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Colloque « Filmer le droit, le droit filmé » : Le juge et la caméra : le droit entre documentaire et fiction dans Close-up d'Abbas Kiarostami

Sy.La première partie de la leçon analyse comment Kiarostami, en décidant d'enquêter sur un fait divers, développe un film entre fiction et documentaire et semble poser le cinéma comme instance de jugement dans un procès en Iran. En effet, on verra que le cinéaste, en participant au procès, paraît influer sur son déroulé.

La seconde partie retrace et analyse la procédure pénale iranienne à l'œuvre dans le procès d'Hossain Sabzian filmé par Abbas Kiarostami dans son film Close up afin de comprendre l'un des objets centraux du film : la recherche de l'intention de l'accusé menée tant par le juge que par le réalisateur, tant par la procédure judiciaire que par les procédés cinématographiques. Il s'intéresse notamment au droit hybride (musulman et issu des codifications européennes) appliqué dans cette cour de justice et propose des points de comparaison avec la procédure ecclésiastique médiévale.

Section 1. L'œil de la caméra et la justice (Vincent Jacques)


On se propose d'analyse ici le film Close-up (1990) d’Abbas Kiarostami dans sa façon de « représenter » une procédure juridique et un procès entre documentaire et fiction. Il s’agit d’un film basé sur un fait divers éminemment cinématographique en son contenu. Rappelons les faits : le dénommé Sabzian abuse les Ahankhah, une famille bourgeoise de Téhéran, en se faisant passer pour le grand cinéaste populaire iranien Mohsen Makhmalbaf, intellectuel engagé dans la révolution islamiste devenu critique envers le régime. Il pénètre leur sphère intime en faisant croire que leur maison et eux, constitueront les personnages, le lieu et la matière de son prochain film. Finalement confondu, l’usurpateur sera arrêté. La scène de l’arrestation, reconstituée, ouvre le film.

Entre fiction et documentaire, le film s’intéresse à la procédure judiciaire qui s’ensuit sur plusieurs niveaux, mélangeant l’enquête de la justice et celle du cinéaste : Kiarostami va demander aux différents acteurs de rejouer leur rôle ; il va aussi interroger les policiers, questionner Sabzian dans sa prison, il va demander la permission au juge de filmer le procès. Selon les dires du cinéaste, c’est un film qui s’est fait très rapidement, provoqué par la lecture du fait divers dans le journal : « J’avais une équipe pour faire un autre film. Et trois jours avant de filmer, je suis tombé sur ce fait divers dans le journal. […] On est donc allé à la prison faire l’entretien avec le prisonnier. Le traitement s’est développé au fur et à mesure du tournage. J’ai passé une série de nuits blanches sur le scénario, parce que la réalité avait de l’avance sur nous » (Abbas Kiarostami, « Close-up » in Abbas Kiarostami. Textes, entretiens, filmographie complète, Édition de l’Étoile, « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 1997, p. 128).

Le film va donc suivre l’enquête et mener la sienne. Le spectateur se trouve à la place de l’interrogateur (position du cinéaste hors champ) et voit défiler devant lui les dépositions et les propos des policiers, de la famille Ahankhah et des autorités judiciaires. En quatre séquences se déroule une enquête qu’on peut qualifier de « documentaire » : le cinéaste va à la rencontre des protagonistes leur poser des questions. Ainsi, dès qu’il apprend l’existence du fait divers dans le journal, le réflexe de Kiarostami est d’aller à la prison où se trouve Sabzian, « l’imposteur », pour l’interroger. Ce dernier pose ses conditions à son engagement dans la proposition d’un compagnonnage cinématographique de son affaire : « J’accepte d’être filmé si vous réussissez à exprimer ma souffrance à travers votre film ». Il ajoute, « l’exprimer comme l’a si bien fait Makhmalbaf dans ses films ». « Je ne peux rien promettre » répond Kiarostami : on verra comment Close-up y réussit. Un peu plus loin le cinéaste filme sa demande de filmer le procès de Sabzian au juge qui est responsable de l’affaire. On voit le juge assis derrière son bureau et on entend Kiarostami parler avec lui hors champ. Il lui demande la permission de venir filmer le procès, et d’en déplacer la date pour son plan de tournage. Le juge semble surpris de la demande et s’étonne qu’on puisse s’intéresser à une affaire de si peu d’intérêt : « elle nous intéresse car elle a un rapport avec le cinéma » répond Kiarostami. Notons que les images documentaires, notamment celles du procès, vont se distinguer plastiquement par leur grain, leur coté brut et leur surexposition par rapport à celles, fictionnelles, de reconstitution de l’affaire à lumière plus homogène.

Le ministère de la justice ayant donné son accord, la caméra est admise dans la cour. Avant la prise de parole du juge, Kiarostami, hors champ, s’adresse à Sabzian filmé en gros plan. Il lui explique : « nous avons deux caméras, une avec un objectif gros plan (close up en anglais, d’où le titre du film) pour filmer les protagonistes, et une caméra grand angle pour filmer des plans d’ensemble du procès ». Dès le début du procès, on parle de cinéma, puis on enchaîne sur la prise de parole du juge qui s’adresse à Sabzian en lui disant que la présence de la caméra en cour est là pour qu’il puisse expliquer « ces choses auxquelles les gens ont du mal à croire ».




Plus étonnant, il ajoute un peu plus tard, « s’il y a des choses qui vous semblent inacceptables du point de vue légal, et que vous désirez expliquer, adressez-vous à cette caméra ». Une adresse pour le moins surprenante d’un juge à l’accusé : non pas, « si vous n’êtes pas d’accord, vous m’adresserez, ou à la cour, vos raisons », mais bien « répondez à la caméra ! ». Si c’est la cour qui l’oblige à venir s’expliquer, la présence de la caméra, installe une autre scène où l’accusé aura à se justifier : c’est le juge lui-même qui, en quelque sorte, l’affirme. Et en fait, contre l’accusation d’escroquerie, voire d’avoir voulu préparer un cambriolage, la défense de Sabzian consistera à plaider son désir de cinéma, une passion qu’il adresse aussi bien à la cour qu’à l’œil de la caméra qui le fixe avec attention. On assistera à un drôle de mélange entre la justice « légitime » et celle que semble vouloir porter le cinéaste.

Close-up expose trois séquences du procès entrecoupées de scènes rejouées par les protagonistes de l’affaire, Sabzian et la famille Ahankhah. Comme l’a bien remarqué Charles Tesson : « La reconstitution proprement dite, avant d’être un genre cinématographique (le trop fameux cinéma vérité) est d’essence juridique. […] Les scènes reconstituées ont un double foyer (elles concernent en même temps la justice et le cinéma), cet écart étant en même temps le sujet même du film » (Charles Tesson, « Body Double », Cahiers du cinéma, n° 450, décembre 1991, p. 13). D’une part on voit des scènes rejouées (on peut parler de reenactment, un type de fiction documentaire), d’autre part un (vrai) procès où tout est fait pour nous rappeler que le cinéma est là, comme ce plan où l’on constate la présence d’un preneur de son qui tend une perche et un micro dans la direction d’un des membres de la famille qui prend la parole (on voit par ailleurs le micro à d’autres moments du procès) : des prises de vue documentaires fictionnalisées. L’acmé de cette présence/interférence du cinéma intervient quand Kiarostami lui-même (hors champ) se met à questionner l’accusé comme s’il était une sorte d’avocat de la défense.

Rq.En voyant le film, on s’étonne de cette ingérence qui semble impossible dans le cadre d’un procès. Kiarostami confiera par la suite que « l’un des plus gros mensonges que je m’autorise à avouer » est « d’avoir tourné, pour Close-up, neuf heures en l’absence du juge dans la salle d’audience après le procès qui n’a duré qu’une heure. » (Entretien avec Alberto Elena cité in Frédéric Saboureau, Abbas Kiarostami. Le cinéma revisité, Rennes, PUR, 2010, p. 2019). Frédéric Saboureau commente : « C’est au cours de cette prolongation qu’il a pu interpeller Sabzian, laissant croire par la suite par l’artifice du montage que ces disgressions avaient lieu pendant que le tribunal siégeait officiellement et en présence du juge (comme certains faux contre-champs sur le magistrat hochant du bonnet le laissent supposer) ». La distinction entre les scènes documentaires à l’image brute et celles des reconstitutions à l’image plus homogène est un leurre : la différence fonctionne jusqu’à un certain point, le réalisateur s’amusant à brouiller la frontière entre le documentaire et la fiction.

De cinéma, c’est ce dont parle Sabzian, son seul et unique argument de défense. Plus précisément, il explique comment il a commencé à croire à son propre rôle : « ce n’était plus de la comédie. J’étais ce nouveau personnage ». Il n’est pas un escroc, car il était le premier à croire en son rôle. Répondant à cette croyance, on constate la croyance du fils cadet de la famille dans le rôle de Sabzian à sa virulence contre ce dernier. En effet, le fils cadet voulait y croire, car, sans emploi et désirant lui aussi faire du cinéma, il avait réagi avec enthousiasme à la proposition du faux Makhmalbaf de le faire jouer dans son prochain film.

Rq.Notons que lors du film on apprend qu’à un certain moment, la famille s’est doutée de la supercherie, et a fait semblant de croire Sabzian pour le tromper et l’amener à tomber dans la main des policiers. Tout le monde croit et fait semblant de croire, que ce soit Sabzian ou la famille, le film joue avec cette ambivalence du « comme si » et les échanges incessants entre simulacre et réalité.

Trompé, c’est le fils cadet qui accuse le plus durement Sabzian tout le long du procès, le plus dubitatif à propos de ses réponses et de ses justifications. On les voit souvent dans le même plan, la tête du fils de la famille derrière celle de Sabzian fixant le juge hors champ. Le fils semble tendu, il est en colère, mais la présence de la caméra n’est-elle pas une cause supplémentaire de malaise ? Sabzian, lui, semble rassuré par la présence de Kiarostami, il adore son film Le Passager dit-il à ce moment, une complicité mise en scène dans ce dialogue ajouté par le cinéaste qui lui demande « Que fais-tu en ce moment [devant ma caméra] ? ». « Je parle de mes souffrances » répond l’accusé qui finira par être pardonné par la famille et donc par la cour malgré les réticences du fils cadet. Sabzian s’est repenti, on lui pardonne. Reste cependant ce cri du cœur qu’il énonce pendant le procès : « J’adorais jouer ce rôle ». Entre le juge et la caméra, ce procès avait une double visée.

