Extrait du film Anatomy of a Murder (Autopsie d’un meurtre) d'Otto Preminger (1959).
Le scénario d’
Anatomy of a Murder est, en apparence, d’une grande simplicité.
Sy.Un avocat désœuvré, Paul Biegler (James Stewart), ancien procureur de l’État du Michigan, est tiré de ses loisirs – en l’occurrence la pêche – par le téléphone d’une femme, Laura Manion (Lee Remick) lui demandant de défendre son mari, Frederick Manion (Ben Gazzara), inculpé pour meurtre.
Celui-ci, lieutenant dans l’armée, a assassiné, apparemment de sang-froid, un patron de bar après avoir appris que ce dernier avait violé sa femme. Biegler accepte de le défendre et cherchera durant le procès à démontrer qu’il a au contraire agi sous le coup d’une folie temporaire, s’appuyant sur l’expertise psychiatrique d’un spécialiste.
L’argument convainc le jury, qui acquitte Manion.
Près des deux tiers de la durée du film sont occupés par le procès, morceau de bravoure que la cinquantaine de minutes qui le précède ne sert qu’à préparer.
Les personnages de Frederick et Laura Manion sont délibérément présentés d’une manière qui leur est défavorable. Le premier apparaît « insolent et hostile », comme le dit Biegler lui-même, et se montre violent à plusieurs reprises et envers différentes personnes durant le film.
Le jeu d’actrice de Lee Remick insiste, de manière presque trop évidente parfois (et ça l’était sans doute encore davantage pour les spectateurs en 1959), sur la séduction qu’elle exerce à l’égard des hommes. Plusieurs scènes sont tout à fait explicites à cet égard, y compris un court échange avec le procureur lorsque celui-ci lui demande s’il lui arrive parfois de sortir sans sous-vêtements.
Rq.Preminger construit donc deux personnages qui deviennent, au fur et à mesure du film, de plus en plus antipathiques ou, pour être plus précis, qui rendent la culpabilité du lieutenant de plus en plus probable.
Seulement, comme on s'en apercevra également, le réalisateur joue avec les spectateurs sur ce plan, semblant accabler des personnages qui, au final, seront acquittés, faute de preuve convaincante.
Anatomy of a Murder est l’adaptation d’un roman écrit par Robert Traver, pseudonyme de John D. Voelcker, qui, au moment du tournage, siégeait comme juge à la Cour suprême de l’État du Michigan et a participé à l’écriture du scénario (et a également, comme Otto Preminger le révèle dans la bande-annonce du film, prêté sa propre maison pour tourner les scènes se déroulant dans la résidence de Paul Biegler, qui lui sert également d’étude).
J. Voelcker n’est pas la seule figure judiciaire impliquée dans le tournage du film. Le rôle du juge a en effet été confié à Joseph N. Welch, qui occupe une place singulière dans l’histoire politique américaine pour avoir été interrogé par le sénateur McCarthy lors des auditions destinées à traquer les « communistes » dans l’administration américaine, en qualité d’avocat-conseil de l’armée.
Rq.C’est à cette occasion qu’il a prononcé une phrase restée fameuse, lors de l’audition du 9 juin 1954, retransmise à la télévision : « At long last, have you left no sense of decency ? » (que l’on pourrait traduire par « n’avez-vous donc aucune honte ? »). Cet échange a parfois été décrit comme un tournant dans les auditions menées par McCarthy, avant sa déchéance finale.
Anatomy of a Murder produit donc, pour les spectateurs américains qui voient le film à sa sortie (seulement cinq ans après la croisade de McCarthy), un effet de réalité tout à fait singulier, qui souligne l’intention constamment poursuivie par le scénario et le film de montrer le fonctionnement effectif de la justice américaine, comme nous allons le voir.
Dès le début du film, Preminger multiplie les remarques pédagogiques visant à expliquer le fonctionnement de la justice.
Ex.L’avocat Paul Biegler/James Stewart explique par exemple au prévenu, qui vient de lui dire «
I have the unwritten law on my side », que cette loi non écrite n’existe pas : «
unwritten law is a myth » (15’20’’). S’y référer ne pourra que le conduire en prison.
