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Violence et loi dans les westerns de John Ford


Le western occupe une place essentielle dans la très vaste et très variée filmographie de John Ford. C’est indéniablement par ce genre qu’il est venu au cinéma, lui consacrant les trente-deux premiers films qu’il met en scène pour les studios Universal à partir de The Tornado, en mars 1917.
Tx.D'après la filmographie établie dans John Ford, Jacques Déniel, Jean-François Rauger et Charles Tatum Jr (dir.), Penser et rêver l'histoire, Crisnée, Yellow Now, collection « Côté cinéma », coédition Maison pour tous/Cinéma Jean Vigo/Gennevilliers, 2014, p. 250 et suivantes.

En juillet 1914, John Martin Feeney, né en 1894 à Portland de parents irlandais, traverse l’Amérique d’Est en Ouest, en train, pour rejoindre son frère aîné Frank, qui gagne sa vie comme acteur et metteur en scène à Hollywood aux studios Universal, sous le nom de Francis Ford. John suit son exemple, à commencer par l’américanisation de son nom, suggérée par son premier bulletin de paie : Jack (diminutif courant de John par lequel il se faisait volontiers appeler) Ford est crédité à la réalisation de cinquante films avant de devenir, avec Cameo Kirby en 1923, John Ford.

Tout au long d’une carrière qui s’étend de 1917 à 1966, riche de 140 films allant de la comédie au drame, en passant par le film d’aventures ou de guerre, la biographie ou le documentaire, remportant quatre Oscars avec des films qui ne sont certes pas des westerns :
  • Le Mouchard (The Informer, 1935),
  • Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath, 1940),
  • Qu’elle était verte ma vallée (How Green Was My Valley, 1941),
  • L’homme tranquille (The Quiet Man, 1952))
Ford accompagne voire détermine l’histoire du genre en réalisant de purs chefs-d’œuvre : La Chevauchée fantastique, Le Convoi des braves, La Prisonnière du désert, pour n’en citer que trois…

Avant d’être le nom d’un genre cinématographique, l’adjectif western désigne l’espace mouvant de la frontière, qui se déplace au fur et à mesure que les pionniers avancent d’Est en Ouest, de l’Atlantique au Pacifique. Plus qu’un espace, c’est la dynamique de la Conquête de l’Ouest, par laquelle se joue la naissance de la nation américaine.
Au cinéma, c’est d’abord un adjectif associé à des genres préexistants, qui désigne la localisation géographique des intrigues (western drama, western comedy, western romance…) ; à partir du moment où on l’emploie pour qualifier la structure essentielle des films, celle de la frontière, l’adjectif est substantivé et nomme un nouveau genre cinématographique : le western.
Car bien plus qu’un lieu, bien plus que l’espace géographique où se situe l’action des pionniers, la frontière est l’épine dorsale de ces films : le genre apparaît lorsque « les films qui se passent dans l’Ouest deviennent des films de l’Ouest à l’orée des années 1910, quand ils commencent à structurer de façon plus récurrente leurs récits dans une opposition wilderness/civilization », écrit Raphaëlle Moine (Les Genres du cinéma, Paris, Nathan, 2002, 2ème édition, Paris, Armand Colin, collection « Cinéma », 2008, chap. 5, p. 135).

À mesure que les pionniers conquièrent le territoire américain, se joue sur la frontière la constitution d’une communauté politique, comprise comme une œuvre civilisatrice, une victoire sur la sauvagerie. Cette victoire se situe sur deux plans, que les westerns mettent en scène séparément ou de manière entremêlée :
  • d’une part, cette communauté fonde son identité sur l’exclusion de l’autre, l’Indien, dont elle nie l’humanité en le rejetant dans la sauvagerie et en cherchant à l’anéantir ;
  • d’autre part, elle se constitue en communauté politique par l’instauration du droit, en refoulant la brutalité de la violence.
Cette leçon sur les relations entre droit et cinéma dans les westerns de John Ford se concentrera essentiellement sur le deuxième aspect (voir la filmographie pour le rapport aux Indiens dans les westerns de Ford).
Au règlement des conflits selon la seule logique des intérêts individuels (duel, vengeance, lynchage, règlement de comptes), doivent se substituer progressivement des relations organisées selon des règles valant pour tous – les lois – qui font régner la justice en établissant de façon impartiale ce que chacun mérite.

C’est principalement le rôle des marshals et des juges, face aux hors-la-loi (outlaws), personnages typiques voire « clichés » des westerns.

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Contrairement à ce que les traductions françaises laissent entendre, les films de Ford ne montrent pas de sheriffs mais presque uniquement des marshals, ou plus précisément des city marshals.

Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues donnent cette précision à la fois lexicale et juridique :

« La loi était organisée dans l'Ouest du XIXème siècle à trois niveaux (les Texas Rangers constituant un corps particulier) :

  • la région (chaque région avait un federal marshal), 
  • le comté (chaque comté avait ordinairement un shérif)
  • et la ville (où un city marshal, le moins payé des officiers de police, était garant de l'ordre public) » (Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues, Western(s), Paris, Klincksieck, collection « 50 questions », 2007, p. 33-34).

Dans cette leçon, on se propose de montrer que si l’installation de la loi suppose ainsi une sortie de la violence, les westerns de John Ford ne versent jamais dans la facilité d’une représentation simpliste de ce passage.

  • Tout d’abord, on verra qu’ils prennent leur distance avec la tentation d’opposer frontalement violence et loi, en jouant avec les représentations des hors-la-loi et des marshals.
  • Ensuite on analysera la manière dont, plus profondément, ils manifestent le rapport dialectique et complexe que la loi entretient avec la force.
  • Enfin, on s’arrêtera sur L’Homme qui tua Liberty Valance, l’avant-dernier western de Ford sorti en 1962, qui récapitule et réfléchit tous ces enjeux de manière magistrale.
 