Rq.François Niney résume bien cette double finalité : « Le procès pour duperie devient en même temps un plaidoyer pour le droit à la fiction, à changer de peau, à "faire du cinéma" » (François Niney, « Close-up », Abbas Kiarostami. Textes, entretiens, filmographie complète, op. cit., p. 128).

Si le film joue avec la relation entre documentaire et fiction, il pose également la question du rapport entre un procès filmé et un procès mis en scène (d’après le réel) par un cinéaste qui veut influer sur le réel (c’est-à-dire sur le jugement). Comme le dit justement Arnaud Hée, dans Close-up, c’est le cinéma qui « s’arroge » le droit de juger lui-aussi : « Le film est une méditation sur la justice. Kiarostami en fait, par l’intervention du medium cinématographique, un principe moral. Deux instances de jugement cohabitent ici, face auxquelles l’imposteur propose la justification de sa supercherie : le juge et la caméra. » (Arnaud Hée, « Le réel démasqué », Critikat, 16 septembre 2008).

Tx.Le fait de placer le cinéma comme une instance de jugement autre, non pas seulement pour rétablir le droit, mais pour juger selon ses propres règles est quelque chose qu’a aussi justement remarqué Saboureau : « Le cinéma apparaît ici véritablement comme une sorte de contre-institution et de contre-représentation : il est celui qui permet de rééquilibrer les choses, des reconsidérer les actes en fonction d’une morale qui n’est pas encadrée par la Loi et de donner à l’accusé la possibilité de situer son argumentation sur un autre terrain – l’art, le désir – que celui auquel la société l’assigne à travers ses institutions et ses modes de pensée. » (Frédéric Saboureau, Abbas Kiarostami. Le cinéma revisité, op. cit., p. 186)

Kiarostami ne tourne pas un film sur un fait divers et le procès qui s’ensuit, il mène en parallèle un travail d’enquête et cherche à résoudre le conflit. Il s’agit non seulement d’un film qui représente la vie, qui la documente, mais d’un film dont le processus de production s’insère dans la vie – et change son cours ? Autrement dit, le procès filmique intervient-il vraiment dans la réalité pour en changer le cours ? C’est l’hypothèse de Youssef Ishaghpour : « En l’absence de la caméra de Kiarostami et de ses questions au tribunal, le procès de Sabzian aurait pris, sans doute une tournure différente, avec une condamnation plus lourde, et peut-être même, à la longue, il aurait détruit sa vie » (Youssef Ishaghpour, Kiarostami. Le réel, face et pile, Belval, Circé, 2007, p. 25. On a vu que ces questions ne sont pas posées dans le tribunal, mais ajoutées au montage). Sur la condamnation, on ne peut pas être absolument certain, en revanche, il est très probable que la vie de Sabzian ait été changée par le film. En effet, non seulement est-il devenu l’acteur de sa propre vie dans un vrai film de cinéma (le film de Kiarostami), mais le cinéaste demande à Makhmalbaf lui-même d’aller chercher Sabzian à la sortie de la prison. En provoquant la rencontre, le cinéaste essaie de clore l’affaire, c’est-à-dire cherche à ce que le différend entre la famille Ahankhah et le faux Makhmalbaf soient surmonté. Dans la dernière scène, le vrai et le faux Makhmalbaf rencontrent le père de famille qui les accueille tous les deux à la porte de sa maison. Sabzian n’est plus perçu comme un escroc, il est pardonné, il est là avec le cinéaste qu’il admire, Makhmalbaf, tout en étant le vrai personnage d’un film (Close-up) d’un autre réalisateur qu’il apprécie, Kiarostami. Pourtant, ce n’est pas si simple. Le film se clôt en effet sur une touche humoristique qui complique un trop simple dénouement. Quand Makhmalbaf et Sabzian arrivent devant la villa de la famille trompée, ce dernier sonne et énonce son nom dans l’interphone, rien ne se passe, puis il se ravise, et reprend son rôle, dit « Makhmalbaf » et la porte s’ouvre.

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C’est comme si, sauvé par le cinéma, Sabzian ne pouvait pas revenir sous sa propre identité dans le réel. Comme le formule bien Comolli : « Ni la justice des tribunaux ni le repentir du coupable, ni même le pardon des offensés n’y peuvent rien : Sabzian est et n’est pas Sabzian, il est devenu la vérité de son mensonge, il est devenu récit » (Jean-Louis Comolli, « L’anti-spectateur, sur quatre films mutants », Images documentaires, n° 44, 2002, p. 26).

Close-up est film qui entreprend d’appliquer sa propre justice, non seulement dans le domaine de la représentation, mais aussi dans le réel. Dans l’histoire des films documentaires, les œuvres qui provoquent ou modifient autant la situation qu’ils viennent filmer sont rares. On parle ici de transformations significatives de la situation filmée, non pas du cas plus général que le simple fait de venir filmer des gens ou des interactions provoque des modifications de comportement chez celles et ceux qui sont filmés. S’il s’agit plutôt d’une différence de degré que d’une différence de nature, on peut quand même dire que certains films documentaires viennent bouleverser la dynamique d’un groupe au-delà de la période de tournage. Dans le cas de Close-up, d’une part, le fait d’introduire une caméra dans la cour modifie le comportement des personnes filmées, pendant la période du procès, une heure. D’autre part, la présence du cinéaste dans l’affaire, ses questions, son enquête, ses reconstitutions et sa présence au procès, le fait d’inviter Makhmalbaf, etc. contribue à clore l’affaire juridiquement et extra-juridiquement. En ce sens, le film a provoqué des effets après sa fabrique, il a changé le cours d’une dynamique conflictuelle entre plusieurs personnes. On l’a dit, de tels films sont rares. On pense ici par exemple à Pour la suite du monde (1963) de Pierre Perrault. En venant filmer la pêche aux baleines blanches dans un petit village québécois bordant le fleuve Saint-Laurent que les habitants ne pratiquent plus, le cinéaste les amène à reprendre pour lui une tradition oubliée. À notre connaissance, en revanche, Close up est le seul film qui s’est intriqué si intimement avec un procès juridique réel au point d’en changer le cours.

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En 1995, lors d’une conférence à Paris, Kiarostami cite une phrase de Godard pour spécifier ce qui l’intéresse en faisant des films : « La réalité est un film mal réalisée » (Abbas Kiarostami, « Un film, cent rêves » in Abbas Kiarostami. Textes, entretiens, filmographie complète, op. cit. p. 70). Effectivement, si Sabzian, s’est essayé de son propre chef à faire du cinéma, et si cela s’est mal passé, on pourrait dire que le film de Kiarostami, lui, est venu reprendre le cours des événements pour en faire une réalité pour une fois bien réalisée.

Pourtant, même si Sabzian a pu réaliser son rêve grâce au cinéaste, non pas être un réalisateur en jouant à être un réalisateur (Makhmalbaf), mais être l’acteur d’un film d’un réalisateur connu (Kiarostami), on apprendra plus tard que sa vie n’est pas si simple est que pour lui le cinéma est une passion dévorante qui provoque plus de problèmes qu’elle n’en résout. C’est ce qu’on constate dans un court-métrage qui sort six ans après Close-up, Close-up Long Shot (1996) de Mamhoud Chokrollahi et Moslem Mansouri avec Sabzian comme personnage principal. Il y explique tous les malheurs que son amour du cinéma lui a causé. Dans sa jeunesse, à Ispahan, en allant à l’école, il s’attarde quotidiennement au cinéma plutôt qu’aller en classe pendant trois mois, ce qui lui coûtera ses tout premiers châtiments corporels. Sa vie d’adulte le conduit également à fréquenter les cinémas de façon excessive, ce qui finira par lui faire perdre sa famille et son travail. Tout perdre pour un cinéma où il veut échapper en vain à son mal être.


Sy.Finalement, tout comme on vient de le voir dans Close-up, sa passion l’amène au tribunal où il est jugé pour escroquerie et usurpation d’identité. Finir au tribunal, certes, mais s’en sortir grâce et devant la caméra de Kiarostami, un cinéaste célèbre. Une victoire en demi-teinte, car si son désir de cinéma finit par s’actualiser, sa situation sociale ne s’est pas améliorée, pire dans son quartier son passage devant un juge confirme la mauvaise opinion qu’on a de lui. « C’est un type sympa, mais pas très normal » dit un habitant du quartier dans le film, suite à quoi on voit apparaître Sabzian qui confirme flegmatiquement la chose. Car il sait mieux que personne que cette attirance pour le cinéma dépasse le cadre de l’amour pour celui-ci, fût-il passion dévorante ou autre déviance empirico-psychologique. Non, il y a quelque chose de métaphysique dans cette attraction pour quelque chose qu’il le dépasse et tend à l’engloutir. Ainsi confie-t-il finalement : « Je suis peut-être une des victimes du cinéma. Je voulais dévorer le cinéma mais c’est lui qui a fini par me dévorer. Il m’a montré son œil blanc ».

Section 2. La recherche de l'intention et des motifs dans le procès d'Hossain Sabzian (Rachel Guillas)


Rq.Je remercie sincèrement Reza Bastani, avocat à Téhéran, qui a eu la grande générosité d’échanger de nombreux mails avec moi pour m’apporter des éléments de contexte politique et historique, de bibliographie, sur la procédure iranienne qui s’appliquait à la fin des années 1980 et enfin pour l’identification des termes en persan. Je remercie aussi chaleureusement Mansoureh Hassanzade, avocate à Téhéran, pour l’aide qu’elle m’a apportée dans la dernière ligne de cette rédaction en répondant à toutes mes questions de procédure, à la fois sur la lettre et l’esprit, et en m’aidant à distinguer davantage réalité et fiction. Les erreurs qui subsisteraient dans cet article relèvent de ma responsabilité exclusive.

« Le visage n’est-il pas donné à la vision ? En quoi l’épiphanie comme visage, marque-t-elle un rapport différent de celui qui caractérise toute notre expérience sensible ? »
Emmanuel Lévinas, Totalité et infini.


« En histoire comme au cinéma tout gros plan implique un hors-champ » affirme l’historien italien Carlo Ginzburg dans une interview donnée au Monde en octobre 2022.