Vient ensuite une explication détaillée sur les moyens de l’innocenter, qui montre immédiatement que le cas va être difficile puisque Manion n’a pas agi en état de légitime défense (il n’était pas présent au moment du viol et, après avoir pris connaissance des faits, il a attendu une heure avant d’aller tuer le coupable, Barney Quill). Dès ces premiers rendez-vous avec le prévenu, le spectateur est introduit dans l’intimité des discussions entre un avocat et son client, ce qui permet de montrer une articulation assez fine entre l’objectif de tout avocat – réduire au maximum la peine qui sera infligée à son client – et le rapport aux faits tels qu’ils se sont réellement passés. Comme Biegler le dit lors de son entretien avec Laura Manion, « I’m only concerned with the few facts that might be of help to me in the defense of your husband » (29’30’’) (« La seule chose qui m’intéresse, ce sont les quelques faits qui pourraient m’aider dans la défense de votre mari »).
Parvenir à l’idée que le meurtre a été commis sous l’influence d’une folie passagère est le résultat d’un dialogue entre Biegler et Manion, et non une évidence énoncée immédiatement par ce dernier. Tout au long du film et du procès, nous ne saurons pas si cette ligne de défense correspond à la réalité ou non, et cette incertitude est volontairement entretenue par Preminger.
Rq.Une courte scène avec le procureur (l’attorney, dans le vocabulaire juridique américain) permet aussi de rappeler que la justice est principalement une affaire de négociation, et elle l’est singulièrement aux États-Unis.
Biegler demande au nouveau procureur, récemment élu à sa place, de changer l’accusation de meurtre en homicide involontaire (manslaughter), afin que son client puisse sortir de prison, ce que le procureur refuse. Ensuite, le procureur tombe dans le piège que lui tend l’avocat, et lâche à son insu une information significative à propos du résultat d’un test mené à l’aide d’un « détecteur de mensonges ». Plus tard, Biegler le réutilisera durant le procès, bien qu’un tel résultat ne puisse être admis comme preuve par un jury. Ajoutons enfin que l’ensemble de l’échange est extrêmement cordial, « casual » même (informel), comme on dirait aux États-Unis.
La situation est donc décrite avec suffisamment de précision au moment où le procès démarre. Nous sommes en présence d’un accusé qui n’inspire guère confiance, d’une victime (Laura Manion) dont le comportement semble contredire la version des faits qu’elle a présentée, d’un procureur un peu naïf et d’un avocat qui se lance dans l’affaire davantage par défi que pour sauver un innocent (et sans doute aussi pour tromper son ennui). Ne reste plus qu’à introduire les deux autres personnages centraux de la pièce qui va se jouer :
- le juge
- et le second procureur, dépêché de la capitale de l’État, pour prêter main forte à son homologue local.
Une première scène (à partir de 55’30’’), assez courte et apparemment anecdotique, est importante pour ce qui nous concerne car elle est pour l’essentiel procédurale. Elle commence par une courte intervention du juge qui souhaite se présenter à un auditoire qui ne le connaît pas. Il affirme alors que tous les juges se ressemblent, à l’exception de la qualité de leur digestion et de leur propension plus ou moins marquée à s’assoupir durant les débats.
Rq.Intermède apparemment léger mais qui a pour fonction de rappeler que le résultat d’un procès ne doit pas dépendre du juge qui le conduit.
Il parcourt ensuite le rôle (la liste des cas que la cour doit traiter) et expédie un premier cas, affaire surtout comique d’un alcoolique ayant volé et bu une caisse de whisky, mais qui permet à Preminger de rappeler le droit à obtenir un avocat commis d’office. Ensuite seulement, le cas de Manion est ouvert et donne lieu, à nouveau, à des remarques de nature procédurale (Manion est absent du fait d’une expertise psychiatrique réalisée sans l’accord du juge, son avocat annonce qu’il plaidera non coupable, etc.).
Avant l’ouverture du procès proprement dite, une courte scène, en réalité très importante, montre Biegler et son associé dans la bibliothèque du palais de justice. Ils sont à la recherche de précédents (car il ne faut pas oublier que le système judiciaire américain repose sur la common law, dans laquelle c’est la jurisprudence qui guide les cours, contrairement aux systèmes des pays d’Europe continentale qui reposent prioritairement sur les textes de loi), et finissent par en trouver un, qui sera utilisé bien plus tard dans le procès.
La scène qui marque le début effectif du procès commence juste après avec la sélection du jury, puis un échange privé entre les procureurs, l’avocat et le juge, à la demande des premiers.
Rq.Le contenu des échanges importe peu, mais rappelle les différentes étapes qui mènent à un procès, ainsi que les différents pièges qui se dressent toujours sur la route des uns et des autres (les procureurs abandonnent finalement leur demande à cause d’un délai dépassé).
