C’est un honneur de conclure ces journées et je remercie vivement les organisateurs de leur sympathique proposition. Je l’ai acceptée très imprudemment, étant peu familière des questions évoquées. Pardonnez à une néophyte de tenter d’en rendre compte avec ses mots, sans se risquer à user d’expressions techniques qu’elle maîtriserait mal.
Ce colloque représentait un véritable défi et il faut saluer ceux qui l’ont imaginé et si magistralement organisé. On ne peut que souligner la richesse des interventions et des débats qui les ont accompagnées, une richesse partagée tant du côté du droit que du côté du cinéma. Mais ce colloque trouve son intérêt principal et sa raison d’être, dans le croisement des deux mondes et la réflexion interdisciplinaire se manifeste d’ailleurs jusque dans la constitution de binômes pour certaines interventions.
Les communications présentent une grande variété d’œuvres cinématographiques, de démarches différentes, de qualité différente également entre le film militant non exempt de maladresses et le film à l’esthétique très construite. Comment ces œuvres se saisissent-elles du monde juridique ? Le foisonnement a été tel que mon propos se structurera autour de quelques questions simples qui, je le concède, trouvent leurs limites dans mon regard de juriste.
D’abord, de quel droit le cinéma s’empare-t-il ?
La palette des réponses est étonnamment vaste. Le droit pénal se taille la part du lion, et tout particulièrement le procès pénal. Mais bien d’autres spécialités juridiques ont été sollicitées comme le droit constitutionnel, le droit parlementaire (Dorothée Reignier, « Ce que le cinéma nous apprend de notre vision du Parlement ») ou encore le droit international ou européen en évoquant la question des frontières en Afrique (Hélène Sirven, « Montrer le droit : Depardon, Rouch, Verdier et Nabede ») ou en Roumanie (Anca Mitroi Sprenger, « Faire le procès à la justice : droit et morale dans le Nouveau Cinéma Roumain »). D’une fréquence assez surprenante, le droit du travail abordé dès le cinéma muet (Luc de Montvalon, « Travailleur et patron : (re)penser les rapports de travail à travers le cinéma »). Plus inattendue, la procédure civile jusque dans les modes amiables de règlements des différends (Dorothée Guérin et Elizabeth Mullen, « Hégémonie cinématographique du rapport de force et modes amiables de règlement des différends »). Le droit comparé est bien représenté : les communications nous ont fait voyager aux Etats-Unis, en Afrique, en Iran, au Japon, en Roumanie…
La question des sources du droit est interrogée depuis les règles de droit officielles jusqu’aux usages qui perpétuent une règlementation obsolète (Samantha Pratali et Constant Candelara, « Figures prostitutionnelles et œuvres cinématographiques »). L’histoire du droit y trouve aussi son compte : à travers les films se dessine l’histoire du droit du travail (Luc de Montvalon, « Travailleur et patron : (re)penser les rapports de travail à travers le cinéma »), du régime juridique de la prostitution (Samantha Pratali et Constant Candelara, « Figures prostitutionnelles et œuvres cinématographiques »), de l’avortement (Sylvain Louet, « De la pénalisation de l’avortement à sa légalisation dans les fictions filmiques. Une relecture de l’histoire du droit de l’avortement en France (1956-2021) »).
En sujet principal ou en filigrane, au cœur même d’une fiction ou présent de façon plus discrète, le droit se niche partout dans le cinéma, comme il est partout dans la vie. Une branche du droit peut être évoquée jusque dans des aspects très techniques, reflet, a-t-on souligné, du degré variable d’imprégnation juridique d’une société (Dorothée Reignier, « Ce que le cinéma nous apprend de notre vision du Parlement »).
Plus encore que la technique, le cinéma révèle une culture juridique, la culture juridique de notre société, ou d’une société qui nous est proche, ou encore parfois une culture juridique si différente de la nôtre qu’elle nous apparaît bien insolite, qu’il s’agisse de l’ordalie filmée par R. Verdier (Hélène Sirven, « Montrer le droit : Depardon, Rouch, Verdier et Nabede ») ou encore de la procédure iranienne (Rachel Guillas et Vincent Jacques, « “Le juge et la caméra” : le droit entre documentaire et fiction dans Close Up d’Abbas Kiarostami »).