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Carlo Ginzburg est un historien italien, éminent représentant du courant historiographique de la microhistoire. Ses études portent sur des cas historiques atypiques et partent d’histoires individuelles pour expliquer les contextes dans lesquels ces personnalités évoluent. Son premier ouvrage étudiait ainsi le cas de procès en sorcellerie pour éclairer le système des croyances médiévales.

Dans cette interview, il affirme avoir été très marqué, enfant, par la lecture de la Tecnica del cinema de Sergueï Eisenstein et par la suite par son texte sur le gros plan. Ces lectures ont joué un rôle important dans l’élaboration de sa méthode de recherche : travailler sur un cas de façon analytique et tenir compte de l’hors-champ car « dans tout gros plan, la perspective globale est implicite ». Selon Ginzburg, un procès spécifique peut ainsi être considéré « comme un cas paradigmatique, même s’il s’agit d’une anomalie » et ainsi mériter une analyse. Il serait alors tentant de mener une enquête historique similaire avec le procès d’Hossain Sabzian, au cœur du film Close up d’Abbas Kiarostami, afin de révéler, à partir de ce cas étrange et de cette procédure très étonnante, le contexte politique et social en Iran à la fin des années 1980. De même, la tentation de mener une étude comparatiste des procédures est grande. Elle se voudrait ici révélatrice en distinguant et rapprochant des cas aussi éloignés que la procédure judiciaire religieuse iranienne et le procès canonique médiéval européen.

Rq.C’est ce que se propose de faire le sociologue américain Howard Becker, représentant de l’École de Chicago et de l’épistémologie comparative. Il confronte des cas atypiques et parfois apparemment éloignés pour opposer et rapprocher différentes représentations de la réalité sociale.

Dans cette perspective, considérons tout d’abord un premier « close up » susceptible de révéler un hors champ contextuel. Le procès se déroule à l’issue de trois évènements politiques majeurs qui sont susceptibles d’avoir eu une influence, directe ou indirecte, sur l’audience. Tout d’abord, la révolution constitutionnelle persane qui a eu lieu entre 1905 et 1911 et avec elle la création d’un Parlement. Cet évènement majeur a été l’occasion d’une intense réflexion sur l’idéal de justice et a entraîné la rationalisation du système judiciaire iranien. Certaines des lois publiées durant cette période en matière pénale sont toujours appliquées en 1989 lors du procès de Sabzian, bien qu’elles aient été amendées et qu’elles aient connu une diversité d’interprétation au fil des décennies.

Ensuite, la révolution de 1979 qui a renversé la dynastie impériale des Pahlavi pour mettre en place une république islamique sous la direction de l’ayatollah Khomeyni. Cette révolution a radicalement transformé la société iranienne et notamment les sphères judiciaire et juridique où s’appliquent désormais les lois islamiques, tantôt en accord, tantôt en concurrence avec les principes issus de la révolution constitutionnelle. Les réformes des années 1980 sont ainsi à l’origine de nombreux amendements des lois pénales, supposées être remplacées à terme par une législation plus conforme aux idéaux révolutionnaires.

Le dernier évènement à prendre en compte, notamment parce qu’il s’est achevé seulement un an avant le procès de Sabzian, est la guerre entre l’Iran et l’Irak. L’état d’urgence ayant été instauré, la guerre eut un impact profond sur le droit et les procès. Mais elle entraîna surtout huit années de conflit meurtrier et des conséquences sociales désastreuses (importante hausse du chômage et de la pauvreté, rationnements alimentaires, destruction de lieux d’habitations…). Cet impact est perceptible dans les éléments révélés par Sabzian sur ses conditions de vie, son extrême dénuement, la nature précaire de son emploi et peut-être même son état psychologique, mais il n’en est jamais fait explicitement mention dans le film.

Ce hors champ contextuel étant pris en compte, le véritable « close up », l’objet du film, peut alors être abordé : le visage de Sabzian et les émotions qu’il exprime, la recherche de son intention et de ses motifs. Parmi les éléments de la procédure qui retiennent l’attention du juriste français, figurent la méticulosité avec laquelle non seulement l’élément moral, mais aussi l’intériorité de l’accusé et les raisons qui l’ont poussé à usurper l’identité d’un grand réalisateur sont scrutés.

Mais le procès de Sabzian filmé par Kiarostami peut-il réellement constituer un « cas » juridique tels que l’envisagent Ginzburg en histoire et Becker en sociologie ? La difficulté que soulève ce « cas » provient principalement de sa part de fiction. Comme l’a écrit Vincent Jacques dans ce dossier (« L’œil de la caméra et la justice »), certaines scènes de ce procès sont fictives et ont été reconstituées après coup. Certains éléments de cette procédure, qui, précisément, donnent son caractère atypique au cas, et en particulier l’intervention du réalisateur dans l’interrogatoire du prévenu, ne sont pas réels. Plus encore, il n’est pas toujours aisé de distinguer les images du procès de celles qui ont été jouées par la suite. Il est alors nécessaire d’aborder cette procédure en distinguant ce qui relève de la réalité et de la fiction. Mais il est aussi possible de l’envisager dans sa globalité : un « cas » non pas seulement juridique ou historique mais d’un caractère particulier ; une sorte de chimère ayant recours à des éléments réels mais dont la totalité est fictionnelle. Si ce procès inexact est pris comme un tout, on peut alors s’interroger sur ce qu’il est possible de tirer de ces apports cinématographiques, comme par exemple ce que peut nous révéler l’intervention fictive et reconstituée du réalisateur dans l’interrogatoire.

En gardant à l’esprit ces distinctions nécessaires, tentons, malgré tout, de faire de ce procès un « cas » d’étude et de comparaison, sans cesser de s’étonner du fictif comme du réel. Comment expliquer alors cette recherche exceptionnelle de l’intention et des motifs dans le procès d’Hossein Sabzian ? S’explique-t-elle par la particularité de la procédure iranienne en vigueur à la fin des années 1980, par l’influence du droit musulman et de la théologie ou par des facteurs qui tiennent aux procédés cinématographiques ? Ces questions trouveront des éléments de réponse en reconstituant tout d’abord la procédure à l’œuvre, puis en comparant les approches de l’intention dans les sphères théologiques et judiciaires, dans l’islam comme dans la chrétienté occidentale, et enfin en enquêtant sur la démarche propre au réalisateur : une étude rapprochée du visage par le procédé du close up.

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Examinons les faits en faisant fi, l’espace d’un instant, des artifices du réalisateur. Dès le début, l’affaire surprend : un modeste imprimeur d’une quarantaine d’année, Hossain Sabzian, s’est fait passer pour un réalisateur connu, Mohsen Makhmalbaf, auprès d’une famille issue de la bourgeoisie téhéranaise. Il a passé quelques jours auprès d’eux, leur promettant qu’ils joueraient dans ce film et que le tournage aurait lieu dans leur résidence. Mais, mis à part quelques tomans empruntés pour payer une course de taxi, Sabzian n’a rien cherché à obtenir d’eux financièrement parlant.

L’étonnement du spectateur est ensuite suscité par la procédure à l’œuvre et notamment par une impression d’absence totale de formalisme. Tout d’abord, l’arrestation d’Hossain Sabzian a lieu à l’initiative d’un journaliste qui va chercher lui-même les officiers de police et les emmène en taxi vers la résidence où se trouve le suspect. Puis, Abbas Kiarostami, découvrant l’article écrit par ce même journaliste, décide de faire un film sur cette affaire, rencontre Sabzian en prison et se rend devant le juge pour lui demander d’anticiper l’audience afin de faciliter le déroulement de son programme de tournage. Le magistrat accepte d’avancer la date et de laisser le réalisateur filmer le procès.

Dans la salle d’audience, l’organisation de l’espace étonne elle aussi. D’un côté se trouve le public où sont assis les plaignants – les parents et leurs deux fils –, le journaliste, un officier de police ainsi que l’accusé ; de l’autre, face à eux, le juge et le réalisateur. Parmi les absents, on remarque particulièrement que l’accusé n’a pas d’avocat, qu’aucun témoin n’est identifiable et que ne figurent dans cette scène ni greffier, ni aucun membre de l’administration judiciaire. Puis le procès commence et le juge, après avoir entendu la plainte de la famille Anankhah formulée par le fils aîné, propose immédiatement une conciliation. Il leur suggère de retirer leur plainte en précisant qu’il appliquera tout de même une peine mais qu’elle sera diminuée. Par la suite, l’un des aspects les plus surprenant vient du partage de l’interrogatoire : très tôt le réalisateur, après avoir obtenu la permission du juge, commence à poser lui aussi des questions. Sabzian devient alors le destinataire de questions croisées qui, pour certaines, visent simplement à déterminer l’élément moral de l’infraction afin de déterminer sa qualification mais qui, pour d’autres, ont pour objectif les causes profondes et psychologiques de l’acte. Les valeurs, les perceptions et les représentations de l’accusé sont alors scrutées.

L’interrogatoire s’adresse principalement à l’accusé, mais il dérive parfois vers les plaignants et même vers la mère de Sabzian lorsque le juge découvre qu’elle est dans le public. Ce témoignage improvisé lui permet de confirmer les dires de son fils, d’apporter des précisions sur son cadre de vie et sa situation professionnelle et maritale. Elle quitte finalement la salle en pleurant après avoir attesté de sa bonté.

Vers la fin de l’audience, le juge se tourne une dernière fois vers la famille pour leur demander le pardon. Le fils n’est d’abord pas convaincu par les explications de Sabzian qui, selon lui, joue encore un rôle : celui de la victime. Mais les Anankhah retirent finalement leur plainte et le spectateur ne connaît pas le verdict : la scène suivante se passe au moment de la sortie de prison lorsque le vrai Makhmalbaf vient le chercher pour qu’ils aillent rendre visite ensemble à la famille.

On notera enfin une incertitude relative à la qualification des faits incriminés : un glissement est perceptible entre le moment où l’accusé est soupçonné d’avoir pris l’identité du réalisateur afin d’obtenir des avantages matériels et celui où il n’est plus accusé que de cette usurpation.

S’il demeure des zones d’ombre dans cette procédure, qu’elles tiennent aux incertitudes du droit iranien sur cette période ou à la facture même du film, quelques éléments peuvent toutefois permettre de l’éclairer.



