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Introduction : Objet(s) et spécificité du droit et de la science du droit constitutionnels. Le droit constitutionnel comme droit politique


Section 1. Qu’est-ce que le droit constitutionnel ?


Le droit constitutionnel est le droit du pouvoir politique. Ce droit est partiellement déterminé par des normes constitutionnelles.



Pour présenter l’objet du droit constitutionnel, il est possible de commencer par exposer un certain nombre de constats, ou états de fait :

Le premier constat est que les hommes ne vivent jamais seuls. Ils vivent toujours en société, à plusieurs. Comme l’expliquait Aristote (384-322 avant J.-C.), philosophe de l’antiquité grecque, l’homme est un animal « politique », c'est-à-dire, étymologiquement, un animal sociable, qui vit dans la « polis », la cité.

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Platon est représenté à gauche, Aristote à droite.


Le deuxième constat est que les hommes, dès lors qu’ils ont été réunis en sociétés, ont toujours eu besoin de chefs, de gouvernants, c’est-à-dire de personnes chargées principalement de maintenir l’ordre et la paix sociale, au moyen d’un pouvoir spécifique, qu’on appelle « le pouvoir politique ».

Df.Le terme pouvoir trouve son origine dans le latin potestas, qui signifie la capacité d’agir. Comme l’expliquent Armel Le Divellec et Michel de Villiers, « appliqué à la matière politique, le pouvoir est un phénomène de commandement et d’obéissance, faisant naître une relation inégalitaire (asymétrique) entre gouvernants et gouvernés. Il peut être analysé sur trois plans, étroitement complémentaires mais d’inégale importance selon les régimes : la force (ou capacité de contrainte), le droit (la soumission de la force au droit est une bonne façon de définir l’État de droit), et la légitimité qui introduit la notion de consentement dans le pouvoir » (Dictionnaire du droit constitutionnel, Paris, Sirey).

Le pouvoir politique présente cette spécificité qu’il domine tous les autres pouvoirs que l’on peut rencontrer dans les sociétés humaines (pouvoir du « chef » de famille, du chef d’entreprise, du supérieur hiérarchique, des autorités spirituelles…).

Ce pouvoir politique a pour objet premier le maintien de l’ordre, qui permet la préservation de la sécurité de chacun des membres du corps social. Cette mission de maintien de l’ordre compte, encore aujourd’hui, parmi les missions fondamentales du pouvoir politique. Elle n’est naturellement pas la seule, ces missions s’étant très largement diversifiées, notamment depuis l’avènement de « l’État providence ».

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Thomas Hobbes (1588-1679), Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, 1651.




[1e partie : De l'homme, chapitre XIII] :

« La nature a fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et de l'esprit, que, bien qu'on puisse parfois trouver un homme manifestement plus fort, corporellement, ou d'un esprit plus prompt qu'un autre, néanmoins, tout bien considéré, la différence d'un homme à un autre n'est pas si considérable qu'un homme puisse de ce chef réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui. En effet, pour ce qui est de la force corporelle, l'homme le plus faible en a assez pour tuer l'homme le plus fort, soit par une machination secrète, soit en s'alliant à d'autres qui courent le même danger que lui [...].

De cette égalité des aptitudes découle une égalité dans l'espoir d'atteindre nos fins. C'est pourquoi, si deux hommes désirent la même chose alors qu'il n'est pas possible qu'ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis : et dans leur poursuite de cette fin (qui est, principalement, leur propre conservation, mais parfois seulement leur agrément), chacun s'efforce de détruire ou de dominer l'autre [...].

Du fait de cette défiance de l'un à l'égard de l'autre, il n'existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit aussi raisonnable que le fait de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou par la ruse, de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est possible, jusqu'à ce qu'il n'aperçoive plus d'autre puissance assez forte pour le mettre en danger. Il n'y a rien là de plus que n'en exige la conservation de soi-même [...]. Également, du fait qu'il existe quelques hommes qui, prenant plaisir à contempler leur propre puissance à l'œuvre dans les conquêtes, poursuivent celles-ci plus loin que leur sécurité ne le requiert, les autres, qui autrement se fussent contentés de vivre tranquilles à l'intérieur de limites modestes, ne pourraient pas subsister longtemps s'ils n'accroissaient leur puissance par l'agression et s'ils restaient simplement sur la défensive [...]. Également, du fait qu'il existe quelques hommes qui, prenant plaisir à contempler leur propre puissance à l'œuvre dans les conquêtes, poursuivent celles-ci plus loin que leur sécurité ne le requiert, les autres, qui autrement se fussent contentés de vivre tranquilles à l'intérieur de limites modestes, ne pourraient pas subsister longtemps s'ils n'accroissaient leur puissance par l'agression et s'ils restaient simplement sur la défensive [...].

Il apparaît clairement par là qu'aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun [...]. La vie de l'homme est alors solitaire, besogneuse, pénible, quasi-animale, et brève.

[...] Cette guerre de chacun contre chacun a une autre conséquence : à savoir, que rien ne peut être injuste. Les notions de légitime et d'illégitime, de justice et d'injustice, n'ont pas ici leur place. Là où il n'est pas de pouvoir commun, il n'est pas de loi ; là où il n'est pas de loi, il n'est pas d'injustice [...]. Justice et injustice ne sont en rien des facultés du corps ou de l'esprit. Si elles l'étaient, elles pourraient appartenir à un homme qui serait seul au monde, aussi bien que ses sensations et ses passions. Ce sont des qualités relatives à l'homme en société et non à l'homme solitaire [...].
»

John Locke (1632-1704), Deuxième traité du gouvernement civil (1690)



« Si l'homme est aussi libre qu'on l'a dit dans l'état de nature, s'il est le maître absolu de sa personne et de ses biens, sans le céder en rien aux plus grands, s'il n'est le sujet de personne, pourquoi renoncerait-il à sa liberté ? [...] La réponse est évidente : même s'il possède tant de droits dans l'état de nature, il n'en a qu'une jouissance très précaire et constamment exposée aux empiètements d'autrui [...]. Cela le dispose à quitter cette condition, de liberté, certes, mais pleine de terreurs et de continuels dangers [...].