Section 1. Les westerns de Ford jouent avec l’opposition caricaturale entre violence et loi 



Si Ford pousse parfois à l’extrême la représentation caricaturale des hors-la-loi, en les réduisant aux portraits simplistes de brutes épaisses, c’est sans doute pour en faire, aux yeux du spectateur, des figures repoussoirs qui exacerbent et donc révèlent le caractère réducteur d’une opposition manichéenne entre violence et loi.

Ex.Ainsi les Clanton, dans La Poursuite infernale et les Clegg, dans Le Convoi des braves, forment deux clans de frères rustres, pour ne pas dire simplets, menés au fouet par un père (Old Man Clanton - Walter Brennan) ou un oncle (Uncle Shiloh - Charles Kemper) et capables d’éructations plus que de paroles.

De même, dans L’Homme qui tua Liberty Valance, les deux sbires de Liberty Valance (Lee Marvin) ne semblent là que pour figurer la force brute, Floyd (Strother Martin) ponctuant chaque acte de violence par un rire qu’on hésite à qualifier de sadique ou de benêt, et Reese (Lee Van Cleef), quasi mutique, capable tout de même d’assez de discernement pour empêcher son chef d’accomplir des meurtres devant témoins.

Le fouet, accessoire commun à Old Man Clanton, Uncle Shiloh et Liberty Valance, est à la fois l’instrument de la force nue et le symptôme de l’absence d’autorité.

Ex.Filmé en gros plan sur la table du restaurant des Ericson dans L’Homme qui tua Liberty Valance
1. L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, 1962)


ou claquant à travers le cadre,
2. La Poursuite infernale (My Darling Clementine, 1946)

3. Le Convoi des braves (Wagon Master, 1950)

4. L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, 1962)


il figure efficacement que lorsque la reconnaissance d’une légitimité fait défaut, la violence s’impose.

Utilisé par un père ou un oncle contre ses propres fils ou neveux, il témoigne aussi de la brutalité de leurs relations : le dressage remplace l’éducation. 

Les Clanton, comme les Clegg, et comme la bande de Valance, sont également capables de tuer dans le dos ou par surprise, procédé qui relève lui aussi de l’immédiateté des rapports de force : on ne prend même pas la peine de tenter de placer l’agression à la limite de la légitime défense.

La première apparition de Liberty Valance le montre avec ses hommes, masqués et vêtus de grands manteaux, attaquant une diligence, agressant violemment une veuve et surtout, s’acharnant sur le jeune avocat Ransom Stoddard (James Stewart) et ses livres de droit, qui présentent à ses yeux le double travers de symboliser et la culture, et la loi.

Pour inviter le spectateur à prendre ses distances avec l’opposition frontale entre violence et loi, Ford ne s’arrête pas à cette caricature de hors-la-loi poussée à l’extrême ; il s’emploie également à faire vaciller les personnages de marshal en les montrant défaillants, ridicules ou cyniques.

Ex.L’exemple le plus patent est dans doute celui de Link Appleyard (Andy Devine), dans L’Homme qui tua Liberty Valance, ce marshal de pacotille qui dort dans l’unique cellule de la prison, dont la porte ne ferme plus, et fuit lâchement toutes les situations qui exigent qu’il assume sa fonction, rudoyé par Hallie, la serveuse du restaurant des Ericson, où il se fait servir dans la cuisine sans jamais payer, comme l’atteste le nombre impressionnant de croix sur l’ardoise accrochée au mur.

Sa première apparition est accueillie, alors qu’il est encore hors champ et qu’on n’entend que sa voix éraillée, par un ironique :
« Et bien ! Voici la loi et l’ordre en personne ! ».

Et la manière dont il disparaît par la porte de service de la cuisine, à côté de laquelle sa table était opportunément placée, dès qu’il entend la voix de Valance retentir depuis la salle de restaurant, est extrêmement comique.

Ex.De même, l’apparition du marshal Buck Sweet (Ward Bond) dans Le Fils du désert est apparemment peu à son avantage. Il est désigné d’abord indirectement par le cadre, qui se focalise sur la pancarte qui porte son nom, « B. Sweet » (littéralement, si on entend le verbe to be dans la lettre « B », « Sois doux »).

Les trois bandits en chemin vers leur braquage s’esclaffent, le faisant soudainement apparaître dans le champ : il était en bras de chemise dans son jardin, à quatre pattes en train de planter des fleurs. Leurs rires redoublent lorsque sa femme (Mae Marsh) surgit en l’appelant par son surnom : « Perley ».

Les trois hommes (et le spectateur avec) sont à mille lieux de penser qu’il s’agit du marshal de la ville si bien que lorsqu’il enfile son ceinturon et son gilet, révélant son arme et son étoile, la surprise est totale. 



Et dans Le Convoi des braves, le marshal de Crystal City (Cliff Lyons) est par deux fois victime des ruades d'un cheval que Sandy (Harry Carey Jr) commande en sifflant dans ses doigts, sous les rires des cow-boys et des pionniers. 

La comparaison entre le film et le scénario écrit par Frank Nugent et Patrick Ford, le fils du réalisateur, révèle d'ailleurs que ce gag répété est une invention de tournage, ce dont Ford est très coutumier (Franck Nugent et Patrick Ford, Wagon Master, New York, Ungar, RKO Classic Screenplays, 1978).

Il n’hésite pas non plus à fragiliser la fonction du représentant de la loi en soulignant le peu de vocation voire le cynisme de ceux qui l’endossent.