L’avènement de la République islamique en 1979 a nécessairement eu des répercussions sur le droit pénal et la procédure pénale mais d’autres éléments de contexte doivent aussi être pris en compte.

Au début du XXe siècle, entre 1905 et 1911 l’Iran connaît une révolution constitutionnelle contre le règne des chahs Qadjar. L’un des premiers motifs de ce soulèvement est la revendication d’un nouveau système juridictionnel visant à réduire l’arbitraire des juges. Elle débouche sur la mise en place d’une monarchie constitutionnelle qui inaugure un Parlement et un pouvoir judiciaire indépendant. La publication de « la loi sur les principes des procès criminel » (Ghanun Osul Moakemat Jazayi) s’inscrit dans ce contexte. En 1989, lorsque se déroule le procès de Sabzian, la procédure criminelle iranienne est toujours fondée sur « la loi sur les principes du procès pénal » de 1912, bien qu’elle ait été modifiée à de nombreuses reprises et qu’elle soit devenue la « loi sur la procédure pénale » (Ghanun Aean Dadresi) après des réformes importantes en matière criminelle en 1980 et 1983.

Dans les années 1920, le droit pénal iranien fonctionne sur une adaptation du modèle juridique européen et en particulier du Code pénal français. Sous l’impulsion du nouveau chah Mohamed Reza Pahlavi, un Code pénal est voté en 1926 après deux ans de travaux d’une commission d’experts parmi lesquels figurent des juristes français. Les infractions y sont divisées en crimes, délits et contraventions et les grands principes du droit pénal européen y sont repris – la prescription, la règle non bis in idem, l’existence de circonstances aggravantes ou atténuantes, la non-rétroactivité… – certains n’entrant pas en contradiction avec le droit musulman. Toutefois les codifications iraniennes, qui ont connu plusieurs étapes, ne se sont pas faites sans heurts et cette démarche a souvent été confrontée à l’opposition des autorités judiciaires religieuses ainsi qu’aux difficiles conciliation entre le droit européen et la charia.

En savoir plus

  • S. Marin,
    • « Anciens et Modernes ? Idéal de justice et révolution constitutionnelle en Iran (1905-1911) », Droit et cultures, 52/2006, n° 2, p. 139-167.
    • « La réception mitigée des codifications napoléoniennes en Iran (1911-1935) », Droit et cultures, 48/2004, n° 2, p. 107-131.
    • « Le procès dans l’Iran moderne : le juge entre tradition et modernité », Le procès, enjeu de droit, enjeu de vérité, dir. E. Rude-Antoine, Paris, PUF, 2007, p. 87-110.


Après la Révolution de 1979, ces adaptations ont fait l’objet d’une certaine hostilité de la part des autorités religieuses. Dans ce contexte, le principe de la légalité des délits et des peines est l’une des principales pommes de discorde. Certains juristes, pour des raisons tenant à la logique même du droit musulman, préfèrent la souplesse et l’autonomie offerte au juge dans le droit de l’Islam chiite, courant majoritaire en Iran. Les lois votées sous les Pahlavis ont alors été remplacées par une procédure assez proche de celle qui était encore en vigueur à la fin du XIXe siècle. Les discussions et réformes pertinentes pour expliquer le procès de Sabzian sont celles qui entourent le projet d’un nouveau code pénal de la République islamique à partir de 1982. Ce projet vise une division des crimes à partir des peines encourues, fondée sur le droit musulman et présente dans bien d’autres pays. Il est ainsi possible de distinguer les sanctions pénales pour les crimes considérés comme majeurs (Huddud : inceste, adultère, proxénétisme, homosexualité…), celles réservées aux homicides, coups et blessures et amputations volontaires (Qisas) et soumises soit à la loi du talion, soit au prix du sang (une indemnité compensatoire) ; enfin la loi des ta’zirat visant les actes criminels et délictuels qui ne sont mentionnés dans aucune des catégories précédentes. Le délits et crimes prévus dans cette dernière branche sont déterminés par élimination – ils n’appartiennent pas aux deux premières – et sont punis de peines moindres.

Df.Le terme ta’zir signifie blâmer, reprendre, mais aussi aider ou administrer une correction. Il s’agit d’une catégorie d’infraction pour lesquelles il n’existe pas de liste fixe à l’origine. Leur appréciation comme les peines qui s’y appliquent sont laissées à la discrétion du juge.

Juste après la révolution, ces délits correspondant aux ta’zirat et les peines qui leur sont infligées ne sont pas déterminés et énumérés par des textes. Le juge dispose donc d’une large liberté d’appréciation pour décider de la sanction, au cas par cas, en fonction des circonstances. Cette latitude a été l’objet de vives controverses dans les années 1980, en particulier en 1982 lors de la rédaction du premier code pénal qui énumérait certaines peines pour les ta’zirat. Le conseil de surveillance chargé de vérifier la conformité du texte à la charia rejette ce texte précis au motif que « fixer les peines à l’avance est contraire à la religion ». Cette querelle perdure plusieurs années et révèle deux conceptions opposées : l’une, défendue par l’Assemblée islamique, est favorable à la légalité des peines pour éviter « les contradictions, les inconséquences et l’hétérogénéité des jugements » ainsi qu’une trop grande responsabilité laissée au juge ; l’autre, représentée par le Conseil de surveillance, considère que prévoir à l’avance « ne permet pas l’application d’une peine conforme au crime commis » et que « la charia [au contraire] ordonne de tenir compte de la situation précise et des conditions données, établir une peine générale à tous les cas sans examiner les particularités propres à chaque criminel est une atteinte aux fins de la charia ainsi qu’à la volonté de Dieu ».

Pourtant, la loi sur les ta’zirat de 1983 prenait bien évidemment en compte l’individualisation de la peine et prévoyait des peines minimales et maximales. Aussi, après l’intervention de l’ayatollah Khomeyni et la création d’une « Chambre de discernement de l’intérêt supérieur du régime » pour décider de la ligne à suivre pour les institutions du pays, cette dernière a tranché en faveur de la détermination des peines à l’avance mais en accord avec la charia. Il existe donc désormais une liste des crimes et délits auxquels sont associées des peines spécifiques, mais il existe toujours des controverses sur la latitude dont dispose le juge.

En savoir plus

  • A.-H. Nadjafi Abrandabadi, La politique criminelle iranienne à l’épreuve des changements politiques, th. dactyl. Université de Pau, juillet 1990.
  • R. Nourbaha, « Le droit pénal iranien à la lumière des principes directeurs de la Constitution de la République islamique d’Iran », Archives de politique criminelle, 2001/1, n° 23, p. 157-166.
  • Les citations sont tirées de H. MEHRPOUR, « History of Tazirat (A Perspective on the Legislation of Tazirat in the Islamic Republic of Iran) », Lawyers' Association, 148 -149/1989, pp. 68-69 (En persan). Elles ont été traduites dans l’article de A. Niknam, « L’islamisation du droit pénal à l’épreuve des réalités en Iran », Revue des mondes musulmans et de la Méditérranée, 85-86/1999, p. 47-62.




Le délit de Sabzian correspond à cette troisième branche : les ta’zirat. Le juge, lorsqu’il rencontre Kiarostami avant le procès, ne comprend pas l’intérêt de filmer cette affaire : d’autres plus graves mériteraient davantage de faire l’objet d’un film. Et de fait, la captation des procès en Iran est rare et ne concerne que des affaires politiques ou très médiatisées.

Le jour de l’audience, il qualifie les faits de Kohlabardari : une tromperie opérée par la ruse ou la fraude afin d’obtenir des biens matériels. Elle correspond à la qualification française d’escroquerie et a d’ailleurs été forgée, au début du XXe siècle, à partir de l’ancien article 405 du Code pénal français (aujourd’hui abrogé et remplacé par l’article 313-1). Cette loi a été confirmée par la loi sur les ta’zirat du 9 août 1983 contenue dans le code pénal islamique. Mais son régime a évolué avec l’adoption en 1988 de la « loi sur l’aggravation des peines pour détournement de fonds, corruption et fraude » (Tashdid Mojazat Mortakebin Ertesha, Ekhtelas Va Kolahbardari). L’accusé risque ainsi une peine d’un à sept ans de prison ainsi que la confiscation de ses biens et une amende. Malgré les tentatives pour faire requalifier les agissements de Sabzian en invoquant l’intention de vol, le juge persiste à les qualifier d’escroquerie mais aussi de tentative d’escroquerie. Cette dernière, elle aussi calquée sur le droit français, engendrerait des peines similaires à celles prévues par le Code pénal.

L’absence d’avocat peut être expliquée par deux facteurs : le fait que la nature du délit n’implique pas l’obligation d’être représenté à l’audience et le fait que l’accusé, compte tenu de sa situation, n’ait pas les moyens de se l’offrir. Dans les deux cas, la présence d’un avocat au procès, pour le demandeur comme pour le défendeur n’est pas une nécessité et le recours à un avocat constitue un luxe.

Pour autant, la « loi sur les principes du procès pénal » de 1912 prévoyait l’institution d’un avocat commis d’office et, comme on le sait, cette loi est toujours en vigueur en 1989.
Tx.Par ailleurs, l’article 35 de la Constitution de la République d’Iran dispose que : « dans tous les tribunaux, les parties au procès ont le droit de choisir un avocat pour les représenter. Si elles n’ont pas les moyens de choisir un avocat, des facilités doivent leur être accordées pour qu’un avocat leur soit désigné ».
Cependant, une étude de sociologie juridique récente fait le constat d’une certaine réticence à faire appel à un avocat en Iran. Elle mentionne par ailleurs que l’Association du Barreau Iranien, fondée en 1915, a perdu son indépendance et a été purgée en 1980 pour ne retrouver ses droits qu’en 1997. Cet évènement a notamment engendré une pénurie d’avocats.

En savoir plus


R. Banakar, K. Ziaee, « The life of the Law in the Islamic Republic of Iran », Iranian Studies, 51/2018, n° 5, p. 717-746.



