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La seconde partie retrace et analyse la procédure pénale iranienne à l'œuvre dans le procès d'Hossain Sabzian filmé par Abbas Kiarostami dans son film Close up afin de comprendre l'un des objets centraux du film : la recherche de l'intention de l'accusé menée tant par le juge que par le réalisateur, tant par la procédure judiciaire que par les procédés cinématographiques. Il s'intéresse notamment au droit hybride (musulman et issu des codifications européennes) appliqué dans cette cour de justice et propose des points de comparaison avec la procédure ecclésiastique médiévale.
Section 1. L'œil de la caméra et la justice (Vincent Jacques)
On se propose d'analyse ici le film Close-up (1990) d’Abbas Kiarostami dans sa façon de « représenter » une procédure juridique et un procès entre documentaire et fiction. Il s’agit d’un film basé sur un fait divers éminemment cinématographique en son contenu. Rappelons les faits : le dénommé Sabzian abuse les Ahankhah, une famille bourgeoise de Téhéran, en se faisant passer pour le grand cinéaste populaire iranien Mohsen Makhmalbaf, intellectuel engagé dans la révolution islamiste devenu critique envers le régime. Il pénètre leur sphère intime en faisant croire que leur maison et eux, constitueront les personnages, le lieu et la matière de son prochain film. Finalement confondu, l’usurpateur sera arrêté. La scène de l’arrestation, reconstituée, ouvre le film.
Entre fiction et documentaire, le film s’intéresse à la procédure judiciaire qui s’ensuit sur plusieurs niveaux, mélangeant l’enquête de la justice et celle du cinéaste : Kiarostami va demander aux différents acteurs de rejouer leur rôle ; il va aussi interroger les policiers, questionner Sabzian dans sa prison, il va demander la permission au juge de filmer le procès. Selon les dires du cinéaste, c’est un film qui s’est fait très rapidement, provoqué par la lecture du fait divers dans le journal : « J’avais une équipe pour faire un autre film. Et trois jours avant de filmer, je suis tombé sur ce fait divers dans le journal. […] On est donc allé à la prison faire l’entretien avec le prisonnier. Le traitement s’est développé au fur et à mesure du tournage. J’ai passé une série de nuits blanches sur le scénario, parce que la réalité avait de l’avance sur nous » (Abbas Kiarostami, « Close-up » in Abbas Kiarostami. Textes, entretiens, filmographie complète, Édition de l’Étoile, « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 1997, p. 128).
Le film va donc suivre l’enquête et mener la sienne. Le spectateur se trouve à la place de l’interrogateur (position du cinéaste hors champ) et voit défiler devant lui les dépositions et les propos des policiers, de la famille Ahankhah et des autorités judiciaires. En quatre séquences se déroule une enquête qu’on peut qualifier de « documentaire » : le cinéaste va à la rencontre des protagonistes leur poser des questions. Ainsi, dès qu’il apprend l’existence du fait divers dans le journal, le réflexe de Kiarostami est d’aller à la prison où se trouve Sabzian, « l’imposteur », pour l’interroger. Ce dernier pose ses conditions à son engagement dans la proposition d’un compagnonnage cinématographique de son affaire : « J’accepte d’être filmé si vous réussissez à exprimer ma souffrance à travers votre film ». Il ajoute, « l’exprimer comme l’a si bien fait Makhmalbaf dans ses films ». « Je ne peux rien promettre » répond Kiarostami : on verra comment Close-up y réussit. Un peu plus loin le cinéaste filme sa demande de filmer le procès de Sabzian au juge qui est responsable de l’affaire. On voit le juge assis derrière son bureau et on entend Kiarostami parler avec lui hors champ. Il lui demande la permission de venir filmer le procès, et d’en déplacer la date pour son plan de tournage. Le juge semble surpris de la demande et s’étonne qu’on puisse s’intéresser à une affaire de si peu d’intérêt : « elle nous intéresse car elle a un rapport avec le cinéma » répond Kiarostami. Notons que les images documentaires, notamment celles du procès, vont se distinguer plastiquement par leur grain, leur coté brut et leur surexposition par rapport à celles, fictionnelles, de reconstitution de l’affaire à lumière plus homogène.
