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Droit constitutionnel - Les grands concepts de la science du droit constitutionnel - Histoire constitutionnelle française (1870-1958) : Commentaire de texte

Sujet : Commentaire de texte

Tx.« En réalité, il existe plusieurs façons pour une Constitution de se modifier, si l’on admet que toute Constitution – écrite ou non – peut se modifier. Ce qui peut se produire de deux manières différentes, soit par une « révision de la Constitution », soit par un « changement constitutionnel ». Cette distinction, conceptualisée au début du siècle par la doctrine de langue germanique, présente l’intérêt d’appréhender, dans son ensemble, le phénomène de la modification d’une Constitution écrite. Formellement, la révision de la Constitution est une technique juridique par laquelle les pouvoirs publics modifient expressément le texte de la Constitution (selon des formalités d’ailleurs diverses), après avoir suivi une procédure spéciale qu’on appelle la procédure de révision [...]. En revanche, ce que l’on propose d’appeler le « changement constitutionnel », par opposition à la révision de la Constitution, doit se comprendre, explique Jellinek, comme « une modification de la Constitution qui laisse inchangé formellement le texte de la Constitution et qui résulte de faits qui ne sont pas nécessairement issus de l’intention de modifier la Constitution ou de la conscience de le faire ».

Cette voie de modification, non écrite donc, est d’ailleurs plus fréquente que la révision de la Constitution. Le changement informel est si important qu’il relègue des dispositions de la Constitution écrite au rang des utilités formelles, ou même contribue à les mettre hors de vigueur. Cette forme informelle de modification de la Constitution signifie qu’il existe un droit constitutionnel non écrit qui peut, même dans les États à constitution écrite dite « rigide », apparaître à côté des dispositions écrites. Ce sont « des dispositions constitutionnelles purement matérielles », comme l’écrit George Jellinek, pour mieux spécifier leur inexistence formelle, c'est-à-dire le fait que ces changements n’apparaissent pas dans le texte de la Constitution.
».

Olivier Beaud, « Les mutations de la Ve République. Ou comment se modifie une Constitution écrite », Pouvoirs, 2001/4, extrait. Olivier Beaud est professeur de Droit public à l’Université Paris-Panthéon-Assas.


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A travers la question des mutations constitutionnelles, ce texte interroge, de façon plus générale, les sources du droit constitutionnel et, partant, de la définition de la constitution.

L’auteur du texte met l’accent sur la part dynamique du droit constitutionnel, en opposant d’un côté la révision formelle de la constitution (selon les procédures prévues par le texte de cette dernière, qui encadrent le pouvoir de révision – parfois (improprement) désigné comme le pouvoir constituant dérivé), et de l’autre côté les mutations informelles de la constitution, qui résultent de la pratique politique et de l’interprétation du texte par les acteurs politiques, organes premiers du droit constitutionnel. Dans l’hypothèse d’un changement constitutionnel informel, la norme évolue, mais le texte, lui, est inchangé.

Le texte invite à opérer une distinction entre la constitution écrite et la constitution réelle. C’est donc de la définition de la constitution (et partant de la discipline « droit constitutionnel ») qu’il est question ici.

I. La « révision de la constitution » ou l’intervention formelle du pouvoir de révision

  • A - Le pouvoir de révision, un pouvoir constitué soumis au respect de la constitution
    • Même si, comme l’écrit Denis Baranger, « une constitution vise à l’éternité » (La constitution. Sources. Interprétations. Raisonnements, Paris, Dalloz, 2022, p. 182), l’immense majorité des textes constitutionnels prévoient une procédure de modification de leurs dispositions. La plupart du temps, la modification du texte, que l’on appelle juridiquement une « révision », s’opère selon une « procédure spéciale », plus complexe à mettre en Ĺ“uvre que la procédure de modification des lois ordinaires. Cette qualité de la constitution s’appelle la « rigidité ».
    • Toutefois, la stabilité constitutionnelle, nécessaire au bon fonctionnement de l’État et au bon exercice du pouvoir politique, n’implique pas l’immuabilité constitutionnelle.
    • Il peut en effet parfois être opportun de modifier le texte d’une constitution (afin d’améliorer le fonctionnement de telle institution, de corriger telle disposition dont la pratique a révélé le caractère défectueux, de tenir compte de certaines évolutions politiques et sociales (ainsi de la constitutionnalisation récente en France de la liberté d’avorter), de permettre la signature d’une convention internationale dont certaines stipulations ne sont pas conformes à des dispositions constitutionnelles, etc.
    • Lorsque – comme c’est le cas la plupart du temps – les constitutions sont rigides, cette modification textuelle doit être réalisée d’une part par les organes (« pouvoirs publics ») habilités à procéder à la révision par la constitution elle-même, et d’autre part dans le respect des formes et procédures qu’elle impose. Ces organes sont des organes de révision ; ils exercent le pouvoir de révision constitutionnelle.
    • Le pouvoir de révision est exercé par l’organe habilité par la constitution. Il peut s’agir d’un organe seul, mais la plupart du temps, le pouvoir de révision est distribué entre plusieurs organes afin de garantir la stabilité de la constitution (l’intervention de plusieurs organes dans la procédure rend en effet la révision plus complexe s’il faut l’accord de chacun d’entre eux). Dans les régimes démocratiques, ce pouvoir est en général attribué à une assemblée parlementaire et au peuple (qui intervient alors, la plupart du temps, dans le cadre d’un référendum). Parfois – c’est le cas en France aujourd’hui – le pouvoir exécutif peut être également habilité à exercer le pouvoir (sous la forme en général d’une initiative de la révision).
    • Alors que le pouvoir constituant est, en théorie, illimité, le pouvoir de révision, qui a la qualité de pouvoir constitué et qui agit uniquement sur habilitation du pouvoir constituant, est limité. Cela se traduit par l’existence d’un régime juridique de la révision (une « procédure de révision », écrit l’auteur), fait de règles formelles et procédurales (distribution plus ou moins forte du pouvoir d’initiative, règles de majorité qualifiée, contraintes de délais, etc.), voire parfois de règles substantielles (certaines dispositions constitutionnelles ou principes structurants de l’ordre constitutionnel sont alors qualifiées d’intangibles : ils ne peuvent pas être modifiés).
  • B - Un exemple de procédure formelle de révision : l’article 89 de la Constitution du 4 octobre 1958
    • La procédure de révision de la Constitution de la Ve République est définie par son article 89, qui est aussi l’article unique du titre XVI, intitulé « De la révision ». Cet article détermine la procédure applicable pour procéder à la révision de la Constitution de 1958.
    • Cette procédure est organisée en trois phases : une phase d’initiative (appartenant du président de la République sur proposition du Premier ministre, et aux parlementaires), une phase de discussion parlementaire (le projet ou la proposition de loi constitutionnelle doit être adopté par les deux chambres du parlement en termes identiques), et enfin une phase d’adoption, par le Congrès ou par référendum.
    • Depuis 1958, la Constitution a été révisée 25 fois. La dernière révision en date (loi constitutionnelle du 8 mars 2024) a permis la constitutionnalisation de la liberté d’avorter.
    • Pouvoir constitué soumis au respect de la constitution, le pouvoir de révision est soumis en France à des contraintes procédurales, mais aussi matérielles. Ainsi, en vertu de l’alinéa 5 de l’article 89, « la forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision ».
    • Lorsque la constitution est révisée, son texte est modifié. Ainsi, la loi constitutionnelle du 8 mars 2024 a inséré, à l’article 34 de la Constitution de 1958, un 18e alinéa nouveau : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse. ». Mais, comme l’explique l’auteur du texte, il existe des hypothèses, nombreuses, où le droit de la constitution évolue sans modification textuelle.