Le juge conclut ces échanges avec une remarque tout à fait significative : « Skirmish over. Shall we join now on the field of battle ? » (« L’escarmouche est terminée, rejoignons maintenant le champ de bataille ! »). La référence au vocabulaire militaire ne doit pas nous conduire à penser que, pour le juge, le procès sera un affrontement violent et sans règle, bien au contraire. Il fait plutôt penser à cette vieille philosophie de la guerre qui en fait, au contraire, un rapport extrêmement codifié entre des adversaires, avec ses étapes et ses acteurs, qui sont au moins autant liés entre eux qu’ils ne sont opposés. C’est précisément ce que la suite du film va montrer.
Le procès commence donc. Les différents témoins sont appelés à la barre, produisent des preuves qui sont enregistrées par la cour. Les deux parties émettent des objections, qui sont acceptées ou rejetées par le juge, et lors de l’interrogatoire du premier témoin – le médecin légiste ayant réalisé l’autopsie de Barney Quill –, le juge demande, après une objection du ministère public, que l’une des questions de l’avocat soit retirée du procès-verbal et ignorée par le jury. En aparté, Manion demande ensuite à Bigler « how can a jury disregard what it’s already heard ? » (« comment un jury peut ignorer ce qu’il a entendu ? »), à quoi l’avocat lui répond simplement « they can’t » (« il ne le peut pas »).
Durant tout le procès les spectateurs sont les témoins des différentes astuces utilisées par l’accusation et par la défense, qui montrent également que, pour que la bataille soit équitable, il est nécessaire d’être défendu par une personne dont c’est la profession.
Les interrogatoires se poursuivent, les deux parties cherchant à se gêner mutuellement. Arrive ensuite (à partir de 1h27’15’’) un échange crucial pour le procès en cours. Les deux procureurs ont cherché jusque-là à écarter des débats le viol de Laura Manion par la victime, mais la stratégie de Biegler le conduit au contraire à demander au juge que cette question soit considérée par la cour.
Un échange d’arguments volontairement didactique – le procureur expliquant que la défense doit se limiter à prouver la « folie passagère » de son client, l’avocat arguant du fait que celle-ci ne peut être séparée de l’accusation de viol – précède quelques secondes extraordinaires lors desquelles Preminger montre le juge hésiter (il remonte sa montre, puis regarde dans le vague), et finalement décider de donner raison à Biegler.
Rq.Notons au passage que ce moment infirme en un certain sens ce que le juge lui-même a dit au début du procès : tous les juges n’auraient pas nécessairement pris cette décision à ce moment-là.
Quelques minutes plus tard, dans une autre scène importante, le juge conduit en aparté une courte discussion avec l’avocat et les deux procureurs à propos de la désignation du sous-vêtement de Laura Manion, qui, à ce moment-là, n’a pas encore été retrouvé. Le terme utilisé – « panties » (culotte) – pose problème car il est « suggestive » (évocateur) aux oreilles d’une audience de 1959. N’en trouvant pas de meilleur, le juge prend la responsabilité de le prononcer devant le public, qui éclate de rire comme il s’y attendait. Il avertit ensuite que ce mot sera utilisé de nombreuses fois et qu’il ne veut plus entendre aucun ricanement lorsque ce sera le cas.
Rq.Dans ces deux scènes successives, Preminger assoit la figure du juge impartial : ouvert aux arguments des deux parties (il ne tire aucune conclusion avant que les échanges ne soient terminés), et attentif à ce que l’atmosphère des échanges dans la salle d’audience soit, de la même manière, aussi impartiale que possible.
Par ailleurs, le juge Welch apparaît très souvent en arrière-plan durant les interrogatoires, entre le témoin appelé à la barre et celui qui l’interroge, sans qu’il prenne nécessairement la parole. Ce sont parfois davantage ses expressions muettes qui sont significatives.
Rq.De manière générale, y compris dans le dispositif cinématographique (dans les plans), il figure alors le tiers neutre, qui relie les parties en procès.
Dans son article
« Tele-Tribunals : Anatomy of a Medium », Cornelia Visman identifie elle aussi cette figure centrale du juge comme médiateur (qui en devient d'ailleurs presque caricaturale, ajoute-t-elle).