  • Dans Trois sublimes canailles, le sheriff Layne Hunter (Lou Tellegen) est un proxénète, qui oblige sa « fiancée » à se prostituer, pour finalement s’en débarrasser en la cédant à un autre.
  • Au début de La Poursuite infernale, le marshal et ses adjoints démissionnent et avouent sans honte qu’ils ne sont pas assez payés pour prendre le risque d’affronter l’Indien ivre qui tire des coups de feu dans Tombstone.
  • Dans Les deux Cavaliers, Guthrie McCabe (James Stewart) est un marshal désabusé et vénal, qui ne se fait aucune illusion sur sa fonction et l’outrepasse même, en exerçant une sorte de racket sur ses concitoyens. Il constate, lorsqu’il revient en ville après une absence prolongée, que son adjoint, qui semblait pourtant assez idiot, a littéralement pris sa place : la mise en scène le place dans la même position que son prédécesseur au début du film (assis sous une véranda, les jambes appuyées sur un poteau et le dos renversé, la chaise en équilibre sur les deux pieds arrière).
    5. Les Deux Cavaliers (Two Rode Together, 1960)
    6. Les Deux Cavaliers (Two Rode Together, 1960)


    Ford en profitant pour redoubler ainsi un clin d’œil à La Poursuite infernale puisqu’il s’agit de la position favorite du Wyatt Earp incarné par Henry Fonda.
    7. La Poursuite infernale (My Darling Clementine, 1946)

  • Il poursuit l’autocitation – voire l’autoparodie – trois ans plus tard dans Les Cheyennes, en donnant à James Stewart le rôle de Earp, qui joue au poker avec Doc Holliday (Arthur Kennedy) à Dodge City : refusant de céder à la panique du maire (Judson Pratt) qui lui demande de protéger la ville d’une attaque imminente d’Indiens qui n’existe que dans l’imagination des journalistes, son intervention en tant qu’homme de loi se limitera à opérer sur le bar un cow-boy raciste et provocateur qu’il n’a réussi à calmer qu’en lui tirant une balle dans le pied. 
Ford joue ainsi non seulement avec le personnage du représentant de la loi, mais avec ses propres représentations cinématographiques de cette figure.

Section 2. Les westerns de Ford montrent que la relation entre violence et loi est dialectique


Plus profondément, au-delà des jeux avec les clichés des personnages de hors-la-loi et de marshal, les westerns de Ford montrent surtout que la relation entre violence et droit n’est pas duale mais dialectique : la loi entretient avec la force un rapport ambiguë.


Ainsi, même lorsqu’ils ne sont pas ridiculisés ou décrédibilisés par leur cynisme, les marshals, dans les films de Ford, endossent leur fonction de manière équivoque.
Ex.C’est flagrant notamment pour Wyatt Earp, dans La Poursuite infernale, et ce dès la manière dont il devient le marshal de Tombstone. Après qu’il a maîtrisé et chassé l’Indien qui semait la panique dans la ville en tirant dans tous les sens, palliant ainsi la défection de ceux qui estiment que leur paie ne vaut pas cette prise de risque, il se voit proposer la fonction par le maire – offre qu’il décline pour l’instant – et on apprend qu’il est l’« ex-marshal » de Dodge city.

S’il a d’abord pris l’initiative d’intervenir, c’est selon une motivation purement égoïste et dérisoire : la fusillade a fait fuir le barbier qui s’apprêtait à le raser.

Furieux, plus agacé qu’effrayé par la fusillade et toujours aussi déterminé à obtenir satisfaction, Earp sort du salon en criant après le barbier, la serviette à la main et la mousse au visage. Et lorsqu’il accepte la fonction après la mort de son frère James, on peut s’interroger sur ses intentions :
  • désir de vengeance
  • ou souci de justice ?
Cette ambiguïté perdure tout au long du film. Lorsqu’il se recueille sur la tombe de James, il l’assure de la douleur de ses proches, inscrivant cette mort dans l’histoire privée familiale ; mais il finit par lui promettre qu’en tant que marshal, il va s’efforcer de rendre la ville plus sûre. De même, il refuse l’aide du maire et du pasteur (Roy Rogers et Russell Simpson) pour le règlement de comptes final, déclarant qu’il s’agit d’une « affaire de famille » ; mais au moment de l’affrontement, il présente aux Clanton un mandat d’arrêt rédigé par le maire.

Ex.De même, on est frappé par le changement d’attitude de Buck, le marshal de Welcome-Arizona dans Le Fils du désert, lorsqu’il découvre que sa nièce est morte et que le puits près duquel est installé son chariot a été dynamité. Alors qu’il avait commencé par se contenter de tirer dans les réserves d’eau des fuyards en disant qu’« on ne [le payait] pas pour tuer des gens », il s’exclame à présent, sous le coup de la fureur et persuadé que Robert et ses complices sont coupables : « Je voudrais les voir morts ».


Ces ambiguïtés manifestent que la dialectique de la violence et de la loi traverse le marshal lui-même. Ceci est patent dès les westerns muets de Ford où déjà, sous l’influence de William S. Hart, la figure du good badman vient nuancer et compliquer les personnages, en premier lieu Cheyenne Harry, joué par Harry Carey, dans nombre de films dont la plupart sont perdus – comme la majorité des 60 films muets de Ford.

Des vingt-cinq westerns où Ford le met en scène, ne subsistent que trois, dans lesquels l’ambiguïté de ce personnage crève l’écran :
  • Le Ranch Diavolo (Straight Shooting, 1917),
  • À l’assaut du boulevard (Bucking Broadway, 1917),
  • Du sang dans la prairie (Hell Bent, 1918).
Ex.Dans Le Ranch Diavolo par exemple, il est pris au beau milieu d’un conflit entre éleveurs et fermiers : employé comme homme de main par les premiers, il est en même temps amoureux de la fille d’un des seconds.

