Section 1. Qu’est-ce que le droit constitutionnel ?
Le droit constitutionnel est le droit du pouvoir politique. Ce droit est partiellement déterminé par des normes constitutionnelles.
§1. Le pouvoir politique
Pour présenter l’objet du droit constitutionnel, il est possible de commencer par exposer un certain nombre de constats, ou états de fait :
Le premier constat est que les hommes ne vivent jamais seuls. Ils vivent toujours en société, à plusieurs. Comme l’expliquait Aristote (384-322 avant J.-C.), philosophe de l’antiquité grecque, l’homme est un animal « politique », c'est-à-dire, étymologiquement, un animal sociable, qui vit dans la « polis », la cité.
En savoir plus
Platon est représenté à gauche, Aristote à droite.
Le deuxième constat est que les hommes, dès lors qu’ils ont été réunis en sociétés, ont toujours eu besoin de chefs, de gouvernants, c’est-à-dire de personnes chargées principalement de maintenir l’ordre et la paix sociale, au moyen d’un pouvoir spécifique, qu’on appelle « le pouvoir politique ».
Df.Le terme pouvoir trouve son origine dans le latin potestas, qui signifie la capacité d’agir. Comme l’expliquent Armel Le Divellec et Michel de Villiers, « appliqué à la matière politique, le pouvoir est un phénomène de commandement et d’obéissance, faisant naître une relation inégalitaire (asymétrique) entre gouvernants et gouvernés. Il peut être analysé sur trois plans, étroitement complémentaires mais d’inégale importance selon les régimes : la force (ou capacité de contrainte), le droit (la soumission de la force au droit est une bonne façon de définir l’État de droit), et la légitimité qui introduit la notion de consentement dans le pouvoir » (Dictionnaire du droit constitutionnel, Paris, Sirey).
Le pouvoir politique présente cette spécificité qu’il domine tous les autres pouvoirs que l’on peut rencontrer dans les sociétés humaines (pouvoir du « chef » de famille, du chef d’entreprise, du supérieur hiérarchique, des autorités spirituelles…).
Ce pouvoir politique a pour objet premier le maintien de l’ordre, qui permet la préservation de la sécurité de chacun des membres du corps social. Cette mission de maintien de l’ordre compte, encore aujourd’hui, parmi les missions fondamentales du pouvoir politique. Elle n’est naturellement pas la seule, ces missions s’étant très largement diversifiées, notamment depuis l’avènement de « l’État providence ».
En savoir plus
Thomas Hobbes (1588-1679), Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, 1651.
[1e partie : De l'homme, chapitre XIII] :
« La nature a fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et de l'esprit, que, bien qu'on puisse parfois trouver un homme manifestement plus fort, corporellement, ou d'un esprit plus prompt qu'un autre, néanmoins, tout bien considéré, la différence d'un homme à un autre n'est pas si considérable qu'un homme puisse de ce chef réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui. En effet, pour ce qui est de la force corporelle, l'homme le plus faible en a assez pour tuer l'homme le plus fort, soit par une machination secrète, soit en s'alliant à d'autres qui courent le même danger que lui [...].
De cette égalité des aptitudes découle une égalité dans l'espoir d'atteindre nos fins. C'est pourquoi, si deux hommes désirent la même chose alors qu'il n'est pas possible qu'ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis : et dans leur poursuite de cette fin (qui est, principalement, leur propre conservation, mais parfois seulement leur agrément), chacun s'efforce de détruire ou de dominer l'autre [...].
Du fait de cette défiance de l'un à l'égard de l'autre, il n'existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit aussi raisonnable que le fait de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou par la ruse, de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est possible, jusqu'à ce qu'il n'aperçoive plus d'autre puissance assez forte pour le mettre en danger. Il n'y a rien là de plus que n'en exige la conservation de soi-même [...]. Également, du fait qu'il existe quelques hommes qui, prenant plaisir à contempler leur propre puissance à l'œuvre dans les conquêtes, poursuivent celles-ci plus loin que leur sécurité ne le requiert, les autres, qui autrement se fussent contentés de vivre tranquilles à l'intérieur de limites modestes, ne pourraient pas subsister longtemps s'ils n'accroissaient leur puissance par l'agression et s'ils restaient simplement sur la défensive [...]. Également, du fait qu'il existe quelques hommes qui, prenant plaisir à contempler leur propre puissance à l'œuvre dans les conquêtes, poursuivent celles-ci plus loin que leur sécurité ne le requiert, les autres, qui autrement se fussent contentés de vivre tranquilles à l'intérieur de limites modestes, ne pourraient pas subsister longtemps s'ils n'accroissaient leur puissance par l'agression et s'ils restaient simplement sur la défensive [...].