La fin capitale et principale, en vue de laquelle les hommes s'associent dans des républiques et se soumettent à des gouvernements, c'est la conservation de leur propriété. Dans l'état de nature, plusieurs conditions font défaut.

Premièrement, il manque une loi établie, fixée, connue, qu'un consentement général accepte et reconnaisse comme le critère du bien et du mal et comme la mesure commune pour statuer sur tous les différends. Bien que le droit naturel soit clair et intelligible pour toutes les créatures raisonnables, le parti-pris de l'intérêt et l'ignorance qui résulte du manque d'étude empêchent les hommes de lui reconnaître la valeur d'une loi qu'ils seraient obligés d'appliquer dans le détail de leurs affaires.

Deuxièmement, dans l'état de nature, il manque un juge connu de tous et impartial, qui soit compétent pour statuer sur tous les différends selon la loi établie. Dans cet état, chacun est à la fois le juge et le bourreau de l'état de la nature et, comme les gens font preuve de partialité vis-à-vis d'eux-mêmes, la passion et la vengeance risquent fort de les entraîner à trop d'excès et d'emportement dans les affaires où ils sont eux-mêmes parties, tout comme la négligence et l'indifférence risquent de trop affaiblir leur zèle dans les procès d'autrui.

Troisièmement, dans l'état de nature, la puissance manque souvent à l'appui de la décision, pour l'imposer quand elle est juste et la mettre à exécution comme il se doit [...].

Ainsi, malgré tous les privilèges de l'état de nature, l'humanité n'y jouit que d'une condition mauvaise, tant qu'elle y demeure, et elle est vite poussée à entrer en société [...].

Si les hommes qui s'associent abandonnent l'égalité, la liberté et le pouvoir exécutif, qu'ils avaient dans l'état de nature, aux mains de la société, pour que le pouvoir législatif en dispose selon que le bien social l'exigera, chacun agit de la sorte à seule fin de mieux protéger sa liberté et sa propriété, car on ne saurait prêter à une créature raisonnable l'intention de changer d'état pour être plus mal; il ne faut donc jamais présumer que le pouvoir de la société, ou pouvoir législatif, qu'ils ont institué, s'étende au-delà du bien commun [...]. Tout [...] ne doit tendre à aucune autre fin, que la paix, la sûreté et le bien public du peuple.
»


Pour résumer ces premiers et très brefs éléments d’explication sur le pouvoir politique, il n’y a pas de société, pas de groupe social sans pouvoir politique, ni hier, ni aujourd’hui.

Il convient désormais de répondre à la question suivante : qui exerce ce pouvoir politique, si indispensable aux communautés humaines ? Qui détient ce que l’on appelle la « puissance publique » ?


Le pouvoir politique existe même dans les sociétés les plus primaires. Du chef de tribu en passant par les « cités » de la Grèce antique (dont le Gouvernement pouvait être monarchique ou démocratique) jusqu’aux États contemporains, il y a toujours eu, dans les sociétés humaines, ceux qui gouvernent et ceux qui obéissent, autrement dit, des gouvernants et des gouvernés.

Si, aujourd’hui, dans l’immense majorité des sociétés humaines, le pouvoir politique s’incarne, est exercé par des États, tel ne fut pas toujours le cas. Les Grecs, dans l’Antiquité, ne parvenaient pas à penser le titulaire du pouvoir comme un être non réductible aux personnes physiques qui le composent. La « polis » était alors conçue comme une communauté de citoyens, et non comme une entité abstraite les dépassant.

La notion contemporaine d’État émerge entre la fin du Moyen Âge et le XVIIIe siècle (v. sur ce point la leçon 2, qui est consacrée à l’État). En France (notamment), ce sont les juristes au service de la monarchie qui vont progressivement penser et construire la notion d’État, à travers l’émergence de deux notions fondamentales : celle d’institutionnalisation du pouvoir, qui permet de distinguer le titulaire d’une fonction de la fonction elle-même ; et, bien entendu, la notion de souveraineté, qui est intrinsèquement liée à l’État.

Ce sont donc aujourd’hui les États qui détiennent, qui exercent le pouvoir politique. Comment fonctionnent ces États ? Comment sont-ils organisés ? Comment le pouvoir politique est-il exercé ? Il n’y a évidemment pas de réponse unique à cette question, les disparités étant importantes dans ce domaine. Mais, où que l’on soit dans le monde (et ce depuis l’apparition des États modernes), il existe des règles qui définissent l’organisation et le fonctionnement des États. Ces règles sont des règles de droit et ces règles de droit, la plupart du temps, sont fixées par ce que l’on appelle une constitution.

Qu’est-ce qu’une constitution ? Il sera répondu à cette question dans le cadre de la leçon consacrée à la notion de constitution. Mais, afin d’expliciter l’objet de ce cours, il est indispensable d’esquisser quelques éléments de définition de la constitution dès l’introduction.

Df.La constitution peut, à ce stade, être définie comme un ensemble de normes, écrites et non écrites, qui commandent l’organisation et le fonctionnement du pouvoir politique et de l’État. On en vient ici à l’objet de notre cours, qui est un cours de droit constitutionnel.

Qu’est-ce que le droit constitutionnel ?
Df.Le droit constitutionnel désigne un ensemble de normes, de règles de droit, qui déterminent l’organisation et le fonctionnement de l’État. L’État exerçant le pouvoir politique, le droit constitutionnel est le droit du pouvoir politique.

Parfois, et par abus de langage, on confond droit constitutionnel et science du droit constitutionnel. En effet, l’expression « droit constitutionnel » peut être utilisée pour désigner soit l’ensemble des normes qui forment le droit de la constitution, soit la science, la discipline qui a pour objet d’étude cet ensemble de normes. De ce point de vue-là, qui ne sera pas étudié dans le cadre de ce cours, le droit constitutionnel « est, comme l’écrivait Marcel Prélot, la science des règles juridiques selon lesquelles s’établit, s’exerce et se transmet le pouvoir politique ».