C’est un héros nonchalant, un cowboy ordinaire un peu maladroit, un vagabond mal rasé qui porte son pistolet à la ceinture et des vêtements sales et useés, qui prend le temps de sculpter au canif un petit cœur en bois à sa fiancée tout en la faisant rire et, loin du cliché du héros justicier, s’arrange avec la loi pour sauver ses congénères de leur hypocrisie.

Ex.Dans La Chevauchée fantastique (Stagecoach, 1939), le marshal Curly Wilcox (George Bancroft) se sent obligé d’arrêter Ringo Kid (John Wayne), contre qui un mandat d’arrêt a été lancé mais en même temps, il lui offre finalement la possibilité de se venger des frères Plummer et d’échapper à la justice.

À la fin du film, après avoir fait déguerpir en riant les chevaux qui emmènent le chariot de Ringo et Dallas (Claire Trevor) loin de la ville, Curly range son insigne et part se saouler avec Doc Boone (Thomas Mitchell) :
« Doc, je vous paie un verre. – Juste un verre ! ».



Cette complexité de personnages jamais réduits aux représentants monolithiques de la loi face à la force brute, ne manque pas de produire des effets de miroir entre marshal et hors la loi.

Ex.Ainsi dans La Chevauchée fantastique, si Curly n’entrave pas les projets de vengeance de Ringo, celui-ci, inversement, renonce à s’enfuir alors qu’il en avait l’opportunité, au moment où l’attaque indienne semble imminente, pour aider le marshal à assurer la protection des occupants de la diligence.

Il en va de même pour Robert (John Wayne) et Buck dans Le Fils du désert : le marshal traque le bandit et ses deux complices, qui ont attaqué la banque quasiment sous ses yeux, et tout au long de la poursuite, les effets de miroir entre les deux personnages se multiplient, accentués par le recours au montage alterné.
Tous deux rivalisent d’intelligence tactique :
  • l’un en traçant ses plans dans le sable,
  • l’autre en les dessinant sur une ardoise.
Et leur admiration réciproque les conduira à poursuivre le jeu en se livrant, de part et d’autre des grilles de la cellule dans laquelle Buck finit par enfermer son adversaire-alter ego, à une véritable partie d’échecs – la composition du plan donne l’impression que c’est le marshal qui est prisonnier.
8. Le Fils du désert (3 Godfathers, 1948)


Ex.Il faut également citer Wyatt Earp et Doc Holliday (Victor Mature), dans La Poursuite infernale et tout particulièrement la scène de leur rencontre :

Lorsqu’ils se retrouvent au comptoir du saloon, le choc frontal auquel tout le monde semble s’attendre n’a pas lieu. La conversation commence par des présentations qu’ils s’arrangent pour rendre inutiles : chacun empêche l’autre de dire qui il est en déclarant qu’il sait déjà tout de lui, ce qui est d’emblée une manière de troubler les positions.

La rivalité et la confusion se cristallisent autour du choix de la boisson. Doc Holliday, désormais à l’Ouest, du côté du rapport de force, exige du champagne, qui renvoie à ce qu’il fut : un homme de l’Est, civilisé et raffiné.

Wyatt Earp, qui se tourne vers l’Est, acceptant la fonction civilisatrice de marshal, opte pour le whisky, boisson de l’Ouest, virile, brute, qui le tourne vers ce monde sauvage d’où la justice est exclue.

Lorsque Doc sort son arme et somme le marshal de dégainer, faisant valoir la « loi des colts », Earp reste du côté du droit : refusant de recourir à la force, il soulève un pan de son gilet pour dévoiler qu’il est désarmé en même temps qu’il exhibe son étoile. Mais il attrape promptement l’arme que son frère Morgan (Ward Bond) fait glisser sur le comptoir.

Postés en renfort (leur reflet dans le miroir les place aux côtés du marshal qu’ils viennent ainsi littéralement épauler), Virgil (Tim Holt) et Morgan sont-ils là comme frères ou comme adjoints ?

9. La Poursuite infernale (My Darling Clementine, 1946)



Ce trouble jeté dans les positions respectives des deux personnages est accentué par une série de sautes d’axe qui ponctuent chaque moment fort de ces échanges et placent ainsi toute la scène sous le signe du chiasme

10. La Poursuite infernale (My Darling Clementine, 1946)


11. La Poursuite infernale (My Darling Clementine, 1946)




L’application de la loi elle-même, attribution des juges, n’échappe pas à ce traitement distancié : les scènes de procès, où il est question de statuer sur une infraction et de prononcer une sentence, sont le plus souvent, voire toujours, traitées sur un mode humoristique.
Ex.Dans Le Sergent noir, le sergent Rutledge (Woody Strode), vaillant officier du 9ème régiment de la cavalerie américaine, constitué de soldats noirs, est accusé d’avoir violé et assassiné une jeune femme blanche, et d’avoir également tué son père.

Le film s’organise autour de son procès militaire, chaque témoignage étant l’occasion d’un flashback montrant les actions héroïques du personnage, dont l’innocence éclatera finalement.

Dans chaque scène du tribunal, l’autorité du colonel (Willis Bouchey) qui occupe la fonction de juge est sans cesse malmenée, notamment par les bavardages de sa propre femme (Billie Burke) et par son addiction à la boisson, qu’il tente de masquer en faisant semblant de demander de l’eau et avec laquelle son adjoint se permet de jouer en lui servant un tord-boyaux apparemment infect, pour le narguer ensuite en finissant son verre.