La procédure en vigueur dans le procès de Sabzian découle d’une loi de 1958 sur la procédure pénale, modifiant la loi de 1912 ; elle distingue les témoins interrogés au cours de l’enquête préliminaire menée par le bureau du procureur et ceux que le juge entend au tribunal. Pour la seconde catégorie, les questions de la qualité des témoins et de leur fiabilité reposent sur les principes de la charia. Dans cette logique, les juges ne peuvent pas uniquement se fier aux témoignages parce qu’ils ne peuvent présumer de leur fiabilité. Le juge les écoute mais il les confronte immédiatement aux preuves et aux circonstances. Le témoignage ne peut donc être considéré comme un mode de preuve suffisant. Dans ce procès filmé, le juge décide de se fonder sur les déclarations de l’accusé et ne laisse la parole à sa mère que pour apporter un éclairage sur ces affirmations. Il est possible que certains témoins, non pas oculaires – comme les membres de la famille Anhankha – mais informés, aient été réunis derrière l’accusé.

La question du retrait de la plainte rejoint une autre distinction opérée par le droit iranien entre crimes susceptibles et insusceptibles d’obtenir le pardon. L’escroquerie appartient à la deuxième catégorie. Aussi le retrait de la plainte et le fait que la famille pardonne Sabzian pour ses actes ne peut pas conduire à l’acquittement mais peut, comme le précise le juge lui-même dans ce procès, mener à une réduction de la peine. Cette réduction ne pourrait toutefois pas descendre en-dessous d’un an d’emprisonnement, peine minimale prévue par la loi de 1988.

Cette question semble rejoindre celle des remords comme le suggère l’une des dernières phrases prononcées par le juge dans Close up :
Ex.« Très bien, il a exprimé des remords. J’aimerais demander aux plaignants s’ils acceptent de lui pardonner. Bien sûr selon la loi son délit doit être puni mais si les plaignants lui pardonnent, le tribunal peut réduire sa peine ».

Ce point particulier, comme celui de l’élément moral que nous verrons bientôt, illustre la dimension hybride du droit pratiqué dans les tribunaux iraniens. La question des remords peut tout aussi bien être fondée sur la charia qui prévoit des mécanismes de repentance (tawbah) que sur les codes pénaux occidentaux. Le fait que la formulation de remords influe sur l’atténuation de la peine dépend alors de multiples facteurs et principalement de l’appréciation du juge et de son interprétation du droit.

Si Sabzian a été libéré peu de temps après l’audience, comme le suggère le film, on pourrait alors en conclure que la qualification d’escroquerie n’a pas été retenue, notamment parce que l’intention n’a pas été prouvée. Par ailleurs, les ta’zirat sont précisément les délits qui peuvent faire l’objet de la grâce du juge. Le juge l’aurait donc acquitté. Mais il reste la possibilité que Kiarostami ait filmé cette dernière scène à l’occasion d’un droit de sortie accordé habituellement aux prisonniers.

Sy.La procédure à l’œuvre dans le procès de Sabzian est une procédure mixte, fruit de la rencontre entre deux systèmes qui ne s’excluent pas radicalement : l’un issu de la Révolution constitutionnelle et l’autre de la Révolution islamique. Elle mêle donc des éléments provenant à la fois des modèles pénaux européens et de la législation religieuse tirée de la charia. Par ailleurs, son délit appartient à une catégorie qui a cristallisé la tension entre les deux modèles : le ta’zir. Ces deux facteurs donnent lieu à un procès où certaines règles peuvent nous sembler familières mais où la liberté d’appréciation du juge et sa latitude pour appliquer les peines peuvent rester surprenantes.

Ce sont peut-être des raisons pour lesquelles le procès de Sabzian offre un cas particulièrement intéressant d’individualisation de la peine en fonction des circonstances, de l’intention, des mobiles et des motifs. Mais d’autres pistes doivent aussi être exploitées.

En savoir plus

  • A. Niknam, « L’islamisation du droit pénal », op. cit.
  • B. Khodadadi, « Discretionary Punishment (Ta’zir) in Islamic Jurisprudence and the Islamic Penal Code », On theocratic criminal law : The Rule of Religion and Punishment in Iran, Oxford, Oxford University Press, chap. 3, 2024, p. 69-94.
  • M. A. Haleem et alii (dir.), Criminal justice in Islam ; judicial procedure in the Sharī’a, London, Tauris, 2003.



Enfin, la latitude laissée au réalisateur pour l’anticipation de la date d’audience tient probablement à sa réputation. Au moment du tournage, Abbas Kiarostami était déjà un cinéaste de réputation internationale, auteur de plusieurs films oscillant entre documentaire et fiction. Cette importance sociale donnée aux grands noms de sa profession est révélée par l’usurpation de Sabzian qui cherche à obtenir le respect et la considération des membres d’une famille bourgeoise de Téhéran. Les grands réalisateurs sont des figures très respectées en Iran. Toutefois, la place accordée à Kiarostami dans l’interrogatoire est certainement un artifice cinématographique : les scènes où le réalisateur pose des questions ont été réalisées et ajoutées après la captation du véritable procès jusqu’à donner l’illusion d’un accord du juge, comme l’a montré Vincent Jacques, toujours dans ce dossier.


La minutie avec laquelle l’intention est recherchée dans le procès de Sabzian semble tenir à de multiples facteurs. Tout d’abord la nature même de ce type procès, les ta’zirat, comme on vient de le voir, est propice à la recherche approfondie du juge pour obtenir une parfaite individualisation de la peine. Par ailleurs, le fond de l’affaire suscite particulièrement cette recherche : pourquoi usurper l’identité d’un autre si ce n’est pour obtenir aucun bien matériel ?

Les plaignants eux-mêmes se mêlent de cette dimension intentionnelle du comportement de leur adversaire en présumant, lorsque le juge leur demande de formuler leur plainte, qu’il avait « clairement l’intention, au mieux de commettre une escroquerie, au pire un cambriolage ». Le juge résume alors : « M. Sabzian, vous êtes accusé d’escroquerie et tentative d’escroquerie. Vous devez vous défendre sur ces deux points. Comment répondez-vous à ces accusations ? Si coupable, expliquez comment vous aviez l’intention de commettre une escroquerie ».

Sabzian répond : « en ce qui concerne la tentative d’escroquerie que vous avez mentionnée […] ce n’était pas mon intention. Légalement ce pourrait être le cas, mais moralement ce n’est pas le cas ». Le juge s’intéresse alors aux motifs – « quelle était votre motivation pour vous faire passer pour M. Makhmalbaf ? » – et comme les réponses ne lui permettent pas précisément de les saisir, d’autres questions suivent afin de les cerner et d’approcher de plus près l’intention. Au sujet de l’argent emprunté pour le taxi, le juge demande à Sabzian s’il avait « l’intention de le rendre » puis s’il admet qu’il avait « l’intention d’usurper le nom de Makhmalbaf », enfin s’il avait « l’intention de leur demander de l’argent pour la production [du film] ».

La plupart des acteurs de ce procès et même le réalisateur, dans la partie fictive du procès, se soucient de l’intention et chacun a ses propres motifs. Mais, en Islam, l’intention est aussi au cœur de la démarche spirituelle et, dans ce tribunal religieux, l’on peut s’interroger sur la spécificité de cette enquête.



L’importance fondamentale de l’intention en islam est révélée par un fameux hadith maintes fois cité et commenté. Il se trouve à l’ouverture du recueil des faits, gestes et dires du prophète Mahomet extérieurs au Coran :
Tx.« les actions ne valent que par les intentions qui les motivent et chacun n’a pour lui que ce qu’il a eu réellement l’intention de faire » (citation attribuée par Omar Ibn el Khattab ; voir Le Sahih d’Al Bukhari, trad. O. Houdas et W. Marçais, vol. 1, liv. 1, hadith 1).

Ce type d’intention est contenu dans le terme arabe niyya – « intention », « but », « plan », « volition » ou « désir » – utilisé à l’origine dans le droit rituel pour désigner cette condition indispensable à la satisfaction du devoir religieux. Il s’agit dans ce cadre rituel d’une intention silencieuse ou prononcée pour soi, à voix basse, celle du cœur ou de l’esprit. C’est cette intention qui transforme l’action en acte d’adoration. Elle ne concerne que le croyant, n’est prise en compte que dans sa dimension purement subjective et n’est donc pas susceptible d’être évaluée par un tiers. La nyyia relève de l’intériorité, de ce qui est caché et s’oppose aux actions manifestes.

Ce concept fait ainsi l’objet d’une étude minutieuse chez Al Ghazâli, théologien persan de la fin du XIe siècle, juriste et philosophe. Dans l’un de ses grands ouvrages, la Revivification des sciences de la religion, un petit traité s’intitule « Intention, pureté et sincérité ». Après une analyse philosophique de l’intention distinguant science, volonté, capacité d’action et appétits, il aborde sa dimension théologique. La première démarche, relevant du domaine de la logique, ne semble d’ailleurs avoir d’autre but que celui de préciser l’intention spirituelle. Et, commentant le fameux hadith, Al-Ghazâli précise le sens de sa pensée :
Tx.« Le sens de ce hadith est, en fait, que toute œuvre de piété comporte une intention et une action. L’intention qu’elle comporte est un bien et l’action qu’elle comporte est également un bien. Mais l’intention qu’elle comporte est supérieure à l’action. Ce qui signifie que les deux participent au but, mais que l’effet de l’intention est plus grand que celui de l’action. Le hadith signifie donc que l’intention du croyant participant à son œuvre de piété est supérieure à son action participant à cette même œuvre de piété. Il indique que le serviteur a le choix, tant dans son intention que dans son action. Il s’agit de deux formes d’action. Or l’intention est la meilleure des deux. Tel est le sens de ce hadith » […] « Voilà donc pourquoi l’intention est plus estimable que l’action. Ce qui éclaire cette autre parole du Prophète : « Lorsqu’un homme songe à accomplir une bonne action mais ne l’accomplit pas, une bonne action lui est comptabilisée » ». (Al-Ghazâli, Intention, pureté et sincérité, Paris, Albouraq, trad. fr. I. Devos, p. 26 et 30).

Al-Ghazâli affirme donc non seulement la supériorité de l’intention sur l’action mais aussi la récompense divine de la seule intention, bien qu’elle ne soit pas suivie d’une action bonne. Il ne va toutefois pas jusqu’à faire disparaître tout à fait la valeur de l’action, tels qu’ont pu le faire certains théologiens et philosophes chrétiens.

En savoir plus

  • P. R. Powers, Intent in Islamic Law : Motive and Meaning in Medieval Sunnī Fiqh, Leiden-Boston, Brill, 2006.
  • L. Rosen, « Intentionality and the concept of person », Criminal Justice : Nomos XXVII, J. Roland Pennock, J. W Chapman (dir.), New York, New York University Press, 1985, p. 53-77.
  • A. J. Wensick, « Niyya », Encyclopédie de l’Islam en ligne, Brill.