On pourrait également s’interroger sur les raisons d’être de ce droit. Elles sont simples à énoncer. D’une part, pour que l’État fonctionne correctement, il faut bien que des règles de droit déterminent son organisation et son fonctionnement. L’existence de ces règles apparaît donc comme une condition de l’efficacité de l’action étatique ; elle est aussi un moyen de protéger et de préserver le pouvoir politique, notamment en établissant la continuité de l’exercice de ce pouvoir à travers la continuité de l’État. Les normes constitutionnelles ont ainsi été conçues, d’abord, pour servir l’intérêt du détenteur de la puissance publique (aujourd’hui l’État).

D’autre part, l’existence du droit constitutionnel s’explique par la volonté de limiter, de modérer la puissance de l’État. Sans règles de droit, l’exercice du pouvoir dépendrait de la volonté discrétionnaire des gouvernants, ce qui présenterait des risques très importants pour la liberté. Dans cette perspective, le droit constitutionnel va opérer une conciliation entre l’exigence d’ordre (indispensable à toute communauté humaine) et la liberté des individus qui composent cette communauté. L’ordre sera maintenu grâce au pouvoir de domination que détiennent l’État et ses institutions ; les libertés seront assurées par la modération du pouvoir de l’État. Les normes constitutionnelles servent ainsi et également l’intérêt des individus.

La doctrine constitutionnaliste distingue habituellement entre deux définitions du droit constitutionnel et de la constitution. D’une part, une définition matérielle et d’autre part, une définition formelle.

La définition matérielle de la constitution prend en compte l’objet du droit constitutionnel. D’un point de vue matériel, le droit constitutionnel désigne l’ensemble des normes qui commandent l’organisation et le fonctionnement de l’État et des institutions politiques. Il s’agit par exemple des règles de désignation des gouvernants, de celles qui définissent leur statut, ou encore de celles relatives à l’étendue de leurs prérogatives. La définition matérielle de la constitution et du droit constitutionnel met l’accent sur le contenu, sur les « matières » auxquelles s’appliquent les normes constitutionnelles.

D’un point de vue formel, la constitution désigne l’ensemble des normes inscrites dans un document unique, intitulé « constitution », ou encore « Loi fondamentale », parfois « Charte », etc. La valeur de ces normes de droit constitutionnel est supérieure à celle de toutes les autres normes au sein d’un même ordre juridique (l’ordre étatique). La définition formelle de la constitution met l’accent sur la forme que revêtent les normes de droit constitutionnel.

Les deux définitions matérielle et formelle coïncident, mais elles ne se recoupent pas toujours entièrement.

On peut trouver, dans une constitution formelle, des normes qui ne sont pas matériellement constitutionnelles, c'est-à-dire qui n’ont pas pour objet l’organisation ou le fonctionnement de l’État et du pouvoir politique. Dans cette hypothèse, la norme sera constitutionnelle par sa forme, mais pas par son objet. On dispose d'un exemple récent en droit français, avec la constitutionnalisation, en mars 2024, de la liberté de recourir à l'avortement. Depuis la loi Veil du 17 janvier 1975, l'interruption volontaire de grossesse était dépénalisée et ouverte à toute femme enceinte en France. Mais ce droit n'était garanti que par la loi. La loi constitutionnelle n° 2024-200 du 8 mars 2024 relative à la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse a inséré, dans la Constitution du 4 octobre 1958, un alinéa 17 à l'article 34, aux termes duquel : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s'exerce la liberté garantie à la femme d'avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. ». Cela signifie que désormais, la liberté d'avoir recours à l'IVG est garantie, c'est-à-dire protégée, par la constitution. Cette liberté n'a pas pour objet l'organisation ou le fonctionnement de l'État (sauf bien entendu à considérer que le pouvoir politique doit garantir la liberté pour les femmes d'avorter).

Rq.Cette réforme constitutionnelle s'inscrit dans le contexte d’une remise en cause du droit fédéral à l’avortement aux États-Unis, résultant d’une décision de la Cour suprême américaine du 24 juin 2022 qui opère un revirement de jurisprudence par rapport à un précédent arrêt du 22 juin 1973, Roe v. Wade. En juin 2022, la Cour suprême a jugé que le droit à l’avortement n’était plus reconnu au niveau fédéral et qu’il reviendrait, désormais, aux États fédérés d’en décider le principe et le cas échéant les conditions d’exercice (v. l’analyse du professeur Wanda Mastor, « Remise en cause par la Cour suprême des États-Unis du droit à l'avortement. Analyse et perspectives », Blog du Club des juristes, juin 2022.

Inversement, il existe des règles matériellement constitutionnelles, c’est-à-dire des règles qui ont un objet, un contenu constitutionnel, dans le sens où elles concernent le fonctionnement, l’organisation de l’État ou du pouvoir politique, mais qui ne figurent pourtant pas dans la constitution (au sens formel) : on peut citer, à titre d’exemple, les règles relatives à l’élection des députés et des sénateurs en France, qui sont inscrites dans la loi.

Ces réflexions nous conduisent naturellement à nous interroger sur les « sources » du droit constitutionnel.

Section 2. Les sources du droit constitutionnel


Qu’est-ce qu’une source du droit ? Comme l’explique Marcel Prélot, « Le mot « source » est emprunté au vocabulaire de la nature physique. La source, c’est le point où un filet d’eau sort de terre, où jaillit une fontaine ; l’endroit où une rivière ou un fleuve prend naissance. Bien entendu, c’est au sens métaphorique que le droit emploie le mot « sources » [...]. Les sources du Droit, ce sont donc les divers éléments d’où sort le Droit » (Droit parlementaire français, Paris, Les Cours de droit, 1953-1954).

Le droit constitutionnel a principalement deux sources :
  • d’une part les textes, c’est-à-dire les règles écrites : dispositions (notamment) constitutionnelles, et jurisprudence (c’est-à-dire décisions rendues par le juge) ;
  • d’autre part, des règles non écrites : coutumes, usages, pratiques politiques. Cette seconde source est fondamentale dans la mesure où le droit du pouvoir politique ne peut être intégralement « saisi » par le droit écrit.