Et au milieu du procès, la solennité avec laquelle il annonce que les membres de la cour doivent se retirer pour faire une pause contraste avec la partie de cartes qu’ils entament comme si de rien n’était, après avoir échappé au regard de l’assistance et quitté promptement leurs vestes.

Ex.Dans Le Cheval de Fer, un des derniers westerns muets de Ford, grande épopée dont l’intrigue mélodramatique se noue autour de la construction du chemin de fer transcontinental, qui aboutit en 1869 à la jonction ferroviaire entre l’Est et l’Ouest, le juge est Jed Haller (James Marcus), le patron du saloon ambulant « Enfer sur roues » qui accompagne la caravane des constructeurs.

Dans une des villes champignons érigées sur le parcours, il déclare qu’il veut faire régner la loi, même s’il doit pour cela abattre la majorité de la population.

Il officie dans son tribunal-saloon, ce qu'on carton annonce en montrant côte à côte une bouteille et un livre de droit (on lit "LAW" sur la tranche).
12. Le Cheval de fer (The Iron Horse, 1924)



Et sa légitimité est « attestée » ainsi sur une pancarte, truffée de fautes d’orthographe et de syntaxe :
« My papers from the guvenr aint come as the stage was robbed. But I’m jedging jest the same ».

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« Mes papiers du gouv sont pas arrivé à cause que la diligence a été attaquer. Mais je juje ossi bien. ».



Ex.Et lorsque la prostituée Ruby tire un coup de revolver sur un joueur de poker qu’elle cherchait à détourner du jeu et qui lui a jeté un verre au visage, le patron de saloon se mue aussitôt en juge en déclarant :
« Ce bar à alcool est à présent un bar à justice – Asseyez-vous ! ».

Le déroulement du procès et le verdict sont hilarants. Haller consulte son livre de droit, cigare à la bouche et accoudé au bar, tout contre Ruby, qui apparemment a la gâchette facile et n’en est pas à son premier procès, qu’il laisse diriger peu à peu la lecture et lui signaler un cas apparemment similaire où l’accusée avait été condamnée, mais qui ne s’appliquerait pas ici car la victime n’est pas chinoise…

13. Le Cheval de fer (The Iron Horse, 1924)



Elle finit par obtenir que le procès se poursuive sans elle, parce qu’elle est attendue par un homme à l’hôtel, et quitte la pièce triomphalement. Haller décrète que la tentative de meurtre doit être requalifiée en tentative de suicide car la victime a jeté un verre de whisky au visage d’une femme notoirement armée, et le bar à justice redevient instantanément un bar à alcool, sur lequel se rue l’ensemble du public.

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Il y a d'ailleurs fort à parier que l'équipe du film n'a pas échappé à ces jugements aussi surprenants que comiques : le lieu de tournage, rebaptisé « Ford Camp », ressemblait lui-même à une ville frontière (avec joueurs, prostituées, trafiquants d'alcool, barbier, blanchisserie, etc.) et la vie quotidienne de cette communauté était organisée selon un règlement que James Marcus faisait appliquer, condamnant les contrevenants à de légères amendes dont le montant était reversé à l'hôpital orthopédique pour enfants d'Hollywood.



Ex.La scène du procès de Robert, dans Le Fils du désert, qui doit permettre de décider la peine qu’il mérite pour le braquage et s’il aura la garde du bébé dont il est le parrain, semble faire écho au procès de Ruby dans le film de 1924.

Le cadre souligne là encore l’incongruité du lieu – même s’il est fréquent que le saloon tienne lieu de tribunal dans les petites villes de l’Ouest – en réunissant bouteilles d’alcool, bidon de rhum et livres de droit, le juge (Guy Kibbee) déclenche l’hilarité générale en énonçant le deuxième prénom de Robert, Marmaduke, et clôt le procès par ces mots :
« Tribunal fermé, bar ouvert. Barman, un double bourbon s’il vous plaît ! ».

14. Le Fils du desert (3 Godfathers, 1948)

Surtout, le représentant des jurés énonce le résultat des délibérations en bafouillant :
« Selon la loi, l’accusé est coupable mais avec des circonstances exterminantes ».

Tandis que le juge, comme Haller avec Ruby, associe l’accusé à sa réflexion sur la décision à prendre concernant l’enfant et, tel Salomon, teste sa fibre paternelle pour finalement rendre un verdict on ne peut plus clément et dans l’intérêt de tous.

Ces décalages humoristiques, ces soubresauts burlesques – souvent liés à l’alcool – qui agitent ces scènes de procès, ces verdicts surprenants mais sans doute plus justes que ne l’aurait été l’application stricte de la loi, ne servent peut-être pas tant à railler la fonction judiciaire qu’à mettre en évidence la délicate articulation de la lettre et de l’esprit des lois.

Ex.C’est flagrant dans une scène de Sur la piste des Mohawks qui, sans être une scène de procès, souligne la difficulté d’évaluer ce que mérite un contrevenant au règlement.

Dans ce western qui aborde l’histoire de la fondation des États-Unis en montrant la Guerre d’Indépendance du point de vue d’un des premiers fronts pionniers, dans la vallée de la rivière Mohawk, la scène où l’on fait l’appel des pionniers volontaires pour se battre contre les Anglais alliés aux Indiens soulève une question épineuse :
Que mérite James McNod, manquant à l’appel parce qu’il est parti acheter de la farine ?