On trouve un intérêt porté à l’intention très tôt chez les théologiens chrétiens. Ainsi, Ambroise de Milan, grand théologien du IVe siècle et Père de l’Église, dans son Traité des devoirs, s’adresse aux clercs qui souhaitent entrer dans les ordres :
Tx.« C’est ton intention (affectus) qui assigne un nom à ton œuvre : elle est jugée sur la manière dont elle émane de toi. Tu vois à quel point est moral le juge que tu as. Il te consulte et pour savoir comment recevoir tes œuvres il interroge d’abord ton intention (mentem) » (Ambroise de Milan, Des devoirs, 1, 30, 147).

Le juge auquel renvoie Saint Ambroise, est bel et bien Dieu lui-même. Il se place, lui aussi, dans la perspective de la justice divine. Ces conceptions de l’intention ne dépassent donc pas la frontière de l’esprit ou de l’âme, elles ne concernent que le croyant. D’autres grands théologiens de l’Antiquité tardive, tels que Saint Augustin ou Saint Jérôme, accordent aussi une place centrale à l’intention, à ses mérites et à ses châtiments mais ils ne négligent pas pour autant les œuvres. Le parjure, le vol ou le mensonge sont ainsi considérés comme des actes mauvais en soi, indépendamment de la volonté qui les a conduits.
Au début du XIIe siècle en France, un autre grand théologien et philosophe replace l’intention au cœur de ses réflexions : Pierre Abélard. Il va toutefois plus loin en développant une théorie audacieuse :
Ex.« les œuvres (…) sont toutes, en elles-mêmes, indifférentes et d’après la seule intention de l’agent se doivent dire bonnes ou mauvaises » (P. Abélard, Éthique, éd. et trad. M. De Gandillac, Paris, Cerf, 2011, p. 234).

Il n’est pas impossible qu’Abélard ait eu connaissance, indirectement, du grand ouvrage sur l’éthique d’Al-Ghazâli, La revivification des sciences de la religion, et ce tout d’abord en raison des relations qu’entretenait Cluny avec les savants andalous. On lisait notamment les manuscrits venus de Perse et ceux d’Algazel, comme on l’appelait en Occident, ont même fait l’objet de traductions latines dès le début du XIIe siècle. On sait par ailleurs avec certitude que la Revivification avait circulé jusqu’à Cordoue et ce pour une bonne raison : l’ouvrage a fait l’objet d’un autodafé devant la Grande Mosquée en 1109 sous la dynastie Almoravide. Par ailleurs, cette réflexion sur l’indifférence des actes est formulée par la figure du Philosophe, présenté comme fils d’Ismaël et circoncis, dans son Dialogue d’un philosophe avec un juif et un chrétien, rédigé lorsqu’il séjournait à Cluny en 1142 sur l’invitation de Pierre le Vénérable :
Ex.Le Philosophe : « […] Il existe, en effet, des choses qui en elles-mêmes proprement et quasi-substantiellement se doivent dire bonnes ou mauvaises, comme les vertus mêmes ou les vices, mais d’autres par accident et indirectement. Ainsi les actes de nos opérations, en eux-mêmes indifférents, sont dits bons ou mauvais selon l’intention de laquelle ils procèdent » (P. Abélard, Dialogue d’un philosophe avec un juif et un chrétien, éd. et trad. M. de Gandillac, Paris, Cerf, p. 144)

L’existence de « choses » mauvaises ex seipsis est donc ici confirmée, sans contradiction avec la pensée des Pères de l’Antiquité tardive mais les actions ne le sont qu’indirectement. Sans la couleur que leur donne l’intention, elles demeurent des actions neutres. Ainsi l’homicide ne peut-il être intrinsèquement mauvais, sa nature dépend de la justice ou de l’inimitié qui l’ont guidé. Dieu ne tient donc pas compte du résultat pour la rétribution des péchés mais de la délibération de l’âme.

Abélard a bien sûr rencontré de fortes oppositions à sa doctrine de l’intention. Certains de ses contemporains et successeurs, s’opposent vigoureusement à ses thèses en y voyant notamment une théorie de l’indifférence des œuvres, qui n’accorderait aucune valeur à la nature des actes. Pourtant dans son Éthique, lorsqu’il aborde la question de l’intention dans les domaines de la pénitence et du procès, Abélard consent à la nécessité de recevoir une peine pour des actions criminelles qui n’ont pas été dirigées par une intention mauvaise et ce pour des motifs d’ordre social. Dans tous les cas, le mauvais exemple, le scandale, provoqués par un acte criminel, ne peuvent rester impunis. Mais l’intention sera jugée par Dieu qui est le seul à pouvoir connaître le secret des cœurs. L’importance primordiale portée à l’intention, au mépris des œuvres, ne s’entend donc qu’aux yeux de Dieu et dans la sphère de la justice céleste. C’est là encore un point commun avec la pensée musulmane de l’intention.

En savoir plus

  • P. Guichard, L’Espagne et la Sicile musulmane aux XIe et XIIe siècles, Lyon, PUL, 2000.
  • J. Jolivet, « Abélard et le Philosophe », Revue d’histoire des religions, 164-2/1963, p. 181-189.
  • E. A. Myers, Arabic Thought and the Western World in the Golden Age of Islam, New York, Ungar, 1964.
  • A. H. Minnema, « Algazel latinus : the Audience of the Summa theoricae philosophiae, 1150-1160 », Traditio, 69/2014, p. 153-215.




Le juge du procès filmé dans Close up, lorsqu’il s’interroge sur l’intention de Sabzian, utilise un terme qui signifie « intention criminelle » (Su’e ni’yat). Cette intention maligne est distinguée des motifs (Angi’ze) sur lesquels il est aussi interrogé. On retrouve ainsi la niyya dans un contexte judiciaire en droit musulman. Bien qu’il existe en arabe un terme spécifique pour désigner l’intention de nuire (amd) et un autre pour renvoyer à l’erreur (kata’), la niyya demeure l’intention de l’acte au sens neutre telle qu’elle est recherchée dans un procès. En persan on lui ajoute un adjectif pour préciser sa nature. Su’e ajoute en effet une dimension péjorative, comme dans su’e axlâq (mauvais caractère) ou su’e estefâde (mésusage, abus). Toutefois, pour découvrir cette intention, le droit musulman ne prévoit que l’observation de sa manifestation extérieure : la volonté intérieure est inaccessible et ne concerne que Dieu. Ainsi Averroès, juriste, théologien, médecin et philosophe du XIIe siècle, dans son traité de droit et de jurisprudence comparée, la Bidāya, distingue très nettement la justice humaine et la justice divine : la première ne doit fonder ses jugements que sur « la base de ce qui est apparent ».

Aussi, en matière criminelle, bien qu’il existe des nuances à ce sujet entre les écoles juridiques chaféites, hanbalite et malékite, les juristes tendent à accepter leur incapacité à connaître les intentions humaines et certains de leurs raisonnements laissent penser qu’il s’agit d’une procédure fondée sur la stricte responsabilité ou qu’il s’agit d’un droit « objectiviste ». Pour autant, si la personne qui a causé un dommage est strictement responsable, la nature de sa responsabilité dépend de ses intentions. Ainsi pour les crimes les plus graves, l’absence d’intention et même l’accident ne libèrent pas le coupable d’une compensation financière envers les victimes. Mais l’intention est considérée comme incontestable pour certains types de crimes ou lorsque certaines armes sont utilisées, comme une arme à feu ou quand ils attestent de la préméditation. La formulation de l’intention dans le procès se fait alors principalement au moment où les excuses peuvent être formulées, telles que la légitime défense, l’erreur ou la contrainte. Enfin le droit musulman distingue l’homicide intentionnel – c’est-à-dire prémédité – où l’intention peut aussi se déduire de la nature de l’arme et du type de crime, l’homicide quasi-intentionnel – le meurtre sans préméditation et l’homicide præter-intentionnel – et l’homicide par erreur. Malgré des divergences d’opinion entre les trois écoles juridiques, les juristes tendent tous vers une approche pragmatique pour laquelle des critères objectifs révèlent certaines intentions. Ainsi, le type d’action, l’instrument utilisé et le contexte physique et social permettent de classer l’acte dans l’une ou l’autre des catégories.

Cette approche n’empêche pas de procéder, comme dans le cas de Sabzian, à un interrogatoire minutieux. Une violation intentionnelle ou inintentionnelle de la loi ne sont pas traités de la même manière. Pour connaître l’intention qui détermine la nature de la faute ou tout simplement si l’accusé ment, le juge s’informe sur son passé, ses relations et son comportement antérieur afin de savoir s’il est capable de commettre cet acte. Les paroles du juge de Close up à la fin du procès rappellent que, même si Sabzian n’a pas eu l’intention d’escroquer la famille Anankhah et qu’elle lui pardonne, il subira une peine légère. Quant aux manifestations extérieures de l’acte, et le fait qu’elles permettent d’en déduire l’intention, une phrase de l’accusé laisse penser qu’il en a tout à fait conscience : « Pour qu’il y ait fraude, il doit y avoir un élément de tromperie comme utiliser une voiture ou porter une mallette pour ressembler au rôle. Je n’ai jamais fait ça. Ce n’était pas mon intention ».

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Cette tension est formulée de la manière suivante par P. R. Powers : « the islamic jurists’ treatment of intent in injurious acts combines what appear to be incompatible approaches, by taking account of intentions while also insisting on strict liability » (Intent in Islamic Law, op. cit. p. 173).

Pour la référence à la Bidāya, v. Powers p. 188.

Sur l’intention en matière civile et les distinctions entre école juridiques, v. Y. Linant de Bellefonds, « Volonté interne et volonté déclarée en droit musulman », Revue internationale de droit comparé, 10/1958, n° 3, p. 510-521.


Henry de Bracton, juriste et ecclésiastique anglais du début du XIIIe siècle, dans son traité sur les lois et les coutumes d’Angleterre consacre un développement à la définition de la justice.
Tx.« La justice est un bien volontaire. Car il ne peut être dit d’une chose qu’elle est, à proprement parler, si ce n'est par l'intervention de la volonté. Enlève donc la volonté et chaque action sera indifférente (indifferens). En effet, c'est ton inclination (affectio) qui donne un nom à ton action. De même le crime n’est constitué que si l’intention de nuire est présente. De même, l’intention et le projet distinguent les méfaits » (De legibus, Introductio).