Le cinéma traduit aussi une perception sociale du droit, perception de ce qu’il est et peut-être plus encore, de ce que le droit devrait être. Et cela nous amène à une deuxième question : pour quel propos le cinéma s’empare-t-il du droit ?
Il a été question de pédagogie pour illustrer le fonctionnement de la démocratie américaine jusque dans des procédures compliquées ou rares comme la pétition de décharge ou la descente de fauteuil (Dorothée Reignier, « Ce que le cinéma nous apprend de notre vision du Parlement »). Cette pédagogie s’adresse évidemment au grand public : l’entremise du film peut favoriser la connaissance et la compréhension du droit. Ce propos est clairement revendiqué par la réforme portée par la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire (Ronan Bretel, « Filmer sans cinéma : les archives audiovisuelles de la justice et le “regard-caméra” »). Elle entend « faire entrer la Justice dans le salon des Français » quand, les juristes le savent bien, le système judiciaire américain est mieux connu par le biais des séries télévisées. L’outil cinématographique est aussi envisagé pour servir de support à une étude de cas illustrant les modes amiables de règlement des différends (Dorothée Guérin et Elizabeth Mullen, « Hégémonie cinématographique du rapport de force et modes amiables de règlement des différends »).
Mais le juriste peut aussi faire son miel de ce que le cinéma lui montre du droit. Par la découverte d’institutions étrangères d’abord, mais pas seulement. Le recul du juriste sur son propre droit est toujours salvateur et le regard du metteur en scène lui livre une foule de remarques instructives. Ainsi en France, n’a-t-on pas accès à la vérité du témoin que l’on voit de dos (intervention à la table ronde d’Antoine Raimbault, scénariste et réalisateur (Une intime conviction, 2018).
Du recul au questionnement, il n’y a qu’un pas. Le cinéma s’interroge et il interroge. Il s’interroge sur la place du juge, sur la justice, sur la loi et la morale (Anca Mitroi Sprenger, « Faire le procès à la justice : droit et morale dans le Nouveau Cinéma Roumain »), sur la norme. Il se demande : qu’est-ce que la loi ? Qu’est-ce que la vérité judiciaire ? (Gérard Bras et Vincent Légaut, « Récit judiciaire et récit cinématographique : l'exposé de la construction du récit judiciaire dans quatre films de Ford, Ray et Clouzot » ; Magalie Flores Lonjou et Raphaëlle Yokota, « Détournement du flashback dans le film de procès : l’exemple de The Third Murder (Koreeda Hirokazu) »).
Sans surprise, il a beaucoup été question d’un regard critique porté sur le droit existant : le cinéma critique, il dénonce. Il donne une vision critique du Parlement, sous influence derrière une majestueuse façade de démocratie (Dorothée Reignier, « Ce que le cinéma nous apprend de notre vision du Parlement »). Le cinéma dénonce l’institution judicaire en France et ailleurs, il dénonce les rigueurs du droit pénal et l’emploi de la peine de mort (Florence Bellivier, « La représentation du châtiment capital au cinéma entre fascination et dénonciation » ; Daniel Morgan, « Exposer, contextualiser, dénoncer : les films contre la peine de mort en France et aux États-Unis depuis 1950 »), du rapport de forces dans les relations de travail (Luc de Montvalon, « Travailleur et patron : (re)penser les rapports de travail à travers le cinéma »), ou encore le droit qui se mêle de la marchandisation du corps de la femme (Samantha Pratali et Constant Candelara, « Figures prostitutionnelles et œuvres cinématographiques »)…
Ce regard critique porté sur l’institution juridique recherche ou produit des effets. En provoquant une prise de conscience, il peut entraîner une réflexion réformatrice, voire favoriser une réforme : ainsi le film Indigènes a-t-il conduit le Président Chirac à revaloriser les pensions des anciens combattants concernés ; plus récemment le film L’Hermine en illustrant l’impuissance de la loi à interdire de filmer une audience n’est peut-être pas étranger à la réforme qui en élargit la possibilité (Nathalie Goedert, « Une mise en abyme : l’image filmée dans le film de procès »). Et le cinéma conduit parfois à des effets plus directs encore en agissant sur le destin d’un individu bien déterminé : Melissa Lucio au Texas (intervention à une table ronde Sabrina Van Tassel, journaliste et réalisatrice (L’Etat du Texas contre Melissa, 2021)), Hossein Sabzian en Iran (Rachel Guillas et Vincent Jacques, « “Le juge et la caméra” : le droit entre documentaire et fiction dans Close Up d’Abbas Kiarostami »), voire Jacques Viguier en France, intervention à la table ronde d’Antoine Raimbault, scénariste et réalisateur (Une intime conviction, 2018). Enfin le tournage reste-t-il sans effet sur les protagonistes d’un procès réel lorsqu’ils se savent filmés ? Le cinéma prétend se faire oublier, mais le peut-il vraiment ? (Hélène Sirven, « Montrer le droit : Depardon, Rouch, Verdier et Nabede »). La question de son influence sera à suivre avec la mise en œuvre de la récente réforme concernant les procès de droit commun. Quelque part, l’acteur de la justice devient un personnage.
