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C’est banalité de constater que le cinéma s’intéresse au monde juridique, au droit mais surtout à l’univers du procès. Pour un art dramatique, il y a là une ressource inépuisable : dans la salle obscure comme au tribunal il s’agit de faire récit. Mais là, le spectateur a le sentiment d’être en présence des faits, ici les faits sont passés et doivent être établis, même quand ils sont reconnus : pour le juge n’existe que ce qui est dit dans le prétoire. Le procès apparaît donc comme processus d’élaboration d’un récit, condition pour le jugement décidant de sa vérité. Le risque permanent de l’erreur judiciaire le tend dramatiquement. Il n’est pas donné de manière univoque, mais élaboré par les parties contradictoirement. D’où sa forme apparente : le duel, singulièrement en procédure accusatoire qui, sans doute pour cela, a la faveur des cinéastes, même quand ils filment dans un contexte inquisitorial. Elle est facilement appropriable par le récit cinématographique.
Df.En tout cas celui conduit selon ce que Deleuze appelait « grande forme » dans le cinéma classique, forme scandée en trois moments, S—A—S’ (où S désigne l’exposition d’une situation conflictuelle, A l’intervention d’un agent au sein de cette situation et S’ la nouvelle situation issue de l’action A, le conflit étant résolu).
Ceci devrait valoir pour tout art dramatique. Or, il semble bien que le cinéma, bien plus que le théâtre, se soit saisi du judiciaire et ce pour une raison paradoxale : rien de plus ennuyeux qu’un procès sur une scène de théâtre. Si le cinéma s’empare du procès c’est en raison de sa capacité à en sortir ; à mettre en présence, à l’indicatif, de ce qui, à l’audience, reste discursif, à l’imperfectif, à transfigurer l’analepse verbale en images d’un flash-back, au risque de donner l’impression mystificatrice d’être en présence du réel, inaccessible au juge.
La question du droit, celle du juste, de la place du judiciaire dans la cité, mais aussi du fondement juridique de la communauté hante la plupart des films de Ford, et pas seulement ceux où se déroule un procès. Je me limiterai à deux, de période différentes, ayant en commun de faire du procès un moment essentiel du récit, voire sa dimension quasi exclusive : Young Mister Lincoln (1939) et Sergeant Rutledge (1960). Je conserve ici les titres originaux parce que, sur des modes différents, leur adaptation en français relève du contresens.
Un regard superficiel trouverait vite confirmation aux hypothèses évoquées ici.
Dans le premier, une rixe entre deux frères et un citoyen hâbleur voire bagarreur de Springfield se termine par son meurtre. Lequel des deux jeunes gens l’a tué ? L’arrivée et l’action persévérante du jeune avocat Abraham Lincoln finit par faire éclater la vérité au cours du procès qui l’oppose à un procureur de mauvaise foi, forgeant un récit destiné à battre son adversaire, sans interroger les indices, ni les témoignages. Moment de bravoure au cours duquel le futur président forgerait le début de son mythe.
Dans le second un sergent est accusé du meurtre de son commandant et du viol de sa fille. Sa fuite l’accuse, contre sa réputation. Là encore, la conviction et la persévérance du lieutenant Cantrell, avocat devant la cour martiale, rendent possible une juste résolution, face à l’entêtement raciste du procureur. Le droit, singulièrement le judiciaire, serait filmé comme mode raisonnable de résolution des conflits, a contrario de la vengeance violente qui d’abord anime la foule. Vision platement idéologique qui en reste à une lecture superficielle d’un résumé du scénario qui ne prend en compte ni le fait que le spectateur ne découvre la couleur de la peau du sergent que dix minutes après le début du film, ni la conduite du récit filmique des débats de ce procès scandés de flash-back de modes différents.
Il nous faut donc considérer la manière avec laquelle Ford filme le judiciaire, et pas seulement le procès, pour saisir le point d’où il le filme, afin de comprendre ce qu’il filme. Mon hypothèse, restreinte à ces deux films, porte d’abord sur le caractère délibérément filmique de son récit, délibérément affirmé. De là, je veux montrer qu’il place sa caméra non pas dans le procès, en son centre, mais aux bords, dedans et dehors, engageant ainsi le spectateur à une distance réflexive en regard de l’action exposée. Il s’ensuit qu’il montre en même temps le procès et ses bords, les conditions le rendant possible et celles, internes ou externes, risquant de l’empêcher, sa nécessité et sa précarité, comme si le judiciaire n’allait jamais de soi.
