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Colloque « Filmer le droit, le droit filmé » : Travailleur / Patron : (re)penser les rapports de travail à la lumière du cinéma

Si l’amour, la famille ou encore la mort surgissent intuitivement à l’esprit à l’évocation des grandes thématiques de la fiction cinématographique, c’est bien le travail qui fait office de thème génésiaque. En 1895, à l’occasion de la première projection publique payante du cinématographe, La sortie de l’usine Lumière montrait déjà le personnel de l’usine quitter son lieu de travail, par groupes. Les ouvrières sortaient en premier, suivies par les cadres ; le travail était déjà filmé comme un rapport de classes.



Durant l’enfance du septième art, les légendes du cinéma muet ont contribué à faire du travail un thème très cinégénique à travers le monde. Dans les années 1920 et 1930, le sujet a été abordé par Charlie Chaplin aux USA avec Les Temps modernes (1936), Sergeï Eisenstein en URSS avec La Grève (1925) ou Le Cuirassé Potemkine (1925), Abel Gance en France avec La Roue (1923) ou encore Friedrich Wilhelm Murnau en Allemagne avec Le Dernier des hommes (1924). Les corps en mouvement, pour réaliser des tâches souvent physiques, pénibles, répétitives, dangereuses, étaient alors des sujets parfaitement compatibles avec le cinéma muet. À la dimension esthétique s’ajoutait une dimension sociale, l’absence de son permettant à la fois d’atteindre une forme d’universalité mais aussi, souvent, de montrer des travailleurs sans voix, soumis à un système, réduits à des gestes, illustrant l’absence ou l’insuffisance d’un droit du travail protecteur à cette époque.

Source : La Symphonie du Donbass, Dziga Vertov, 1930.


Tx.A. Supiot, « Préface », in M. Flores-Lonjou (dir.), Le travail, entre droit et cinéma, Presses Universitaires de Rennes, 2012, pp. 11-16.

Si la place du travail au cinéma a ensuite été fluctuante, il semble être redevenu un sujet important sur les écrans au XXIe siècle, reflets des préoccupations contemporaines.

Rq.Vu l’ampleur du sujet traité, la présente publication n’a pas vocation à réaliser un inventaire historique précis et exhaustif

Alors que dans les années 1980 et 90, les droits des travailleurs s’amélioraient (cinquième semaine de congés payés – Lois Auroux en 1982 – ou réduction de la durée du travail – Lois Aubry en 1998 et 2000…) et rendaient peut-être moins essentielle la mise en images des rapports de pouvoir dans le monde professionnel, le tournant libéral pris par les récentes réformes travaillistes ont remis au goût du jour cette représentation.
Certains auteurs ont constaté une représentation du patron à l’écran plus bienveillante à la fin du XXe siècle : V. Chenille & M. Gauchée, Mais où sont les « salauds » d’antan. 20 ans de patron dans le cinéma français (1976-1997), Mutine, 2001.

En outre, le travail est aujourd’hui tellement central dans nos vies qu’il est devenu un élément incontournable de caractérisation d’un personnage de fiction, un déterminant de son identité permettant de l’ancrer dans la société et de le rendre authentique. Le monologue de Rosetta dans le film éponyme des frères Dardenne (1999) est en ce sens assez révélateur : « Je m’appelle Rosetta, j’ai trouvé un travail, j’ai trouvé un ami, j’ai une vie normale ».


Tx.D. Méda, Le Travail, Que sais-je ?, 2022, p. 3 : « Nos sociétés occidentales sont, comme l’écrivait Habermas, des “sociétés fondées sur le travail”. Le travail est au fondement de l’ordre social, il détermine largement la place des individus dans la société, il continue d’être le principal moyen de subsistance et d’occuper une part essentielle de la vie des individus. Travailler est une norme, un “fait social total” ».

La représentation du travail dans un film peut avoir une fonction essentiellement narrative ; l’activité d’un personnage permet de développer une intrigue, d’explorer un point de vue à travers le quotidien d’un travailleur, retranscrit de manière plus ou moins réaliste. Cette représentation existe particulièrement pour les professions permettant d’intégrer des enquêtes au sein du récit.
Ex.Les personnages sont alors policiers (le film policier constitue un genre à part entière), journalistes (Les Hommes du Président, Alan J. Pakula, 1976 ; Spotlight, Tom McCarthy, 2016), avocats engagés (Erin Brockovitch, Steven Soderbergh, 2000 ; Dark Waters, Todd Haynes, 2020), agents des services de renseignement (Les Patriotes, Éric Rochant, 1994), etc. Les personnalités politiques sont également souvent mises en scène pour montrer comment est exercé le pouvoir (Mr Smith au Sénat, Frank Capra, 1939 ; Adults in the room, Costa-Gavras, 2019). À défaut de proposer une réflexion approfondie sur le travail, ces films donnent à voir au spectateur une activité exercée dans un contexte donné : regarder L’Éclipse de Michelangelo Antonioni (1962) puis Le Loup de Wall Street de Martin Scorsese (2013), c’est aussi constater les évolutions intervenues en 50 ans dans les métiers de la finance.

Dans les œuvres auxquelles seront consacrés les prochains développements, l’image cinématographique devient un vecteur de description des rapports de travail, le plus souvent pour montrer leur aspect négatif.
Tx.L. Miniato, « Les évolutions du droit du travail et le monde de l’entreprise vus par le cinéma français (de 1981 à nos jours) », in M. Flores-Lonjou (dir.), op. cit., pp. 83-97.

Le cinéma permet alors d’interroger avec acuité, parfois le temps d’une seule scène, les rapports de force et de classe à l’œuvre entre les travailleurs et les patrons, entre les exécutants et les prescripteurs. Parce qu’ils exhibent le réel, des situations vécues quotidiennement par certains spectateurs, les cinéastes contemporains qui filment le travail se positionnent souvent dans un courant naturaliste : la mise en scène est minimaliste, les acteurs principaux côtoient de vrais travailleurs, rendant opaque la frontière avec le documentaire. Tout doit sembler « vrai », comme si le sujet était trop concret et sensible pour être dévoyé par des artifices formels. Les réalisateurs qui explorent régulièrement cette thématique – Stéphane Brizé, Laurent Cantet, les frères Dardenne, Ken Loach… – suivent cette tendance, imités par des cinéastes du monde entier. D’autres, plus rares, proposent une autre démarche : c’est le cas du finlandais Aki Kaurismäki qui dissimule la résignation du prolétariat derrière un surréalisme poétique.
Source : Ressources humaines, Laurent Cantet, 2000.

Source : La Fille aux allumettes, Aki Kaurismäki, 1990.



Quelle est alors, dans ces œuvres, la fonction de la représentation cinématographique du travail ? Par une démarche consciente ou non, ces fictions invitent en principe à porter un regard critique sur différents modes d’organisation et de régulation du travail. Le droit du travail y est rarement directement convoqué : il n’est pas filmable en tant que tel, contrairement au droit processuel, souvent mis en œuvre à travers le genre très codifié du « film de procès ». Il est évidemment toujours présent, en filigrane. Quelques scènes, quelques dialogues, offrent au spectateur un aperçu du droit du travail applicable dans un contexte déterminé et permettent de percevoir intuitivement les conséquences de l’existence ou non, de l’application ou non de telle ou telle règle de droit.
Tx.A. de Luget & M. Flores-Lonjou, « Prolégomènes », in M. Flores-Lonjou (dir.), op. cit., pp. 17-33, spéc. p. 17.