Cependant l’aspect le plus passionnant de ce colloque réside sans doute dans le décryptage des procédés employés par le cinéma. Comment le cinéma s’empare-t-il du droit ?
Le film ne décrit pas, il illustre, il incarne, il met en scène. Il en va de même de la littérature, rappelons la vitalité des travaux sur les rapports entretenus entre le droit et la littérature. Mais le septième art apporte une dimension supplémentaire : à la puissance des mots il ajoute le pouvoir de l’image. Les communications nous livrent une analyse captivante de la façon dont le film se saisit du droit, quel que soit son propos, à travers une multitude d’œuvres cinématographiques, de la comédie au film noir, du film de pure fiction au documentaire qui se veut neutre. M. José Moure l’a très bien exprimé lors des discussions, le cinéaste se pose la question des formes. Le droit est une forme, le cinéma est une forme et ces formes respectives entrent en tension.
Première remarque, on ne peut qu’être frappé par la récurrence d’une observation : la distinction est floue entre documentaire et fiction, ces catégories sont poreuses.
Le documentaire est supposé neutre. La question est alors posée des procédés qui permettent d’être le plus neutre possible : l’enregistrement intégral des procès historiques en est un, il se veut purement descriptif. (Ronan Bretel, « Filmer sans cinéma : les archives audiovisuelles de la justice et le “regard-caméra” »). Mais comment qualifier la vidéo qui présente le simulacre de procès de N. Ceuscescu (Anca Mitroi Sprenger, « Faire le procès à la justice : droit et morale dans le Nouveau Cinéma Roumain ») ?
La frontière entre la fiction et le documentaire est interrogée. Le film est une création et c’est une création personnelle. Il y a toujours un regard personnel, même dans un documentaire. Plusieurs exemples en sont fournis. Ainsi, alors même qu’il revendique une neutralité, R. Depardon fait œuvre personnelle, allant même jusqu’à inventer une nouvelle manière de filmer (Hélène Sirven, « Montrer le droit : Depardon, Rouch, Verdier et Nabede »). Le regard personnel va d’ailleurs jusqu’à la revendication assumée de l’instinct, de la conviction (intervention à une table ronde Sabrina Van Tassel, journaliste et réalisatrice (L’Etat du Texas contre Melissa, 2021). Les catégories se brouillent davantage lorsqu’un même film mélange documentaire et fiction (Rachel Guillas et Vincent Jacques, « “Le juge et la caméra” : le droit entre documentaire et fiction dans Close Up d’Abbas Kiarostami »), et plus encore avec la fiction basée sur des faits réels (Intervention à la table ronde d’Antoine Raimbault, scénariste et réalisateur (Une intime conviction, 2018).
Ajoutons que, fiction ou pas, certains procédés visent à « faire vrai », « faire naturel », ainsi l’emploi délibéré d’une image vidéo de mauvaise qualité pour paraître plus authentique (« Nathalie Goedert, Une mise en abyme : l’image filmée dans le film de procès ») ou encore le choix d’acteurs inconnus pour représenter les salariés (convention répandue dans les films illustrant le droit du travail souligne Luc de Montvalon, « Travailleur et patron : (re)penser les rapports de travail à travers le cinéma »).