Dit autrement, il s’agit pour lui, quand il filme le judiciaire, moins de mettre en scène le drame qui se joue au procès, que de donner à comprendre comment se fabrique un récit (véridique), la juris dictio devant se fonder sur une véridiction. Mais il s’agit de montrer en même temps les raisons qui rendent nécessaire la fabrique d’un récit juridique et les conditions de possibilité de sa véridicité. Le rapprochement des deux films fera apparaître des différences dans les procédés mis en œuvre. Il faut bien comprendre que le récit fordien est tout entier en images : « Ce sont les images et non les mots qui doivent raconter l’histoire. »
Tx.John Ford, entretien avec George J. Mictchell, cité par Cécile Gornet, « Du script au film : l’image fordienne en résistance à l’efficacité narrative », in John Ford : histoire, image et politique, collectif dirigé par Natacha Pfeiffer & Laurent Van Eyde, Gollion, 2022.
Et c’est bien en image, sans le dire, que Ford expose la fabrique du récit judiciaire, dans ses présupposés, ses conditions de possibilité et d’impossibilité et sa nécessité précaire.
Section 1. Nécessité du judiciaire
Quand Ford filme un procès il en expose un préalable afin de montrer qu’une autre voie était possible, mais que la voie judiciaire du traitement du conflit est raisonnablement préférable.
Ex.Dans le Lincoln, le récit est limpide : après le meurtre de Scrubb White, la foule, excitée par J. Palmer Cass (Ward Bond) se précipite vers la prison où sont incarcérés les deux suspects afin de les lyncher. Lincoln, vite arrivé sur les lieux du meurtre, ayant proposé ses services d’avocat à la mère des deux jeunes gens, vient s’interposer entre le tronc servant de bélier et la porte du bureau du sheriff. En une posture christique, par une rhétorique mettant les rieurs de son côté, il obtient le suspens du légitime désir de vengeance, jouant, entre autres, de son inexpérience qui enverra sûrement les deux suspects à la potence. Avec un argument moral et religieux : la vengeance immédiate risque d’être par trop « permanente », et la « lecture d’une certain livre » de ronger, par la suite, la conscience de ses auteurs.
Personne ne soupçonne, et ne peut soupçonner, le spectateur du film pas plus que ses protagonistes, que les faits ne sont pas établis : nous avons vu le drame intégralement, la foule croit les témoins et chacun des deux frères s’accuse. Le récit des faits semble inutile. Une question subsiste malgré tout, obsédante tout au long de la procédure : qui a porté le coup fatal, l’ainé ou le cadet ? Faut-il les exécuter tous les deux, ou bien le seul auteur du coup ? Question suffisante pour devoir faire récit des faits. Dit autrement, pour pouvoir dire le droit, il aura fallu que le vrai soit dit : son constat ne peut y suffire. Pourquoi ?
La question n’est pas posée à ce moment du film, ni plus tard. La réponse sera exposée en images, dans l’après-coup de la vérité dévoilée : on n’y voit rien immédiatement, même quand le film monte des images montrant tout. Les images montées dans un certain ordre ne sont pas simplement vues, elles sont interprétées. Les images montées dans un ordre chronologique sont vues comme exposant un ordre causal, l’antérieur étant cause du postérieur.
Ex.Ainsi nous voyons à l’écran, dans la pénombre, se succéder, en un montage champ contre-champ, une rixe entre les frères Clay et Scrubb, nous entendons le bruit d’une détonation, l’adjoint à terre, une jambe repliée, le visage effrayé de la mère, les deux frères accourir vers elle, Cass se précipiter et se pencher sur lui, la victime les deux jambes allongées, puis, en plan américain, Cass s’approcher du trio Clay un couteau ensanglanté dans les doigts et crier au meurtre, chacun des deux frères reconnaissant être propriétaire de l’arme du crime.