Ex.Suis-mois je te fuis et Fuis-moi je te suis (Koji Fukada, 2022) permettent par exemple d’entrevoir la régulation des rapports intimes au travail au Japon et la possible sanction de ces rapports lorsqu’ils portent atteinte à l’image de l’entreprise.

Le juriste qui étudie ou met en œuvre le droit du travail au quotidien peut aller plus loin et avoir un regard critique plus technique, en s’intéressant aux règles de droit problématiques, inadaptées, inefficaces ou manquantes. Dans le prolongement des préoccupations concrètes des spectateurs, il réfléchit à des pistes pour préserver ou faire émerger un droit du travail plus protecteur des travailleurs. Quand un cinéaste montre que le travail va mal, le juriste peut identifier les causes du mal et éventuellement prescrire des remèdes pour que l’on travaille mieux.

L’image cinématographique conduit principalement à ce type de réflexion à travers deux types d’œuvres : celles traitant du statut professionnel du travailleur, de sa place dans la société et celles filmant les conditions de réalisation du travail. Les premières illustrent la nécessité d’octroyer un statut juridique protecteur aux travailleurs afin de tenir compte du déséquilibre existant entre le patron et ses travailleurs ; les secondes montrent l’importance d’apporter des tempéraments aux pouvoirs patronaux afin d’assurer des conditions de travail décentes et des rapports sociaux apaisés.
Rq.La distinction peut s’avérer assez artificielle ; il est fréquent que ces deux grandes thématiques soient abordées au sein d’une même œuvre.

Section 1. Filmer le statut du travailleur



Filmer un « travailleur » au sens du droit, c’est d’abord filmer un statut. Dans le secteur privé, l’existence juridique d’un travail suppose l’accomplissement d’une prestation pour le compte d’un donneur d’ordre, contre une rémunération, dans le cadre de l’exécution d’un contrat. Ce donneur d’ordre peut être un employeur si le travailleur est salarié, un maître d’ouvrage s’il est indépendant.
Df.Le Code du travail encadre le travail salarié, le Code civil (C. civ., art. 1710, 1779 et suivants) fixe le régime juridique du travail indépendant à travers le contrat de « louage d’ouvrage » ou contrat d’entreprise.

Le travail gratuit, bénévole ou le travail domestique ne sont donc pas juridiquement reconnus comme du travail. Pourtant, il est difficile de ne pas voir un véritable travail à la chaîne dans les tâches ménagères accomplies quotidiennement et invariablement avec une précision mécanique par Delphine Seyrig dans Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975) de Chantal Ackerman.



Si le travail suppose l’existence d’un contrat, c’est notamment pour combattre le travail dissimulé, ou travail « au noir ». En France, l’interdiction du travail non déclaré vise à assurer le paiement des cotisations sociales et, donc, le financement de la sécurité sociale. En sa qualité de travailleur, une personne contribue à la protection sociale de l’ensemble de la population et bénéficie de prestations lorsqu’il se trouve en situation de besoin (maladie, maternité, retraite, etc.).
Ex.Les travailleurs salariés, assujettis au régime général de Sécurité sociale (Code de la Sécurité sociale, art. L. 311-2) s’acquittent de cotisations sociales assises sur leurs revenus d’activité (CSS, art. L. 242-1), lesquels ouvrent droit au versement de prestations en cas de réalisation d’un risque social (CSS, art. L. 311-1 et suivants, art. L. 411-1 et s.).

Cette interdiction vise également à protéger les travailleurs : le statut professionnel offre des droits, des protections et des garanties qui n’existent pas en dehors du cadre juridique établi.
Ex.Les dispositions légales relatives au contrat de travail (Code du travail, art. L. 1211-1), à la durée du travail, au repos et aux congés (C. trav., art. L. 3111-1), ou encore à la santé et sécurité au travail (C. trav., art. L. 4111-1) sont par exemple applicables « aux employeurs de droit privé ainsi qu’à leurs salariés ».

Les travailleurs concernés peuvent avoir l’impression de contourner le système et d’être « gagnants » ; pourtant ce gain immédiat se paye en défaut de protection de l’emploi ou de la personne, notamment lorsque se réalise un risque comme une maladie ou un accident. Le bien nommé Travail au noir (1983) de Jerzy Skolimowski illustre cette nécessité d’un statut protecteur. Dans ce film, des travailleurs arrivent de Pologne pour rénover clandestinement la maison londonienne de leur patron contre un salaire correspondant à ce qu’ils mettraient un an à toucher dans leur pays. Il suffit pourtant d’un grain de sable dans l’engrenage – ici, un coup d’État en Pologne – pour que ces travailleurs se retrouvent coincés à Londres, sans avoir le droit d’y travailler et sans avoir les ressources nécessaires pour y survivre. Le statut ne doit pas être vu par le travailleur comme une contrainte mais comme un carcan juridique le protégeant contre différents risques et aléas.
Source : Travail au noir, Jerzy Skolimowski, 1982.


En France, la réponse juridique au travail dissimulé est la sanction, pénale (C. trav., art. L. 8224-1 et s.) et/ou civile, de l’employeur, en position de force pour imposer ce type de relation et vrai bénéficiaire de la manœuvre. Le travailleur dissimulé peut quant à lui obtenir un contrat de travail ou une indemnité en cas de rupture de la relation de travail (C. trav., art. L. 8223-1). Le droit rattrape la réalité et donne au travailleur le statut auquel il peut prétendre.

L’existence d’un contrat de travail permet aussi de garantir le consentement – exigé pour tout contrat (C. civ., art. 1130 et s.) – du travailleur à l’activité professionnelle. Le travail forcé ou l’esclavage sont prohibés par la convention n° 29 de l’Organisation internationale du travail (OIT) depuis 1930, mais aussi par l’article 4 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CEDH). Ce droit fondamental relativement consensuel est garanti en France depuis l’abolition de l’esclavage en 1848 dans les colonies et possessions françaises.

L’esclavage est au cœur de nombreuses œuvres cinématographiques, pour accomplir un devoir de mémoire mais aussi parce qu’il est aisément représentable à l’écran, par l’utilisation de chaînes et fouets. Cette entrave et cette violence balayent l’hypothèse d’un rapport de travail subordonné mais consenti ; elles révèlent une soumission totale aboutissant à la négation de l’individu, devenu la propriété d’un maître. Ces films retracent en principe le chemin suivi par un esclave pour briser ses chaînes, s’émanciper et gagner sa liberté. Parfois, les victimes n’ont aucun espoir de libération et l’œuvre sert alors à attiser ou renforcer les valeurs humanistes du spectateur.
Ex.Le thème de l’esclavage est particulièrement présent dans le cinéma américain. Les chaînes qui entravent les esclaves sont particulièrement présentes dans Spartacus (1960) de Stanley Kubrick ou Amistad (1997) de Steven Spielberg ; le fouet est quant à lui un leitmotiv de Twelve years a slave (2013) de Steve McQueen.
Source : Amistad, Steven Spielberg, 1997 (affiche).