Section 3. La spécificité du droit constitutionnel


Le droit constitutionnel est un droit spécifique parce qu’il est le droit du pouvoir politique. Or, d’une part, le pouvoir politique peut se montrer rétif à la réglementation ; d’autre part, les normes encadrant l’exercice du pouvoir politique font l’objet d’une interprétation décentralisée, autonome et (parfois) concurrente entre les différents acteurs politiques, chargés d'exercer le pouvoir.


Si le droit constitutionnel est un droit spécifique, et c’est là une première explication de sa spécificité, c’est parce que son objet (le pouvoir politique) est, au moins partiellement, rétif à la réglementation. Dit autrement, les normes écrites peinent à saisir, à réglementer de façon complète le pouvoir politique. Comme l’explique Denis Baranger, « il se peut que le pouvoir soit dans bien des cas rendu possible par le droit, mais dans bien d’autres cas, du pouvoir s’exerce de manière native, informe, et inconditionnée. Le phénomène du pouvoir possède une autonomie irréductible. Comme l’Esprit des écritures, il « souffle où il veut ». Son existence, y compris dans l’État, n’est pas nécessairement conditionnée par le droit » (« Avant-propos », préface à la thèse de Manon Altwegg-Boussac, Les changements constitutionnels informels, Paris, Institut Universitaire Varenne).

Des centaines d’exemples pourraient venir illustrer cette proposition fondamentale, mais on s’en tiendra à un seul, qui est issu du droit constitutionnel de la Ve République. La Constitution du 4 octobre 1958 n’autorise pas, en principe, le président de la République à exiger du Premier ministre sa démission. En effet, aux termes du premier alinéa de l’article 8, « Le Président de la République nomme le Premier ministre. Il met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement ». Il résulte de ces dispositions que le chef de l’État ne peut pas prendre l’initiative de la démission du Premier ministre et/ou du Gouvernement. Telle ne fut cependant pas l’interprétation retenue de l’article 8, notamment par le général de Gaulle lorsqu’il était chef de l’État qui, lors de sa conférence de presse du 31 janvier 1964, déclarait que le président, « qui choisit le Premier ministre, qui le nomme ainsi que les autres membres du Gouvernement », a aussi « la faculté de le changer, soit parce que se trouve accomplie la tâche qu'il lui destinait et qu'il veuille s'en faire une réserve en vue d'une phase ultérieure, soit parce qu'il ne l'approuverait plus ». Contrairement à la lettre de l’article 8 de la Constitution, il est ainsi arrivé, et il pourrait arriver encore – ne voit-on pas, depuis plusieurs mois, M. Macron renouveler régulièrement sa « confiance » à Mme Borne, comme si elle en avait besoin pour se maintenir au pouvoir ? – que des premiers ministres soient contraints de quitter leurs fonctions parce que le chef de l’État le leur avait demandé. C'est notamment ce qui est arrivé, tout récemment, à Mme Borne, remplacée en janvier 2024 par Gabriel Attal (v., à ce sujet, la leçon consacrée au Gouvernement dans la deuxième partie de ce cours).

Une question pourrait venir à l’esprit du jeune novice en droit constitutionnel : pourquoi un Premier ministre dont un président de la République demanderait la démission ne pourrait-il pas s’abriter derrière la règle de droit écrit (l’article 8 al. 1er), pour la lui refuser ? Pour comprendre la réponse et en mesurer la portée, il faudra, à force de lectures, parvenir à saisir la spécificité du droit constitutionnel : ce que le droit écrit autorise en l’espèce, la politique ne le permet pas (l’inverse est d’ailleurs également vrai : ce que le droit écrit ne permet pas (le président ne peut prendre l’initiative de la démission), la pratique politique l’autorise). Dit autrement, si juridiquement le Premier ministre dont le chef de l’État exige la démission peut se maintenir au pouvoir, ce maintien est politiquement impossible. Comment un Premier ministre qui puise principalement sa légitimité dans sa nomination par le chef de l’État pourrait-il refuser sa démission au président élu au suffrage universel direct ? Imagine-t-on un seul instant Mme Borne refuser sa démission à M. Macron, qui l'avait « désavouée » début 2024 ? Juridiquement libre de rester au pouvoir, elle était politiquement contrainte de le quitter dès lors que ce dernier lui refusait, désormais, sa confiance.

Cet exemple montre l’autonomie du pouvoir et de la pratique politique par rapport au droit écrit, ainsi que son caractère non totalement « saisissable » par ce même droit. C'est pourquoi, comme le souligne très justement le professeur Bruno Daugeron, il faudra veiller à toujours déceler « la politique au travail dans le droit constitutionnel », Droit constitutionnel, Paris, PUF, 2023, p. 24.

Cette autonomie du pouvoir par rapport au droit écrit sera le fil d’Ariane des développements de ce cours. Elle comporte évidemment des incidences en termes de méthode, c’est-à-dire sur notre façon d’appréhender, en tant que juristes, le droit constitutionnel, incidences qui seront examinées plus loin.

Une deuxième explication de la spécificité du droit constitutionnel réside dans le fait que les normes constitutionnelles, qui sont appliquées (et donc préalablement interprétées) par les acteurs politiques, font l’objet d’une interprétation décentralisée, parfois concurrente, et autonome. Ces trois aspects de la décentralisation de l’interprétation, de la concurrence et de l’autonomie dans l’interprétation seront examinés après quelques brefs développements sur la question, plus générale, de l’interprétation en droit.


Avant de dire quelques mots de la spécificité de l’interprétation en droit constitutionnel, il faut brièvement évoquer l’interprétation en général, qui est une grande question du droit constitutionnel, mais plus généralement une grande question du droit.

