Le western occupe une place essentielle dans la très vaste et très variée filmographie de John Ford. C’est indéniablement par ce genre qu’il est venu au cinéma, lui consacrant les trente-deux premiers films qu’il met en scène pour les studios Universal à partir de The Tornado, en mars 1917.
En juillet 1914, John Martin Feeney, né en 1894 à Portland de parents irlandais, traverse l’Amérique d’Est en Ouest, en train, pour rejoindre son frère aîné Frank, qui gagne sa vie comme acteur et metteur en scène à Hollywood aux studios Universal, sous le nom de Francis Ford. John suit son exemple, à commencer par l’américanisation de son nom, suggérée par son premier bulletin de paie : Jack (diminutif courant de John par lequel il se faisait volontiers appeler) Ford est crédité à la réalisation de cinquante films avant de devenir, avec Cameo Kirby en 1923, John Ford.
Tout au long d’une carrière qui s’étend de 1917 à 1966, riche de 140 films allant de la comédie au drame, en passant par le film d’aventures ou de guerre, la biographie ou le documentaire, remportant quatre Oscars avec des films qui ne sont certes pas des westerns :
- Le Mouchard (The Informer, 1935),
- Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath, 1940),
- Qu’elle était verte ma vallée (How Green Was My Valley, 1941),
- L’homme tranquille (The Quiet Man, 1952))
Avant d’être le nom d’un genre cinématographique, l’adjectif western désigne l’espace mouvant de la frontière, qui se déplace au fur et à mesure que les pionniers avancent d’Est en Ouest, de l’Atlantique au Pacifique. Plus qu’un espace, c’est la dynamique de la Conquête de l’Ouest, par laquelle se joue la naissance de la nation américaine.
Au cinéma, c’est d’abord un adjectif associé à des genres préexistants, qui désigne la localisation géographique des intrigues (western drama, western comedy, western romance…) ; à partir du moment où on l’emploie pour qualifier la structure essentielle des films, celle de la frontière, l’adjectif est substantivé et nomme un nouveau genre cinématographique : le western.
Car bien plus qu’un lieu, bien plus que l’espace géographique où se situe l’action des pionniers, la frontière est l’épine dorsale de ces films : le genre apparaît lorsque « les films qui se passent dans l’Ouest deviennent des films de l’Ouest à l’orée des années 1910, quand ils commencent à structurer de façon plus récurrente leurs récits dans une opposition wilderness/civilization », écrit Raphaëlle Moine (Les Genres du cinéma, Paris, Nathan, 2002, 2ème édition, Paris, Armand Colin, collection « Cinéma », 2008, chap. 5, p. 135).
À mesure que les pionniers conquièrent le territoire américain, se joue sur la frontière la constitution d’une communauté politique, comprise comme une œuvre civilisatrice, une victoire sur la sauvagerie. Cette victoire se situe sur deux plans, que les westerns mettent en scène séparément ou de manière entremêlée :
- d’une part, cette communauté fonde son identité sur l’exclusion de l’autre, l’Indien, dont elle nie l’humanité en le rejetant dans la sauvagerie et en cherchant à l’anéantir ;
- d’autre part, elle se constitue en communauté politique par l’instauration du droit, en refoulant la brutalité de la violence.
Au règlement des conflits selon la seule logique des intérêts individuels (duel, vengeance, lynchage, règlement de comptes), doivent se substituer progressivement des relations organisées selon des règles valant pour tous – les lois – qui font régner la justice en établissant de façon impartiale ce que chacun mérite.
C’est principalement le rôle des marshals et des juges, face aux hors-la-loi (outlaws), personnages typiques voire « clichés » des westerns.
En savoir plus
Contrairement à ce que les traductions françaises laissent entendre, les films de Ford ne montrent pas de sheriffs mais presque uniquement des marshals, ou plus précisément des city marshals.
Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues donnent cette précision à la fois lexicale et juridique :
« La loi était organisée dans l'Ouest du XIXème siècle à trois niveaux (les Texas Rangers constituant un corps particulier) :
- la région (chaque région avait un federal marshal),
- le comté (chaque comté avait ordinairement un shérif)
- et la ville (où un city marshal, le moins payé des officiers de police, était garant de l'ordre public) » (Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues, Western(s), Paris, Klincksieck, collection « 50 questions », 2007, p. 33-34).
- Tout d’abord, on verra qu’ils prennent leur distance avec la tentation d’opposer frontalement violence et loi, en jouant avec les représentations des hors-la-loi et des marshals.
- Ensuite on analysera la manière dont, plus profondément, ils manifestent le rapport dialectique et complexe que la loi entretient avec la force.
- Enfin, on s’arrêtera sur L’Homme qui tua Liberty Valance, l’avant-dernier western de Ford sorti en 1962, qui récapitule et réfléchit tous ces enjeux de manière magistrale.
Section 1. Les westerns de Ford jouent avec l’opposition caricaturale entre violence et loi
§1. Les hors-la-loi caricaturés en brutes épaisses
Si Ford pousse parfois à l’extrême la représentation caricaturale des hors-la-loi, en les réduisant aux portraits simplistes de brutes épaisses, c’est sans doute pour en faire, aux yeux du spectateur, des figures repoussoirs qui exacerbent et donc révèlent le caractère réducteur d’une opposition manichéenne entre violence et loi.