Plus généralement, l’esclavage constitue souvent un marqueur d’une société oppressante et décadente, à l’opposé des sociétés libres où le travail ne peut qu’être le produit d’une volonté du travailleur.
Ex.L’esclavage remplit cette fonction dans des films de science-fiction ou fantastique comme La Planète des singes (Franklin J. Schaffner, 1968) ou Conan le barbare (John Milius, 1982), dans des péplums bibliques comme Les Dix commandements (Cecil B. DeMille, 1956) ou encore dans des fresques historiques comme La condition de l’homme (première partie, Masaki Kobayashi, 1959). Ce dernier met en scène un personnage principal japonais chargé de superviser un camp de travail forcé en Chine en 1943, écartelé entre ses idéaux de fraternité universelle et le contexte inhumain de la Seconde Guerre mondiale. En cherchant à améliorer à la marge le sort de ces travailleurs, il se heurte à la grande résistance des oppresseurs et finit lui-même arrêté et enrôlé – de force – dans l’armée japonaise.
Source : La Planète des singes, Franklin J. Schaffner, 1968.


Enfin, si la réalisation d’un travail suppose l’accord du travailleur, tout le monde ne peut consentir à réaliser une prestation pour le compte d’autrui. Le travail des enfants, obstacle à leur développement physique et intellectuel, est notamment interdit par la convention n° 138 de l’OIT qui fixe l’âge minimum de travail à 15 ans. En France, il faut avoir 16 ans pour exercer une activité professionnelle ou 15 ans pour les jeunes ayant terminé leur classe de troisième (C. trav., art. L. 4153-1). Le travail n’est pas, de toute évidence, un environnement sain pour un enfant et c’est ce que tendent à montrer les films qui abordent cette problématique : les enfants travailleurs traînent dans les rues, réalisent des tâches ingrates au lieu d’aller à l’école, en dehors de tout cadre juridique, et basculent progressivement vers la criminalité, faute d’autres perspectives plus vertueuses.
Ex.C’est ce que l’on voit par exemple dans Slumdog Millionaire (2008) de Danny Boyle ou encore Capharnaum (2018) de Nadine Labaki.

Rq.Paradoxalement, puisqu’il faut des enfants pour jouer ces rôles, le cinéma est l’un des rares secteurs dans lequel le travail des enfants est autorisé, tout en étant strictement encadré (C. trav., art. L. 7124-1).

Lorsqu’il n’est pas concerné par ces formes de travail prohibées, le « travailleur » ne renvoie pas à une catégorie homogène : il peut en effet être indépendant ou subordonné. L’indépendant n’est pas soumis à un pouvoir hiérarchique et est libre de déterminer ses conditions de travail (C. trav., art. L. 8221-6-1) ; il s’intègre donc assez mal à des films traitant des rapports de pouvoir. Le travail subordonné, qui constitue le champ d’application du droit du travail français dans le secteur privé, n’a pas toujours été un sujet pertinent car il s’agissait d’un statut protecteur considéré comme normal, concernant 86,9 % de la population active occupée en France (Insee, enquête Emploi, 2023). L’intérêt du statut est cependant (re)devenu un sujet sensible avec l’apparition de nouvelles formes de travail se situant à la frontière du salariat et du travail indépendant.

Ex.En 1989, 20 ans avant la création de la société Uber, Hayao Miyazaki se positionnait comme un précurseur avec Kiki la petite sorcière (1989), dont le titre original signifie littéralement en Français « Le service de livraison rapide de la sorcière ». Miyazaki y montrait une sorcière de 7 ans effectuer une activité proche de celle réalisée aujourd’hui par les travailleurs des plateformes, sans envisager toutes les dérives pouvant résulter de ce modèle économique. Aujourd’hui, les plateformes numériques font partie intégrante de nos sociétés, elles servent de marqueur temporel pour ancrer le récit dans notre époque.
Source : Kiki la petite sorcière, Hayao Miyazaki, 1989.


Ainsi, dans la dernière adaptation de la franchise vidéoludique Tomb Raider (2018), l’icône Lara Croft est devenue coursière à vélo ; dans Logan (2017), un Wolverine vieillissant est chauffeur VTC dans un futur post-apocalyptique…

Mais lorsqu’il s’agit du cœur d’un film, les cinéastes s’attaquent frontalement au sujet pour critiquer l’ubérisation du marché du travail. Sorry we missed you (2019), de Ken Loach, œuvre emblématique sur ce thème, semble avoir pour ambition de présenter toutes les potentielles conséquences négatives de ce modèle à travers l’expérience d’un livreur d’une société de vente en ligne : indépendance factice, faible rémunération, protection inexistante, conditions de travail difficiles, durée du travail excessive, etc..

Ex.Le thème de l’ubérisation est traité de façon similaire par Robert Guédiguian dans Gloria Mundi (2019).

En droit, le travailleur indépendant, en raison de sa grande liberté, retire le bénéfice de son activité mais doit aussi en assumer les risques ; le salarié est davantage protégé contre ces risques mais travaille sous la subordination de son employeur, qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et d’en sanctionner les manquements (Cass. soc., 13 nov. 1996, n° 94-13.187).
Ex.Sorry we missed you montre précisément que le travailleur des plateformes subit les inconvénients des deux statuts : il est dans les faits soumis à son donneur d’ordre mais supporte les risques de l’activité, le moindre aléa – lié à son véhicule, à sa santé… – pouvant coûter très cher.


En droit français, la situation de ces travailleurs est encore incertaine. Ils sont présumés indépendants s’ils sont immatriculés à un registre professionnel mais peuvent demander, par voie contentieuse, la requalification de leur relation en contrat de travail si les éléments de définition du lien de subordination sont réunis (C. trav., art. L. 8221-6 ; Cass. soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316). Ces requalifications adviennent mais ne concernent qu’une minorité de travailleurs concernés.

Face à l’émergence de nouvelles pratiques, le cinéma peut exposer une situation mais c’est au droit d’apporter des réponses : certains pays ont fait le choix d’une présomption de salariat tandis que le Parlement européen réfléchit à une réponse à apporter au niveau de l’Union européenne.

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En Espagne, le décret-loi royal 9/2021 du 11 mai 2021 instaure une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes effectuant des livraisons à vélo. Au sein de l’UE, une proposition de directive du Parlement européen et du Conseil vise à améliorer les conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme, COM/2021/762 ; analyse C. Marzo, RTD eur. 2022, p. 665. Cette directive a été définitivement adopté par le Parlement le 24 avril 2024.



Au regard de la protection hétérogène offerte par les différents statuts, on peut légitimement se demander ce qui pousse un travailleur à accepter de travailler pour une plateforme en tant qu’indépendant ou « au noir » dans le cadre d’une dissimulation d’emploi salarié. Parmi les pistes de réponse, il y a la peur du chômage, du statut de « non-travailleur », renforçant le déséquilibre entre employeurs et salariés et faisant pencher les rapports de force en faveur des premiers. Cette peur d’être sans emploi n’est pas nouvelle ; le travail est – a toujours été – un lieu de socialisation et, surtout, une nécessité pour assurer un revenu nécessaire à la survie. Il n’est alors pas étonnant que de nombreux films mettent en scène la peur du chômage.
Ex.C’était déjà le thème du Dernier des hommes (1924) de Friedrich Wilhelm Murnau, dans lequel la vie et le statut social du personnage principal tournait autour de ses fonctions de portier d’un hôtel. La perte de l’emploi y était alors filmée comme une mort sociale de l’individu, relégué dans les sous-sols du bâtiment et astreint à des tâches dégradantes. Cette peur apparaît également régulièrement dans le cinéma d’Aki Kaurismäki ou de Rainer Werner Fassbinder qui illustrent la nécessité vitale de travailler, quel qu’en soit le prix.
Source : Le Dernier des hommes, Friedrich Wilhelm Murnau, 1924.


