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Introduction à la science politique

Qu'est-ce que la démocratie ? - La démocratie des Anciens




Le régime politique est un concept qui articule d’un côté, le mode d’organisation du pouvoir et d’un autre côté, son mode d’exercice. Il ne s’intéresse donc pas seulement aux règles relatives au pouvoir politique mais aussi aux hommes, à leurs pratiques.

Par exemple, un régime politique sera traditionnellement défini par le nombre de détenteurs du pouvoir (un, quelques-uns et tous) et par la manière dont ce pouvoir est exercé (conformément à des lois ou de manière arbitraire). Le gouvernement d’un seul sera par exemple décliné en monarchie et en tyrannie. Une autre de manière d’exprimer cette idée est de souligner qu’un régime politique désigne la forme politique de gouvernement. Le régime politique s’intéresse donc, par-delà le système institutionnel, à la relation de ce dernier avec le système partisan et avec la société civile (l’opinion publique et ses relais). Par rapport à la notion de système politique, le régime politique implique la prise en compte de la dimension d’exercice du pouvoir et une moindre attention à la dimension d’organisation. Voir Les classifications des régimes.

La démocratie est une mise en forme particulière de la distinction gouvernants/gouvernés puisqu’elle fait reposer l’un sur l’autre. Avant cela, c’est-à-dire dans les régimes politiques anciens non-démocratiques, les gouvernés semblent être en relation avec les gouvernants de deux manières : d’abord, d’une manière occasionnelle à travers des assemblées informelles formulant des avis qui n’ont aucune valeur juridique comme dans la société homérique de la Grèce archaïque ; ensuite, d’une manière plus permanente à travers des groupes d’intérêt plus ou moins institués comme dans l’Empire d’Alexandre ou des clientèles comme à Rome. Mais c’est seulement en démocratie qu’un lien politique et juridique est institué entre ces deux « mondes ».

La démocratie est à la fois un mot, un idéal, un système c’est-à-dire un ensemble de pratiques organisées. Ces trois éléments constitutifs ont chacun leur propre histoire que nous tenterons ici d’explorer brièvement.

Section 1 : La démocratie comme mot


Le mot « démocratie » ne s’est imposé que très difficilement et très récemment. Certes, durant l’antiquité grecque, le mot devient courant et important mais il disparaît par la suite. Il ne ressurgit qu’au cours du XIXe siècle et fait l’objet d’un consensus universel seulement après 1945.

La formation du mot « dèmokratia » est originale. Le plus souvent, les Grecs désignaient un régime politique en spécifiant le nombre de ceux qui exercent le pouvoir. Ainsi, ils créèrent le mot « monarchie » qui signifie un seul (mon) à la tête (archie). De même, « l’oligarchie » signifie quelques-uns (olig) à la tête (archie). Logiquement, si les Grecs avaient voulu évoquer l’idée que tous gouvernent c’est-à-dire que le peuple exerce le pouvoir, ils auraient parlé de « dém-archie ». Ce n’est pourtant pas le mot qu’ils choisirent et cela ne saurait être un hasard.

Il faut donc s’interroger sur les raisons de cette association originale entre peuple (démos) et pouvoir (kratein). Tout d’abord, la démocratie n’est pas l’équivalent de la « démarchie » ce qui signifie que, dans la démocratie, le peuple n’est pas nécessairement gouvernant. En d’autres termes, la démocratie n’est pas le gouvernement du peuple puisqu’il n’est pas à la tête. D’ailleurs, les critiques antiques de la démocratie, dont l’école de Platon, soulignèrent constamment l’absence réelle de gouvernant dans ce régime. Pour eux, la démocratie laisse planer une incertitude sur « qui gouverne » ; elle ne désigne personne clairement comme étant gouvernant (à la tête) ; elle est donc dénoncée comme un régime qui n’a pas de tête, d’ordre c’est-à-dire comme une « an-archie » [De Romilly, 1986, 119-120]. Ensuite, si la démocratie n’est pas le pouvoir du peuple, elle peut en revanche désigner le pouvoir par le peuple et même le pouvoir pour le peuple. En d’autres termes, le peuple est la notion ou l’instance qui peut légitimer l’action du pouvoir. Deux cas de figure se présentent à nous : soit, l’action du pouvoir est légitime parce qu’elle vise l’intérêt de tous c’est-à-dire l’intérêt collectif de la cité ; ici, le peuple est la finalité ; soit, l’action du pouvoir est légitime parce que le peuple participe sous une forme ou une autre au processus de décision. Au total, le peuple est moins le gouvernant qu’il n’est le principe, la condition du pouvoir.