Les juristes, quelle que soit d’ailleurs leur profession, passent leur temps à lire, analyser et appliquer les textes juridiques, après avoir procédé à deux types d’opérations mentales de très grande importance :
  1. D’abord, l’interprétation. Avant d’appliquer le texte aux faits juridiquement qualifiés, il convient d’en déterminer le sens. L’interprétation est définie comme « l’opération par laquelle on attribue une signification à un texte » (Francis Hamon et Michel Troper, Droit constitutionnel, Paris, LGDJ).
  2. Ensuite, la qualification juridique. Cette opération consiste à traduire en termes juridiques une situation (des faits) régie par le droit, dans le but de déterminer quel est le régime juridique et donc la règle de droit applicable à cette situation.
Ex.Ainsi, on pourra dire des étudiants qu’ils appartiennent à la catégorie juridique des « usagers du service public » de l’enseignement supérieur et de la recherche. De la même façon, l’amphithéâtre dans lequel se déroule en général le cours fait partie du « domaine public » de l’université, qui appartient elle-même à la catégorie juridique des « établissements publics ». L’appartenance à ces diverses catégories juridiques conduit à l’application des régimes juridiques (ensemble de règles de droit) propres à ces catégories.

Seule l’interprétation nous occupera ici.

Comme l’expliquent Francis Hamon et Michel Troper dans leur manuel, l’interprétation des textes juridiques est indispensable principalement pour deux raisons. La première de ces raisons tient, comme ils l’écrivent, à « l’indétermination » des textes juridiques. La plupart du temps, ces textes sont porteurs de plusieurs significations, et il est impossible de considérer qu’il existerait une « vérité » du texte, un sens unique, qu’il suffirait à son lecteur de recueillir. Il revient à l’interprète d’identifier les significations possibles et de choisir laquelle attribuer au texte à interpréter. Pour le dire autrement, le texte ne parle pas par lui-même, il faut quelqu’un pour lui insuffler la vie ; ce quelqu’un est l’interprète et il dispose d’une marge de manœuvre importante dans l’opération d’attribution du sens au texte. C’est pourquoi une partie de la doctrine considère que l’interprétation n’est pas un acte de connaissance, mais un acte de volonté : entre plusieurs significations possibles, l’interprète doit choisir et ce choix résulte d’une manifestation de sa volonté.

Pour illustrer cette indétermination des textes juridiques, nous pourrions multiplier les exemples. Nous nous contenterons d’en donner deux, le premier tiré du droit constitutionnel français, le second du droit constitutionnel étranger.
Ex.L’alinéa 1er de l’article 13 de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose : « Le Président de la République signe les ordonnances et les décrets délibérés en Conseil des ministres ». Cette phrase peut sembler « claire » en apparence, même pour le profane. Pourtant, elle a été à l’origine – à l’été 1986 – d’une crise politique qui a opposé, lors de la première cohabitation, un président de la République socialiste (François Mitterrand) à un Premier ministre et un Gouvernement de droite. A l’époque, Mitterrand avait refusé de signer des ordonnances de privatisation de plusieurs entreprises publiques qui lui avaient été soumises par le Gouvernement, au nom de « l’indépendance nationale ». Pour cela, il s’était prévalu d’une interprétation parfaitement admissible de l’alinéa 1er de l’article 13, en considérant que le présent de l’indicatif « signe » (« Le Président de la République signe … ») révélait l’existence d’un pouvoir discrétionnaire. Dit autrement, le président est habilité par le pouvoir constituant à signer, mais il peut aussi et dans cette mesure décider de ne pas signer, s’il considère que l’ordonnance est contraire à l’intérêt général tel qu’il le conçoit. La signature est pour lui une simple faculté. Une autre thèse, c’est-à-dire une autre interprétation de la disposition litigieuse était possible (et a d’ailleurs été soutenue par le Gouvernement et une partie de la doctrine). A sa lecture, on peut également considérer que l’alinéa 1er de l’article 13 définit un régime de compétence liée du chef de l’État. Dans cette hypothèse, qui se fonde sur le fait que dans le langage juridique, le présent de l’indicatif a en général valeur d’impératif, le président de la République serait contraint de signer. On voit bien, à travers cet exemple, qu’aucun élément du texte ne permet de trancher pour l’une ou pour l’autre de ces deux significations. C’est donc à l’interprète qu’il est revenu de lui attribuer un sens. En 1986, François Mitterrand avait tranché en faveur du pouvoir discrétionnaire du chef de l’État.

Le second exemple est tiré du droit constitutionnel américain. Refusant d’admettre le résultat de l’élection présidentielle américaine de l’automne 2020 (qui avait conduit à la défaite du président républicain sortant, Donald Trump, face à son adversaire démocrate Joe Biden), les partisans de M. Trump avait pris le Capitole (siège du Congrès américain) d’assaut, le 6 janvier 2021.
L’assaut du Capitole à Washington, le 6 janvier 2021. Source : https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/presidentielle/donald-trump/violences-au-capitole-qui-sont-les-principaux-suspects-arretes-et-poursuivis_4251885.html


L’assaut s’était produit à la suite d’un discours prononcé par M. Trump pour fustiger cette élection. Dans son discours, M. Trump avait notamment invité ses partisans à se « battre » contre les résultats de l’élection qu’il considérait comme frauduleuse et qui devaient alors être certifiés au Congrès.

M. Trump a été, dans le cadre de cette affaire, inculpé de plusieurs chefs d'accusation (complot frauduleux contre les États-Unis, complot pour faire obstruction à une procédure officielle, obstruction à une procédure officielle, notamment) par la justice pénale américaine en août 2023. Mais au moment des faits, la question de la responsabilité politique (ou politico-pénale) du président en exercice (le mandat de M. Trump devait prendre fin le 20 janvier 2021) fut également posée. Une semaine après ces faits d’une extrême gravité, le 13 janvier 2021, la Chambre des représentants avait à ce titre déclenché la procédure d’impeachment contre le président, pour « incitation à l’insurrection » (un mois plus tard, le 13 février, le Sénat devait voter l’acquittement de M. Trump, qui n’était d’ailleurs plus, à cette date, président des États-Unis).

Tx.Article II section 4 de la Constitution des États-Unis d’Amérique :

« Le Président, le Vice-président et tous les fonctionnaires civils des États-Unis seront destitués de leurs fonctions sur mise en accusation (impeachment) et condamnation pour trahison, corruption ou autres hauts crimes et délits » (traduction Stéphane Rials et Julien Boudon, Textes constitutionnels étrangers, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2022.