Le cinéma italien a souvent abordé la question du travail au prisme de son absence, pour mettre en lumière le statut social du chômeur.
Tx.F. Thibaut, « Le cinéma italien… cinéma européen comparé… le travail des enfants », in M. Flores-Lonjou (dir.), op. cit., pp. 77-82.

Ailleurs, cette problématique est (re)devenue plus prégnante dans le cinéma contemporain, qui souligne la précarisation du marché du travail. En France, la peur du chômage est légitime : au XXIe siècle, les réformes du droit du travail ont souvent instauré des nouvelles règles destinées à faciliter la rupture du contrat pour faire disparaître une supposée « peur d’embaucher » chez les employeurs. Les ordonnances du 22 septembre 2017 ont par exemple créé un barème permettant à l’employeur de connaître le coût maximum d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, c’est-à-dire injustifié (C. trav., art. L. 1235-3) ; en 2016, la redéfinition de la notion de « difficultés économiques » par la Loi « Travail » a simplifié le licenciement pour motif économique (C. trav., art. L. 1233-3). L’emploi des travailleurs est plus facilement menacé, ce qui permet aux cinéastes de mettre en scène une tension résultant d’un éventuel chantage à l’emploi.
Ex.Dans Deux jours, une nuit (2014) des frères Dardenne, la perspective de perte d’emploi est une source d’anxiété importante pour le personnage incarné par Marion Cotillard, à qui il est demandé de convaincre ses collègues de renoncer à une prime ; dans La Loi du marché (2015) de Stéphane Brizé, le personnage joué par Vincent Lindon accepte un temps d’espionner ses collègues pour conserver son poste.



Outre cette faible protection de l’emploi, la peur du chômage est aussi alimentée par les réformes de l’indemnisation des demandeurs d’emploi, dont le montant et la durée ont été réduits par les récentes réformes de l’assurance chômage (Décret n° 2019-797 du 26 juill. 2019 ; Décret n° 2023-33 du 26 janv. 2023). En précarisant les demandeurs d’emploi, ces réformes font du chômage une situation encore moins envieuse que ce qu’elle n’était auparavant.

Les chômeurs se retrouvent également confrontés à une difficulté majeure : celle de retrouver un emploi. Si certains films comme Le Couperet (2005) de Costa-Gavras ou Rosetta (1999) des frères Dardenne montrent ce que les individus sont prêts à faire pour accéder à l’emploi, d’autres cinéastes privilégient une approche plus juridique, en mettant en scène le parcours du combattant bureaucratique que représente la recherche d’emploi. Le versement d’indemnités, pour lesquelles les travailleurs ont cotisé quand ils avaient un emploi, est conditionné au respect de certaines obligations et notamment l’obligation d’être en recherche active d’emploi (C. trav., art. L. 5411-6).
Ex.Même s’il se déroule au Royaume-Uni, le film Moi, Daniel Blake (2016) de Ken Loach est l’un de ceux qui illustrent le mieux le désarroi du chômeur au sein du système. S’il n’évite pas une surenchère très « loachienne » dans sa dernière partie, le film est quasi documentaire pendant sa première heure, transmettant efficacement l’angoisse et la colère du protagoniste aux spectateurs.


D’autres films mettent enfin en scène la honte du chômage, avec des personnages refusant d’annoncer à leurs proches, à leur famille qu’ils ne travaillent plus, pour conserver une certaine dignité.
Ex.Ce sujet traverse des films français comme L’emploi du temps (2001) de Laurent Cantet ou japonais comme Tokyo Sonata (2008) de Kiyoshi Kurosawa ; cette peur du déclassement est donc universelle et parle aux spectateurs du monde entier.
Source : Tokyo Sonata, Kiyoshi Kurosawa, 2008.


Le lien avec le droit du travail peut sembler ici plus ténu ; pourtant, en France, les réformes de l’assurance chômage entretiennent ce sentiment de honte. La baisse des allocations versées aux demandeurs d’emploi est présentée comme un vecteur d’incitation au retour à l’emploi.

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Le Document de cadrage des négociations sur l’assurance chômage transmis par le gouvernement aux partenaires sociaux le 1er août 2023 précise en ce sens que les règles d’indemnisation des demandeurs d’emploi doivent « générer des incitations favorables à l’emploi ».


Ces derniers sont ainsi stigmatisés, leur situation serait davantage choisie que subie et le rôle des pouvoirs publics serait de les inciter à retourner à l’emploi coûte que coûte – quitte à accepter un emploi mal rémunéré ou ne correspondant pas à l’expérience, aux compétences ou aux aspirations de la personne concernée. Le chômeur se cache car il est suspect, il profiterait du système. Au cinéma, cette situation est le plus souvent montrée par de longs moments d’errances d’un personnage solitaire, à pied ou en voiture, cherchant à occuper ses journées sans se faire remarquer et passant ses soirées à raconter une vie professionnelle imaginaire à ses proches.

Sy.Ces nombreux exemples témoignent d’un cinéma critique à l’égard des évolutions juridiques, en phase avec son époque. Avec les multiples réformes de libéralisation du marché du travail, la nécessité d’un statut juridique protecteur pour les travailleurs redevient, comme au début du XXe siècle, au temps des premières œuvres cinématographiques, un enjeu majeur saisi par les cinéastes.

Section 2. Filmer le contenu du travail


La question du statut est primordiale en ce qu’elle permet d’identifier les droits, devoirs et protections du travailleur ou du non-travailleur, mais elle ne suffit pas à rendre compte de la grande diversité de situations auxquelles peuvent être confrontés les travailleurs. Comme le droit, les cinéastes s’intéressent logiquement au contenu du travail, le plus souvent pour mettre en lumière les travers du monde professionnel. À l’écran, le travail n’est jamais un long fleuve tranquille, il peut être rendu difficile, douloureux, éreintant, par des conditions de travail éprouvantes, une organisation du travail pathogène ou encore des rapports sociaux conflictuels.

L’humain en activité est une source inépuisable de situations pouvant être projetées à l’écran. Rouage de son entreprise ou de la société dans son ensemble, il est en mouvement perpétuel, astreint à des tâches qu’il doit réaliser pour percevoir ses moyens de subsistance. Dans ce contexte, il est confronté à de nombreuses contraintes pouvant avoir de graves conséquences sur sa santé physique et mentale ou sur sa vie personnelle et familiale.

Le procédé cinématographique est d’abord particulièrement efficace pour mettre en scène différents rythmes de travail.
Ex.Dans Les temps modernes (1936), Charlie Chaplin dénonçait déjà, avec humour mais sans atténuer la portée du propos, les ravages de l’organisation fordiste du travail industriel.