La première trace écrite du mot « dèmokratia » remonte au milieu du Ve siècle avant J-C lorsque Hérodote déclare que Clisthène « a établi chez les Athéniens les tribus et la démocratie » [Hérodote, Histoires, VI, 131.1]. Désormais, on considère que le mot fut d’usage courant dès le début du Ve siècle avant J-C et qu’il avait un sens très positif ou valorisant. Par exemple, l’Assemblée athénienne décida en 411 d’« enquêter sur les lois des ancêtres établies par Clisthène quand il institua la dèmokratia »[Aristote, Constitution d’Athènes, 29.3]. L’année suivante, une loi prévoit qu’attenter à la dèmokratia fait encourir une mise hors la loi. Globalement, une importante tradition intellectuelle favorable à la démocratie émergea en Grèce. L’histoire l’a pourtant souvent passé sous silence.

Les preuves d’un emploi très valorisant du mot « démocratie » sont nombreuses et de natures très diverses. Quelques exemples permettront d’illustrer ce point.

Ex.Les tragédies : vers 422, Euripide reprit le thème déjà traité par Eschyle des Suppliantes (Hikétides). Cette pièce présente le roi mythique d’Athènes Thésée comme le défenseur du gouvernement démocratique face au messager du tyran de Thèbes (Créon) qui demandait l’extradition des femmes venues d’Argos lesquelles s’étaient exilées à Athènes après la victoire de Polynice sur Adraste. Thésée s’enorgueillit de ce que « cette ville n’est pas au pouvoir d’un seul : elle est libre ; le peuple y règne, tour à tour et tous les citoyens, magistrats annuels, administrent l’État. Nul privilège à la fortune car le pauvre et le riche ont des droits égaux dans ce pays » (Euripide, Les Suppliantes, 403-408. Le thème de l’accueil des faibles, pauvres et exilés comme symbole de la démocratie avait déjà été traité par Euripide dans Les Héraclides).

Ex.Les écrits historiques : Dans ses Histoires, Hérodote défend vigoureusement la démocratie ; de manière anachronique, il rapporte un prétendu débat qui se serait déroulé en 522 entre les sept conjurés perses [Hérodote, Histoires, III, 80-83]. Otanès y défend la démocratie présentée comme un gouvernement où la multitude est souveraine et où règne l’isonomie. Megabyse défend, quant à lui, l’aristocratie tandis que Darius soutient la monarchie. Ce dernier emporte les voix des quatre derniers conjurés et deviendra roi mais Otanès fera valoir sa liberté pour se retirer de la cité. Hérodote l’approuve et marque sa préférence pour la démocratie. Plus loin, il aborde la politique intérieure athénienne et déclare : « On constate toujours et partout que l’égalité entre les citoyens est un avantage précieux : soumis à des tyrans, les Athéniens ne valaient pas mieux à la guerre que leurs voisins, mais libérés de la tyrannie, leur supériorité fut éclatante. On voit bien par là que dans la servitude, ils refusèrent de manifester leur valeur, puisqu’ils peinaient pour un maître, tandis que, libres, chacun trouvait son propre intérêt à accomplir sa tâche avec zèle » [Hérodote, Histoires, V, 78].


Ex.Les discours : 150 discours nous sont parvenus qui s’étalent entre 419 et 322 date de l’abolition de la démocratie. Chacun sait, en effet, que le pouvoir politique reposait sur l’approbation des citoyens. A ce titre, l’éloquence devint une nécessité et conduisit à l’apparition d’un genre littéraire nouveau - la rhétorique - au Ve siècle dans les deux démocraties que furent Athènes et Syracuse. Il s’agit soit des discours politiques prononcés à l’Assemblée ou au Conseil (discours parénétiques) soit, de ceux judiciaires ou de ceux circonstanciels - comme l’oraison funèbre de Périclès. Tous ces discours font l’apologie de la démocratie le plus souvent après avoir critiqué tel ou tel de ses aspects. Surtout, ils nous renseignent sur la dévotion des Athéniens à l’égard de la démocratie. Par exemple, un discours d’Antiphon daté de 420 avant J-C signale que le Conseil des Cinq Cents commençait chaque réunion par un sacrifice pour la Dèmokratia.


Malgré ses nombreuses preuves d’une ferveur certaine pour la démocratie, l’histoire a surtout retenu les réticences des penseurs grecs.

Dans le camp hostile à la démocratie, on trouve de nombreux intellectuels et notamment les philosophes. Leurs écrits, dont une bonne partie nous est parvenue, influencèrent durablement notre perception de la démocratie grecque.