Le soldat chargé de faire l’appel propose une application stricte du règlement, qui prévoit de punir tout absent. D’autres soldats remarquent qu’il ne devrait pas être sanctionné puisqu’il ne lui était pas possible d’être présent et, plus profondément, pointent une contradiction entre la lettre et l’esprit de leur règlement : « Je croyais qu’on se battait contre ça : taxer des gens qui n’ont pas le droit à la parole ». On demande alors au Général de trancher, qui n’en est pas capable et met fin à la discussion en déclarant « Oublions, pour cette fois-ci ». Pour souligner l’incertitude de celui qui, chargé de commander ces hommes, était censé décider avec autorité comment appliquer la règle, Ford prend soin à ce moment-là de ne pas le cadrer en champ contrechamp, faisant face à ses troupes, mais de trois quarts, partageant le cadre avec deux simples soldats.

15. Drums along the Mohawk (Sur la piste des Mohawks, 1939)

Section 3. L’homme qui tua Liberty Valance : une récapitulation magistrale de ces enjeux


Avant-dernier western de Ford, L’Homme qui tua Liberty Valance est considéré comme un western crépusculaire, en ce qu’il revient de manière presque désabusée sur les fondements du genre. En particulier, les enjeux de la relation entre violence et droit y sont récapitulés et réfléchis de manière magistrale.


La caractérisation des personnages, à travers leur apparition progressive, met habilement en place la dialectique complexe de la violence et de la loi.
Le film, ou plus exactement le flashback qui constitue le cœur de son récit, commence par une confrontation duale proche du cliché – accentuée par l’artificialité du décor – :
  • entre le jeune avocat Ransom Stoddard, débarquant dans l’Ouest avec l’idéal d’y faire régner la loi armé de ses seuls livres de droit et Liberty Valance,
  • le bandit amoral qui ne reconnaît que la loi de l’Ouest, celle par laquelle chacun règle ses comptes par la force.
L’attaque de la diligence est brutale et Valance laisse ses hommes rudoyer une veuve puis s’acharne à coup de fouet sur l’avocat et son code, jetant rageusement les livres déchirés sur le moribond.

Cette vision manichéenne de la relation entre violence et droit est rapidement remise en question par la scène suivante, qui fait apparaître Tom Doniphon (John Wayne), robuste cow-boy qui rejoint Valance sur le terrain de la loi des colts mais partage avec Stoddard un certain esprit de justice.

La relation entre violence et loi se trouve ainsi dialectisée par ce trio, que vient compliquer un peu plus le personnage du marshal, Link Appleyard, sorte de double inversé de Doniphon : il devrait être du côté de Stoddard et de la loi, qu’il représente et qu’il est censé faire appliquer, mais il est trop faible et lâche pour y parvenir et capitule systématiquement devant la force de Valance, à qui il donne ainsi raison.

À cela s’ajoute la complexité du personnage du hors-la-loi : certes, ses premières apparitions (attaque de la diligence, installation violente au restaurant à la table de convives déjà assis, qu’il chasse pour s’emparer de leurs steaks à peine servis) dressent le portrait d’une brute épaisse et sadique. Mais il connaît assez le droit pour chercher à le tourner à son avantage, comme en témoignent sa candidature aux élections des représentants à la convention territoriale et surtout sa tentative pour se faire passer, dans le duel qui va l’opposer à Stoddard, pour une victime menacée en situation de légitime défense.

Et toutes les relations entre les personnages s’articulent autour du processus paradoxal par lequel la loi ne saurait se passer de cette force même qu’elle est censée éradiquer.
  • Liberty Valance est ce personnage violent qui ne s’intéresse au droit que dans la mesure où il peut le détourner à des fins personnelles,
  • Ransom Stoddard à l’inverse est ce défenseur idéaliste du droit qui devra finalement se résoudre à recourir à la force pour le faire valoir
  • et Tom Doniphon, entre les deux, incarne le pragmatisme qui rend l’articulation de la force et de la loi possible, au prix finalement d’un sacrifice : c’est lui qui, secrètement, abat Liberty Valance et permet à Stoddard de mener une brillante carrière politique, parce que tout le monde le prend pour le vainqueur du duel et en même temps parce que, lui révélant son secret, il lui ôte toute crainte de représenter la loi avec du sang sur les mains.


Parmi les innombrables pistes d’interprétation que ce film extrêmement riche laisse ouvertes, on peut évoquer celle d’une leçon cinématographique d’instruction civique. Plusieurs séquences en attestent particulièrement.

Tout d’abord, il faut mentionner les scènes de discussions dans la cuisine des Ericson, autour de la meilleure façon (efficacité des colts versus légitimité du droit) de combattre Liberty Valance, qui cristallisent, dès leur première rencontre, l’enjeu des relations entre les protagonistes. Tout en mettant en scène les actions nécessaires à la cuisine (allumage des fourneaux, service du café, cuisson des steaks, va et vient des assiettes, vaisselle, allées et venues entre la salle et la cuisine au gré des commandes, …) Ford prend le temps de laisser les uns et les autres développer leurs arguments :
  • défense du droit par Stoddard et des colts par Doniphon,
  • tentatives pitoyables du marshal de camoufler sa lâcheté sous des questions de juridiction,
  • paroles des femmes, Hallie (Vera Miles) et Nora (Jeannette Nolan), soucieuses que la communauté de Shinbone se débarrasse de la violence,
  • interventions du journaliste Dutton Peabody (Edmond O’Brien), qui donne raison à Doniphon mais veut laisser sa chance à Stoddard.
Ensuite, on assiste à une séance d’instruction civique, menée par l’avocat dans une salle de classe improvisée dans la salle attenante à l’imprimerie du Shinbone Star, où Peabody a proposé d’héberger ses activités d’homme de loi. S’y presse l’assemblée hétéroclite de la communauté états-unienne en devenir :
  • Appelyard et la ribambelle d’enfants qu’il a eue avec sa femme mexicaine ;
  • Nora Ericson, l’émigrée suédoise ;
  • Pompey (Woody Strode) ;
  • le domestique noir de Doniphon ;
  • Kaintuck (Shug Fisher) ;
  • le bègue, accompagné de son ami Highpockets (Ted Mapes), qui se retrouve en classe parce que son patron, convaincu par Hallie des bienfaits de l’instruction, a organisé un tirage au sort auquel il a, dit-il, « perdu » ;
  • Herbert Carruthers (O.Z. Whitehead), l’adolescent attardé, fils de l’épicier, qui tentait de faire l’école buissonnière à la rivière, que son père amène la canne à pêche encore à la main et que Stoddard refuse de corriger car « il est trop costaud »…
16. L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, 1962)