Succession d’images à l’écran. Succession des faits ? Selon l’effet Koulechov, le spectateur sort de cette séquence persuadé que l’un des deux fils Clay a tué Scrubb, tout en étant convaincu par les séquences antérieures qu’il ne s’agit pas d’un meurtre volontaire, mais l’effet accidentel d’une légitime défense. Le récit judiciaire pourra-t-il rejoindre le récit filmique ? Quand il l’aura rejoint, il opérera une critique de la perception, perception des faits par le témoin, des images par les spectateurs.
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Sy.Quel récit dira la cause du meurtre ? Chacun des deux frères s’accuse. En font-ils un récit complet ? rigoureux ? Et la mère qui, comme nous, a tout vu, de loin, la nuit ? Quels liens unissent ces images ? L’évidence empirique de leur succession suffit-elle à établir la relation de causalité qui établit que l’un des deux frères au moins a tué l’adjoint du sheriff, même si en légitime défense ? Le montage fait récit filmique : aucun doute, en raison du champ contrechamp entre la rixe et le visage de la mère, nous, spectateurs, avons fait récit, avons unifié ces images successives en une image-mouvement où la fin éclaire le début. Inutile d’y revenir, deux questions exclusives nous occupent et occupent les gens de Springfield : un ou deux coupables ? Légitime défense ou agression délibérée ?
Rq.Le désir de vengeance immédiatement réalisé ne laisse pas place à ces questions. Plus, il en forclôt d’autres. Chez Ford, comme chez Spinoza, la justice procède d’un desiderium, d’un désir empêché de vengeance. Empêché, ici, par la puissance publique. Elle se situe entre l’expression immédiate du désir de vengeance, expression signifiant que personne ne peut impunément faire tort à un membre de la communauté sans encourir la colère de tous les autres, et le moment de son accomplissement. Le désir de vengeance n’est pas, en lui-même, illégitime, pas plus que la mort du coupable : Lincoln le dit volontiers à la foule vindicative. Ce qui est illégitime, c’est la précipitation à s’accomplir, occultant, au moins, les circonstances : y a-t-il eu légitime défense ? les deux frères sont-ils également coupables ? Seul le procès permettra de l’établir.
Dans Sergeant Rutledge, le film commence un tout petit peu avant l’ouverture du procès, avec l’arrivée du lieutenant Cantrell (Jeffrey Hunter), avocat de la défense auprès de la cour martiale. Pas de question sur sa nécessité, apparemment.
Ex.Et pourtant, deux séquences du flash-back nous apprendront que l’inculpé a fui, à deux reprises, en vue de se soustraire à la justice : juste après le crime, ce qui signe sa culpabilité aux yeux de presque tous, et une seconde fois sur le chemin qui le conduisait, sous escorte, vers sa détention. Alors il a librement renoncé à ce qui lui est apparu comme liberté illusoire, celle d’un « nègre (nigger) en fuite ». La foule, ici aussi, désire une pendaison immédiate. À la surprise générale, Rutledge plaide non coupable du viol, le meurtre du major, reconnu, ayant été commis en état de légitime défense. Ici, le récit judiciaire doit établir les faits : les seules certitudes, dues au témoignage de l’épouse du colonel, président de la cour, sont sa présence sur les lieux du crimes, sa fuite après que deux coups de feu aient été entendus, et sa désertion.
Pour Ford, le récit du processus judiciaire commence avant le début de la procédure, et l’enveloppe. Il s’agit de montrer le procès comme étant nécessaire, raisonnablement, tout en faisant voir que sa tenue reste contingente.
Ex.Ce que montre la séquence d’ouverture du Sergeant : l’avocat lieutenant arrive au Quartier général avec un jour de retard. Il aurait aussi pu ne pas parvenir à bon port.
Filmer le judiciaire c’est faire apparaître des conditions matérielles de sa possibilité et non le déploiement de l’Idée de justice.
Ainsi en va-t-il de la longue séquence du Lincoln consacrée à la désignation des jurés.