Le ministère de la justice ayant donné son accord, la caméra est admise dans la cour. Avant la prise de parole du juge, Kiarostami, hors champ, s’adresse à Sabzian filmé en gros plan. Il lui explique : « nous avons deux caméras, une avec un objectif gros plan (close up en anglais, d’où le titre du film) pour filmer les protagonistes, et une caméra grand angle pour filmer des plans d’ensemble du procès ». Dès le début du procès, on parle de cinéma, puis on enchaîne sur la prise de parole du juge qui s’adresse à Sabzian en lui disant que la présence de la caméra en cour est là pour qu’il puisse expliquer « ces choses auxquelles les gens ont du mal à croire ».
Plus étonnant, il ajoute un peu plus tard, « s’il y a des choses qui vous semblent inacceptables du point de vue légal, et que vous désirez expliquer, adressez-vous à cette caméra ». Une adresse pour le moins surprenante d’un juge à l’accusé : non pas, « si vous n’êtes pas d’accord, vous m’adresserez, ou à la cour, vos raisons », mais bien « répondez à la caméra ! ». Si c’est la cour qui l’oblige à venir s’expliquer, la présence de la caméra, installe une autre scène où l’accusé aura à se justifier : c’est le juge lui-même qui, en quelque sorte, l’affirme. Et en fait, contre l’accusation d’escroquerie, voire d’avoir voulu préparer un cambriolage, la défense de Sabzian consistera à plaider son désir de cinéma, une passion qu’il adresse aussi bien à la cour qu’à l’œil de la caméra qui le fixe avec attention. On assistera à un drôle de mélange entre la justice « légitime » et celle que semble vouloir porter le cinéaste.
Close-up expose trois séquences du procès entrecoupées de scènes rejouées par les protagonistes de l’affaire, Sabzian et la famille Ahankhah. Comme l’a bien remarqué Charles Tesson : « La reconstitution proprement dite, avant d’être un genre cinématographique (le trop fameux cinéma vérité) est d’essence juridique. […] Les scènes reconstituées ont un double foyer (elles concernent en même temps la justice et le cinéma), cet écart étant en même temps le sujet même du film » (Charles Tesson, « Body Double », Cahiers du cinéma, n° 450, décembre 1991, p. 13). D’une part on voit des scènes rejouées (on peut parler de reenactment, un type de fiction documentaire), d’autre part un (vrai) procès où tout est fait pour nous rappeler que le cinéma est là, comme ce plan où l’on constate la présence d’un preneur de son qui tend une perche et un micro dans la direction d’un des membres de la famille qui prend la parole (on voit par ailleurs le micro à d’autres moments du procès) : des prises de vue documentaires fictionnalisées. L’acmé de cette présence/interférence du cinéma intervient quand Kiarostami lui-même (hors champ) se met à questionner l’accusé comme s’il était une sorte d’avocat de la défense.
De cinéma, c’est ce dont parle Sabzian, son seul et unique argument de défense. Plus précisément, il explique comment il a commencé à croire à son propre rôle : « ce n’était plus de la comédie. J’étais ce nouveau personnage ». Il n’est pas un escroc, car il était le premier à croire en son rôle. Répondant à cette croyance, on constate la croyance du fils cadet de la famille dans le rôle de Sabzian à sa virulence contre ce dernier. En effet, le fils cadet voulait y croire, car, sans emploi et désirant lui aussi faire du cinéma, il avait réagi avec enthousiasme à la proposition du faux Makhmalbaf de le faire jouer dans son prochain film.
Trompé, c’est le fils cadet qui accuse le plus durement Sabzian tout le long du procès, le plus dubitatif à propos de ses réponses et de ses justifications. On les voit souvent dans le même plan, la tête du fils de la famille derrière celle de Sabzian fixant le juge hors champ. Le fils semble tendu, il est en colère, mais la présence de la caméra n’est-elle pas une cause supplémentaire de malaise ? Sabzian, lui, semble rassuré par la présence de Kiarostami, il adore son film Le Passager dit-il à ce moment, une complicité mise en scène dans ce dialogue ajouté par le cinéaste qui lui demande « Que fais-tu en ce moment [devant ma caméra] ? ». « Je parle de mes souffrances » répond l’accusé qui finira par être pardonné par la famille et donc par la cour malgré les réticences du fils cadet. Sabzian s’est repenti, on lui pardonne. Reste cependant ce cri du cœur qu’il énonce pendant le procès : « J’adorais jouer ce rôle ». Entre le juge et la caméra, ce procès avait une double visée.