En séparant la conception de l’exécution des tâches, en morcelant le travail en plusieurs tâches simples et répétitives, en imposant le rythme d’un convoyeur déplaçant les pièces entre les ouvriers, cette organisation transformait les ouvriers en simples exécutants, dépossédés de toute autonomie et soumis à la pression du chronomètre et du contremaître.
Tx.F. W. Taylor, The Principles of Scientific Management, Harper & Brothers, 1911 ; H. Ford, My Life and Work, Garden City, 1922.

Les figures de l’horloge et du contremaître sont justement convoquées, dans des proportions démesurées, ce dernier étant représenté sous la forme d’un Big brother productiviste. Une impressionnante maîtrise du tempo permet de rendre compte de la cadence infernale de la chaîne de montage, qui use et déforme littéralement l’ouvrier. Le rapport au travail y est ambivalent puisque la machine nourrit l’ouvrier autant qu’elle se nourrit d’eux en les avalant dans ses engrenages.

Sont aussi évoquées la chasse à la « flânerie » chère à Taylor, lorsque la projection du contremaître poursuit Charlot jusque dans les toilettes pour le sommer de retourner à la tâche.
Rq.Un siècle plus tard, la recherche de l’efficacité à tout prix conduit au même reniement des besoins les plus élémentaires, notamment quand des livreurs sont obligés d’uriner dans des bouteilles pour respecter leurs délais – situation d’ailleurs retranscrite dans Sorry we missed you (2019), de Ken Loach.

Ecoutez « Cadences infernales et "bouteille de pipi" : un nouveau scanda le éclabousse Amazon », France culture, 26 mars 2021.

Ex.À contre-courant de cette vision frénétique de la chaîne de montage, L’Établi (2023), de Mathias Gokalp, montre au contraire à quel point la dépossession du travailleur peut conduire à l’éteindre complètement. Reprenant le livre du même nom de Robert Linhart (1978), militant d’extrême gauche embauché chez Citroën pour y insuffler une dynamique révolutionnaire à la fin des années 1960, le réalisateur use ici de travellings très lents à l’intérieur de l’usine, au diapason de la lenteur de la chaîne de montage où les véhicules se déplacent sans jamais s’arrêter. Cette lenteur crée une ambiance pesante, soporifique qui endort littéralement les travailleurs et leurs velléités de changement, ainsi qu’un climat général de résignation assez mortifère. Le film est par ailleurs assez précis quand il s’agit de filmer les gestes des ouvriers ou encore pour illustrer le droit des relations collectives, à une époque où les syndicats n’étaient pas encore les bienvenus dans les entreprises.
Source : L’Établi, Mathias Gokalp, 2023.


Dans un registre plus contemporain, À plein temps (2022), d’Éric Gravel, montre l’incidence de certains temps para-professionnels sur le rythme de vie et de travail. Le réalisateur transforme les interminables temps de trajet d’une femme de chambre d’un hôtel parisien en course contre la montre, dans laquelle le moindre imprévu – en l’espèce une grève des transports – peut compromettre une carrière. La mise en scène traduit l’urgence permanente : Laure Calamy est presque toujours filmée en pleine course, en gros plan et entourée d’un flou cinétique, tandis que la bande originale électro d’Irène Drésel transfère une partie du stress du personnage principal au spectateur.

Source : À plein temps, Éric Gravel, 2022.


Rq.En droit français, seul est considéré comme du temps de travail effectif « le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles » (C. trav., art. L. 3121-1). Tout le reste, inclus les temps de trajets habituels entre le domicile et le lieu de travail, est juridiquement considéré comme du temps de « repos », en application d’une directive européenne du 4 novembre 2003 définissant la « période de repos » comme « toute période qui n’est pas du temps de travail ». À plein temps montre ainsi les limites de certaines qualifications juridiques par la démonstration implacable du caractère épuisant de certains temps de « repos » qui participent à la dégradation tant de la vie professionnelle que personnelle des travailleurs concernés

Tx.Ph. Waquet, « Le temps de repos », Dr. soc. 2000, p. 288.

Ensuite, nombreux sont les films mettant en scène des conditions de travail dangereuses à travers un accident ou une maladie mais cet événement sert souvent uniquement à faire avancer l’intrigue. Plus rares sont ceux qui permettent d’identifier les limites de la législation relative à l’hygiène et la sécurité au travail.
Ex.En cela, Rouge (2022), de Farid Bentoumi est particulièrement intéressant pour le contraste qu’il dévoile entre les prescriptions juridiques et leur appropriation par les acteurs du monde du travail. La protagoniste, infirmière en santé au travail au sein d’une usine chimique incarnée par Zita Hanrot, peine à exercer ses missions en raison d’une grande résistante de l’employeur mais aussi des salariés, dont son propre père, délégué syndical de l’entreprise. Ces derniers perçoivent la médecine du travail comme un empêcheur de tourner en rond et une menace pour leur emploi ; ils refusent de passer une visite médicale ; ils minimisent ou occultent complètement les risques, pourtant réels et graves, liés à l’exercice de leur activité.
Source : Rouge, Farid Bentoumi, 2022.


Rq.Les missions dévolues aux services de prévention et de santé au travail sont pourtant vertueuses : actions visant à prévenir les atteintes à la santé des travailleurs ; conseils et aide aux entreprises en matière d’évaluation et de prévention des risques professionnels ; participation à la traçabilité des expositions à des situations de travail dangereuses, etc. (C. trav., art. L. 4622-2).

Si ce film montre la difficulté à protéger les travailleurs « contre leur gré », le droit rappelle que c’est à l’employeur de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs (C. trav., art. L. 4121-1). Ce garde-fou juridique permet d’éviter une tentative de compromettre la sécurité des travailleurs avec leur « consentement » qui a de toute façon peu de valeur vu le rapport contractuel déséquilibré.

Rq.Plus généralement, sur la question des conditions de travail physiquement éreintantes, il convient de rappeler que le terme « pénibilité » a été méthodiquement effacé du Code du travail pour ne pas, comme l’avait exprimé le Président de la République, laisser penser que le travail pourrait être une souffrance : G. Biseau, « « "Pénibilité", le mot de trop pour l'Élysée », Libération, 11 juill. 2017.

Désormais, la législation évoque de façon très vague « certains facteurs de risques professionnels » (C. trav., art. L. 4161-1 et s.). La pénibilité n’est pourtant pas qu’un mot mais une réalité pour de nombreux travailleurs ; si le droit invisibilise la souffrance au travail, nie cette réalité, le cinéma la révèle pour susciter l’empathie du spectateur.

Les conditions de travail difficiles n’altèrent pas seulement la santé physique mais également la santé mentale, en étant une cause de différents risques psychosociaux : stress professionnel, burn-out, dépression, addictions, harcèlement moral, suicide… Le droit de la santé au travail a aujourd’hui pleinement intégré cette problématique : le Code du travail impose à l’employeur de « protéger la santé physique et mentale » des travailleurs (C. trav., art. L. 4121-1) ; la Cour de cassation affirme sans ambiguïté que « la santé mentale est une composante de la santé » (Cass. soc., 10 févr. 2016, n° 14-26.909).
Ex.Sur ces sujets, le cinéma a pu être en avance sur le droit. Ainsi, en 1980, Bertrand Tavernier signait Une semaine de vacances, film précurseur sur le burn-out d’une enseignante, alors que les scientifiques commençaient à peine à théoriser le sujet.
Source : Une semaine de vacances, Bertrand Tavernier, 1980.