Mais avant même le déclenchement de la procédure d’impeachment, plusieurs personnalités politiques américaines, parmi lesquelles la présidente démocrate de la Chambre des représentants, Mme Nancy Pelosi, avaient évoqué l’hypothèse d’invoquer le XXVe amendement à la Constitution fédérale à l’encontre de M. Trump pour obtenir, immédiatement, sa mise à l’écart (la procédure d’impeachment étant plus longue et ne pouvant aboutir, de ce fait, qu’après la fin du mandat de l’intéressé). Ce texte, adopté en 1967 et applicable en cas « d’incapacité » du Président, est ainsi rédigé :
Tx.«  […] Quand le Vice-président et une majorité des principaux fonctionnaires des départements exécutifs ou de tel autre corps que le Congrès peut déterminer par loi transmettent au président pro tempore du Sénat et au président de la Chambre des représentants une déclaration écrite aux termes de laquelle le Président est incapable d'assumer les pouvoirs et devoirs de ses fonctions, le Vice-Président assume immédiatement les pouvoirs et devoirs de ces fonctions en qualité de Président par intérim. […] »

Même si l’Article II section 4 de la Constitution américaine relatif à l’impeachment pose, lui aussi, de redoutable difficultés d’interprétation, on se contentera d’évoquer brièvement une partie de celles qui concernent le XXVe amendement. Il est évident, à sa lecture, que le texte n’est pas « clair » et que son application présuppose une double opération d’interprétation, d’abord, et de qualification juridique, ensuite.

Dans l’affaire qui nous intéresse, cela supposait notamment et préalablement de s’interroger sur le sens de « l’incapacité » (que signifie, pour un président des États-Unis, être « incapable d’assumer les pouvoirs et devoirs de ses fonctions ? ») ; et d’autre part, de qualifier juridiquement les agissements de M. Trump dans l’affaire de l’assaut du Capitole, pour savoir si ces agissements étaient susceptibles de manifester, de se rattacher, de fonder une « incapacité » préalablement définie.

Cette piste ne devait finalement pas être explorée, dans la mesure où l’initiative du déclenchement de la procédure appartient discrétionnairement au Vice-président des États-Unis d’Amérique. Mike Pence, qui occupait alors ces fonctions, avait refusé d’y avoir recours, provoquant dans la foulée le déclenchement de la procédure d’impeachment par la Chambre des représentants.

Quoi qu’il en soit, cet exemple révèle, lui aussi, l’indétermination des textes juridiques et la nécessité de leur attribuer un sens avant de les appliquer.

La deuxième raison qui rend indispensable l’interprétation des textes juridiques par ceux qui doivent les appliquer (ici – c’est-à-dire en droit constitutionnel, principalement les organes constitués) tient, comme l’expliquent Francis Hamon et Michel Troper à « l’évolution des conceptions politiques et sociales ». Souvent – en réalité, la plupart du temps – il y a un décalage temporel qui peut être très important entre la rédaction de telle ou telle norme constitutionnelle, et le moment où elle est appliquée. Nous venons de voir un exemple de ce décalage avec la Constitution américaine dont certaines des dispositions datent de 1787 et ont donc plus de deux siècles. En France, certaines normes constitutionnelles de droit positif sont également le produit de conceptions politiques et sociales qui aujourd’hui sont considérées comme « dépassées ». Il en est ainsi de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, qui a été rédigée à une époque et par des hommes qui n’attribuaient pas forcément aux mots qu’ils employaient le sens que nous leur attribuons aujourd’hui. Francis Hamon et Michel Troper prennent pour exemple le principe d’égalité, qui est notamment proclamé par l’article 1er de la DDHC, aux termes duquel « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». Si le principe d’égalité constitue aujourd’hui encore un principe fondamental de notre système juridique, il n’a plus la signification et la portée qu’il avait pour les hommes de la fin du XVIIIe siècle, qui en avaient une conception beaucoup plus restrictive, beaucoup plus étroite que la nôtre. En effet, cette égalité n’interdisait pas les discriminations fondées sur le sexe (ainsi les femmes ne disposaient pas – par exemple – du droit de vote et d’éligibilité qui ne leur seront reconnus que bien plus tard, après la fin de la Seconde guerre mondiale), sur la fortune ou sur l’état social. La première constitution écrite de l’histoire de France (1791) réservait ainsi le droit de vote aux citoyens actifs, c’est-à-dire ceux qui (notamment) payaient « dans un lieu quelconque du Royaume, une contribution directe au moins égale à la valeur de trois journées de travail » (le fameux cens) et n’étaient pas « dans un état de domesticité ». Ce type de discriminations, qui résultaient d’une certaine conception/interprétation du principe d’égalité, ne seraient évidemment pas admissibles aujourd’hui. Plus, elles seraient considérées comme inconstitutionnelles car contraire au principe d’égalité – qui fait pourtant encore aujourd’hui l’objet d’aménagements, mais dans un sens qui vise à « favoriser » certaines catégories d’individus : les femmes, les personnes en situation de handicap, etc. (c’est ce que l’on appelle parfois la discrimination « positive »). On comprend, à travers cet exemple, que les interprètes des textes juridiques ont souvent un travail d’actualisation à accomplir, afin de mettre les textes anciens « au goût du jour ».

Ce qui est valable pour le droit en général (c’est-à-dire la nécessité d’interpréter les textes juridiques pour les raisons précédemment évoquées) est également valable pour le droit et les normes de droit constitutionnel. Mais il y a, de plus, une particularité de l’interprétation en droit constitutionnel, qui constitue une deuxième explication de la spécificité de ce droit. Les normes constitutionnelles font l’objet d’une interprétation décentralisée, concurrente et autonome.

Avant leur application, tous les textes juridiques doivent faire l’objet d’une interprétation, et les textes constitutionnels ne font pas figure d’exception. Mais comme l’a démontré Jean Rossetto dans sa thèse (Recherche sur la notion de constitution et l’évolution des régimes constitutionnels, Paris, IFJD, 2020), l’interprétation des normes constitutionnelles présente des spécificités que l’on peut résumer ainsi : décentralisation de l’interprétation, concurrence et autonomie dans l’interprétation.

