effet le pouvoir de contraindre ses sujets à lui obéir, en ayant même recours, si besoin, à la force. Max Weber écrivait à ce sujet que l’État détient le monopole de la « violence légitime ». La « force publique », bras armé de l’État, notamment mentionnée à l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de1789, résulte de l’institutionnalisation de la violence physique qui conduit à sa légitimation.

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« La garantie des droits de l'Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ».


La souveraineté est une puissance suprême. Cela signifie que l’État dispose, sur un territoire donné et sur ses sujets, de l’autorité la plus élevée. Cette puissance n’a pas de supérieur, naturellement ; mais elle n’a pas non plus d’égal. L’État est seul à concentrer le pouvoir politique entre ses mains. Il a dû, pour cela, éliminer ses concurrents, au premier rang desquels (en Europe), l’Église. Comme l’avait observé Hobbes (notamment), il s’agissait là d’un concurrent tout à fait redoutable. C’est aussi pourquoi l’accession au statut d’État n’a pu se faire que par l’émancipation des autorités temporelles à l’égard des autorités spirituelles.

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]
« Attendu, en effet, que la puissance spirituelle revendique le droit d'énoncer ce qu'est un péché, elle revendique par conséquent le droit de dire ce qu'est la loi (un péché n'était rien d'autre que la transgression de la loi) ; et, puisque la puissance civile aussi revendique le droit d'énoncer ce qu'est la loi, chaque sujet doit obéir à deux maîtres, dont les commandements devront l'un et l'autre être obéis en tant que loi – ce qui est impossible. En d'autres termes, s'il n'y a qu'un seul royaume, la puissance civile, qui est la puissance de l'État, doit, ou bien être subordonnée à la puissance spirituelle – et alors il n'est de souveraineté que spirituelle ; ou bien, la puissance spirituelle doit être subordonnée à la puissance temporelle, et alors il n'est de suprématie que la suprématie temporelle. Quand ces deux puissances s'opposent l'une à l'autre, l'État ne peut être qu'en grand danger de guerre civile, et de dissolution ».

La souveraineté est enfin une puissance indépendante. Désigner la souveraineté comme puissance indépendante, c’est l’appréhender d’un point de vue extérieur à l’État (inversement, lorsqu’on désigne la souveraineté comme puissance suprême, on se place du point de vue interne à l’État). S’il est nécessaire d’évoquer ces deux aspects de la souveraineté (interne et externe ou internationale), c’est parce que l’État évolue dans la société internationale, qui est composée d’autres États, tous également souverains. Sur le plan juridique, tous les États sont égaux. En conséquence, sur le plan externe, la souveraineté implique l’indépendance de l’État par rapport aux autres États. Aucun État ne peut, juridiquement, imposer sa volonté à un autre : sa souveraineté est bornée par celle des autres États.

Ex.On remarquera, à titre d'exemple, que la pression exercée par la communauté internationale sur l'État d'Israël après le début de la guerre contre le Hamas, afin que cessent les hostilités qui ont conduit au désastre humanitaire de la bande de Gaza, n'ont pour l'instant produit aucun effet concret. Aucun État, ni aucun groupe d'États ne peut, juridiquement, contraindre l'État d'Israël à mettre un terme à son offensive armée consécutive aux attentats du 7 octobre 2023 perpétrés sur son territoire.

Rq.Ces principes sont parfois mis en cause en droit international au nom du « devoir d’ingérence ». L’idée défendue par certains États (occidentaux) est celle du devoir d’intervention dans certaines situations pour assurer la préservation de valeurs « universelles ». La réalité de ce « devoir » est évidemment aussi contestée au nom, justement, de la souveraineté de l’État.

Comme l’écrivait Jellinek, « dominer souverainement est le critère qui distingue le pouvoir de l’État de tout autre pouvoir » (L’État moderne et son droit). Cette domination s’exerce sur une communauté d’hommes (les sujets de l’État), fixée sur un territoire.

Comme l’explique Olivier Beaud dans sa thèse, la souveraineté s’exerce sur une population, qui constitue, selon ses termes, la « projection personnelle » de la souveraineté et sur un territoire, qui en constitue la « projection spatiale » (La puissance de l’État, op. cit.).


Un État est avant tout une collectivité humaine. A ce titre, la population est le sujet de la souveraineté. Elle désigne l’ensemble des individus sur lesquels l’État va exercer sa puissance de domination. La population comprend d’abord les « nationaux », c’est-à-dire les individus qui ont la nationalité de l’État ; mais elle comprend aussi les « étrangers » (i. e. les non-nationaux) qui, de façon passagère ou durable, se trouvent sur le territoire de l’État.


Le territoire désigne « l’espace sur lequel le pouvoir de l’État peut déployer son activité spécifique, son activité de puissance souveraine » (Jellinek, L’État moderne et son droit, op. cit.). « Une communauté nationale, écrivait quant à lui Raymond Carré de Malberg, n’est apte à former un État qu’autant qu’elle possède une surface de sol sur laquelle elle puisse s’affirmer comme maîtresse d’elle-même et indépendante, c'est-à-dire qu’elle puisse à la fois imposer sa propre puissance et repousser l’intervention de toute puissance étrangère. L’État a essentiellement besoin d’avoir un territoire à soi, parce que telle est la condition même de toute puissance étatique » (Contribution à la théorie générale de l’État, Paris, Sirey, 1922). Si l’État n’a plus de territoire, il disparaît.

La notion de territoire peut être appréhendée de plusieurs façons (notamment géographique : elle désigne alors une étendue de terre). Dans un cours de droit, il convient de l’appréhender dans sa dimension juridique. Cette dimension juridique est double.

Le territoire peut d’abord être conçu comme une chose, un objet, dont l’État est propriétaire. Il peut à ce titre exploiter ce territoire et les ressources dont il dispose voire, dans certaines conditions, s’en séparer. Cette propriété étatique n’est pas exclusive puisque si une partie du territoire national lui appartient, d’autres personnes (publiques : des collectivités territoriales, des établissements publics) ou privées (personnes physiques ou morales) sont propriétaires de ce même territoire. En revanche – et cela permet de faire la transition avec la deuxième façon de concevoir le territoire en droit – les propriétés publiques non-étatiques comme les propriétés privées ne sont pas soustraites à la domination étatique. La puissance de l’État s’exerce en effet sur l’ensemble du territoire national, sans exception. Dans cette seconde dimension, le territoire n’est plus conçu comme une chose mais comme un espace, comme le cadre du déploiement de la puissance de domination de l’État.

Quel que soit la façon de l’appréhender (territoire-objet ou territoire-espace), le territoire de l’État est délimité par des frontières. Le droit international public en définit la consistance : territoire terrestre, composé du sol et du sous-sol, ainsi que des eaux et voies d’eau (lacs, fleuves, rivières) ; espace maritime (pour les États non enclavés comme la Suisse ou le Luxembourg), composé des eaux intérieures et de la mer territoriale ; espace aérien, qui surplombe le territoire terrestre et l’espace maritime.

Sy.Une fois présentés brièvement ses éléments constitutifs, il convient désormais d’évoquer les différentes formes que peut prendre l’État.
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