Toute cette scène d’instruction civique est placée sous le signe de la fondation de la communauté politique des États-Unis. Le cadre le souligne, qui montre le maître entre un portrait de George Washington et le drapeau américain ou laisse lire sur le tableau derrière lui, lorsqu’il est assis à son bureau :
« L’éducation est le fondement de la loi et de l’ordre ».

Hallie fait réciter l’alphabet aux enfants et Stoddard commence la leçon en interrogeant ses élèves sur les fondements de la démocratie américaine. Et dans ce film tourné en 1961, dans le contexte du mouvement pour l’égalité des droits civiques, ce n’est pas un hasard si c’est Pompey qui est interrogé pour répondre à la question :
« Quelle est la loi fondamentale de ce pays ? ».

Il se lève, le visage au même niveau que le portrait d’Abraham Lincoln, pour réciter le début de la Déclaration d’Indépendance.

17. L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, 1962)


Les dialogues soulignent que l’égalité des Noirs et des Blancs ne va décidément pas de soi. Pompey hésite, fait une faute de langue, confond Déclaration d’Indépendance et Constitution et surtout, il faut finalement que Stoddard lui souffle la phrase sur laquelle il bute :
« Les hommes naissent libres et égaux ». « Je le savais mais j’avais oublié », dit-il à son « maître d’école »
qui lui répond : « Beaucoup de gens ont tendance à l’oublier. ».


Enfin, deux scènes d’assemblée électorale sont l’occasion de montrer comment, concrètement, une communauté s’empare d’un texte juridique et lui donne corps, tout en réalisant ce qui n’était encore que théorie dans le discours de Stoddard à ses élèves :
« Cette Constitution établit aussi que le pouvoir exécutif repose sur l’électorat.
C’est-à-dire vous : le peuple. Et vous exercez ce pouvoir à travers le vote.
 ».


L’enjeu est l’application du « Homestead Act », loi promulguée par le président Abraham Lincoln en 1862, qui permet à chaque colon justifiant l’occupation d’un terrain depuis au moins cinq ans d’en revendiquer la propriété privée, dans la limite de 160 acres.

Stoddard convainc la communauté de Shinbone, essentiellement constituée d’homesteaders, qu’elle ne peut garantir l’application de cette loi qu’en devenant un État de l’Union : c’est en effet le seul moyen de faire cesser les exactions des riches éleveurs, les cattlemen, qui ont tout intérêt à ce que l’espace reste un open range, où la loi de l’Ouest prévaut et ne garantit de possession qu’à celui qui a la force de la faire valoir.

Cela implique deux niveaux d’élections, qui donnent lieu à deux séquences dans le film : d’abord, les électeurs de Shinbone élisent deux délégués, qui se présentent ensuite à Capitol City, où ils sont en concurrence avec les représentants des cattlemen, pour l’élection d’un délégué territorial au congrès de Washington. Ford met en scène cet enjeu juridique en insistant sur les éléments concrets, les détails de ces processus électoraux, par lesquels le passage du règne de la force à celui de la loi s’incarne, dans toute sa complexité.

Ex.La séquence d'assemblée électorale, au cours de laquelle Shinbone doit élire les deux délégués qui la représenteront face aux cattlemen à Capitol City, s'ouvre sur le pointage des électeurs, selon une liste dont Peter Ericson (John Qualen), muni de son acte de naturalisation, partage avec sa femme, qui fond en larmes dans les bras d'Hallie, la fierté d'en faire partie. Ford ne manque pas de faire entrer Pompey dans le cadre, mais tout au bord : privé du droit de vote et de boisson parce qu'il est noir, il doit rester au seuil du saloon reconverti temporairement en salle de réunion. A l'intérieur, comme on l'a vu pour les scènes de procès dans d'autres films, Ford insiste sur la précarité de l'installation : nombre de gags montrent à quel point il est difficile d'y obtenir et le silence et la sobriété.

De même, il prend le temps de rendre l’ambiance de kermesse qui règne à Capitol City lorsque Peabody et Stoddard, les deux délégués fraîchement élus de Shinbone, affrontent les représentants des cattlemen. Musique de fanfare, cris d’un public déchaîné, éleveur traversant la salle à cheval et montant sur la scène pour entourer son candidat d’un lasso tandis que sa monture boit dans la carafe du président des débats, qui peine à obtenir le silence malgré ses hurlements et ses coups de marteau : le principe selon lequel le peuple exerce le pouvoir exécutif à travers le vote s’incarne de manière on ne peut plus vivante.

Et Ford entremêle soigneusement l’enjeu juridique à celui de son récit : ces deux élections viennent cristalliser les rapports de tous les protagonistes et, avec eux, la relation entre violence et droit qu’elles représentent.
Les homesteaders de Shinbone, dans leur conviction qu’il faut être du côté de la loi, sont représentés par Stoddard, avec l’appui moral de Peabody et sous la protection des armes de Doniphon, tandis que Liberty Valance a mis sa force au service des cattlemen. Et c’est parce qu’il échoue à détourner les élections à son avantage qu’il provoque Stoddard en duel, scellant ainsi le triomphe ô combien ambiguë de la loi sur – et en même temps par – la force.