Ses décisions durant le procès vont d’ailleurs à parts à peu près égales, numériquement en tout cas, dans le sens de l’accusation et de la défense. Le juge ne se contente pourtant pas de n’être qu’un médiateur, il est aussi une figure d’autorité (au sens propre du terme, celui qu’ont travaillé Alexandre Kojève ou Hannah Arendt), dont la seule parole met fin aux dissensions.
Autorité. Extrait du film Anatomy of a Murder (Autopsie d’un meurtre) d'Otto Preminger (1959).
Rq.Il faut noter la civilité générale des échanges dans le prétoire, qui met en scène un conflit extrêmement codifié.
Les personnages, pour l’essentiel le juge, les deux procureurs et l’avocat, agissent à la fois avec sérieux et avec décontraction. Plusieurs échanges prennent le ton de la plaisanterie, et les invectives plus acides ne dégénèrent jamais. Tout à la fin du film, comme pour rappeler ce rapport entre les parties en conflit, on voit, certes très fugitivement, le procureur Dancer serrer la main de Biegler une fois que le verdict a été prononcé (2h31’56’’).
Rq.Comme tout bon film judicaire, Anatomy of a Murder contient son retournement dramatique, qui intervient tout à la fin du procès, avec le dernier témoin appelé à la barre.
Il s’agit de la gérante du bar dans lequel le meurtre a eu lieu et qui passe aux yeux de tout le monde pour l’amante de Barney Quill, Mary Pilant. Elle amène avec elle une preuve déterminante pour le procès : la culotte de Laura Manion, déchirée, qui était jusque-là restée introuvable. Puis, lors d’un interrogatoire musclé conduit par le procureur qui cherche à lui faire avouer une liaison avec Quill et sa jalousie à l’égard de la victime du viol, elle révèle – ce que personne ne savait jusqu’à ce moment, à l’exception de Biegler et de son associé, ainsi que du serveur du bar – que Quill était son père. Le procureur, d’ordinaire si volubile, en perd la parole, et l’on comprend que cette scène, placée tout à la fin, va conduire au verdict innocentant le lieutenant.
Rq.La justice est un spectacle ; comme le cinéma, elle est une mise en scène, avec sa succession de séquences qui constituent une progression narrative. L’ordre des scènes n’est pas indifférent, et ménager un effet est au moins aussi important dans un prétoire que dans un scénario.
Rq.On peut noter pour finir que les moments potentiellement les plus spectaculaires d’un procès – le réquisitoire et la plaidoirie – ne sont pas filmés par Preminger.
Biegler dit qu’il n’a jamais entendu un aussi bon réquisitoire et qu’il craint le verdict, mais sa secrétaire le rassure en affirmant que sa plaidoirie était « bien meilleure ».
Rq.L’analyse la plus évidente du film en fait une apologie du principe de la présomption d’innocence. Il faut cependant relever que le dispositif est radicalement différent de celui qui régit d'autres films de procès.
Contrairement à Twelve Angry Men (Sidney Lumet, 1957) par exemple, Preminger ne cherche pas à montrer que les procédures judiciaires ont pour fonction de parvenir à innocenter celui qui paraît coupable aux yeux de tous. Dans Anatomy of a Murder, il s’agit bien plutôt de montrer les conséquences de la présomption d’innocence, à savoir qu’il vaut mieux acquitter dix coupables plutôt que condamner un innocent. Bien des choses accusent le lieutenant Manion, mais il n’existe aucune preuve suffisante qui permette de le condamner (et souvenons-nous que personne ne conteste que ce soit lui qui ait tué Barney Quill : il s’est lui-même dénoncé). Tout le scénario nous maintient à l’intérieur des procédures judiciaires elles-mêmes. Le psychiatre a posé un diagnostic improbable (d’ailleurs contesté par l’un de ses confrères lors de l’audience), celui d’une « impulsion irrésistible », son avocat a découvert un précédent qui permet d’utiliser ce diagnostic afin de l’innocenter, et le jury accepte cette conclusion.
Comme le remarque très justement Christian Guéry :
Tx.«
L’originalité du film réside ici dans le fait que, si James Stewart obtient finalement l’acquittement de Manion, ni lui ni le spectateur ne savent finalement ce qui s’est réellement passé… […] Preminger disait : “J’ai fait de Gazzara un personnage antipathique, pour qu’on comprenne qu’il n’est pas acquitté parce qu’il est un brave homme. Il est acquitté parce que nous les accusateurs ne pouvons prouver qu’il est coupable”. » (
Chapitre V. « Témoin à charge » (Witness for the prosecution), de Billy Wilder (1958)).
