La question du droit hante une bonne part du cinéma de Ford. On peut y voir l’influence du western dont Ford est l’un des réalisateurs éminents. Ce genre, qui parait comme distraction plaisante et superficielle, ne cesse de mettre en scène une situation où règne l’injustice, ou du moins sa possibilité permanente, résolue par l’intervention du héros qui rétablit chacun dans son droit.
Toutefois un tel schéma relève plutôt de la psychologie triviale de la vengeance à laquelle il serait pour le moins hasardeux ou infantile de ramener le droit. Bien au contraire : les conditions de possibilité de son institution sociale sont contraires aux exigences dramatiques de l’action du justicier solitaire. D’une certaine façon, celui-ci n’est possible que là où l’institution du droit est absente ou défaillante. Exposer cinématographiquement le droit, ou quelque chose du droit, ne peut donc se ramener à mettre en scène l’action d’un justicier parce que celle-ci ressort toujours de l’ordre du duel, dont on peut soutenir qu’il est nécessairement en deçà du juridique. Or, c’est sans doute l’une des caractéristiques du drame fordien :
alors même que celles-ci ont pu le provoquer. Il y a chez lui une idée du droit suffisamment précise pour le distinguer de la simple vengeance, sans nier pour autant qu’il trouve son origine dans cet affect.
- Comment parvient-il à le montrer cinématographiquement ?
- Comment sous l’idée du droit se donnent à voir les principes qui le constituent ?
Bien sûr, les principes ne suffisent à instituer le droit. Or le droit n’est rien sans l’institution juridique qui lui donne effectivité. La figure du shérif ou du marshal impuissant, classique du western, est là pour le donner à voir. Reste à le faire sentir positivement : comment les conditions de possibilité de l’existence de l’institution juridique sont-elles exposées ? Nous le verrons, pour une part essentielle à travers l’expérience du fonctionnement de l’institution judiciaire. Nous examinerons, dans un deuxième temps, comment, à travers la dramaturgie du procès, Ford donne à voir les conditions de possibilité de l’institution du droit en même temps que les obstacles, internes ou externes, qui peuvent la mettre en cause ou en crise.
Dans les limites de cette leçon, nous laissons délibérément de côté la question, qui mérite un traitement en soi, du droit constitutionnel, pourtant abordée dans le cinéma de Ford, notamment dans L’homme qui tua Liberty Valance.
La bibliographie la mentionnera pour complément. Plutôt que naviguer dans l’immense œuvre du cinéaste, nous nous concentrerons sur un seul film qui, de façon paradoxale, fait du droit son objet central.
Il s’agit de Vers sa destinée (Young Mister Lincoln). Tourné en 1939, ce film est la réalisation d’un projet qui tenait à cœur à son réalisateur : tourner un film sur cette figure devenue mythique de l’histoire des États-Unis, figure de la refondation de la République, déjà filmée, notamment par Griffith.
S’il est question de la politique de Lincoln c’est sous cette détermination de l’idée et de la pratique du droit, indissolublement liées. Double raison pour inscrire ce film précisément à notre programme.
Section 1. L'idée du droit
§1. La découverte du droit
La première séquence, conformément à l’attente suscitée par le titre du film, montre un jeune homme faisant son apprentissage politique. Candidat suppléant aux élections à la chambre des représentants, il milite contre la corruption dénoncée des gouvernants en place et ramène son programme à quelques termes simples qui, pour le spectateur de 1939, ne sont pas sans rappeler la politique du new deal de Roosevelt, voire celle du People’s party des années 1890.
La scène est interrompue par l’arrivée de colons venus s’installer dans cette région de l’Illinois, et qui ont besoin de flanelle. Lincoln, qui tient l’échoppe du village (New Jerusalem), accepte le troc qu’ils lui proposent : des livres (visage illuminé de Fonda répétant « books ») contre le tissu.
A. Le livre de droit
Dégageant l’un d’entre eux à travers un nuage de poussière, comme sorti de tréfonds, de ce qui fait fonds, mais aussi fondation et fondement, sans âge donc, l’acteur lit : « Blackstone’s commentaries », et explicite « that’s law », « c’est du droit » (et non pas, selon un faux ami, « c’est la loi »).
L’image donne à voir un dévoilement ou une révélation, mais une révélation laïque : le livre ne contient pas un mystère, n’annonce pas une bonne nouvelle, mais se présente comme étant accessible à qui fait effort pour le lire.