  • Une vieille tradition intellectuelle d’hostilité à la démocratie

Elle s’est installée très tôt dans l’antiquité grecque. C’est ainsi que dès les premières années de la guerre du Péloponnèse (donc vers 430), un anonyme écrivit un pamphlet analysant la démocratie comme le double produit résultant d’une vision perverse de l’humanité et d’une conception erronée de la société. L’argument central était déjà que la démocratie n’est pas le gouvernement du peuple tout entier mais seulement le gouvernement des pauvres. Pour cette raison, les historiens de l’antiquité l’ont dénommé le « traité du Vieil Oligarque » (L’ouvrage fut longtemps attribué à tort à Xénophon car il nous fut transmis avec ses écrits. Il a été publié, sous la forme plus éclairante d’un dialogue par Luciano Canfora, La démocratie comme violence, Paris, Ed. Desjonquères, 1989). De la même manière, les sophistes furent, selon l’historiographie, des défenseurs de l’oligarchie à l’exception notable de Protagoras [de Romilly, 1989, 247-269]. Ce fait est notamment attesté pour Thrasymaque qui écrivit vers 411 un traité sur la « constitution des ancêtres » critiquant l’influence des jeunes et faisant l’apologie des mythiques « pères d’Athènes » âgés et expérimentés (Ce texte est perdu. La première page est cependant citée par Denys d’Halicarnasse (Ier siècle après J-C) comme un exemple d’éloquence appréciée par les anciens au sein d’un essai sur Démosthène). Au siècle suivant, un essayiste comme Isocrate opère une critique morale de la démocratie du même type en se référant lui aussi à la mythique démocratie de l’âge d’or, une « démocratie des ancêtres ».

Rq.Cette référence équivoque à la « démocratie des ancêtres » (patrios dèmokratia) a pu conduire certains interprètes à le considérer comme un démocrate réformateur mais le fond de son discours est nettement oligarchique. Ainsi Jacqueline de Romilly range-t-elle constamment Isocrate dans cette catégorie des démocrates réformateurs. Elle écrit notamment : « Isocrate, en évoquant la belle démocratie d’autrefois, nous engage sur la voie des réformes ; et son action implique le choix d’un régime qui n’est plus tout à fait la démocratie égalitaire et absolue de la fin du Vème siècle » in Jacqueline de Romilly, Problèmes de la démocratie grecque, Paris, Hermann, coll. “Agora”, 1986, p 84. Le problème est que le seul traité d’Isocrate sur la politique intérieure - l’Aéropagitique - date de 357. Isocrate critique le présent et celui-ci n’est nullement le socialisme d’État de Périclès ou les excès de la démocratie radicale de ses successeurs mais bien la démocratie très réformée de Démosthène. En ce sens, Morgen Hansen a raison de voir en lui un défenseur de l’ordre solonien largement oligarchique.



Il évoque les Anciens comme ceux qui « instituèrent la démocratie, non pas celle qui décrète à l’aventure et tient la licence pour la liberté, la possibilité de faire ce que l’on veut pour le bonheur, mais celle au contraire, qui condamne de telles pratiques et fait appel aux meilleurs » (Isocrate, Panathénaïque, 12. 131). De la même manière, Isocrate dénonce, dans l’Aéropagitique, la politeia « qui encourage les citoyens à identifier insolence et démocratie, mépris de la loi et liberté, licence verbale et égalité, droit d’agir comme il vous plaît et bonheur » et déclare plus loin : « Je trouve que la seule chose qui permettrait d’écarter les périls à venir et de nous délivrer des maux présents [ceux de la démocratie de Démosthène] serait d’accepter le rétablissement de la démocratie d’autrefois, dont Solon le meilleur ami du peuple a fixé les lois » (Isocrate, L’Aéropagitique, 7. 20 et 16).

  • Platon
Ce fut pourtant Platon qui donna toute son ampleur à cette tradition d’hostilité à la démocratie.

Dans le livre VIII de La République, il expose sa théorie de la dégénérescence des constitutions. Si la cité parfaite est celle où la raison gouverne l’homme et l’État, les cités imparfaites sont celles où la raison est supplantée par un vice. Dans la hiérarchie de la corruption des régimes, la timocratie occupe la place la plus enviable car elle n’est que le gouvernement de l’honneur ou encore de l’ambition. La régression se poursuit avec l’oligarchie, cité de l’argent et de la recherche éperdue de la richesse. L’avarice y est la passion dominante conduisant à la concentration de la richesse et à l’appauvrissement d’une partie des citoyens. Ce n’est qu’à ce moment qu’apparaît la démocratie sous le coup d’une révolution menée par les déchus, ces « frelons » dont la rancœur les a armés d’un dard et qui regroupent l’oligarque appauvri, le politicien qui cherche fortune par la politique, le démagogue et le fils de l’oligarque émancipé de la tutelle de son père (« Et voilà, ce me semble, établis dans les cités des gens pourvus d’aiguillons et bien armés, les uns accablés de dettes, les autres d’infamie, les autres des deux à la fois : pleins de haine pour ceux qui ont acquis leurs biens, ils complotent contre eux et contre le reste des citoyens et désirent vivement une révolution » in Platon, La République, VIII 556a, Garnier-Flammarion, p 315. Platon reprend ici l’argument du Vieil Oligarque en soulignant combien la démocratie ne représente pas le peuple en entier ni même le menu peuple comme les cultivateurs et les artisans qui, eux, s’intègrent à la cité juste).