En d’autres termes, la présomption d’innocence, contrairement à une appréhension courante, et à de nombreuses traductions cinématographiques également, n’est pas rappelée pour sa fonction de protection des innocents, mais, bien plus radicalement, comme mise à distance de la notion de vérité dans les procès judiciaires.
Rq.Tout au long du film, la question de la vérité n’est pas écartée, mais traitée avec distance.
L’établissement des faits a évidemment une importance déterminante – on entend des témoignages, on les confronte, on produit des preuves, etc. – mais, dès le départ, chacune des parties impliquées dissimule, influence, manipule même, pour obtenir le verdict recherché.
Si le doute doit toujours profiter à l’accusé, cela signifie qu’un procès a un rapport variable à la vérité factuelle. Il ne s’agit pas de l’approcher le plus possible, de donner la version ou l’explication la plus vraisemblable des faits (comme dans la démarche scientifique, par exemple), mais d’exiger un niveau de preuve extrêmement élevé pour condamner, alors que toute incertitude doit automatiquement bénéficier à l’accusé.
Guéry l’exprime en d’autres termes :
Tx.«
La vérité du procès est la résultante directe du pouvoir de persuasion des acteurs judiciaires et personne ne connaît la vérité. » (
Chapitre V. « Témoin à charge » (Witness for the prosecution), de Billy Wilder (1958)).
Rq.En ce sens, Anatomy of a Murder montre qu’un procès est l’affrontement civilisé, c’est-à-dire extrêmement formalisé et selon des règles mutuellement reconnues, de deux parties visant des objectifs inverses et inconciliables, et qui doivent faire reposer leurs arguments sur une même base factuelle forcément incomplète.
Comme le dit Visman :
Tx.«
In the film, the only things revealed are the mechanisms of the search for justice, rather than any substantial truth » (
Cornelia VISMANN, « Tele-Tribunals : Anatomy of a Medium », Grey Room, n° 10, 2003, p. 5-21).
Cette mise à distance d’une vérité définitive sur l’ensemble des actes jugés lors d’un procès (qui, il faut insister sur ce point, ne revient pas à mettre en doute le principe même d’une vérité factuelle, qui est au fondement même du déroulement d’un procès) entraîne le spectateur vers une autre conception de la justice, dont on verra qu’elle entretient de nombreux rapports avec l’affrontement politique.
Rq.À la place de cette recherche « métaphysique » de la vérité, la justice américaine, dans l’image qu’en donnent Preminger et son scénariste lui-même (Juge à la Cour suprême du Michigan, ne l’oublions pas), organise un affrontement réglé entre un accusé et son accusateur dans lequel chacun aura le droit d’user de ses talents et de ses ressources au mieux de ses capacités.
En ce sens, le procès est une opposition entre deux virtuosités qui se confrontent et dont l’une doit sortir victorieuse (la défense ayant dans cette joute cet avantage décisif de la présomption d’innocence).
Cherchant à décrire le « foyer commun » des films du réalisateur dans les années 1960, Jacques Lourcelles note la chose suivante à propos des héros premingeriens :
Tx.« Montrer la grandeur non pas définie et assurée de principe, mais mise à l’épreuve, confrontée sans cesse aux vicissitudes et aux erreurs humaines ; grandeur en péril et qui en sort, quand elle en sort, affermie et exaltante – sorte de grandeur, ni angélique ni invulnérable, qui est celle de l’action, peinte ici sur le vif. » (J. Lourcelles, Otto Preminger, p. 53).
Anatomy of a Murder met en scène cette opposition des virtuosités de manière elle-même très virtuose. Les échanges et les interrogatoires croisés de l’avocat Biegler et du procureur Dancer sont des morceaux de bravoure, dans l’écriture des dialogues et, il faut le noter également, dans le jeu des deux acteurs (James Stewart et George C. Scott).
Ex.À un moment particulièrement tendu, le juge nomme ces échanges « dogfight » (1h41’35’’), expression figurée qui, en anglais, désigne une bagarre acharnée dans laquelle chacun cherche constamment à reprendre le dessus sur son adversaire.
