Entre 1956 et 1962, Hollywood a produit un nombre relativement important de films qui mettent en scène la justice à travers des jugements rendus lors de procès en tribunal. Nous pouvons citer, pour les plus notables et pour ceux qui nous serviront de corpus d’étude :
- Le Faux coupable (The Wrong Man, A. Hitchcock, 1956, Warner Bros)
- Témoin à charge (Witness for the Prosecution, Billy Wilder, 1957, Edward Small Productions)
- Douze hommes en colère (Twelve Angry Men, Sidney Lumet, 1957, Orion-Nova Productions)
- Le Génie du mal (Compulsion, 1959, Richard Fleischer, Darryl F. Zanuck Productions)
- Autopsie d'un meurtre (Anatomy of a murder, Otto Preminger, Otto Preminger Films, 1959)
- Du Silence et des ombres (To Kill a Mockingbird, Robert Mulligan, Pakula-Mulligan et Brentwood Productions, 1962)
Cependant, ces films ne proposent pas avec évidence des structures narratives comparables ou ne développent pas les mêmes motifs malgré une thématique judiciaire commune.
Seuls le lieu du tribunal et le choix du Noir et Blanc serviraient a priori de dénominateurs communs à l’ensemble de ces films et ne permettraient ainsi pas de constituer un genre en tant que tel.
Rq.Cette hétérogénéité formelle entre des films qui pourraient être classés dans un même genre peut s’expliquer au regard du contexte culturel et économique dans lequel ils ont été produits et réalisés : le règne des grands studios hollywoodiens connaît un certain déclin, comme le montre le nom de la plupart des sociétés de production indépendantes rattachées à chaque film, tandis que des réalisateurs commencent à être reconnus comme des « auteurs » –la plupart de ceux cités ci-dessus possèdent des styles ou des obsessions relativement caractéristiques.
Nous pouvons cependant constater que les réalisateurs de ces films envisagent leur(s) scène(s) de procès selon certains traits assez remarquables, et qui se retrouvent d’un film à l’autre. Parmi eux, il apparaît que ces scènes sont souvent l’occasion de proposer une distance aux spectateurs et un recul sur le film.
Nous verrons tout d’abord que les scènes de procès offrent un point de vue « oblique » sur la justice, qui en révèle les codes.
Df.Nous reprenons ici l'idée d'« oblicité » que Sébastien Rongier définit et convoque à plusieurs reprises pour cerner des formes ironiques. Plus qu’une position dans l’espace, le regard oblique désigne notamment une posture de recul, de distance vis-à-vis du phénomène ou de l’interlocuteur regardé.
S. Rongier, De l'ironie. Enjeux critiques pour la modernité, Paris, Klincksieck, 2007.
S. Rongier, De l'ironie. Enjeux critiques pour la modernité, Paris, Klincksieck, 2007.
Dès lors, ces scènes visent à décrire des moments extra-ordinaires.
Nous verrons ainsi dans un deuxième temps en quoi leur installation formule une certaine tension entre le monde des Hommes et celui de la Justice.
Enfin, nous verrons que la principale caractéristique de ces procès est de mettre en abyme un dispositif spectaculaire pour mieux dépeindre le monde judiciaire en tant que système.
Section 1. Un regard « oblique » sur la justice
Dans les films du corpus – et souvent bien au-delà –, la justice est présentée comme un univers relativement clos sur lui-même, avec ses codes et ses lois, échappant parfois aux non-initiés. Le rôle des avocats, souvent personnages principaux de ces « films de procès », est alors généralement déterminant pour leur savoir technique du droit et de ses nombreuses subtilités. Pourtant, ces personnages sont généralement présentés en décalage avec la société, voire à la marge du monde judiciaire lui-même. En épousant leur regard, le spectateur se retrouve alors dans une certaine distance vis-à-vis de cet univers régi par ses codes.
§1. Un protagoniste à la marge du monde judiciaire
S’il n’est pas ici question de définir ou de réfléchir au genre du « film de procès », nous pouvons cependant remarquer qu’il existe quelques traits communs à la plupart des films.
Au-delà d’une thématique commune sur la justice (qui traverse aussi d’autres genres, comme le western), ces films affichent une certaine volonté de réalisme, à la fois par des indications extra-filmiques (« inspirés de faits divers réels ») et par une image relativement « brute », obtenue dans un noir et blanc souvent bien contrasté, à l’opposé des couleurs féériques du Technicolor flamboyant. Cette esthétique s’inscrit d’ailleurs dans l’héritage du film criminel, dont le film noir serait une autre branche.
Ex.Ainsi, si Témoin à charge s’éloigne de cette esthétique, son rapport au film noir est à la fois très proche et très distant. Anatomie d’un meurtre prolonge également certains codes du film noir assez précisément, avec par exemple cette femme fatale qui suscite le désir et semble entraîner le désordre.
Cependant, c’est peut-être à travers les personnages d’avocats que nous pouvons comprendre la généalogie du film de procès et les points communs qui se dégagent des différents films du corpus. Dans la catégorie du film criminel, Raphaëlle Moine synthétise très bien l’évolution qui a conduit le genre à passer du film de gangsters à celui du film noir :
Tx.« Ils substituent la figure du privé (…) ou de l’enquêteur solitaire, non professionnel, à celle du G Man, détective appartenant au gouvernement. Des personnages individualistes et désocialisés (…) remplacent les deux groupes antagonistes du crime organisé et des institutions policières. De plus, l’attachement à un personnage principal situé hors de la société est un trait sémantique et syntaxique, repris à la fois au film de gangsters et au film social des années 30 (…). Les films noirs reprennent cet isolement social, qui caractérise dans les genres des années 1930 principalement le héros masculin, et le généralisent au personnage féminin (…). De plus, cet isolement n’est plus le fait d’une mécanique sociale, mais constitue une sorte de donnée naturelle. »
Raphaëlle Moine, Les genres du cinéma, 2ème éd., Paris, Armand Colin, coll. « Cinéma/Arts Visuels » (M. Marie dir.), 2015, p. 132-133.