« A mon avis », écrit Platon, « la démocratie apparaît lorsque les pauvres, ayant remporté la victoire sur les riches, massacrent les uns, bannissent les autres et partagent également avec ceux qui restent le gouvernement et les charges publiques » [Platon, La République, VIII, 557b, Garnier-Flammarion, 315].

En d’autres termes, la démocratie se caractérise d’abord par un goût excessif pour la liberté qui se trouve ainsi commuée en licence. Cette dernière engendre un affaissement du règne des lois sous le coup d’une tolérance excessive généralisée. Pire encore, elle conduit à un renversement de l’ordre moral : à la recherche de la vertu se substitue une quête insatiable du plaisir. Il en résulte une sorte d’inversion de l’ordre social : les maîtres craignent les élèves qui les moquent ; les vieux veulent plaire aux jeunes et même les animaux comme les ânes prennent la liberté de heurter les passants dans les rues.

Voilà pourquoi Platon conclut que la démocratie est « un gouvernement agréable, anarchique et bigarré, qui dispense une sorte d’égalité aussi bien à ce qui est inégal qu’à ce qui est égal ». Elle est le fruit de la démagogie qui est son vice premier. De là découle sa propension à l’anarchie qui la fait déboucher sur la tyrannie, gouvernement de la vanité et du crime.

Mais la critique platonicienne de la démocratie ne se borne pas au magistral livre VIII de La République. Dans une œuvre plus ancienne comme le Gorgias, Platon dénonce frontalement l’habileté du rhéteur devant les assemblées populaires [Platon, La République, VIII 558b, Garnier-Flammarion, 318] et dénie le symbole de la démocratie qu’est « Périclès [qui] a rendu les Athéniens paresseux, lâches, bavards, et avides d’argent, en établissant le premier un salaire pour les fonctions publiques » (Platon, Gorgias, 515e ; Caliclès rétorque à Socrate qu’il est un « laconisant aux oreilles cassées » c’est-à-dire un tenant de l’oligarchie comme à Sparte [Lacédémone] lesquels pratiquaient la boxe. A la fin du dialogue, après avoir dénigré les hommes d’État athéniens, Socrate dira : « Je crois que je suis un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s’attache au véritable art politique et qu’il n’y a que moi qui le pratique aujourd’hui » (522a)).

Dans ses œuvres de vieillesse, le jugement de Platon demeure critique mais semble plus mesuré : dans Les Lois, la démocratie apparaît comme un élément nécessaire au sein de la constitution mixte puisqu’il faut marier sagesse et liberté mais elle ne saurait nullement être un idéal. Cette idée se trouve expliciter dans Le Politique dans la mesure où la démocratie apparaît comme le moins bon régime ordonné et le meilleur régime corrompu.

Reste à savoir quelle tradition l’emportait dans l’opinion publique de l’époque.

L’usage mélioratif à Athènes : Sur ce terrain, il faut d’abord considérer que les partisans de la démocratie s’adressaient à un tout autre public que ses détracteurs. Platon, Aristote et Isocrate écrivaient pour un petit groupe de disciples ou d’intellectuels, tous plus ou moins admirateurs de Sparte ce qui amena Démosthène à souligner ironiquement qu’« à Athènes, il est permis de louer le système politique de Sparte et de dénigrer le sien propre tandis qu’à Sparte, nul ne peut louer aucun autre système que celui de Sparte » [Hansen, 1993, 49]. En revanche, les dramaturges et les hommes politiques écrivaient pour l’ensemble du public. C’est donc bien le sens valorisant qui domina au moins jusqu’à la fin du IVe siècle avant J-C.

La disparition du mot sous l’Empire : Le mot « démocratie » resta durablement attaché à la forme des micro-États que furent les cités. Or, dès la fin du IVe siècle avant J-C, la réalité politique dominante changea totalement ; les cités autonomes disparurent et furent supplantées par l’Empire qui les absorba. Ce fut d’abord l’Empire d’Alexandre le Grand dans un contexte où la culture grecque dominait encore largement le monde méditerranéen (l’hellénisme). Mais bientôt, la domination romaine s’amorça engendrant une perte d’influence de la culture grecque ; le vocabulaire politique s’en trouva changé et le mot « démocratie » disparut presque totalement.