Qui interprète les normes de droit constitutionnel ? Ceux à qui elles s’adressent et s’appliquent de façon prioritaire, à savoir les organes constitués et notamment, parmi eux, ceux qui exercent le pouvoir politique (rappelons que le droit constitutionnel est le droit du pouvoir politique). Cette interprétation est souvent « décentralisée » dans la mesure où les acteurs politiques sont plusieurs à interpréter la même norme et que les interprétations de ces divers acteurs font toutes autorité – autrement dit elles font toute droit. Rien de tel dans les autres branches du droit, dans lesquelles l’interprétation des textes est centralisée, puisqu’elle se fait sous le contrôle du juge (le cas échéant suprême). Seule l’interprétation de ce dernier fait autorité.

Les interprétations données par les différents acteurs politiques sont ensuite souvent concurrentes. Cette concurrence des interprétations s’explique par la nature propre des normes de droit constitutionnel. Comme l’explique Jean Rossetto, « étant donné qu’un texte constitutionnel répartit entre plusieurs organes des prérogatives juridiques qui participent toutes de l’exercice du pouvoir politique, il est quasiment impossible que ne s’instaure pas entre eux un climat de concurrence institutionnelle ».

Enfin, les acteurs politiques interprétant les textes constitutionnels bénéficient d’une très grande liberté et même, d’après Rossetto, d’une autonomie dans l’interprétation, dans la mesure où ils sont, souvent, les interprètes ultimes de la norme (rôle que revêt, dans la plupart des autres branches du droit, le juge).

Les acteurs politiques, principaux destinataires des normes de droit constitutionnel, fixent ainsi eux-mêmes et la plupart du temps en toute liberté le sens de la norme qu’ils doivent appliquer.

Ex.L’alinéa 1er de l’article 13 de la Constitution, déjà mentionné plus haut, illustre parfaitement ce qui vient d’être dit (pour rappel, texte de l’alinéa 1er de l’article 13 : « Le Président de la République signe les ordonnances et les décrets délibérés en conseil des ministres »).

Il a fait l’objet (et peut encore faire l’objet) d’une interprétation décentralisée dans la mesure où tant le président de la République que le Gouvernement sont « intéressés » à la signature des ordonnances, le premier parce que la Constitution l’habilite à les signer, le second parce que, conformément aux dispositions de l’article 38 de la Constitution, les ordonnances sont un outil juridique à son service. Elles lui permettent « pour l’exécution de son programme […] de prendre […] des mesures qui sont normalement du domaine de la loi ».

Cette interprétation peut être concurrente (comme la crise sus évoquée de 1986 devait le révéler) quant à l’étendue du pouvoir dont dispose le chef de l’État (pouvoir discrétionnaire ou compétence liée), étendue qui détermine, en creux, celle du pouvoir du Gouvernement. Si le chef de l’État est contraint de signer les ordonnances qui lui sont présentées en conseil des ministres, cela signifie que l’étendue de son pouvoir est moindre en la matière ; en creux et en conséquence, cela signifie que l’étendue du pouvoir du Gouvernement (et de son chef) est plus importante. L’inverse est également vrai : si le président de la République dispose d’un pouvoir discrétionnaire de signature, les prérogatives du Gouvernement en matière d’ordonnances se trouvent naturellement réduites, puisque ce dernier a dès lors besoin de l’accord présidentiel pour les rendre applicables.
Enfin, les interprètes de l’alinéa 1er de l’article 13 de la Constitution bénéficient d’une très large liberté dans la mesure où ils en sont les interprètes ultimes. En 1986, l’interprétation présidentielle du pouvoir discrétionnaire devait prévaloir ; mais il est tout à fait possible d’imaginer que, dans un autre contexte, l’interprétation de la compétence liée, défendue par le Gouvernement et le Premier ministre, aurait pu s’imposer. Chef de l’État et chef du gouvernement interprètent ainsi librement ces dispositions constitutionnelles, sans aucun contrôle de la part d’un juge.

Rq.On comprend évidemment, à la lumière de cet exemple, que l'interprétation retenue révèle souvent l'état des forces politiques, des équilibres (ou déséquilibres) institutionnels au moment où elle est formulée.

Par exemple, au début de la Ve République qui, conformément au vœu du général de Gaulle, devait être marquée par la restauration de l'autorité de l'État, plusieurs questions se sont posées quant à l'interprétation de dispositions constitutionnelles relatives aux prérogatives respectives des parlementaires et de l'exécutif et du Parlement. Parfois, des divergences d'interprétation ont conduit à de véritables conflits institutionnels - qui ont été remportés par l'exécutif.

Ainsi, la question s'est posée du sens des dispositions des articles 29 et 30 de la Constitution, au sujet du régime des sessions extraordinaires du Parlement.

Tx.Article 29 de la Constitution :

« Le Parlement est réuni en session extraordinaire à la demande du Premier ministre ou de la majorité des membres composant l'Assemblée nationale, sur un ordre du jour déterminé [...] »

Article 30 de la Constitution :

« Hors les cas dans lesquels le Parlement se réunit de plein droit, les sessions extraordinaires sont ouvertes et closes par décret du Président de la République. »

Rq.Au printemps 1960, la majorité des membres composant l'Assemblée nationale avait demandé une réunion du Parlement en session extraordinaire afin que les parlementaires puissent débattre de la crise agricole. Cette demande fut à l'origine d'un conflit d'interprétation portant sur les compétences respectives de la majorité des membres de l'Assemblée (qui peut demander la convocation en session extraordinaire) et du président de la République, qui ouvre la session par décret. Le chef de l'État était-il tenu de déférer à la demande des députés ? Autrement dit, sa compétence était-elle liée ? Ou bien était-elle, au contraire, discrétionnaire ? L'enjeu était très fort pour le Parlement alors que la Constitution de 1958 procédait à une rationalisation stricte du parlementarisme qui affectait ses prérogatives « traditionnelles » de façon très importante.