Cette affirmation semble opérer la synthèse entre Ambroise de Milan pour qui l’intention « assigne un nom à l’œuvre » et Abélard qui avait recours au même adjectif : indifferens. Chez Bracton elle demeure un constat théorique sur l’intention dans le cadre d’une définition globale sur la justice. Mais la distinction nette entre une intention secrète qui ne peut être connue que par Dieu et une intention manifestée à laquelle seule le juge peut avoir accès apparaît dans bien d’autres textes chrétiens médiévaux et ce dès le début du XIIe siècle. Abélard admet lui-même que les jugements humains doivent nécessairement punir les actes, indépendamment de l’intention qui les a guidés, et ce même dans le cadre d’une justice ecclésiastique. Pour ne pas laisser impuni un acte qui donnerait le mauvais exemple et plus largement pour des raisons d’ordre social, une pénitence doit être infligée à l’auteur d’un crime involontaire. Cependant, écrit Abélard, Dieu ne tiendra compte que de la faute car il est le seul à pouvoir la connaître : « les hommes ne jugent pas de ce qui est caché mais de ce qui est manifeste ». La formule aura une large postérité et renvoie dans ce contexte à l’intention qui relève du for interne mais aussi du crime fait dans le secret.

Théologiens et philosophes marqueront nettement leur indépendance vis-à-vis de la théorie de l’indépendance des actes : Pierre Lombard comme Thomas d’Aquin affirment l’existence d’actes mauvais desquels la mauvaise intention peut être induite. En matière judiciaire, le second insiste, comme le faisait Abélard, sur la nécessité de condamner certains actes, comme l’ivresse, pour des raisons d’ordre public.

La distinction entre ce qui relève exclusivement de la sphère de l’intériorité, de la conscience et ce qui se manifeste extérieurement, tout comme l’induction de l’intention mauvaise à partir de la nature de l’acte et des circonstances, s’inscrivent donc dans la pensée chrétienne médiévale. Mais, comme on le sait, la frontière se trouble à partir de la fin du XIIe siècle et au début du XIIIe siècle où la procédure ecclésiastique tend à s’intéresser à ce qui anime intérieurement les parties au procès. La consécration conjointe du système de la confession et de la procédure inquisitoire dans le Concile de Latran IV ainsi que les rapports d’influence entre les rédacteurs des manuels de confesseurs et des manuels de procédure, donnent lieu, dès la deuxième moitié du XIIIe siècle, à une confusion des genres. Les procès d’inquisition, et les manuels qui les accompagnent désormais, laissent entrevoir la recherche d’une intention qui n’a pas toujours été clairement manifestée.

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Sur cette procédure d’exception v. R. Guillas, « Procédure inquisitoire et lutte contre les hérésies, une peine pour de simples pensées ? », Les logiques du droit. Science de la norme et régimes de domination, dir. S. Ayad-Bergounioux, Mare Martin, 2018, p. 105-122.

Sy.À l’étude des approches musulmane et chrétienne, il devient complexe de distinguer ces deux systèmes à la fois judiciaire et religieux. Si les théologiens comme les philosophes des deux traditions accordent une importance centrale à l’intention, ils distinguent nettement, même pour Abélard, le plus radical d’entre eux, la justice divine et la justice humaine. Ils séparent l’intention du croyant et celle de l’accusé tant pour des motifs d’ordre public que de réparation. Exclusion faite des procès d’Inquisition, les similitudes sont telles que le glissement aujourd’hui établi, dans la continuité des études foucaldiennes, entre la technique de la confession et celle de l’aveu judiciaire pourrait être remise en cause. Toutefois, deux éléments nuancent largement cette interprétation. Tout d’abord, à nouveau, l’influence des systèmes européens, et en particulier du modèle français, sur la recherche de l’élément moral dans le procès de Sabzian rend difficile la distinction entre ce qui relève spécifiquement du droit musulman et du droit pénal dans cette approche de l’intention. À cela s’ajoute l’évolution constante du droit iranien, la diversité des interprétations du droit musulman et la liberté laissée au juge. Mais d’où vient cette impression, qu’éprouve le spectateur, d’une enquête méticuleuse et d’un intérêt accru pour l’intériorité de l’accusé, bien au-delà de ce qui pourrait être attendu en droit musulman comme en droit européen ? Le titre du film et l’importance donnée au visage de Sabzian par Kiarostami peut nous apporter d’autres indices.


Les scènes du procès filmé ont révélé une recherche active de l’intention par le juge et les présomptions sur l’intention formulées par les demandeurs. Mais les scènes filmées après l’audience pour y être fictivement réintégrées, et donc les questions posées par Kiarostami à l’accusé, révèlent le véritable objet du film : comprendre ce qui a pu pousser Sabzian à usurper l’identité de Makhmalbaf sans pour autant avoir cherché à obtenir de gain matériel. Les questions posées par le juge, orientées afin de déterminer l’élément moral et les motifs, n’ont pas satisfait le réalisateur. Une fois le procès terminé, le film peut se poursuivre et réorchestrer l’interrogatoire. Dès le début de l’audience, désormais semi-fictive, Kiarostami annonce le rôle qu’il s’apprête à jouer et, d’une certaine manière, ses propres motifs en réalisant ce film :
Ex.« Tu as dit que tu plaiderais coupable, mais certaines choses sont plus complexes qu’il n’y paraît et tout le monde ne peut pas les comprendre. Cette caméra est ici pour que tu puisses expliquer les choses que les gens pourraient trouver difficiles à comprendre ou à accepter ».

Plus tard, le réalisateur feint de s’adresser à la fois au juge et à l’accusé pour mieux comprendre ce qui a déterminé Sabzian à prendre certaines décisions :
Ex.« Comme il l’a expliqué et comme vous l’avez confirmé, il n’avait aucune intention de voler quoi que ce soit. Mais les raisons pour lesquelles il voulait que toute la famille [Anankhah] aille voir le film avec lui ne sont pas encore claires. J’aimerais qu’il explique les motifs de cet acte ».

Mais Kiarostami, qui s’est fait juge à son tour, ne se contente pas d’ajouter des questions : dépassant la recherche procédurale de l’intention, il cherche l’accès à l’intériorité et centre toute son attention sur les traits du visage de Sabzian. Ce procédé cinématographique, qui a donné son nom au film, participe, comme l’interrogatoire du réalisateur, à la recherche de l’intention, des motifs et plus généralement de tous les signes extérieurs de ce qui peut se manifester intérieurement.

Cette technique s’inscrit dans une histoire et en dernier lieu dans l’histoire du cinéma. Comme le. montre dès la fin du XIXe siècle dans deux de ses ouvrages (L’homme visible et L’esprit du cinéma), Béla Balász, théoricien du cinéma et en particulier de l’expressionisme, le gros plan permet de déchiffrer les secrets de l’âme par l’étude des traits du visage. Balász, regrette que « l’invention de l’imprimerie a[it] peu à peu rendu illisible le visage des hommes » et cherche, par le recours au gros plan, à le rendre à nouveau déchiffrable. Ce procédé permet d’accéder aux mouvements les plus infimes du visage et, toujours selon Balász « cette micro-physionomie est la manifestation directe de la micro-psychologie ».

La technique cinématographique rejoint alors une approche ancestrale et partagée par de nombreuses traditions : la lecture des mouvements intérieurs de l’âme sur le visage, la physiognomonie. Bélà Balász y a même consacré un article (« Fiziognomia ») où il affirme que « les visages des autres gens sont semblables à des masques de verre qui laissent entrevoir un autre visage secret, plus vrai ».

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M. Olivero Massimo, « Saisir le fondement de la figure : pour une théorie du grand plan organique », Théorème, 35/2023, p. 65-74.





La physiognomonie était déjà très prisée dans l’Antiquité grecque et latine. Le premier traité qui lui est consacré en occident, La Physiognomonique a même été longtemps attribué à Aristote. Elle y est ainsi définie : « la physiognomonie se propose de considérer et de discerner les qualités de l’âme d’après les qualités physiques ». Il s’agit le plus souvent par cette technique d’élaborer seulement une relation entre les traits naturels, innés, du visage d’une personne et son caractère. Mais il peut aussi s’agir d’interpréter les émotions à partir des expressions qui s’y révèlent. Dès la fin de l’Antiquité et au début du Haut Moyen Âge, dans le monde arabe, ces traités grecs sont lus et traduits. On en trouve ainsi déjà mention chez Al-Jahiz (†868) et chez Al-Kindi († 873) qui traduisent « physiognomonie » par le terme arabe firāsa. Quatre siècles plus tard, Ibn Manzûr († 1311), dans son fameux dictionnaire encyclopédique, le Lisân al-‘Arab, se fonde sur des traités sur la langue arabe depuis le Xe siècle pour retracer l’origine et la définition des mots. Il en donne la définition suivante :
Df.« une observation subtile, une capacité à saisir ce qui est caché et inaccessible aux sens grâce à un examen attentif de ce qui est extérieur » (Lisān, VI, 160 ; trad. angl. A. Ghersetti, « Firāsa and intelligence : the silly and the intelligent in arab physiognomony », The Arabist, 17/1996, p. 121-131).

Dans ce contexte, la firāsa dépasse progressivement le terrain des sciences naturelles pour prendre un sens mystique. Elle désigne alors la capacité, grâce à l’inspiration divine, de lire dans le cœur des hommes. Des médecins, des théologiens, des juristes et des philosophes arabes s’intéressent à cette question jusqu’au Moyen Âge central. Ce sens particulier de la firāsa provient d’un rapprochement avec une tradition de la pensée arabe fondée d’abord sur la sīmā coranique – un influx divin permettant de percer les consciences – et sur des propos rapportés d’Ali, le gendre du prophète, premier imam pour les chiites : « Nul ne médite quelque chose dans son for intérieur, sans que cela se révèle par les lapsus de la langue ou sur les joues de son visage ». Le rapprochement opéré par certains exégètes entre la dimension psychologique de la sīmā du Coran et la physiognomonie grecque a donné à la firāsa cette dimension spécifique.