Le mot « démocratie » resta durablement attaché à la forme des micro-États que furent les cités. Or, dès la fin du IVe siècle avant J-C, la réalité politique dominante changea totalement ; les cités autonomes disparurent et furent supplantées par l’Empire qui les absorba. Ce fut d’abord l’Empire d’Alexandre le Grand dans un contexte où la culture grecque dominait encore largement le monde méditerranéen (l’hellénisme). Mais bientôt, la domination romaine s’amorça engendrant une perte d’influence de la culture grecque ; le vocabulaire politique s’en trouva changé.

La distanciation romaine : « Rome n’a jamais passé pour une démocratie » affirme sans ambages l’historien républicain Claude Nicolet [Nicolet, 1976, 82]. Le mot y existait-il seulement ? Rappelons d’abord que les Romains ne se dotèrent pas d’une terminologie calquée sur le grec. De ce fait, le terme fut en lui-même d’un usage très rare.

La République romaine : A vrai dire, le mot n’apparaît que sous la plume des historiens de culture grecque de la période républicaine (Dans un seul cas, le terme est employé pour caractériser une réalité politique romaine. Diodore de Sicile dans sa Bibliothèque historique (34/35, 25, 1) déclare que le second frère Gracque - Caius Gracchus - souhaitait « détruire l’aristocratie et d’instaurer la démocratie ». Le propos est confirmé par Plutarque dans son portrait de Caius Gracchus (5, 4). Dans une étude sur ce texte, Mouza Raskolnikoff conclut que le seul bénéfice de ce texte est d’éclairer la vision aristocratique et anti-gracquienne des historiens romains comme Diodore. Cf. Mouza Raskolnikoff, « Philosophie et démocratie à Rome à la fin de la république : dêmokratia et libertas » in Cahiers de philosophie politique et juridique, 1982, n° 2, pp 21-31). Il est de manière quasi exclusive employé dans un sens péjoratif. Ainsi Cicéron écrit-il : « Si c’est le peuple qui a le pouvoir et que sa volonté décide de tout, on dira que c’est là un régime de liberté alors qu’en réalité c’est la licence » (Cicéron, De la république, Paris, Garnier-Flammarion, livre III, 13, p 84. Plus loin, Cicéron prête le propos suivant à Lélius : « Il n’y a pas d’État dont j’hésiterai moins à dire que ce n’est pas une république précisément que celui où la multitude a tous les pouvoirs » (ibid, III, 33) ce à quoi Scipion répond : « Je conviens que des trois formes [de gouvernement], c’est la moins digne d’approbation » (ibid, III, 35)). Comme chez les classiques grecs, l’analyse de Cicéron reprend la typologie monarchie, aristocratie, démocratie en distinguant la forme correcte de la forme déviée. Pour lui, la démocratie se caractérise par le règne de la licencia.

L’Empire romain : Chez les historiens de l’Empire, le terme démocratie a un contenu beaucoup plus flou. La démocratie se confond alors avec les gouvernements républicains et s’oppose au gouvernement d’un seul qu’incarne l’Empire. Si le mot continue de jouer un rôle de repoussoir, c’est en revanche pour des raisons bien différentes de celles avancées par les historiens républicains. La démocratie est alors dénoncée, par exemple chez Dion Cassius, comme un pur idéal irréalisable et inadéquat pour une structure comme l’empire (Par exemple, « une cité qui est d’une telle importance et qui exerce sa domination sur la plus belle et la plus grande partie du monde connu, à qui appartiennent des hommes de mœurs multiples et diverses (…), une telle cité est dans l’incapacité de vivre avec modération dans une démocratie, et encore plus dans l’incapacité de faire régner l’harmonie là où la modération est absente » (Dion Cassius, 44, 2, 4) cité in Mouza Raskolnikoff, « Philosophie et démocratie à Rome à la fin de la république : dêmokratia et libertas » in Cahiers de philosophie politique et juridique, 1982, n° 2, p 31). Elle est une pure construction morale. Notons, in fine, qu’à partir du IVe siècle ap. J-C., une transposition littérale du grec au latin est effectuée ; grâce à cela, la pérennité du mot sera assurée en ce qu’il sera récupéré par les langues vernaculaires de l’occident moderne.