Df.Ce phénomène a été successivement défini comme « un épuisement mental et physique des personnes dont le travail nécessite un contact permanent avec autrui », comme un état de fatigue résultant d’une déception, d’une frustration (travail peu intéressant, conflit éthique…) faisant suite à un engagement intense au travail sans reconnaissance suffisante ou encore comme un « état d’épuisement physique et émotionnel causé par un investissement à long terme dans des situations émotionnellement exigeantes ».

Tx.
  • C. Maslach, « Burned-out », Hum. Behav. 1976, n° 5, p. 16 ;
  • H.-J. Freudenberger, « Staff burn-out », Journal of Social Issues 1974, vol. 30, n° 1, p. 159 ;
  • A.-M. Pines & E. Aronson, Career burnout: causes and cures, Free Press, New York, 1988, p. 9.

C’est précisément cette fatigue mentale qui est montrée à l’écran par Tavernier, en particulier par des scènes d’errance dans des rues lyonnaises vides. Les conséquences du burn-out – la frustration née d’une perte de sens au travail, un détachement et un cynisme vis-à-vis de l’activité, un épuisement mental – sont perceptibles sans qu’il soit nécessaire de trop montrer le personnage au travail. Le fait d’évoquer dans le titre une semaine de « vacances » pour évoquer un arrêt de travail résultant est par ailleurs symptomatique du regard porté sur le métier ou sur les troubles psychiques.

Parmi les conséquences du stress lié à des organisations du travail pathogènes, le suicide du salarié est peut-être la plus fréquemment portée à l’écran. Manifestation morbide de la souffrance au travail, le suicide permet d’en faire une représentation particulièrement graphique et porteuse d’un effet dramatique efficace. Le protagoniste se donnant la mort génère souvent un mystère justifiant qu’une enquête soit menée pour déterminer les causes de ce geste, qui peuvent être liées à sa vie personnelle, sociale mais aussi aux difficultés rencontrées dans sa vie professionnelle.
Tx.DARES, Enquête Conditions de travail-RPS, 2016 ; Observatoire national du suicide, Suicide – quels liens avec le travail et le chômage ?, 2020.

Lorsque les motifs du suicide ne sont pas explicités, cette incertitude légitime l’exploration de ses causes, offrant au cinéaste l’occasion de mobiliser les codes du film d’enquête, du policier ou du thriller.
Ex.Le lien entre organisation pathogène et suicide apparaît notamment dans About Kim Sohee (2023) de July Jung. Le suicide d’une jeune travailleuse d’un centre d’appel sud-coréen, dépeint comme un secteur aux conditions de travail extrêmement difficiles, laisse place à une tentative de compréhension du geste. Après une première partie très didactique soulignant les aspects ingrats et inhumains du travail réalisé par la protagoniste, gangréné par des exigences de rentabilité, le film prend de l’ampleur dans la seconde partie, devenant un véritable film policier où le criminel recherché par l’enquêtrice n’est in fine pas un être humain mais l’organisation capitaliste du travail.


Si le suicide repose toujours sur une décision individuelle (même si Durkheim soulignait en 1897 la dimension « sociale » du suicide), le droit du travail sanctionne les pratiques managériales ayant contribué au passage à l’acte. Le suicide peut notamment avoir pour origine une situation de harcèlement moral, défini comme des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail du salarié, susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel (C. trav., art. L. 1152-1 ; C. pén., art. 222-33-2).

Ces dispositions légales ont évidemment vocation à sanctionner les auteurs de propos vexatoires et humiliants réitérés en public (Cass. soc., 31 janv. 2012, n° 10-25.716) ou de propos ou comportements racistes (Cass. crim., 2 oct. 2012, n° 11-82.239), ou encore d’engager la responsabilité de l’employeur n’ayant pas pris les mesures pour prévenir le risque de harcèlement moral ou y mettre fin (Cass. soc., 1er juin 2016, n° 14-19.702). La généralité de cette définition permet aussi de sanctionner plus largement l’organisation du travail pathogène, à travers la reconnaissance du harcèlement moral managérial (Cass. soc., 15 juin 2017, n° 16-11.503) ou institutionnel.
Ex.Ce fut précisément le cas dans « l’affaire des suicides » survenus à France Telecom dans les années 2000, inspiration majeure du film Corporate (2017) de Nicolas Silhol, ayant abouti à la condamnation du PDG et de certains cadres pour harcèlement, résultant essentiellement et directement de la mise en œuvre de la politique de l’entreprise (TC Paris, 20 déc. 2019 ; CA Paris, 30 sept. 2022) : N. Jouenne, « Le film à voir ce soir : Corporate », Le Figaro, 18 sept. 2019.

France Telecom avait entrepris une politique de réduction des effectifs à marche forcée, encourageant le départ des salariés par une dégradation de leurs conditions de travail. Le suicide n’est pas toujours dû à des difficultés individuelles mais a parfois des déterminants organisationnels et un délitement du collectif : renforcement du contrôle, perte de reconnaissance, individualisation, perte de sens….

Tx.Technologia, France Telecom. Risques psychosociaux, expertise CHSCT, avr. 2010 ; A. Bloch, « Procès en appel France Télécom : “Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés” », Dalloz actualité, 20 juin 2022 ; Ch. Dejours & F. Bègue, Suicide et travail, que faire ?, PUF, 2009.

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La question du harcèlement au travail irrigue aussi largement le cinéma américain, lequel a cependant souvent eu une fascination malsaine pour la figure du harceleur. Full Metal Jacket (1987) de Stanley Kubrick confronte d’abord le spectateur à une véritable torture psychologique perpétrée par un sergent instructeur à l’égard de jeunes recrues, humiliation institutionnalisée conduisant une recrue au suicide.

D'autres films sont en revanche plus ambigus : le travailleur harcelé est poussé dans ses retranchement par un supérieur toxique mais s'en sort par le haut au prix d'un travail acharné, jusqu'à gagner le respect de son harceleur. Le harcèlement est alors un outil de mobilisation du travailleur légitimé, plus ou moins consciemment et même si le réalisateur entend manifestement le dénoncer par la démonstration évidente de ses conséquences négatives. C'est le cas notamment dans Whiplash (2014), de Damien Chazelle, dans Black Swan (2010), de Darren Aronofsky ou même dans des comédies comme Le Diable s'habille en Prada (2006) de David Frankel.


Au-delà des conditions dans lesquelles est exercée l’activité, les relations sociales et rapports sociaux au travail influent largement sur l’expérience vécue par le travailleur. Entre gestion, encadrement, discussion, négociation et conflit, ces rapports peuvent prendre de nombreuses formes. Le cinéma permet de rendre visible cette diversité.

Longtemps très dirigistes, directifs et contraignants, les rapports entre les salariés et leurs supérieurs tendent à devenir moins formels, créant une illusion d’horizontalité ou d’égalité – le terme « salarié » disparaît parfois au profit de celui de « collaborateur ».
Tx.D. Linhart, La Comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Érès, 2015.