Il apparaît clairement par là qu'aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun [...]. La vie de l'homme est alors solitaire, besogneuse, pénible, quasi-animale, et brève.
[...] Cette guerre de chacun contre chacun a une autre conséquence : à savoir, que rien ne peut être injuste. Les notions de légitime et d'illégitime, de justice et d'injustice, n'ont pas ici leur place. Là où il n'est pas de pouvoir commun, il n'est pas de loi ; là où il n'est pas de loi, il n'est pas d'injustice [...]. Justice et injustice ne sont en rien des facultés du corps ou de l'esprit. Si elles l'étaient, elles pourraient appartenir à un homme qui serait seul au monde, aussi bien que ses sensations et ses passions. Ce sont des qualités relatives à l'homme en société et non à l'homme solitaire [...]. »
John Locke (1632-1704), Deuxième traité du gouvernement civil (1690)
« Si l'homme est aussi libre qu'on l'a dit dans l'état de nature, s'il est le maître absolu de sa personne et de ses biens, sans le céder en rien aux plus grands, s'il n'est le sujet de personne, pourquoi renoncerait-il à sa liberté ? [...] La réponse est évidente : même s'il possède tant de droits dans l'état de nature, il n'en a qu'une jouissance très précaire et constamment exposée aux empiètements d'autrui [...]. Cela le dispose à quitter cette condition, de liberté, certes, mais pleine de terreurs et de continuels dangers [...].
La fin capitale et principale, en vue de laquelle les hommes s'associent dans des républiques et se soumettent à des gouvernements, c'est la conservation de leur propriété. Dans l'état de nature, plusieurs conditions font défaut.
Premièrement, il manque une loi établie, fixée, connue, qu'un consentement général accepte et reconnaisse comme le critère du bien et du mal et comme la mesure commune pour statuer sur tous les différends. Bien que le droit naturel soit clair et intelligible pour toutes les créatures raisonnables, le parti-pris de l'intérêt et l'ignorance qui résulte du manque d'étude empêchent les hommes de lui reconnaître la valeur d'une loi qu'ils seraient obligés d'appliquer dans le détail de leurs affaires.
Deuxièmement, dans l'état de nature, il manque un juge connu de tous et impartial, qui soit compétent pour statuer sur tous les différends selon la loi établie. Dans cet état, chacun est à la fois le juge et le bourreau de l'état de la nature et, comme les gens font preuve de partialité vis-à-vis d'eux-mêmes, la passion et la vengeance risquent fort de les entraîner à trop d'excès et d'emportement dans les affaires où ils sont eux-mêmes parties, tout comme la négligence et l'indifférence risquent de trop affaiblir leur zèle dans les procès d'autrui.
Troisièmement, dans l'état de nature, la puissance manque souvent à l'appui de la décision, pour l'imposer quand elle est juste et la mettre à exécution comme il se doit [...].
Ainsi, malgré tous les privilèges de l'état de nature, l'humanité n'y jouit que d'une condition mauvaise, tant qu'elle y demeure, et elle est vite poussée à entrer en société [...].
Si les hommes qui s'associent abandonnent l'égalité, la liberté et le pouvoir exécutif, qu'ils avaient dans l'état de nature, aux mains de la société, pour que le pouvoir législatif en dispose selon que le bien social l'exigera, chacun agit de la sorte à seule fin de mieux protéger sa liberté et sa propriété, car on ne saurait prêter à une créature raisonnable l'intention de changer d'état pour être plus mal; il ne faut donc jamais présumer que le pouvoir de la société, ou pouvoir législatif, qu'ils ont institué, s'étende au-delà du bien commun [...]. Tout [...] ne doit tendre à aucune autre fin, que la paix, la sûreté et le bien public du peuple. »
Pour résumer ces premiers et très brefs éléments d’explication sur le pouvoir politique, il n’y a pas de société, pas de groupe social sans pouvoir politique, ni hier, ni aujourd’hui.