La disparition médiévale : Si la réalité politique romaine tant dans sa version républicaine qu’impériale avait déjà largement congédié le terme de démocratie de l’univers politique, le Moyen-Age accomplit un pas supplémentaire en l’éliminant également du discours théorique. La raison essentielle doit être recherchée dans la mutation complète des modes de raisonnement. En effet, là où la philosophie jouait le rôle d’introduction à la réflexion politique chez les classiques de l’antiquité, se substitua la théologie voire l’écclésiologie. Les sources de la pensée reflètent ce bouleversement : tandis que La République de Platon, La République de Cicéron et surtout La Politique d’Aristote sont perdues, les références dominantes deviennent l’Ancien et le Nouveau Testament, le Corpus juris civilis de Justinien et les écrits patristiques (Ambroise, Augustin, Grégoire). L’œuvre de Saint Augustin est sur ce terrain emblématique ; il polémique contre Rome en essayant de dédouaner le christianisme de son rôle dans la chute de l’Empire. Pour cela, il prend ses distances avec la culture antique païenne. La cité politique vertueuse ne peut être que céleste tandis que la cité terrestre est jugée nécessairement injuste ; elle n’est qu’un « repaire de voleurs ». La politique est donc nettement dévalorisée ; la question de la démocratie est donc complètement congédiée.

La résurgence du mot démocratie : cette résurgence est d’abord due à la civilisation arabe alors en plein développement laquelle va engendrer, en Europe, une « renaissance » à la fin du Moyen-âge.

  • L’apport de la civilisation arabe : hors de l’occident chrétien, la culture grecque a pu cependant être préservée et donner de nouveaux développements sur la démocratie. C’est notamment le cas avec Alfarabi qui, au début du Xe siècle, tenta de concilier la pensée antique classique avec l’islam (L’œuvre d’Alfarabi n’est pas traduite en français. Sa pensée politique a cependant été exposée par son traducteur anglais Muhsin Mahdi, La fondation de la philosophie politique en Islam. La cité vertueuse d’Alfarabi, Paris, Flammarion, 2000. Pour un résumé, voir aussi son article « Alfarabi » in Joseph Cropsey, Leo Strauss (dir.), Histoire de la philosophie politique, Paris, PUF, coll. “Léviathan”, 1994, pp 223-245). A l’instar de Platon dans Les Lois et d’Aristote, il dégagea un régime vertueux qui était une forme mixte avec à sa tête un philosophe prophète. A ce régime, il en opposait six autres tous partiels et déviants. L’originalité d’Alfarabi est de souligner que la démocratie est à la fois le gouvernement qui contient le plus de bonnes choses et celui qui recèle le plus de défauts. La raison est qu’il supporte une pluralité de fins ce qui lui confère son caractère bigarré souligné par Platon. Le philosophe est notamment sensible à la possibilité de voir s’épanouir les arts, les sciences et surtout la philosophie dans ce type de régime. Par ce type de réflexions, Alfarabi préfigure l’évolution ultérieure de la pensée occidentale. En effet, son œuvre souligne l’étroitesse du lien entre la présence des antiques - surtout Aristote - et le questionnement sur la démocratie. Or ce lien rompu à la fin de l’Empire romain est reconstitué à la fin du XIIe et au XIIIe siècles ouvrant une nouvelle ère de la pensée politique qualifiée parfois de « proto-Renaissance ».
  • Le Moyen-Age tardif : Le point de départ de ce renversement fut précisément la réintroduction d’Aristote et notamment la traduction en latin de l’Éthique à Nicomaque et des Politiques par Guillaume de Moerbecke vers 1260 (Rappelons à cette occasion le rôle essentiel que jouèrent les cultures juive et arabe dans ce processus et notamment les œuvres d’Alfarabi, de Moïse Maïmonide, d’Avicenne (Ibn Sina), d’Averroès (Ibn Rushd). Une des grandes originalités de cette réception fut que la lecture de ces auteurs par les médiévaux fut l’occasion de la redécouverte d’Aristote et non de Platon alors que ce dernier était de loin l’auteur prépondérant dans ces œuvres. L’édition des Politiques par le dominicain Guillaume de Moerbecke joua un rôle essentiel ne serait-ce que parce que Thomas d’Aquin opéra son commentaire sur elle). Or « la redécouverte de la pensée politique aristotélicienne injecta le concept de citoyenneté participative » dans la réflexion et cela à plusieurs niveaux (J-P. Canning, « Politique : institutions et conceptions » in James Henderson Burns (dir.), Histoire de la pensée politique médiévale, Paris, PUF, coll. “Léviathan”, 1993, p. 344). Au plan juridique d’abord, l’école civiliste italienne des commentateurs du droit romain justifia la souveraineté des cités-républiques indépendantes par le consentement populaire (Bartolus de Sassoferrato (1313-1357) et Baldus de Ubaldis (1327-1400) furent tous deux professeurs de droit à Pérouse et furent les juristes les plus connus en Europe au XIVe siècle). A l’intérieur de l’Église, le mouvement conciliaire (1378-1450) contesta le pouvoir de la hiérarchie en faisant valoir la nécessité de la communauté des chrétiens. Ce mouvement sera prolongé par l’œuvre de Marsile de Padoue dans son Défenseur de la paix qui, à partir de la théorie de la souveraineté populaire d’Aristote, va faire reposer l’autorité du pape sur le consentement des chrétiens. Enfin, au plan politique, l’idée de gouvernement populaire est fut développée par « l’humanisme civique » florentin qui prit son essor à la fin du XIIIe siècle (Quentin Skinner, Les fondations de la pensée politique moderne, Paris, PUF, coll. “Léviathan”, tome 1 - La Renaissance, chapitres II et IV). Mais ce fut sur le plan philosophique que cette inflexion s’avéra la plus porteuse. Du coup, la réflexion sur les régimes politiques incorporant le débat sur la démocratie redevient un exercice académique. On en trouve un exemple dans l’œuvre du grand philosophe que fut Saint Thomas d’Aquin au XIIIe siècle (Thomas d’Aquin reprend la doctrine du gouvernement mixte avec une inflexion personnelle en faveur de la monarchie mais il l’érige en modèle biblique puisque le gouvernement ancien d’Israël est réinterprété par lui comme intégrant tout à la fois une composante monarchique avec Moïse et ses successeurs, une composante aristocratique avec le conseil des 72 anciens et une composante démocratique puisque ces derniers étaient élus par le peuple (Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia-IIae, question 105, a1 et aussi De Regno, I, 6. 42). De plus, Thomas d’Aquin s’approprie la formule de Saint Paul mais en insistant sur le second terme : « omnis potestas a Deo sed per populum » (Tout pouvoir vient de Dieu mais par le peuple). C’est sur cette base que Jacques Maritain pu écrire : « c’est la philosophie de Saint Thomas qui a été la première philosophie authentique de la démocratie » (Jacques Maritain, Principes d’une politique humaniste, Paris, Hartmann, 1945, p 41)).