Cet affrontement laisse d’ailleurs le spectateur dans l’incertitude au moment d’attendre le verdict, tout comme les acteurs eux-mêmes qui ne savent pas qui va l’emporter au final. La scène montrant Biegler, son associé et sa secrétaire qui attendent le coup de téléphone leur annonçant que le jury est parvenu à une conclusion unanime est pleine de saveur. Biegler joue du piano pour se détendre et, si l’attente était plus longue, on ne serait pas surpris de le voir prendre la canne à pêche avec laquelle on l’a vu dans la première scène du film. La secrétaire accentue encore l’indécision du moment en avouant : « I don’t know what I’d do if I were on that jury, I really don’t know » (« je ne sais pas ce que je ferais si j’étais dans ce jury, je ne le sais vraiment pas ») (2h29’25’’). Dans ces moments, lorsque la décision est hors de nos mains et qu’il n’est plus possible d’agir, il faut patienter. Ce qui a été fait ne peut plus être défait, et ce qui n’a pas été fait ne peut être rattrapé ; le résultat de l’action dépend désormais d’autres personnes.
L’associé de Biegler donne une description intéressante d’un jury, fait de douze personnes différentes qui doivent en juger une autre, tout aussi différente, et parviennent à une décision unanime qui, dit-il, est généralement la bonne. Il conclut en lâchant « God bless juries » (Dieu bénisse les jurys) ! Cependant, contrairement à ce que John Ford montre dans Young Mr. Lincoln par exemple, il faut relever que les membres du jury sont très peu présents durant le procès : à peine les entrevoit-on au moment où ils prêtent serment, puis au moment où ils communiquent leur verdict. Si ce sont bien douze personnes, rien ne les individualise dans la mise en scène, au contraire.
Rq.À l’inverse de Twelve Angry Men, sorti deux ans avant, Anatomy of a Murder ne montre pas la délibération du jury, nous plaçant dès lors dans la même position que les spectateurs et les autres acteurs du procès. L'interprétation qui semble dès lors la plus intéressante est de considérer que le jury occupe la même place que les spectateurs que nous sommes durant les scènes de procès. Les nombreux plans cadrant les témoins, le juge et l’avocat ou l’un des procureurs placent d’ailleurs la caméra précisément là où siège le jury. Et à la fin, comme la secrétaire de Biegler, nous ne savons d’ailleurs pas très bien non plus quelle décision nous prendrions à sa place.
Ici aussi, un parallèle entre la justice et la politique peut être tracé. Comme le savaient bien les Athéniens de l’Antiquité, les échanges d’arguments ne peuvent être tranchés que par la collectivité elle-même ou, comme c’est le cas dans la procédure judiciaire, un groupe tiré au sort agissant en son nom.
Trois ans après
Anatomy of a Murder, Preminger tourne un film qui offre une curieuse résonance avec certains des thèmes que nous avons examinés ici mais qui est, lui, consacré au monde politique. Il s’agit d’
Advise and Consent (
Tempête à Washington dans sa version française), adaptation très modifiée d’un roman d’Allen Drury censé exposer les vilenies de la politique washingtonienne.
Rq.Preminger en fait l’exact inverse, s’attachant à montrer au contraire que la politique ne se réduit pas à « des conflits d’opinion spéculatifs » ou à « des échanges de vue sur un problème clairement posé » (Maurice Merleau-Ponty dans Les aventures de la dialectique), mais qu’elle est, comme la justice, une bataille de virtuosités dont les fondements sont en définitive fragiles.
Le film retrace la bataille menée au Sénat afin de confirmer la nomination par un président malade d’un nouveau secrétaire d’État (Robert Leffingwell, joué par Henry Fonda). Le parti du président est divisé, et le représentant de son aile conservatrice et antisoviétique (Seab Cooley, interprété par Charles Laughton) cherche à éviter par tous les moyens cette nomination, alors que le chef de groupe de la majorité (Bob Munson/Walter Pidgeon) manœuvre pour que le Sénat la confirme.
Ses adversaires cherchent à montrer que le candidat a été communiste dans sa jeunesse, et que sa loyauté à l’égard des États-Unis est en cause. De l’autre côté, un jeune sénateur du Wyoming, Van Ackerman, prêt à tout pour que le candidat passe, fait chanter son collègue Brig Anderson, qui préside la commission chargée des auditions, le menaçant de révéler une liaison homosexuelle passée. Ce chantage le conduit au suicide.
Au moment du vote, le Sénat est divisé à parts exactement égales et, alors que le Vice-Président doit départager le vote, celui-ci apprend la mort du Président et sa promotion immédiate à cette fonction. Il renonce alors à trancher et annonce vouloir nommer lui-même son propre secrétaire d’État.