Il convient désormais de répondre à la question suivante : qui exerce ce pouvoir politique, si indispensable aux communautés humaines ? Qui détient ce que l’on appelle la « puissance publique » ?
§2. L’État, détenteur du pouvoir politique
Le pouvoir politique existe même dans les sociétés les plus primaires. Du chef de tribu en passant par les « cités » de la Grèce antique (dont le Gouvernement pouvait être monarchique ou démocratique) jusqu’aux États contemporains, il y a toujours eu, dans les sociétés humaines, ceux qui gouvernent et ceux qui obéissent, autrement dit, des gouvernants et des gouvernés.
Si, aujourd’hui, dans l’immense majorité des sociétés humaines, le pouvoir politique s’incarne, est exercé par des États, tel ne fut pas toujours le cas. Les Grecs, dans l’Antiquité, ne parvenaient pas à penser le titulaire du pouvoir comme un être non réductible aux personnes physiques qui le composent. La « polis » était alors conçue comme une communauté de citoyens, et non comme une entité abstraite les dépassant.
La notion contemporaine d’État émerge entre la fin du Moyen Âge et le XVIIIe siècle (v. sur ce point la leçon 2, qui est consacrée à l’État). En France (notamment), ce sont les juristes au service de la monarchie qui vont progressivement penser et construire la notion d’État, à travers l’émergence de deux notions fondamentales : celle d’institutionnalisation du pouvoir, qui permet de distinguer le titulaire d’une fonction de la fonction elle-même ; et, bien entendu, la notion de souveraineté, qui est intrinsèquement liée à l’État.
Ce sont donc aujourd’hui les États qui détiennent, qui exercent le pouvoir politique. Comment fonctionnent ces États ? Comment sont-ils organisés ? Comment le pouvoir politique est-il exercé ? Il n’y a évidemment pas de réponse unique à cette question, les disparités étant importantes dans ce domaine. Mais, où que l’on soit dans le monde (et ce depuis l’apparition des États modernes), il existe des règles qui définissent l’organisation et le fonctionnement des États. Ces règles sont des règles de droit et ces règles de droit, la plupart du temps, sont fixées par ce que l’on appelle une constitution.
§3. Constitution et droit constitutionnel
Qu’est-ce qu’une constitution ? Il sera répondu à cette question dans le cadre de la leçon consacrée à la notion de constitution. Mais, afin d’expliciter l’objet de ce cours, il est indispensable d’esquisser quelques éléments de définition de la constitution dès l’introduction.
Df.La constitution peut, à ce stade, être définie comme un ensemble de normes, écrites et non écrites, qui commandent l’organisation et le fonctionnement du pouvoir politique et de l’État. On en vient ici à l’objet de notre cours, qui est un cours de droit constitutionnel.
Qu’est-ce que le droit constitutionnel ?
Df.Le droit constitutionnel désigne un ensemble de normes, de règles de droit, qui déterminent l’organisation et le fonctionnement de l’État. L’État exerçant le pouvoir politique, le droit constitutionnel est le droit du pouvoir politique.
Parfois, et par abus de langage, on confond droit constitutionnel et science du droit constitutionnel. En effet, l’expression « droit constitutionnel » peut être utilisée pour désigner soit l’ensemble des normes qui forment le droit de la constitution, soit la science, la discipline qui a pour objet d’étude cet ensemble de normes. De ce point de vue-là, qui ne sera pas étudié dans le cadre de ce cours, le droit constitutionnel « est, comme l’écrivait Marcel Prélot, la science des règles juridiques selon lesquelles s’établit, s’exerce et se transmet le pouvoir politique ».
On pourrait également s’interroger sur les raisons d’être de ce droit. Elles sont simples à énoncer. D’une part, pour que l’État fonctionne correctement, il faut bien que des règles de droit déterminent son organisation et son fonctionnement. L’existence de ces règles apparaît donc comme une condition de l’efficacité de l’action étatique ; elle est aussi un moyen de protéger et de préserver le pouvoir politique, notamment en établissant la continuité de l’exercice de ce pouvoir à travers la continuité de l’État. Les normes constitutionnelles ont ainsi été conçues, d’abord, pour servir l’intérêt du détenteur de la puissance publique (aujourd’hui l’État).