Le droit n’est effectivement possible que sous la condition que ces prescriptions soient accessibles à chacun en mesure de les connaître et de les comprendre.
Faute de quoi les décisions touchant aux conduites des hommes relèveront de l’arbitraire, arbitraire d’un pouvoir souverain ou arbitraire d’un juge. Donné dans un livre (ou écrit sur une table), le droit apparaît comme ensemble de lois, de règles prescriptives, dont la connaissance est nécessaire à la liberté civile des membres de la société. C’est d’ailleurs le sens du discours préliminaire du volume que le jeune Lincoln ouvre. Il faut et il suffit de les étudier en faisant usage de son esprit (mind). Quel est ce livre ?
B. Commentaires sur les lois anglaises de William Blackstone
Le titre définit l’objet du livre, pas simple à comprendre pour un esprit français formé au primat du législatif. Il s’agit non pas d’un code civil, comme l’édictera quelque quarante ans plus tard Napoléon mais des commentaires d’un jurisconsulte, à la manière du Digeste, dans le Corpus juris civilis de Justinien. Il sert de base à la formation du droit de la jeune république.
C’est ce qu’enveloppe, pour le spectateur américain de 1939, la citation à l’écran de ce livre tenu dans les mains du jeune Lincoln.
En savoir plus
William Blackstone (1723-1780) est un jurisconsulte britannique qui enseigne à Oxford à partir de 1753, après avoir été avocat. Son enseignement porte sur le Common law (loi commune dans la traduction française). Il sera publié à partir de 1765 dans ses Commentaires, en quatre volumes.
Ce texte est la première grande synthèse rationnelle du Common law en Angleterre, et servira de base à la constitution du droit civil de la nouvelle république américaine. Il est tenu par l'éditeur en français pour l'équivalent anglais de L'Esprit des lois de Montesquieu.
Nous utilisons la traduction française de 1774 par Auguste Pierre Damien de Gomicourt, publié à Bruxelles chez Boubers, disponible sur Gallica
Voir : Michel Villey, Philosophie du droit, Dalloz, 1980-1982, I. Définitions et fins du droit.
La tradition du Common law soutient que le droit, le jus, le dikaïon grec (termes au neutre), procède de la chose (de la cause) et non d'une volonté, quelle qu'elle soit, là où la Loi se donne comme commandement, fût-il raisonnable. C'est moins la volonté du législateur que le droit (the law) exprime, que le caractère raisonnable des relations desquelles on peut l'extraire.
Il est, selon la définition classique, dans le fait d'attribuer à chacun le sien (suum cuique tribuere). Comme le dit Villey : « le droit est mesure du partage des biens » (M. Villey, op. cit., p. 62. ). D'où l'enquête sur les lois existantes, formées au cours de l'histoire conformément à la nature d'un peuple déterminé, sur la jurisprudence d'où se tire une norme collective.
Le fondement ou la base des lois d'Angleterre, est une coutume générale et immémoriale, ou Loi commune, toujours confirmée de temps à autre par les décisions des Cours de Justice :
- décisions conservées dans nos registres publics,
- expliquées dans nos livres de Rapports,
- et consignées pour l'utilité générale dans les écrits des respectables interprètes de la Loi.
Sur la situation juridique comme triangulation des relations, voir A. Kojève, Esquisse d'une phénoménologie du droit, Gallimard, 1981, chap. 1.
§2. Définition du droit
Convoqué par le livre, ou plutôt par le droit, Lincoln, dans la séquence suivante est plongé dans son étude, littéralement renversante mais, manifestement, pas éprouvante. Loin des bibliothèques où peine l’étudiant, le jeune marchand lit dans la nature, décontracté, les jambes appuyées sur le tronc noueux d’un arbre, au bord d’un fleuve qui ouvre un horizon lumineux.
L’image donne à sentir le passage de l’ombre à la lumière, de l’ignorance à la connaissance, passage naturel pour qui sait appréhender la complexité apparente de la nature : complexité n’est pas mystère.
Mais d'abord nature :
Telle est la suggestion de cette image dans laquelle la nécessité fraie sa voie, à la manière d’un fleuve tranquille, mais suivant le dynamisme des courbes et des brisures de l’histoire, et non à la manière d’une géométrie droite, comme le serait un jardin à la française, figure de l’abstraction d’une raison législatrice. Même le fleuve qui ouvre l’espace, suit un méandre et son horizon se ferme.