On retrouve dans Advise and Consent les principaux thèmes développés par Preminger dans Anatomy of a Murder.
Comme le dit Serge Daney :
Tx.« Tempête à Washington, c’est plutôt Autopsie d’un meurtre au carré ; de ce film, il a l’humour, la justesse et surtout la précision documentaire » (Otto Preminger, Capricci, p. 128).
Aucun personnage n’est véritablement sympathique dans ce film :
- ni le président (prêt à tout pour faire passer son candidat),
- ni le candidat (interprété par un Henry Fonda presque à contre-emploi, froid et cérébral, même si ses idées paraissent généreuses),
- ni ses adversaires (avec une mention particulière pour la chafouinerie et l’habileté manipulatrice du sénateur Seab Cooley, excellemment rendue par Laughton),
- ni ses partisans (le sénateur Van Ackerman, celui qui recourt au chantage, qui ressemble plus à un chef de gang qu’à un politicien),
- ni le Vice-président (qui passe pour un idiot, et le sait) ne peuvent être considérés comme des incarnations de la probité ou inspirer le respect.
Seul le chef de groupe de la majorité émerge, mais est réduit au rôle d’instrument dans les mains du président.
Rq.Comme au sujet du lieutenant Manion, il ne s’agit pas pour le spectateur de tenter de distinguer le bien du mal, mais de comprendre comment une institution fonctionne, ce qu’elle garantit et ce qu’elle interdit.
Les moments didactiques sur les procédures suivies par le Sénat sont nombreux dans Advise and Consent, une scène se déroulant dans les tribunes composant même un bref cours d’éducation civique sur la chambre haute du Congrès.
Rq.Le rapport à la vérité est, de la même manière, questionné en profondeur.
Leffingwell a bien fait partie d’une cellule communiste dans sa jeunesse, et ment à ce propos lors de son audition, alors même qu’il est sous serment. Le sénateur Anderson a bien eu une liaison homosexuelle, qu’il veut tenir secrète, lui qui se présente comme parfait père de famille, qui plus est élu de l’Utah, le très conservateur État des Mormons. L’utilisation de cette liaison de jeunesse à des fins politiques paraît immédiatement abjecte, ce que le suicide viendra d’ailleurs confirmer. Le chef de la majorité lui-même a des secrets personnels, certes moins importants puisqu’il doit surtout garder une liaison secrète. Enfin, le président cache à presque tout le monde la gravité de sa maladie, alors qu’elle est la raison principale du choix de son candidat et de sa hâte à le voir confirmé par le Sénat. La politique ne repose donc pas sur la recherche de la vérité, même si les faits y ont évidemment de l’importance.
Rq.Si, dans Anatomy of a Murder, la notion principale que Preminger cherche à mettre à distance est bien celle de la vérité, dans Advise and Consent, il s’agit davantage de l’idée selon laquelle la politique serait un débat sur des valeurs politiques contraires.
Les débats parlementaires ne sont pas des morceaux de bravoure rhétoriques opposant des conceptions du monde et de la politique. Même si l’on devine que le parti majoritaire, celui du président, est le Parti démocrate, aucune mention durant tout le film ne permet de le déterminer. Et comme l’opposant le plus résolu est membre du même parti, cette information n’a de toute manière guère de sens. Dans le film, les échanges au Sénat ou devant la commission qui conduit les auditions sont peu développés, et sont suffisamment embrouillés pour que l’on comprenne rapidement que ce n’est pas là que les choses véritablement importantes se passent. Preminger ne prétend pas, contrairement au roman qu’il adapte, que tout se passe en coulisse, à l’insu du public, caché et honteux.
Rq.Les échanges publics, devant une presse omniprésente dans ces scènes, sont évidemment décisifs, mais ils ne sont que la mise en scène d’un affrontement dont les éléments stratégiques principaux sont déterminés à l’avance.
Il y a du hasard qui rend parfois l’équilibre des forces incertain (le vote final le montre bien, figure habituelle des films politiques ; on le reverra par exemple dans l’admirable Lincoln de Steven Spielberg, au moment du vote du 13ème amendement abolissant l’esclavage), mais la constitution des forces en présence précède toujours l’affrontement au parlement.
Rq.Advise and Consent montre très clairement que ce travail préalable ne repose que très partiellement, et très marginalement, sur des oppositions de valeurs ou d’idéologies politiques.
Les votes sont gagnés les uns après les autres avec des arguments variés et sans doute incompatibles entre eux. Le génie politique consiste en cette habileté qui permet de les rassembler tout en donnant l’apparence d’une coalition cohérente.