Sy.Au total, le mot a ressurgi à la fin du Moyen-âge mais dans les cercles très restreints des spécialistes de philosophie politique qui ont lu Aristote. Le sens du mot est encore flou ; l’expérience de la République romaine domine largement celle de la démocratie athénienne. En fait, le mot démocratie traduit la recherche d’un gouvernement mixte incorporant une forme de participation populaire. Cette recherche est aussi celle qui dominera les premiers siècles des Temps modernes.

Section 2 : La démocratie comme idéal


Plus qu’un aménagement institutionnel particulier, la démocratie est d’abord un horizon de sens c’est-à-dire un ensemble de valeurs ordonnant et esquissant un modèle de société. De là vient son fort pouvoir d’attraction. Encore faut-il noter que le contenu de cet idéal n’est pas toujours aisé à cerner et que la valeur qu’on lui prête a toujours fait débat.

  • La liberté
Dans son Oraison funèbre, Périclès fait l’éloge de la démocratie athénienne. Il rappelle que « nous pratiquons la liberté, non seulement dans notre conduite politique mais pour tout ce qui est (…) dans la vie quotidienne ». Aristote rappelle lui d’une manière encore plus catégorique que « le principe fondamental du régime démocratique est la liberté… c’est là, dit-on, le but de toute démocratie. Une des marques de la liberté, c’est d’être tour à tour gouverné et gouvernant. (…) Un autre signe de la liberté est de mener sa vie comme on veut ». Sous cet angle, il est clair que l’idéal premier de la démocratie est la liberté (éleuthéria) mais ce concept a trois sens différents dont l’un seulement se rattache à la démocratie :

La liberté sociale : ici, le fait d’être libre se définissait par opposition au fait d’être esclave. Cette idée existait dans toutes les cités grecques qu’elles soient démocratiques ou non. Elle valait pour les citoyens comme pour les étrangers.

La liberté de la polis : ici, elle désignait le fait que la cité n’était pas dominée par une autre. Cette idée valait aussi dans les oligarchies et elle était même un slogan de ralliement des cités grecques contre les barbares. Mais elle diffère radicalement de la cité dans la polis qui était, elle, politique.