A. Les parties du droit
Dans un mouvement qui le redresse, le jeune Lincoln résume sa lecture, sous l’aspect d’une caractérisation du droit dont il souligne la simplicité ou l’évidence : le droit (law) enveloppe des droits (rights), reprenant les termes mêmes du texte de Blackstone, tout en les infléchissant.
Le vocabulaire utilisé ici n’est pas neutre : il s’inscrit dans un débat au sein de l’histoire du droit, singulièrement en Angleterre. Chez Hobbes, fondateur de la théorie du droit naturel moderne, law et right sont deux termes contraires. Droit est une liberté pour une personne, de faire ou ne pas faire, alors que loi s’entend comme contrainte ou obligation sociale.
Chez Blackstone, dans la tradition du Common Law, le droit (Law) réunit l’ensemble des règles de conduite conformes aux exigences de la vie sociale autonome, celles qui autorisent (rights) comme celles qui interdisent.
« Encore que ceux qui parlent de ce sujet aient coutume de confondre jus et lex, droit (right) et loi (law), on doit néanmoins les distinguer, car le DROIT (Right) consiste dans la liberté de faire une chose ou de s'en abstenir, alors que la LOI (Law) vous détermine, et vous lie à l'un ou à l'autre ; de sorte que la loi et le droit diffèrent exactement comme l'obligation et la liberté, qui ne sauraient coexister en un seul et même point. » (Th. Hobbes, Léviathan , chap. XIV, trad. F. Tricaud, Éditions Sirey, 1971, p. 128).
Right et law chez Blackstone :
« La loi municipale1 n'a pour objet que la conduite des individus ; elle leur indique ce qu'ils doivent faire et ce qu'ils ne doivent pas faire, en leur montrant ce qui est juste ou injuste, et ce qui est permis ou défendu : Sanctio justa a dit Cicéron, et après lui Bracton, jubens honesta, et prohibens contraria. Donc l'objet principal de la loi d'Angleterre, est le droit et le tort. Et c'est d'après cela que j'ai formé mon plan et fais mes divisions. J'examinerai d'abord ce qui est droit et juste, et par conséquent ce que la loi ordonne qui soit fait. Ensuite ce qui est injuste et qu'elle défend par conséquent de faire.
En subdivisant ensuite le droit et le juste, j'examinerai :
- ce qui concerne la personne de l'homme et en est inséparable et qu'on peut nommer jura personarum.
- Les objets qui sont étrangers à la personne, mais qu'il peut [sic] acquérir, et que la Loi appelle jura rerum. »
« Now, as municipal law is a rule of civil conduct, commanding what is right, and prohibiting what is wrong; or as Cicero,(a) and after him our Bracton,(b) have expressed it, sanctio justa, jubens honesta et prohibens contraria, it follows that the primary and principal object of the law are rights and wrongs. In the prosecution, therefore, of these commentaries, I shall follow this very simple and obvious division; and shall, in the first place, consider the rights that are commanded, and secondly the wrongs that are forbidden, by the laws of England. Rights are, however, liable to another subdivision; being either, first, those which concern and are annexed to the persons of men, and are then called jura personarum, or the rights of persons; or they are, secondly, such as a man may acquire over external objects, or things unconnected with his person, which are styled jura rerum, or the rights of things. » (Blackstone Commentaries Disponible sur Online Library of Liberty : Chapter 1, p. 96).
Blackstone part du fait d’une communauté autonome juridiquement, donc traversée par des rapports déterminés par les conduites de ses membres : la Common Law, expression de la juridiction, juris dictio, du droit dit par le juge, de la jurisprudence, des règles issues de la réflexion pratique sur ce qu’il convient de faire ou non dans une situation. Il pose une définition du droit en le caractérisant par sa finalité (a rule of civil conduct) pour le diviser selon ses parties (droit des personnes et droit des choses).
« il y a les droits des personnes (rights of persons) et les droits des choses (rights of things) » dit-il.
Puis il énumère différents droits liés
- à la personne (la vie, la réputation…),
- ou aux choses (l’acquisition et la préservation de propriété…).
B. Le droit et le tort
C’est ce que la suite soutient, là encore selon une réinterprétation du texte de Blackstone : se fondant sur les droits, les torts sont « violations de ces droits ».
Là où Blackstone énonçait des règles de prohibition internes à la communauté, le Lincoln de Ford entend la violation de droits inhérents au sujet, le mettant en cause dans son être.