La verticalité justifie la protection des salariés par le droit, tandis que l’apparente bienveillance d’un employeur peut se transformer en moyen de contrôle pernicieux des salariés pour forcer leur engagement, leur adhésion aux valeurs et au projet de l’entreprise de l’entreprise.
Ex.Employé/Patron (2022) de Manuel Nieto Zas illustre la difficulté à créer des rapports sociaux et horizontaux entre des personnes n’appartenant pas à la même classe sociale, chacun ayant ses intérêts et préoccupations propres. Le mirage égalitaire se dissipe après un accident du travail conduisant à l’engagement de la responsabilité de l’employeur ; elle ne fait jamais oublier les inégalités persistantes entre les deux « clans », traduites intelligemment jusque dans la distribution des rôles : le patron et sa famille sont joués par des acteurs confirmés, l’employé et ses proches par des acteurs non professionnels. Le rapport de force déséquilibré est ici formellement exprimé par une aisance plus ou moins marquée face à la caméra.
Source : Employé/Patron, Manuel Nieto Zas, 2022.


Ex.Les dérives de cette fausse bienveillance sont aussi dénoncées avec humour par la satire de Fernando Leon de Aranoa, El buen patron (2022).

Il est également intéressant de voir comment les cinéastes filment la figure du cadre supérieur ou du cadre dirigeant au sein des entreprises. En raison de leur liberté dans l’organisation du travail et de leur autonomie décisionnelle, le droit qui leur est applicable est parfois adapté à leur statut.

Rq.Par exemple, la durée du travail d’un cadre autonome peut être « forfaitisée » et mesurée en jours sur l’année (C. trav., art. L. 3121-53 et s.) tandis que les cadres dirigeants ne sont tout simplement pas soumis au droit commun de la durée du travail (C. trav., art. L. 3111-2).

Travailleurs à part dans l’organisation, ils n’en demeurent pas moins des salariés, subordonnés, avec les conséquences juridiques que cela implique.
Ex.Un autre monde (2022), de Stéphane Brizé, raconte le refus par cadre dirigeant de mettre en œuvre les décisions de la direction. Normalement chargé d’encadrer ses équipes et d’agir dans l’intérêt de son entreprise et au nom de celle-ci, il est ici sommé d’obéir aux ordres et de mettre en œuvre un projet qui conduira un grand nombre de salariés au chômage. En exposant ses désaccords, le personnage de Vincent Lindon se retrouve confronté à sa situation de salarié ; son pouvoir au sein de l’organisation n’est en fait que celui que lui délègue son employeur. Refuser de suivre les directives de ce dernier, c’est s’exposer à une sanction et risquer de perdre son emploi pour rien, puisqu’un autre salarié prendra le relais. Le cadre n’est pas considéré comme un pair par les autres salariés mais reste un exécutant pour l’employeur. Isolé dans l’entreprise, le personnage l’est aussi dans le cadre, par l’utilisation régulière d’une longue focale permettant de flouter son environnement.
Source : Un autre monde, Stéphane Brizé, 2022.


Ex.Ceux qui travaillent (2019), d’Antoine Russbach, est aussi un film glaçant sur les conséquences produites par les exigences de rentabilité et la « gouvernance par les nombres » imposée aux cadres (A. Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard, 2015). La mise en scène est diapason du propos : froide, désincarnée, déshumanisée. Les protagonistes, comme le spectateur, ne voient le déroulement des opérations d’une entreprise de transport de marchandises qu’à travers des écrans pour mieux montrer la déconnexion totale entre les différents niveaux hiérarchiques. Cette culture du chiffre conduit rapidement le cadre interprété par Olivier Gourmet à prendre une décision inhumaine : à l’autre bout du monde, une vie humaine – qui ne représente qu’une donnée parmi d’autres – est sacrifiée pour ne pas compromettre la bonne livraison d’une cargaison. Cette faute évidente ne doit pas occulter la responsabilité de l’entreprise : en soumettant son salarié à des exigences irréalistes, elle altère le jugement de ce dernier en l’incitant à prioriser le chiffre d’affaires par rapport à le vie humaine.
Source : Ceux qui travaillent, Antoine Russbach, 2019.


Figure emblématique des rapports de travail, le syndicat est souvent représenté ou simplement mentionné au cinéma, comme un véritable contrepouvoir permettant de rééquilibrer le rapport de force entre les parties au contrat de travail. Leur représentation à l’écran est plus ou moins flatteuse.
Ex.Dans Blue Collar (1978) de Paul Schrader ou Sur les quais (1954) d’Elia Kazan, ils représentent la corruption et entretiennent parfois des liens étroits avec le crime organisé. Dans Les Raisins de la colère (1940), de John Ford, au contraire, le syndicat devient une émanation de la figure du révérend Jim Casy et bénéficie de son aura quasi christique. Il agit dans le camp du bien face au mal capitaliste et prêche une parole évangélique destinée à libérer les travailleurs de l’oppression.

En droit français, les syndicats sont des groupements ayant pour objet l’étude et la défense des droits et intérêts des travailleurs par l’action collective de contestation et participation à la détermination des conditions de travail (C. trav., art. L. 2131-1). Au cinéma, ses prérogatives peuvent être utilisées pour faire avancer l’intrigue et, comme en droit, pour rééquilibrer le rapport de force entre un employeur et un salarié.
Ex.C’est notamment le cas dans La Coupe à 10 francs (1974), de Philippe Condroyer, autopsie des rapports de pouvoir dans le monde du travail de la France semi-rurale du début des années 1970. À travers l’histoire de jeunes hommes refusant de se couper leurs cheveux longs malgré les menaces de licenciement formulées par l’employeur, inspirée de faits réels, le réalisateur analyse la façon dont la subordination se transforme parfois en domination. L’organisation capitaliste cherche à mettre au pas les travailleurs en les forçant à s’insérer dans un moule, en niant leur diversité et leur identité. Un travailleur dit en ce sens : « Je serai contremaître avec les cheveux courts et on aura les enfants que le patron nous aura autorisé à avoir ».

L’œuvre renvoie à l’interdiction de toute discrimination en raison de l’apparence (C. trav., art. L. 1132-1), alors même que le droit de la discrimination n’était pas encore aussi développé qu’aujourd’hui. Face à la négation de l’individu, le syndicat apparaît comme un contre-pouvoir collectif, bien que représenté ici par un seul homme. Il est consulté par des travailleurs désireux de mieux connaître leurs droits, il incite à l’action judiciaire. Comme l’écrivit Bertrand Tavernier, « le héros exemplaire du film de Philippe Condroyer se bat et meurt pour avoir le droit d’exister ». Dans ce combat, le syndicat fournit les armes permettant au salarié de défendre ses droits.
Source : La Coupe à 10 francs, Philippe Condroyer, 1974.


Tx.J. Couston, « “La coupe à 10 francs : cheveux longs, idées noires », Télérama, 18 nov. 2015.

L’esthétique du conflit se retrouve également dans les rares représentations de la négociation collective au cinéma. Avec En Guerre (2018), Stéphane Brizé conflictualise le processus de négociation jusqu’au titre du film, annonçant un affrontement entre représentants d’employeurs et de salariés. Présenté sous la forme d’un faux documentaire, il adopte un double point de vue permettant de mieux saisir ce qui se joue : externe, d’abord, sous la forme de reportages bruts diffusés sur les chaînes d’information en continu ; interne, ensuite, à travers l’exposition du bras de fer qui n’est qu’esquissé par les médias. Tout part ici d’un accord collectif ayant conduit les salariés à travailler davantage pour un salaire inchangé, sans contrepartie.