Le texte des articles 29 et 30 étant indéterminé, son « sens » devait être fixé par la pratique. Les députés l'avaient parfaitement intégré, qui ont entamé en 1960 un bras de fer avec le Gouvernement, en déposant notamment la toute première motion de censure de la Ve République, contre le Gouvernement Debré, le 28 avril 1960. Ils considéraient alors – selon les termes mêmes de la motion – que « le refus d'ouvrir la session extraordinaire demandée par la majorité des membres composant l'Assemblée nationale [...] est une violation de la Constitution ; que ce refus créé un précédent en vertu duquel, pendant plus de la moitié de l'année, un Gouvernement aurait le pouvoir, quelle que soit la gravité de ses initiatives, de se soustraire au contrôle des élus de la nation [...] ». La motion de censure ne fut pas adoptée, le Gouvernement ne fut pas renversé et le président de la République sortit politiquement victorieux de ce conflit politico-institutionnel : depuis, c'est en conséquence l'interprétation gaullienne, c'est-à-dire celle du pouvoir discrétionnaire du chef de l'État à décider de l'ouverture de la session extraordinaire qui fait droit. Cela ne signifie pas pour autant qu'à la faveur d'un autre contexte, moins favorable au chef de l'État, ces mêmes dispositions ne pourraient pas être interprétées plus favorablement pour les parlementaires.

De la même façon, la question s'est posée de savoir si le premier alinéa de l'article 49 de la Constitution contraignait le Premier ministre à engager la responsabilité de son Gouvernement au moment de la formation. C'était là un enjeu majeur pour la détermination de l'architecture institutionnelle. Le Gouvernement avait-il besoin de la confiance de la majorité parlementaire au moment de sa constitution ? Ou lui suffisait-il d'avoir la confiance du chef de l'État ?

Tx.Article 49, alinéa 1er de la Constitution :

« Le Premier ministre, après délibération du Conseil des ministres, engage devant l'Assemblée nationale la responsabilité du Gouvernement sur son programme ou éventuellement sur une déclaration de politique générale. »

Rq.Ici aussi, l'interprétation retenue fut favorable à l'exécutif : le Gouvernement n'a pas besoin d'être « investi » par l'Assemblée nationale au moment de sa formation. Cette interprétation semble pourtant éloignée de la lettre du texte, l'adverbe « éventuellement » placé en fin de disposition laissant supposer que si le Premier ministre a le choix d'engager la responsabilité de son Gouvernement, c'est uniquement s'il choisit – en dehors du moment de sa formation – la formule de la « déclaration de politique générale ». Pour la présentation du « programme », qui désigne traditionnellement la feuille de route de toute nouveau Gouvernement, il n'y a pas d'alternative. Le Premier ministre devrait, en principe, solliciter la confiance de l'Assemblée nationale au moment de l'entrée de son Gouvernement en fonctions. Nous verrons, dans la 2e partie de ce cours, que c'est loin d'être systématiquement le cas.

L’ensemble des éléments qui viennent d’être exposés sur la nature spécifique du droit constitutionnel et sur l’interprétation des normes de droit constitutionnel, emportent des conséquences très importantes, sur le plan méthodologique, sur la façon d’appréhender le droit de la constitution.

Section 4. Les conséquences, en termes de méthodologie, de la spécificité du droit constitutionnel


Parce que le droit constitutionnel présente certaines caractéristiques propres (droit du pouvoir politique, droit en partie insaisissable par les normes écrites, spécificité de l’interprétation des normes constitutionnelles, etc.), caractéristiques que l’on pourrait brièvement résumer en affirmant que « le droit constitutionnel est un droit politique », il convient d’adopter une méthode spécifique lorsque l’on expose et étudie le droit constitutionnel, c’est-à-dire le droit de la constitution.

Au stade de l’apprentissage du droit constitutionnel en première année de licence, on pourrait résumer cette méthode par une formule (utilisée par le professeur Olivier Beaud), qui est aussi une sorte de programme : il faut en finir avec « le fétichisme du texte constitutionnel » (« Le droit constitutionnel par-delà le texte constitutionnel et la jurisprudence constitutionnelle », Cahiers du Conseil constitutionnel, 1999, n° 6), parce que ce texte ne nous renseigne la plupart du temps que très imparfaitement sur ce qu’est la constitution d’un État. Comme l’explique ailleurs le même auteur, en réalité, « le droit constitutionnel déborde largement le texte de la constitution » (« Constitution et droit constitutionnel », in Denis Alland et Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, 2003). Dit autrement, il ne faut pas confondre la constitution écrite (ou constitution formelle) avec la constitution réelle d’un État.

Bien sûr, les textes sont importants et c’est sans doute par eux qu’il faut commencer son approche du droit constitutionnel. Mais il faut garder à l’esprit qu’ils ne disent pas tout et ne nous apprennent pas tout. Le recours à l’histoire, générale et constitutionnelle, l’examen de la pratique institutionnelle, l’analyse du contexte politique sont aussi indispensables pour comprendre le droit de la constitution, qui se déploie aussi et très souvent en dehors des dispositions écrites de son texte.

Rq.Sur l’importance du contexte politique, il n’aura par exemple échappé à personne que, même si notre constitution n’a pas été modifiée entre 2017 et aujourd’hui, la situation du président de la République et l’étendue de ses prérogatives réellement mobilisables ne sont pas du tout, au lendemain des élections législatives de l’été 2022 et, plus encore, de l'été 2024, ce qu’elles étaient à l’été 2017 et de façon plus générale pendant le premier quinquennat de M. Macron.

 Plan du cours


Le cours de droit constitutionnel sera divisé en deux parties.
  • La première partie a pour objet d’une part l’exposé des grands concepts de la science du droit constitutionnel (l’État, la constitution, la séparation des pouvoirs, État de droit et démocratie, etc.), et d’autre part la présentation des constitutions françaises depuis 1871 (IIIe République). L’histoire des Constitutions (écrites) françaises débute bien entendu beaucoup plus tôt, à la Révolution française. Mais l’étude des Constitutions françaises et des régimes politiques entre 1789 et 1871, qui est fondamentale pour la bonne compréhension du fonctionnement de nos institutions contemporaines, relève classiquement des enseignements d’histoire du droit et des institutions. Nous renverrons donc, pour ces aspects historiques, à ces enseignements.
  • La seconde partie du cours a pour objet la présentation de la constitution de la Ve République et de la pratique institutionnelle depuis 1958.
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