Arrive Ann Rutlege (Pauline Moore), femme parfaite, idylle interrompue par la mort, qui l’encourage à mener des études de droit. C’est le bon sens, la lumière naturelle, le jugement individuel qui est déterminant, non l’apprentissage textuel des articles de loi. La tête en bas « mon esprit s’élève » dit-il, le livre presque refermé, négligemment posé sous le bras : liberté de la pensée vs soumission au texte. Certes, il faut faire des études, mais rien n’en est montré : le dialogue avec Ann insiste sur les capacités d’autodidacte du jeune Abraham.
Le droit, en sa vérité, n’est pas enfermé dans un livre, quelle que soit l’autorité de celui-ci.
C. Conditions du droit
1. Le tiers
Après ses études, Lincoln s’installe à Springfield. Il dit savoir assez de droit pour ne pas en être effrayé.
On le voit immédiatement à la tâche, réglant un conflit qui oppose deux mormons à propos d’un prêt de matériel, d’insultes et de voies de fait.
La séquence montre d’abord les deux protagonistes se disputant, l’avocat leur tournant le dos, en bascule sur son fauteuil, pieds sur le bureau. Dispute violente : l’un des deux tient son fouet à la main, l’autre s’empare d’une chaise.
Il se retourne et dit les termes du conflit. L’image expose la situation triangulaire du juge et des deux plaignants, schéma géométrique de la situation juridique.
Cette définition [...] du phénomène « Droit » implique trois éléments :
- L'interaction entre deux êtres humains ;
- L'intervention d'un tiers impartial et désintéressé, et
- Le rapport nécessaire entre cette intervention et l'interaction et sa conséquence (c'est-à-dire l'annulation de la réaction de B) ».
Au moment de prononcer le règlement, la caméra se poste derrière le dossier de la chaise, situant le spectateur en position du tiers qui dit le droit : la sentence n’est pas arbitraire mais raisonnable, de bon sens, c’est-à-dire pourrait être prise par n’importe quel être raisonnable, donc par vous ou moi spectateur.
Le droit ne se réduit pas aux principes, aux textes. Il est d’abord un mode de règlement des conflits internes à une communauté, et consiste, en considération de la cause examinée, à attribuer à chacun ce qui lui revient, à dire le juste. Rien de mystérieux. Mode de règlement qui peut, c’est le cas ici, faire l’économie du procès. Mais pas de l’arbitrage. Ce qui signifie aussi que l’arbitre n’est pas partie prenante du conflit, qu’il est, en regard des termes du conflit, désintéressé. Mais intéressé, y compris matériellement, à sa solution : l’avocat ne manquera pas de réclamer ses honoraires.
Le droit (civil) n’ouvre pas au règne de la Justice, mais procède à des ajustements rendus nécessaires par l’existence de torts. Pour ce faire il faut un juge ou arbitre qui prenne connaissance de l’état de la situation.
Rien de compliqué, mais du bon sens pour ajuster les relations, l’image insiste sur la désinvolture de l’avocat : naïveté ? Amateurisme ? Sagesse ?
2. La République
Lincoln quitte les deux mormons pour se rendre aux festivités du 4 juillet, Independance Day, où l’on verra, entre autres, les derniers survivants de la Révolution : chacun ôte son chapeau à leur passage.
Avec la discrétion de ce qui semble n’être qu’un excursus, mais rapportée à l’ensemble du film, singulièrement à la séquence précédente, cette longue séquence de la fête nationale est claire : pas de droit effectif possible sans l’institution républicaine qui le soutient et sur lequel elle se fonde. C’est-à-dire aussi sans un peuple libre.
En même temps elle donne l’image d’un peuple qui n’est ni le Peuple abstrait des principes républicains ni la foule homogénéisée par ses passions, mais une multitude socialement diversifiée de singularités joyeuses, mues par des émotions partagées, sans que l’on puisse le réduire à une figure simple.
Lincoln y apparaît comme l’une de ces singularités, partageant des traits avec d’autres (il participe aux jeux de force), des défauts (il triche). Homme du peuple, capable de passer d’une classe à une autre : c’est cette mobilité transclasse qui le rend expressif du peuple, sans en être une figure métonymique qui supposerait l’homogénéité de la masse.
La suite du film ne fera que déplier et développer ce qui est donné là, dans ces séquences d’exposition.