D’autre part, l’existence du droit constitutionnel s’explique par la volonté de limiter, de modérer la puissance de l’État. Sans règles de droit, l’exercice du pouvoir dépendrait de la volonté discrétionnaire des gouvernants, ce qui présenterait des risques très importants pour la liberté. Dans cette perspective, le droit constitutionnel va opérer une conciliation entre l’exigence d’ordre (indispensable à toute communauté humaine) et la liberté des individus qui composent cette communauté. L’ordre sera maintenu grâce au pouvoir de domination que détiennent l’État et ses institutions ; les libertés seront assurées par la modération du pouvoir de l’État. Les normes constitutionnelles servent ainsi et également l’intérêt des individus.
§4. La distinction classique entre définition matérielle et définition formelle de la constitution
La doctrine constitutionnaliste distingue habituellement entre deux définitions du droit constitutionnel et de la constitution. D’une part, une définition matérielle et d’autre part, une définition formelle.
La définition matérielle de la constitution prend en compte l’objet du droit constitutionnel. D’un point de vue matériel, le droit constitutionnel désigne l’ensemble des normes qui commandent l’organisation et le fonctionnement de l’État et des institutions politiques. Il s’agit par exemple des règles de désignation des gouvernants, de celles qui définissent leur statut, ou encore de celles relatives à l’étendue de leurs prérogatives. La définition matérielle de la constitution et du droit constitutionnel met l’accent sur le contenu, sur les « matières » auxquelles s’appliquent les normes constitutionnelles.
D’un point de vue formel, la constitution désigne l’ensemble des normes inscrites dans un document unique, intitulé « constitution », ou encore « Loi fondamentale », parfois « Charte », etc. La valeur de ces normes de droit constitutionnel est supérieure à celle de toutes les autres normes au sein d’un même ordre juridique (l’ordre étatique). La définition formelle de la constitution met l’accent sur la forme que revêtent les normes de droit constitutionnel.
Les deux définitions matérielle et formelle coïncident, mais elles ne se recoupent pas toujours entièrement.
On peut trouver, dans une constitution formelle, des normes qui ne sont pas matériellement constitutionnelles, c'est-à-dire qui n’ont pas pour objet l’organisation ou le fonctionnement de l’État et du pouvoir politique. Dans cette hypothèse, la norme sera constitutionnelle par sa forme, mais pas par son objet. On dispose d'un exemple récent en droit français, avec la constitutionnalisation, en mars 2024, de la liberté de recourir à l'avortement. Depuis la loi Veil du 17 janvier 1975, l'interruption volontaire de grossesse était dépénalisée et ouverte à toute femme enceinte en France. Mais ce droit n'était garanti que par la loi. La loi constitutionnelle n° 2024-200 du 8 mars 2024 relative à la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse a inséré, dans la Constitution du 4 octobre 1958, un alinéa 17 à l'article 34, aux termes duquel : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s'exerce la liberté garantie à la femme d'avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. ». Cela signifie que désormais, la liberté d'avoir recours à l'IVG est garantie, c'est-à-dire protégée, par la constitution. Cette liberté n'a pas pour objet l'organisation ou le fonctionnement de l'État (sauf bien entendu à considérer que le pouvoir politique doit garantir la liberté pour les femmes d'avorter).
Rq.Cette réforme constitutionnelle s'inscrit dans le contexte d’une remise en cause du droit fédéral à l’avortement aux États-Unis, résultant d’une décision de la Cour suprême américaine du 24 juin 2022 qui opère un revirement de jurisprudence par rapport à un précédent arrêt du 22 juin 1973, Roe v. Wade. En juin 2022, la Cour suprême a jugé que le droit à l’avortement n’était plus reconnu au niveau fédéral et qu’il reviendrait, désormais, aux États fédérés d’en décider le principe et le cas échéant les conditions d’exercice (v. l’analyse du professeur Wanda Mastor, « Remise en cause par la Cour suprême des États-Unis du droit à l'avortement. Analyse et perspectives », Blog du Club des juristes, juin 2022.
Inversement, il existe des règles matériellement constitutionnelles, c’est-à-dire des règles qui ont un objet, un contenu constitutionnel, dans le sens où elles concernent le fonctionnement, l’organisation de l’État ou du pouvoir politique, mais qui ne figurent pourtant pas dans la constitution (au sens formel) : on peut citer, à titre d’exemple, les règles relatives à l’élection des députés et des sénateurs en France, qui sont inscrites dans la loi.
Ces réflexions nous conduisent naturellement à nous interroger sur les « sources » du droit constitutionnel.