Rq.Longtemps, la négociation collective n’a servi qu’à conclure des accords améliorant les conditions de travail (C. trav., art. L. 2251-1) et le principe d’application de la norme la plus favorable au salarié constituait « l’âme du droit du travail ». Les récentes réformes sociales ont cependant promu la négociation collective d’entreprise comme un vecteur de flexibilisation du droit du travail, ouvrant de nombreuses possibilités de déroger à la loi ou à une convention de branche par accord collectif en défaveur du salarié. Ces réformes ont profondément modifié les fonctions et les modalités de la négociation, qui peut aujourd’hui devenir une joute où chaque partie cherche à obtenir des concessions de l’autre sans vouloir trop en céder.

L’accord collectif négocié dans En Guerre s’apparente à un « accord de performance collective » (C. trav., art. L. 2254-2) permettant d’imposer au salarié des concessions en matière de durée du travail, de rémunération ou de mobilité, sans que ces concessions s’accompagnement de garanties en terme de maintien de l’emploi.

Malgré quelques excès, concentrés dans ses dernières minutes, En Guerre montre que ces concessions ne protègent même pas contre la perte d’emploi, puisque l’usine finit par fermer. vertueuse dans des entreprises au climat social apaisé, la négociation ne permet pas toujours de rééquilibrer totalement les rapports de forces entre l’employeur et la collectivité de travail, en particulier lorsqu’elle peut conduire à une détérioration des droits des travailleurs.



Ex.L. Cantet décrivait déjà le recours à la négociation comme outil de flexibilisation du droit du travail lors du passage aux 35 heures dans le film Ressources humaines (2000).


Plus souvent, enfin, le cinéma aborde l’affrontement dans l’entreprise par le prisme de la grève, plus adaptée pour créer une image cinématographique chargée de sens. En France, elle est un sujet dans « un film à sujet ouvrier sur trois ».
Tx.M. Cadé, « Le retour de la grève dans le cinéma des années 1990 », in L’Histoire à travers champs : mélanges offerts à Jean Sagnes, Presses universitaires de Perpignan, 2002, p. 385.

Cessation collective et concertée du travail en vue d’appuyer des revendications professionnelles (Cass. soc., 18 janv. 1995, n° 91-10.476), droit fondamental pour les travailleurs (Préambule de la Constitution de 1946, alinéa 7), elle est souvent envisagée comme le seul vecteur d’amélioration des conditions de travail ou de vie des salariés et ouvriers.
Ex.Chez Sergeï Eisenstein, La Grève (1925) ou Le Cuirassée Potemkine (1925) sont parsemés de grandes scènes d’affrontements (notamment dans le port d’Odessa) entre puissants et prolétaires. Dans la propagande soviétique, les combats, la violence, la répression sanglante sont un passage obligé vers l’avenir plus radieux qui attend le camarade travailleur.
Source : Le Cuirassée Potemkine, Sergeï Eisenstein, 1925.


Ex.John Ford ne la filme jamais frontalement dans Les Raisins de la colère (1940) (pas plus d’ailleurs que le travail, seulement visible quelques secondes sur deux heures de films et plus largement décrit par ses conséquences physiques et sociales sur les travailleurs). Ses personnages l’évoquent néanmoins comme la seule porte de sortie de la misère.

Elio Petri en fait également la bouée de sauvetage d’un ouvrier licencié à la suite d’un accident du travail lui ayant fait perdre deux doigts et l’ayant rendu inutile aux yeux de son employeur, dans La classe ouvrière va au paradis (1971).
Source : La classe ouvrière va au paradis, Elio Petri, 1971.


Le capitalisme incite à accepter des conditions de travail toujours plus dures et des salaires toujours plus faibles en misant sur la concurrence entre travailleurs ; seule une lutte collective permettrait, dans ce contexte, de faire avancer les droits de tous.

La représentation de la grève peut être poétique et romancée, comme elle peut être plus tragique et pessimiste.
Ex.Une chambre en ville (1982), de Jacques Demy, la présente affublée des atours romantiques de la comédie musicale et transforme une manifestation en grande performance artistique traversée de slogans percutants.



Ex.Chers camarades (2021), d’Andreï Konchalovsky, dépeint en revanche avec une froideur méthodique la répression sanglante de la grève de Novotcherkassk en 1962 et le nettoyage scrupuleux réalisé par la suite pour masquer toute trace de violence et de lutte. En faisant disparaître les morts en même temps que leurs revendications, on crée une sorte de résignation, on encourage chacun à rester dans le rang, sans faire de vague.
Source : Chers camarades, Anreï Konchalovsky, 2021.


Dans tous les cas, la grève est presque toujours filmée comme le serait une guerre où deux camps s’affrontent et où les forces de l’ordre sont du côté des puissants. Elle aboutit quasi-inévitablement, à une violente répression.


Sy.Ces derniers exemples en disent long sur la façon dont les cinéastes s’approprient les rapports de travail et les matérialisent à l’écran. Le prisme du rapport de force inégalitaire – lutte des classes, combat entre un patron et ses subordonnés – est couramment convoqué. Sans être représentative de l’intégralité des rapports de travail, cette approche politique et sociale est cohérente d’un point de vue juridique. En effet, le droit du travail s’est précisément construit, au XIXe siècle, comme un droit spécial dérogeant au droit commun des contrats et notamment au principe de liberté contractuelle. Ce principe, permettant aux parties de négocier librement le contenu d’un contrat (C. civ., art. 1102), est inadapté au contrat de travail en raison du déséquilibre inévitable entre l’employeur et le salarié. Le droit du travail a eu historiquement pour objectif de tempérer cette liberté pour rééquilibrer ce rapport le force en instaurant des garanties minimales au bénéfice du travailleur subordonné (V. not. J. Le Goff, Du silence à la parole. Une histoire du droit du travail des années 1830 à nos jours, Presses universitaires de Rennes, 4e éd., 2019). Dans sa forme actuelle, le droit du travail ressemble davantage à un droit de régulation de l’activité, du marché, de l’emploi, avec le recul que cela peut impliquer pour la protection des travailleurs.

Ces évolutions stimulent les cinéastes aspirant à un futur alternatif. En mettant en scène l’organisation du travail et ses conséquences, ces derniers veulent souvent, quelle que soit l’époque ou le contexte, provoquer une prise de conscience sur la nécessité d’un changement ou sur l’importance de préserver certains acquis sociaux. Droit du travail et cinéma entretiennent alors des rapports étroits : les évolutions juridiques créent des préoccupations dont les cinéastes s’emparent, leurs films plaident pour de nouvelles évolutions. Il reste ensuite aux juristes à se saisir de ces problématiques et à chercher des pistes de solutions concrètes, pertinentes, afin que chacun puisse bénéficier d’un travail moins aliénant, plus stable, plus digne et en définitive, plus humain ; car « il n’est de richesse que d’hommes et une économie qui maltraite les hommes n’a pas d’avenir » (A. Supiot, « Les Europes possibles », Esprit 2009/1, p. 168).
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