Les joutes verbales d’Advise and Consent et les manœuvres des uns et des autres permettent d’exprimer l’opposition de plusieurs virtuosités politiques :
- celle de Bob Munson,
- celle du président,
- celle de Seab Cooley,
- celle de Robert Leffingwell,
- ainsi que de nombreux autres personnages secondaires.
D’autres en sont en revanche dépourvus, soit parce qu’ils attachent trop d’importance à certains principes qu’ils perçoivent comme intangibles (c’est le cas du sénateur Anderson), soit parce qu’ils ignorent toute modération dans leur combat (Van Ackerman en est l’exemple achevé).
Rq.Cependant, comme Machiavel le répète souvent, la virtuosité ne peut s’exercer qu’avec l’appui de la fortuna, du hasard.
Le succès des adversaires de Leffingwell dépend en dernier ressort de la mort du président, et le résultat du vote aurait été changé si celle-ci était intervenue quelques minutes plus tard puisque le Vice-président aurait alors tranché en faveur du candidat désigné par le président.
Comme dans Anatomy of a Murder, ce sont des hasards ou des décisions soudaines qui font basculer l’issue du procès (la décision du juge d’accepter que la question du viol soit discutée durant le procès, la découverte à la dernière minute de la culotte déchirée de la victime, pièce à conviction centrale, etc.).
La proximité frappante entre Anatomy of a Murder et Advise and Consent permet de tirer une conclusion qui donne une clef importante de compréhension de l’un et l’autre film.
Rq.Si le déroulement d’un procès et une procédure parlementaire offrent autant de points communs, c’est qu’ultimement la justice et la politique sont deux manières de traiter une même question : comment trancher entre deux parties en opposition ou en conflit.
Ni en justice ni en politique, dans la vision que développe Preminger dans ces deux films, peut-on trouver un tiers véritablement neutre pour remplir cette tâche. La question doit être tranchée au sein même du collectif divisé, ce qui explique l’importance des procédures pour y parvenir, seule chose sur laquelle les parties en conflit sont d’accord. Pourtant, là encore, les limites imposées par ces procédures sont parfois un peu floues puisque les différents acteurs tentent toujours de les repousser ou de jouer avec elles.
- Celui qui le fait trop brutalement, comme le sénateur Van Ackerman, finit par quitter la salle du Sénat après que le chef de la majorité l’a accusé d’avoir déshonoré son parti.
- Celui qui, au contraire, sait en jouer habilement, comme Biegler dans Anatomy of a Murder, en tire avantage à plusieurs reprises.
Des échanges fermes, parfois agressifs, mais toujours policés sont mis en scène à de nombreuses reprises dans les deux films.
Rq.En justice comme en politique, la défaite ne doit pas être déshonorante, car elle délégitimerait du même coup l’ensemble de l’institution.
De même, pourrait-on ajouter, la victoire ne doit pas être triomphale.
Dans Anatomy of a Murder, Biegler a peut-être gagné le procès, mais il ne peut encaisser ses honoraires puisque ses clients sont partis sans laisser d’adresse, comme le montre de manière très ironique la toute dernière scène du film. Quant à Advise and Consent, la mort du président rend la non-confirmation du candidat secrétaire d’État sans objet ou presque.
Rq.En d’autres termes, Preminger montre, dans ce qui pourrait être considéré comme un diptyque, que la justice n’est qu’une version privée de la politique, et la politique une extension à la société tout entière des procédures judiciaires.
On peut considérer aujourd’hui que les questions de sexualité traitées dans
Anatomy of a Murder et dans
Advise and Consent sont banales.
Or il n’en est rien au moment où ces films sont sortis et où Hollywood était encore soumis à une forme de censure, connue sous le nom de
Code Hays. Preminger en était un adversaire résolu, et il avait déjà attaqué certains de ses interdits dans ses films précédents.
Ex.Dans Anatomy of a Murder, l’examen parfois très détaillé du viol et des aspects qui lui sont liés, notamment les descriptions données par les médecins et les policiers, s’écartaient explicitement du code.
De même, Advise and Consent traite de l’homosexualité sans la condamner, un autre thème normalement interdit par la Code Hays.
Celui-ci sera définitivement abandonné en 1968 et remplacé par la classification des films selon les publics auxquels ils s’adressent. Preminger aura joué un rôle important dans cette évolution.
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