Comme la littérature, le cinéma use de procédés d’incarnation et il incarne le droit dans de nombreuses figures, pas seulement dans ses acteurs institutionnels : emblématique, l’homme droit seul contre tous, moins souvent l’enfant qui explique une institution à un ingénu (Dorothée Reignier, « Ce que le cinéma nous apprend de notre vision du Parlement »)… Mais la force évocatrice de l’image est immense pour donner corps au droit et à ce qu’on veut en dire. Les possibilités de suggestion se démultiplient : par exemple, donner à voir la femme prostituée par morceaux, son client comme impersonnel, le souteneur comme diabolique (Samantha Pratali et Constant Candelara, « Figures prostitutionnelles et œuvres cinématographiques ») ou encore accéder à l’intimité d’une personne présentée comme une victime par un regard très proche de la caméra (Intervention à une table ronde Sabrina Van Tassel, journaliste et réalisatrice (L’Etat du Texas contre Melissa, 2021). Il serait temps, a-t-il été suggéré, que les juristes pensent l’image (Nathalie Goedert, « Une mise en abyme : l’image filmée dans le film de procès »).
La construction du film occupe également une place majeure. Par quoi commencer ? Sur quelle image conclure ? (Intervention à une table ronde Sabrina Van Tassel, journaliste et réalisatrice (L’Etat du Texas contre Melissa, 2021). Mais le droit n’a pas attendu le cinéma pour se mettre en scène : spectacle de l’exécution capitale (Florence Bellivier, « La représentation du châtiment capital au cinéma entre fascination et dénonciation » ; Daniel Morgan, « Exposer, contextualiser, dénoncer : les films contre la peine de mort en France et aux États-Unis depuis 1950 »), dramaturgie des audiences judiciaires… A cet égard, le « film de procès », genre si prisé des cinéastes, est un terrain d’élection pour croiser les regards. Le film peut être construit comme une audience (« Nathalie Goedert, Une mise en abyme : l’image filmée dans le film de procès »), le procès réduit à un duel (Gérard Bras et Vincent Légaut, « Récit judiciaire et récit cinématographique : l'exposé de la construction du récit judiciaire dans quatre films de Ford, Ray et Clouzot »). Un parallèle très instructif a été dressé entre la construction du récit judiciaire et la construction du film de procès. Et cette construction s’avère encore plus passionnante lorsqu’elle introduit une distanciation pour mieux revenir à son sujet. C’est le film dans le film (ainsi le film du tournage d’un film de procès : Nathalie Goedert, « Une mise en abyme : l’image filmée dans le film de procès »), c’est le décalage au bord du judiciaire pour montrer la nécessité du judiciaire (Gérard Bras et Vincent Légaut, « Récit judiciaire et récit cinématographique : l'exposé de la construction du récit judiciaire dans quatre films de Ford, Ray et Clouzot »). Plusieurs procédés ont été présentés : exploiter le grotesque (Gérard Bras et Vincent Légaut, « Récit judiciaire et récit cinématographique : l'exposé de la construction du récit judiciaire dans quatre films de Ford, Ray et Clouzot »), plonger le spectateur dans la confusion au service d’une réflexion : en détournant le flashback, en donnant une impression de pénombre par une gamme chromatique froide (Magalie Flores Lonjou et Raphaëlle Yokota, « Détournement du flashback dans le film de procès : l’exemple de The Third Murder (Koreeda Hirokazu) » ). Encore l’image, toujours l’image !
Sy.Et de même que le droit obéit à des règles, le cinéma obéit à des règles même lorsqu’il se propose de les déconstruire. Sans doute alors faut-il relativiser l’opposition entre un droit codifié et la liberté créatrice du cinéma.
Pour conclure, réjouissons-nous dans l’immédiat de la publication de ces travaux en ligne et souhaitons pour l’avenir la poursuite d’une confrontation décidément prometteuse.
Pour conclure, réjouissons-nous dans l’immédiat de la publication de ces travaux en ligne et souhaitons pour l’avenir la poursuite d’une confrontation décidément prometteuse.
Partager : facebook twitter google + linkedin