Ex.Deux sont récusés par la défense : le maréchal ferrant convaincu par pré-jugé de la nécessité de pendre les deux accusés, et le coiffeur prétendant n’avoir jamais entendu parler de l’affaire dans son salon. Le spectateur s’attend à ce que Sam Boone (Francis Ford) le soit aussi : il reconnaît aimer les pendaisons, jurer, boire, mentir, ne pas être assidu au culte, et il a été vu dans la foule vindicative. Mais son honnêteté le sauve, aux yeux de l’avocat : pour entendre le récit judiciaire il faut des citoyens de bonne foi. C’est le seul moment du film où il occupe le centre de l’écran : on l’a vu et on le reverra, au bord de l’image, parfois en flou, ponctuer la séquence, comme lorsqu’il est pris d’un hoquet éthylique au cours de la déclaration liminaire, particulièrement emphatique, du procureur Felder.
Supplément filmique en regard de l’élaboration du récit judiciaire : la fabrique du récit judiciaire débute avant les auditions des témoins, sur ce bord qu’est la condition de possibilité de leur écoute.
Pas de jurés dans une cour martiale, comme c’est le cas dans Sergeant Rutledge. Cependant, la conversation entre l’épouse du président et l’une de ses amies, dans la salle d’audience, nous apprenant la mauvaise humeur du juge en raison d’une soirée trop arrosée, joue ici comme bord, indice de perturbation possible du jugement. Le récit filmique du judiciaire inclut les à-côtés susceptibles de perturber le jugement, inaperçus du public dans le procès.
Chez Ford, nul n’est parfait. L’institution doit frayer la voie du plus raisonnable possible alors même que ceux qui la font vivre ne sont ni des saints, ni des sages : le président de la cour réclame au juge assesseur « de l’eau ! » avec insistance... manifestement non pure.
Sy.Le spectateur du film entre donc dans le procès par ce qui le précède ou l’entoure, par des préalables et des à-côtés, de biais en quelque sorte, et non de plain-pied : si le procès a pour objet d’élaborer un récit, selon une procédure contradictoire, le récit filmique de cette élaboration la saisit selon une focale plus large, donnant à voir des éléments bien réels et nécessaires, omis aux yeux du public à l’audience ou du lecteur de la chronique judiciaire. La caméra conduit le regard vers le procès à partir d’un point, ni extérieur, de loin, point de vue de Sirius ouvrant sur une vision objective, ni intérieur, comme s’il était l’un des opérateurs de cette construction, voire partie du public assistant à l’audience. Dedans et dehors, de près et de loin, en un site susceptible de varier : aux bords.
Suggérons une hypothèse : la caméra occupe le site qui est celui, en peinture, du « personnage de bord », selon l’expression de Daniel Arasse, de ce personnage non inclus dans l’action représentée, admoniteur invitant à entrer dans l’image et à la parcourir dans un certain ordre.
Tx.Daniel Arasse, « L’opération du bord. Observations sur trois peintures classiques », dans Bertrand Rougé (éd.), Cadres & Marges, Pau, Presses universitaires de Pau, coll. « Rhétoriques des Arts ; 4 », 1995.
Elle conduit le spectateur dans l’image cinématographique exposant la construction du récit juridique selon des voies inusitées par les agents de l’institution judiciaire et le public à l’audience. Filmant au bord du judiciaire elle filme aussi les bords du judiciaire, là où il risque d’être empêché, où se saisit sa précarité en même temps que sa nécessité pour la communauté politique, où se comprennent aussi ses conditions de possibilité. Située aux bords de l’image l’œil de la caméra se donne à voir par réflexion comme instrument fictionnel, faisant récit rendant compte non pas du récit judiciaire, mais de sa fabrique, incluant conditions de possibilité et d’impossibilité. Du coup, le récit judiciaire n’est pas perçu comme dévoilement du réel, mais comme construction besogneuse, contingente, fragile, traversée par le conflit d’interprétation entre les parties, pas toujours animées du désir de vérité. Nulle évidence ou transparence des faits, inatteignables : il faut les agencer, ou plutôt agencer les indices et preuves à interpréter, en récit cohérent. Le film fait récit de cet agencement sous condition, de la fabrique du récit judiciaire.
Du rapport de celui-ci au récit filmique, on peut dire, chez Ford, ce que Cécile Gornet dit de son rapport au récit historiographique : « Les films se décalent de la trame historique [pour nous, judiciaire] pour montrer quelque chose de sa mise en forme. »
Tx.Cécile Gornet, L’écriture de l’histoire au miroir du cinéma. Les westerns de John Ford, Paris, Classiques Garnier 2017, p. 62.