Récapitulatif et réflexif, ce western l’est aussi en ce qu’il permet à Ford de revenir sur les codes du genre, à travers une rétro – intro – spection de son propre cinéma.
Gilles Menagaldo remarque de nombreux échos ou reprises entre L’homme qui tua Liberty Valance et les autres westerns de Ford. (G. Ménégaldo, « The Man Who Shot Liberty Valance: Convention, Subversion and Innovation », Histoire, légende, imaginaire : Nouvelles études sur le western (J.-L. Bourget, A.-M. Paquet-Deyris et F. Zamour dir.), Paris, Editions Rue d’Ulm/Presses de l’Ecole Normale supérieure, collection « Actes de la recherche à l’ENS », 2018).

On peut s’arrêter, en particulier, sur les signes que ce western de 1962 adresse à La Chevauchée fantastique, premier des westerns parlants de Ford, treize ans après son dernier western muet, Trois sublimes canailles. Jean-Loup Bourget a relevé les « rapports étroits et nombreux [qui] unissent en effet Liberty Valance à Stagecoach » (J.-L. Bourget, John Ford , Paris, Rivages/Cinéma, 1990, p. 86-89), que Jean-Louis Leutrat s’est employé à prolonger (J.-L. Leutrat, L’Homme qui tua Liberty Valance, Paris, Nathan, collection « Synopsis », 1997).

On en poursuivra ici les principaux. Ford revient au noir et blanc, dans une période où il semblait, en particulier pour les westerns, avoir adopté la couleur.

En savoir plus

La Prisonnière du désert, Les Cavaliers (The Horse Soldiers, 1959), Le Sergent noir, Les deux cavaliers, et deux ans plus tard, Les Cheyennestre.

Là où La Chevauchée fantastique avait fait apparaître John Wayne dans ses westerns, L’homme qui tua Liberty Valance le fait en quelque sorte disparaître, non seulement par la mort du personnage qu’il incarne mais aussi parce que c’est le dernier dans lequel il joue.
La diligence, que l’arrivée du train a reléguée au rang d’un vestige poussiéreux et immobile dans l’arrière-boutique du fossoyeur, est en même temps ce qui permet à Stoddard de se projeter dans le passé et rappelle celle du film de 1939, comme ne manque pas de le souligner la musique qui en reprend le thème, dans un arrangement beaucoup plus lent.Et la scène nocturne de gunfight, qui opposait en plein milieu de la ville Ringo Kid aux frères Plummer à la fin de La Chevauchée fantastique n’était pas non plus sans préfigurer celle du duel entre Stoddard et Valance.

Tout semble faire du film de 1962 une « récapitulation magistrale » de celui de 1939, pour reprendre la formule de Joseph McBride (Joseph McBride, À la recherche de John Ford (2001), traduit par Jean-Pierre Coursodon, Lyon, Institut Lumière-Actes Sud, 2007, p. 845), jusqu’au choix symétriquement inverse d’enfermer l’action dans l’espace clos du studio, de réduire au maximum les scènes d’extérieur ou de les circonscrire à la nuit, là où Ford avait fondé la série de ses westerns parlants dans l’immensité lumineuse et ouverte de Monument Valley. L’Homme qui tua Liberty Valance est une camera obscure devenue chambre d’écho du western fordien.
On remarquera pour finir que Ford met en scène cette autoréflexion cinématographique au sein du film lui-même, par le célèbre flashback enchâssé qui donne à voir une deuxième fois la scène du duel, selon le récit que Doniphon aurait fait à Stoddard, avec un changement d'angle de la caméra, aux multiples conséquences.





Conséquence sur le récit tout d’abord, dont il modifie la version des faits tenue jusque-là pour vraie par les protagonistes de l’histoire et par le spectateur : l’homme qui tua Liberty Valance ne serait pas Stoddard mais Doniphon.

Conséquence sur la représentation du rapport entre violence et loi ensuite : il redouble la transgression du déroulement du gunfight par Doniphon d’une transgression de sa représentation cinématographique. De même que Doniphon viole la règle tacite selon laquelle un duel se joue ouvertement et face à face, en abattant Valance à la dérobée depuis la ruelle où il s’est caché, Ford abandonne le conventionnel – pour ne pas dire cliché – champ contrechamp pour filmer la scène du point de vue extérieur donc subversif du tireur caché.

Conséquence métacinématographique enfin : Ford met en scène cette re – ré  – vision du duel en figurant le dispositif de projection d’une salle de cinéma.
Doniphon et Pompey, plongés dans l’obscurité au premier plan, sur les bords gauche et droit du cadre, sont comme les spectateurs d’une scène projetée sur un écran, qui montre le duel entre Stoddard et Valance, à l’arrière-plan et en pleine lumière. Dès lors, les deux images noires qui encadrent la scène semblent provoquées par les passages du corps de Doniphon devant le projecteur. Ainsi, pour prolonger la remarque de Jean-Louis Leutrat, qui relève la polysémie du verbe « to shoot » en anglais.

En savoir plus

Au sens premier, c’est l’action de tirer sur quelqu’un avec une arme à feu ; en un sens cinématographique, c’est l’action de tourner un film) (Jean-Louis Leutrat, L’Homme qui tua Liberty Valance, Paris, Nathan, collection « Synopsis », 1997, p. 103)

On peut considérer que The Man who shot Liberty Valance, c’est à la fois Ransom Stoddard, Tom Doniphon, et John Ford.
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