Or cette firāsa est aussi, dès le Moyen Âge, l’une des principales qualités attendues d’un juge. Elle prend dans ce contexte le sens de sagacité et de perspicacité. Ce talent particulier lui permet d’établir la relation entre les « signes manifestes et cachés, la physionomie des personnes et leur psychologie, leur caractère » (B. Johansen, 1999). Cette capacité est d’autant plus nécessaire que le juge peut chercher tous les moyens pour éclairer l’affaire et connaître la vérité ; il ne doit surtout pas se fonder uniquement sur les témoignages. Aussi les signes et les indices doivent-ils attirer toute son attention et en particulier ceux qui peuvent se lire sur le visage et révéler ainsi la responsabilité. Mais il s’intéresse aussi aux comportements et aux relations sociales.

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  • T. Fahd, « Firāsa », Encyclopédie de l’Islam en ligne, Brill.
  • A. Ghersetti, « Firāsa and intelligence : the silly and the intelligent in arab physiognomy », The Arabist. Budapest Studies in Arabic and Islam, Budapest, 1996, p. 121-131.
  • B. Johansen, « La découverte des choses qui parlent. La législation de la torture judiciaire en droit musulman (XIIIe-XIVe siècle) », Enquête, 7/1999 Les objets du droit, p. 175-202.
  • M. M. Ghaly, « Physiognomy : a forgotten chapter of disability in islam. The discussions of muslim jurists », Bibliotheca orientalis, 3-4/2009, p. 162-198.



Cet intérêt porté au visage comme accès à l’intériorité, sans qu’il soit bien sûr rapproché d’une démarche scientifique ou divinatoire, est perceptible dans l’Occident chrétien, dans la sphère pénitentielle comme dans la sphère judiciaire. On le trouve d’abord chez les Pères de l’Église, comme Saint Jérôme, qui rapproche le visage d’un speculum mentis, probablement sous l’influence des rhéteurs latins et en particulier de Cicéron. Au Moyen Âge, le grand ennemi d’Abélard, Bernard de Clairvaux (†1153) montrait lui aussi comment déceler l’orgueil sur les traits du visage dans son Traité sur l’humilité. Un peu plus tard, le théologien Alain de Lille (†1202), dans son grand ouvrage sur la pénitence, affirmait :
Tx.« Le visage est la forme extérieure de l’âme (vultus animi figura). Il faut aussi prendre en compte la posture du corps ou l’expression du visage, afin que l’on puisse saisir, par les aspects extérieurs, les choses intérieures, que ce soit assurément l’intensité du mouvement de la pensée pour se contenir ou sa détente. Parce que le visage est comme la marque de l’âme (animi signaculum) et en reflète la forme, on peut, dans une certaine mesure, percevoir quelle est la volonté intérieure » (Liber pœnitentialis, c. 20, éd. J. Longère, Louvain, 1965, p. 32).

De même au XIIIe siècle, des prédicateurs évoquent l’importance de l’aveu, au cœur de la confession, qui ne manquera pas de provoquer la rougeur du pénitent et prennent cette manifestation physique comme le signe visible de l’expiation. Mais à cette époque, l’intérêt porté au visage perce la sphère judiciaire. On trouve ainsi sous la plume des juristes des remarques sur l’importance des visages des avocats, des témoins et de l’accusé. Le visage comme moyen d’accès à l’intériorité semble alors devenir une forme de topos comme en témoigne la proximité des expressions utilisées.
Ainsi Bracton (†1268) affirme-t-il dans le cadre d’une réflexion sur la donation :
Tx.« car il est possible de présumer des choses intérieures à partir des choses extérieures, comme il est dit : « il montre par son visage ce qui est enfoui dans son cœur » et il pourra le montrer encore davantage par ses actions » (De legibus, Quid sit justicia ?, éd. G. E. Woodbine, vol. II, p. 131).

À une époque contemporaine, Hostiensis (†1271), cardinal évêque d’Ostie et canoniste réputé, au sujet de l’enquête qui peut être menée sur les candidats avant une élection aux offices ecclésiastiques, donne ce conseil :
Tx.« De même les enquêteurs doivent observer l’expression de celui qui est interrogé ou examiné, car les choses intérieures se comprennent par les choses extérieures » (Summa aurea, I, 6, De electione et electi potestate, Venise, 1570, fol. 31vA).

De même, au sujet de l’avocat, Guillaume Durand (†1296), évêque de Mende et juriste connu pour son fameux manuel de procédure (le Speculum) conseille de se présenter au juge :
Tx.« confiant dans [son droit], en [l’]approchant avec un discours modéré et un visage joyeux : car sur le visage se lit la volonté secrète du cœur et le visage sera tel que les pensées qu’il porte en lui » (Speculum juris, I, 4, De advocato, §5, Bâle, 1574, fol. 269).

Au sujet de l’examen des témoins, il conseille aussi au juge de vérifier :
Tx.« si le témoin donne son témoignage avec simplicité, c’est-à-dire sans changer de visage, car souvent la pâleur du visage, le rougissement ou l’hésitation font qu’on accorde moins de foi à quelqu’un comme le dit Cicéron dans les Topiques. Aussi le juge doit-il observer attentivement le visage du témoin ».

On voit ici l’influence directe de l’orateur antique sur le juriste médiéval et la longue tradition de l’intérêt pour le visage dans un contexte judiciaire. Mais on lit aussi, un peu plus tard, que l’accusé ne doit pas, dans les causes criminelles, être représenté par un avocat afin que le juge puisse examiner ses expressions faciales. Panormitain (†1445), éminent canoniste du début du XVe siècle, rappelle ainsi une controverse à ce sujet entre deux fameux juristes du siècle précédent, Jacobus Butrigarius (†1347) et Bartole (†1357). Pour ce dernier, l’accusé ne peut pas être représenté par un avocat en matière criminelle parce que le juge doit s’enquérir de son apparence et notamment de son visage : « car la vérité se déduit de l’apparence. Le juge évalue avec quel visage, quelle hésitation ou quelle constance quelqu’un s’exprime » (Commentaria ad. X. 5, 1, 15, Venise 1617, fol. 69v B).

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Sur la rougeur du pénitent, v. N. Bériou, « Les pouvoirs de l’éloquence. Prédication et pastorale dans la chrétienté latine (XIIe-XIIIe siècles) », Genève, Droz, 2024, not. p. 329-333.


Sy.Le spectateur de Close up, peut, s’il est juriste français, ressentir une vive impression. Il peut tout d’abord s’interroger sur les règles de cette procédure qui semblent, de prime abord, éloignées des siennes et s’étonner que dans le procès iranien la recherche de l’intention, des motifs et plus généralement de l’intériorité de l’accusé soit menée avec tant de scrupules. Il peut aussi traverser l’esprit de ce spectateur-juriste, pour peu qu’il s’intéresse à l’histoire, que cet intérêt pour les mouvements intérieurs du prévenu tient au caractère religieux du procès. N’accordait-on pas autant d’importance à l’intention dans les procès ecclésiastiques médiévaux ? La généralisation du système de la confession n’a-t-il pas développé cette verbalisation de ce qui restait autrefois caché ? N’est-il pas à l’origine de ce type d’aveu ? Mais, précisément, la religion musulmane ne connaît pas de pratique similaire et pourtant, ces pensées occultes semblent au cœur du procès.

Après une incursion dans l’histoire de l’Iran et de la procédure iranienne, dans la théologie musulmane et dans le droit musulman, il apparaît que la conception religieuse de l’intention comme la recherche de l’élément moral dans le procès ne sont pas si éloignées de celles que connaît l’occident chrétien. Plus encore, le droit hybride qui s’applique dans les cours de justice iraniennes à la fin des années 1980 en matière d’intention rend difficile la distinction entre ce qui relève de l’influence des codifications européennes et ce qui est propre au droit musulman. Seule la latitude particulière laissée au juge en matière de ta’zirat pourrait expliquer ce zèle mais elle n’y suffit pas.

La solution lui apparaît alors dans le titre même du film : Close up. Cette particularité du procès de Sabzian ne tiendrait-elle pas davantage à la curiosité et aux facéties du réalisateur qu’à la procédure iranienne ? C’est en fait lui qui pose la plupart des questions qui vont au-delà de la simple recherche de l’élément subjectif commun aux procès occidentaux. C’est lui aussi qui laisse l’accusé-acteur décrire minutieusement ce qui se cache en son âme. C’est lui, encore, qui étudie, avec la caméra, ses expressions et le moindre frémissement des traits de son visage. Et la plupart de ces scènes semblent avoir été ajoutées à l’issue du procès.

Le réalisateur se fait alors confesseur, médecin des âmes et même parfois Inquisiteur, bien davantage que le juge religieux. Seul Kiarostami s’inscrit dans le processus décrit par Foucault (dans son cours donné à Louvain en 1981) en insistant sur la verbalisation de la faute, en développant son « appétit de véridiction du crime par son auteur », en cherchant à faire « émerger une subjectivité qui entretient avec son crime une relation signifiante ». Il ne s’agit pas de faire avouer l’accusé, mais de lui faire expliquer son geste. Et, ce dernier, comme face à un médecin, lui dit « les maux dont [il souffre], les blessures qu’[il] porte ».

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Ces citations de M. Foucault sont tirées de Mal faire, Dire vrai. Fonction de l'aveu en justice, Presses Universitaires de Louvain/University of Chicago Press, 2012, p. 161-189 (Leçon du 13 mai 1981).

C’est d’ailleurs ce dont ne cesse de parler Sabzian : de sa souffrance. S’il a usurpé l’identité de Makhmalbaf, c’est parce qu’il l’admire : « pour les films qu’il a donnés à la société et la souffrance qu’il représente dans ses films. Il a parlé pour moi, il a dépeint ma souffrance ». Ou encore parce qu’il est un réalisateur « qui comprend la souffrance de la société, qui traite d’une autre classe sociale comme si c’était la sienne ». Kiarostami, par son enquête, lui permet de l’exprimer à son tour :
  • Que fais-tu en ce moment, tu joues pour la caméra ?
  • J’exprime la souffrance.
Mais peut-être que la véritable intention du réalisateur était de lui faire avouer l’authentique désir qui a guidé son action : son amour du cinéma.

« Vous êtes mon public. À cause de mon intérêt pour l’art […] Je sais que je suis coupable aux yeux du tribunal mais mon amour de l’art devrait être pris en compte ».
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