Si le film joue avec la relation entre documentaire et fiction, il pose également la question du rapport entre un procès filmé et un procès mis en scène (d’après le réel) par un cinéaste qui veut influer sur le réel (c’est-à-dire sur le jugement). Comme le dit justement Arnaud Hée, dans Close-up, c’est le cinéma qui « s’arroge » le droit de juger lui-aussi : « Le film est une méditation sur la justice. Kiarostami en fait, par l’intervention du medium cinématographique, un principe moral. Deux instances de jugement cohabitent ici, face auxquelles l’imposteur propose la justification de sa supercherie : le juge et la caméra. » (Arnaud Hée, « Le réel démasqué », Critikat, 16 septembre 2008).
Kiarostami ne tourne pas un film sur un fait divers et le procès qui s’ensuit, il mène en parallèle un travail d’enquête et cherche à résoudre le conflit. Il s’agit non seulement d’un film qui représente la vie, qui la documente, mais d’un film dont le processus de production s’insère dans la vie – et change son cours ? Autrement dit, le procès filmique intervient-il vraiment dans la réalité pour en changer le cours ? C’est l’hypothèse de Youssef Ishaghpour : « En l’absence de la caméra de Kiarostami et de ses questions au tribunal, le procès de Sabzian aurait pris, sans doute une tournure différente, avec une condamnation plus lourde, et peut-être même, à la longue, il aurait détruit sa vie » (Youssef Ishaghpour, Kiarostami. Le réel, face et pile, Belval, Circé, 2007, p. 25. On a vu que ces questions ne sont pas posées dans le tribunal, mais ajoutées au montage). Sur la condamnation, on ne peut pas être absolument certain, en revanche, il est très probable que la vie de Sabzian ait été changée par le film. En effet, non seulement est-il devenu l’acteur de sa propre vie dans un vrai film de cinéma (le film de Kiarostami), mais le cinéaste demande à Makhmalbaf lui-même d’aller chercher Sabzian à la sortie de la prison. En provoquant la rencontre, le cinéaste essaie de clore l’affaire, c’est-à-dire cherche à ce que le différend entre la famille Ahankhah et le faux Makhmalbaf soient surmonté. Dans la dernière scène, le vrai et le faux Makhmalbaf rencontrent le père de famille qui les accueille tous les deux à la porte de sa maison. Sabzian n’est plus perçu comme un escroc, il est pardonné, il est là avec le cinéaste qu’il admire, Makhmalbaf, tout en étant le vrai personnage d’un film (Close-up) d’un autre réalisateur qu’il apprécie, Kiarostami. Pourtant, ce n’est pas si simple. Le film se clôt en effet sur une touche humoristique qui complique un trop simple dénouement. Quand Makhmalbaf et Sabzian arrivent devant la villa de la famille trompée, ce dernier sonne et énonce son nom dans l’interphone, rien ne se passe, puis il se ravise, et reprend son rôle, dit « Makhmalbaf » et la porte s’ouvre.
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C’est comme si, sauvé par le cinéma, Sabzian ne pouvait pas revenir sous sa propre identité dans le réel. Comme le formule bien Comolli : « Ni la justice des tribunaux ni le repentir du coupable, ni même le pardon des offensés n’y peuvent rien : Sabzian est et n’est pas Sabzian, il est devenu la vérité de son mensonge, il est devenu récit » (Jean-Louis Comolli, « L’anti-spectateur, sur quatre films mutants », Images documentaires, n° 44, 2002, p. 26).
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En 1995, lors d’une conférence à Paris, Kiarostami cite une phrase de Godard pour spécifier ce qui l’intéresse en faisant des films : « La réalité est un film mal réalisée » (Abbas Kiarostami, « Un film, cent rêves » in Abbas Kiarostami. Textes, entretiens, filmographie complète, op. cit. p. 70). Effectivement, si Sabzian, s’est essayé de son propre chef à faire du cinéma, et si cela s’est mal passé, on pourrait dire que le film de Kiarostami, lui, est venu reprendre le cours des événements pour en faire une réalité pour une fois bien réalisée.