II – Le « changement constitutionnel » ou la mutation informelle de la constitution
  • A - Une modification de la norme sans modification du texte
    • Le changement constitutionnel informel se définit (Jellinek) comme une modification de la constitution qui laisse formellement le texte inchangé. Comme l’écrit Manon Altwegg-Boussac, Les changements constitutionnels informels, Paris, Institut Universitaire Varenne, 2013, il s’agit de changements « dans la signification normative de la matière constitutionnelle intervenu[s] sans que la procédure de révision constitutionnelle ait été utilisée, ce qui implique, corrélativement, que le texte constitutionnel n’a pas été modifié ».
    • Le changement constitutionnel résulte de « faits », c’est-à-dire principalement de pratiques politiques, qui sont générateurs – dans ce cas – de normes.
    • Ces normes naissent de la mise en application et de l’interprétation de la constitution par les acteurs politiques. Denis Baranger évoque à cet égard la « puissance instituante du politique » (La constitution. Sources. Interprétations. Raisonnements, op. cit.). Comme l’écrit l’auteur en citant Jellinek, la plupart du temps (et c’est là une différence avec la révision constitutionnelle), le changement constitutionnel ne résulte pas de la volonté de modifier la norme constitutionnelle.
    • On peut citer, à titre d’exemple de mutation constitutionnelle informelle, l’apparition, de fait, d’une responsabilité du Gouvernement français devant le chef de l’État sous la Ve République, qui n’est pourtant pas prévue par le texte de la Constitution de 1958 ; ou encore (en contrariété avec le texte de la Constitution, art. 20), la règle selon laquelle c’est le chef de l’État (et non le Gouvernement) qui définit la politique de la Nation (hors période de cohabitation).
  • B - L’existence d’un « droit constitutionnel non écrit »
    • Le changement constitutionnel donne naissance à un droit constitutionnel non écrit, dont l’importance est fondamentale en droit constitutionnel.
    • Ces normes non écrites apparaissent à côté des normes écrites, avec lesquelles elles cohabitent. Avec les textes constitutionnels, ces normes non écrites constituent les sources du droit constitutionnel. Elles peuvent compléter le texte de la constitution, mais aussi, parfois, le contredire (cf. l’exemple donné dans le II A au sujet de l’article 20 de la Constitution de 1958). L’auteur du texte écrit ainsi que « Le changement informel est si important qu’il relègue des dispositions de la Constitution écrite au rang des utilités formelles, ou même contribue à les mettre hors de vigueur. ». 
    • Il faut donc bien veiller à distinguer la « constitution écrite » de la « constitution réelle ». Comprendre le droit de la constitution implique ainsi de s’affranchir, en partie, de son texte. La constitution et le droit constitutionnel sont un mélange entre une part plus ou moins statique (le texte) et une part dynamique (résultant de la mise en pratique et de l’interprétation de la constitution écrite par les acteurs politiques)

Pour conclure, il était également possible de dire quelques mots sur les mutations constitutionnelles résultant de l’interprétation du texte de la constitution par le juge (ces mutations ne sont pas évoquées dans le texte commenté). Ainsi, le Conseil constitutionnel français a donné naissance à des normes constitutionnelles d’origine jurisprudentielle, qui s’ajoutent au texte de la constitution écrite. On peut citer, à titre d’exemple, le principe constitutionnel de clarté et l’objectif constitutionnel d’intelligibilité de la loi (CC n° 2001-455 DC, 12 janvier 2002), ou encore, plus récemment, le principe constitutionnel de « fraternité » (CC n° 2018-717/718 QPC, 6 juillet 2018).

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