Raphaëlle Moine, Les genres du cinéma, 2ème éd., Paris, Armand Colin, coll. « Cinéma/Arts Visuels » (M. Marie dir.), 2015, p. 132-133.
Rq.Le film de procès prolonge cette représentation d’individus relativement isolés, en les déplaçant du cadre policier vers le cadre judiciaire.
Si la figure de l’avocat est assez stable d’un film à l’autre, il ne répond pas nécessairement à une « allure » singulière, qui permettrait de caractériser immédiatement le genre en le voyant apparaître : contrairement au personnage du cow-boy dans les westerns, ou du privé dans les films noirs, l’avocat n’est pas défini par ses habits. Nous pourrions presque dire qu’il n’est même pas toujours nécessairement avocat, mais aussi parfois juré, comme dans Douze Hommes en colère.
Cependant, son caractère est assez stable d’un film à l’autre : il apparaît souvent comme étourdi ou peu concentré et s’inscrit toujours dans un certain humanisme. Mais ce qui le définit davantage encore est sa position dans la société : retiré ou isolé du monde du droit, il fait face à une galaxie de personnages secondaires représentant une certaine autorité judiciaire (président du jury, jurés, avocat de la partie civile ou de la défense…). Le film de procès raconte le retour de ce personnage sur le devant d’une scène qu’il avait plus ou moins quitté.
Rq.Les scènes de procès s’inscrivent dans des films dont le genre propose déjà une certaine distance avec un autre genre cinématographique, celui du film noir.
Les personnages principaux, souvent avocats, sont eux-mêmes souvent présentés comme en marge de la société, retirés du monde.
Les personnages principaux, souvent avocats, sont eux-mêmes souvent présentés comme en marge de la société, retirés du monde.
Les scènes de procès sont l’occasion pour ces personnages d'un retour. Ils utilisent la salle d’audience comme un lieu où ils ont de nouveau le premier rôle, pour (re)jouer ou faire (re)jouer une scène mise au jugement ; ils paraissent alors jouer avec les codes de la justice pour parvenir à leurs fins.
§2. Un univers régi par des codes
Les débuts de films sont l’occasion, pour un réalisateur, de mettre en place l’univers diégétique dans lequel évoluera son récit, de le présenter aux spectateurs, voire de les faire entrer dans la fiction comme nous l’a notamment détaillé Roger Odin :
Tx.« Opérant la transition entre notre monde (l’espace de la salle de projection) et le monde du film (la diégèse), ils [les premiers plans d’un film] ont pour fonction de donner au spectateur les consignes de lecture qui lui permettront d’adopter un mode de production de sens et d’affects adapté. »
Roger Odin, De la fiction, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, coll. « Art et cinéma », 2000, p. 76.
Roger Odin, De la fiction, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, coll. « Art et cinéma », 2000, p. 76.
Les premières minutes d’un film sont ainsi l’occasion de mettre en place des codes, que le spectateur identifiera et avec lesquels il pourra accepter et comprendre l’univers fictionnel qui se développera sous ses yeux.
Ex.En faisant coïncider l’ouverture de Témoin à charge avec celle d’un procès en Grande-Bretagne, Billy Wilder ne cherche pas tant à immerger ses spectateurs dans l’univers du droit britannique qu’à révéler la pesanteur de ses codes ou de ses traditions à l’occasion du générique qui révèle la mécanique filmique qui se met en place.
A priori, le plan engage très précisément l’entrée du spectateur dans la fiction.
Il s’ouvre par un « Silence » retentissant dans la salle d’audience, autant destiné à l’assistance du procès qui s’ouvre qu’au public du film lui-même. La Cour entre sous nos yeux, comme les comédiens prendraient place sur scène au début de la représentation.
La caméra effectue un léger travelling avant, surplombant les spectateurs de l’audience, pour se rapprocher peu à peu de cette scène.
Cependant, deux choix de mise en scène viennent contrarier un processus qui aurait pu se limiter à bâtir un univers et à le rendre vraisemblable pour donner au spectateur l’illusion de sa réalité.
Extrait 1 : Témoin à charge (Billy Wilder, 1957)
A priori, le plan engage très précisément l’entrée du spectateur dans la fiction.
Il s’ouvre par un « Silence » retentissant dans la salle d’audience, autant destiné à l’assistance du procès qui s’ouvre qu’au public du film lui-même. La Cour entre sous nos yeux, comme les comédiens prendraient place sur scène au début de la représentation.
La caméra effectue un léger travelling avant, surplombant les spectateurs de l’audience, pour se rapprocher peu à peu de cette scène.
Cependant, deux choix de mise en scène viennent contrarier un processus qui aurait pu se limiter à bâtir un univers et à le rendre vraisemblable pour donner au spectateur l’illusion de sa réalité.
- Le premier est celui d’un cadrage non-frontal, oblique, sur la scène qui nous est montrée. Nous regardons « de côté ».
- Le deuxième choix est celui qui consiste à éviter in fine la scène dont nous nous approchions petit à petit pour nous concentrer sur le blason britannique de la justice, accroché au mur, au-dessus de la Cour, et filmé en contre-plongée.
Si cette entrée dans l’univers fictionnel du film marque paradoxalement une certaine distance avec le monde judiciaire, c’est que celui-ci apparaît comme un univers régi par ses propres codes et que les procès sont toujours un moment extra-ordinaire.