De même, dans L’Homme qui tua Liberty Valance, les deux sbires de Liberty Valance (Lee Marvin) ne semblent là que pour figurer la force brute, Floyd (Strother Martin) ponctuant chaque acte de violence par un rire qu’on hésite à qualifier de sadique ou de benêt, et Reese (Lee Van Cleef), quasi mutique, capable tout de même d’assez de discernement pour empêcher son chef d’accomplir des meurtres devant témoins.
Le fouet, accessoire commun à Old Man Clanton, Uncle Shiloh et Liberty Valance, est à la fois l’instrument de la force nue et le symptôme de l’absence d’autorité.
ou claquant à travers le cadre,
il figure efficacement que lorsque la reconnaissance d’une légitimité fait défaut, la violence s’impose.
Utilisé par un père ou un oncle contre ses propres fils ou neveux, il témoigne aussi de la brutalité de leurs relations : le dressage remplace l’éducation.
Les Clanton, comme les Clegg, et comme la bande de Valance, sont également capables de tuer dans le dos ou par surprise, procédé qui relève lui aussi de l’immédiateté des rapports de force : on ne prend même pas la peine de tenter de placer l’agression à la limite de la légitime défense.
La première apparition de Liberty Valance le montre avec ses hommes, masqués et vêtus de grands manteaux, attaquant une diligence, agressant violemment une veuve et surtout, s’acharnant sur le jeune avocat Ransom Stoddard (James Stewart) et ses livres de droit, qui présentent à ses yeux le double travers de symboliser et la culture, et la loi.
§2. Des marshals défaillants, ridicules ou cyniques
Pour inviter le spectateur à prendre ses distances avec l’opposition frontale entre violence et loi, Ford ne s’arrête pas à cette caricature de hors-la-loi poussée à l’extrême ; il s’emploie également à faire vaciller les personnages de marshal en les montrant défaillants, ridicules ou cyniques.
Sa première apparition est accueillie, alors qu’il est encore hors champ et qu’on n’entend que sa voix éraillée, par un ironique :
Et la manière dont il disparaît par la porte de service de la cuisine, à côté de laquelle sa table était opportunément placée, dès qu’il entend la voix de Valance retentir depuis la salle de restaurant, est extrêmement comique.
Les trois bandits en chemin vers leur braquage s’esclaffent, le faisant soudainement apparaître dans le champ : il était en bras de chemise dans son jardin, à quatre pattes en train de planter des fleurs. Leurs rires redoublent lorsque sa femme (Mae Marsh) surgit en l’appelant par son surnom : « Perley ».
Les trois hommes (et le spectateur avec) sont à mille lieux de penser qu’il s’agit du marshal de la ville si bien que lorsqu’il enfile son ceinturon et son gilet, révélant son arme et son étoile, la surprise est totale.
Et dans Le Convoi des braves, le marshal de Crystal City (Cliff Lyons) est par deux fois victime des ruades d'un cheval que Sandy (Harry Carey Jr) commande en sifflant dans ses doigts, sous les rires des cow-boys et des pionniers.
La comparaison entre le film et le scénario écrit par Frank Nugent et Patrick Ford, le fils du réalisateur, révèle d'ailleurs que ce gag répété est une invention de tournage, ce dont Ford est très coutumier (Franck Nugent et Patrick Ford, Wagon Master, New York, Ungar, RKO Classic Screenplays, 1978).
Il n’hésite pas non plus à fragiliser la fonction du représentant de la loi en soulignant le peu de vocation voire le cynisme de ceux qui l’endossent.
- Dans Trois sublimes canailles, le sheriff Layne Hunter (Lou Tellegen) est un proxénète, qui oblige sa « fiancée » à se prostituer, pour finalement s’en débarrasser en la cédant à un autre.
- Au début de La Poursuite infernale, le marshal et ses adjoints démissionnent et avouent sans honte qu’ils ne sont pas assez payés pour prendre le risque d’affronter l’Indien ivre qui tire des coups de feu dans Tombstone.
- Dans Les deux Cavaliers, Guthrie McCabe (James Stewart) est un marshal désabusé et vénal, qui ne se fait aucune illusion sur sa fonction et l’outrepasse même, en exerçant une sorte de racket sur ses concitoyens. Il constate, lorsqu’il revient en ville après une absence prolongée, que son adjoint, qui semblait pourtant assez idiot, a littéralement pris sa place : la mise en scène le place dans la même position que son prédécesseur au début du film (assis sous une véranda, les jambes appuyées sur un poteau et le dos renversé, la chaise en équilibre sur les deux pieds arrière).5. Les Deux Cavaliers (Two Rode Together, 1960)6. Les Deux Cavaliers (Two Rode Together, 1960)
Ford en profitant pour redoubler ainsi un clin d’œil à La Poursuite infernale puisqu’il s’agit de la position favorite du Wyatt Earp incarné par Henry Fonda.
7. La Poursuite infernale (My Darling Clementine, 1946)
- Il poursuit l’autocitation – voire l’autoparodie – trois ans plus tard dans Les Cheyennes, en donnant à James Stewart le rôle de Earp, qui joue au poker avec Doc Holliday (Arthur Kennedy) à Dodge City : refusant de céder à la panique du maire (Judson Pratt) qui lui demande de protéger la ville d’une attaque imminente d’Indiens qui n’existe que dans l’imagination des journalistes, son intervention en tant qu’homme de loi se limitera à opérer sur le bar un cow-boy raciste et provocateur qu’il n’a réussi à calmer qu’en lui tirant une balle dans le pied.