- La liberté constitutionnelle : elle était le propre de la démocratie et était rejetée comme un idéal erroné par les défenseurs de l’oligarchie ou de la monarchie. Cette liberté avait deux versants énoncés par Aristote :

  • La liberté de participation politique : elle ne concernait que les citoyens et ne valait que dans l’espace public.
  • La liberté personnelle : l’idée de vivre comme on veut et de dire, en privé, ses convictions valait pour les citoyens mais aussi pour les métèques et même parfois pour les esclaves. Cette liberté valait dans l’espace privé qui était très large : le travail, l’éducation, la vie familiale, les affaires, les activités religieuses.
  • L’égalité
Si les Athéniens possédaient un concept unifié et structuré de liberté, en revanche, il n’en avait pas pour l’égalité. En réalité, ils avaient un ensemble de mots formés à partir de la racine isos. Ainsi l’égalité des droits politiques (isonomia), l’égalité de parole devant les assemblées (iségoria), l’égalité par la naissance (isogonia), l’égalité de pouvoirs (isokratia). Plusieurs remarques sur la notion d’égalité s’imposent :

- Une égalité purement politique : la notion d’égalité ne s’imposait que dans l’espace politique entre les citoyens. Elle n’avait aucune existence dans l’ordre social ou économique. L’égalité était réservée à ceux qui étaient « maîtres de maison » c’est-à-dire qui possédaient une maison, une femme, des esclaves. Au plus fort de la démocratie, Athènes comptait 40 000 citoyens sur une population de 400 000 habitants excluant ainsi les femmes, les esclaves, les métèques.

- Une égalité des chances : pour les Athéniens, l’égalité n’a jamais signifié une égalité de nature entre les humains. Pour eux, les hommes naissaient naturellement inégaux et c’est pourquoi l’idée d’une égalité des droits demeurait impensable. Cette égalité des droits politiques (isonomia) qui reste assez descriptive n’était pas la valeur centrale de la démocratie. Elle est très rarement attestée (une fois dans le débat fictif d’Hérodote). En revanche, la valeur centrale de la démocratie était l’égalité de parole dans les assemblées (isègoria). Il s’agit d’une égalité des chances, d’une égalité de possibilités. Les Athéniens n’espéraient pas que tous les citoyens prennent effectivement la parole mais ils offraient la possibilité à tous ceux qui désiraient exercer des droits politiques. Pourtant il y eut souvent une confusion sur ce point en raison des philosophes hostiles à la démocratie. Ceux-ci comme Platon reprochaient à la démocratie d’imposer une égalité de nature en « distribuant l’égalité aussi bien à ce qui est égale qu’à ce qui est inégal ». Mais c’était là seulement un contre-argument visant à discréditer la démocratie.

- L’égalité devant la loi : les Athéniens n’avaient pas de mot spécifique pour elle mais elle faisait partie des éléments centraux de la démocratie. Les démocrates se vantaient de traiter également les riches et les pauvres c’est-à-dire que la loi, les jurés, les magistrats ne faisaient pas de différence de traitement entre les citoyens.

On les trouve essentiellement chez Aristote dont le cas est passablement compliqué. Il ne fut sans doute pas très favorable à la démocratie et évoluait dans un milieu (l’école de Platon) où l’hostilité à la démocratie était grande. Malgré tout, il tente par moment de réaliser une étude profonde de la démocratie ce qui le conduit à produire des arguments philosophiques en sa faveur.

Ainsi dans le célèbre chapitre 11 du livre III de La Politique, Aristote défend l’idée d’une souveraineté populaire en s’appuyant sur une foule d’arguments pratiques : c’est ainsi que la démocratie est caractérisée tour à tour comme le régime le plus stable, le plus équilibré socialement, le moins corruptible [Aristote, Les Politiques, V, 1, 1302 a 9 ; V, 7, 1307 a 17 et III, 15, 1286 a 31-35]…

Surtout, contre l’inamovibilité des gouvernants défendue par Platon, Aristote soutient l’idée de mobilité à travers le principe d’alternance car cela interdit un usage privatif du pouvoir (Principe évoqué tout au long du livre III. Ainsi Aristote, Les politiques, III, 6, 1279 a 8 et suivantes ; III, 13, 1283 b 42-43 et III, 16, 1287 a 16-18 où Aristote souligne qu’un tel principe constitue une loi à laquelle il convient de se conformer).

En outre, contre le paradigme technocratique du politique institué par Platon à travers la métaphore du médecin, Aristote restaure les droits de l’usager à juger et donc ceux du citoyen à prendre part à l’activité politique (Rappelons la célèbre formule d’Aristote : « Ainsi la connaissance d’une maison n’appartient pas seulement à celui qui l’a construite, mais meilleur juge encore sera celui qui l’utilise, et un pilote portera sur un gouvernail une meilleure appréciation qu’un charpentier, et l’invité jugera mieux un bon repas que le cuisinier » (Aristote, La politique, III, 11, 1282 a 19-23, trad. Jules Tricot)).

De là découle l’insistance d’Aristote sur le rôle de la délibération qui seule permet d’attribuer la vertu à l’ensemble. Aristote tranche ainsi le débat Platon-Protagoras : si la vertu n’est pas le seul fait du philosophe contrairement à la vision platonicienne, elle n’est pas non plus un don naturel que possède chaque homme contrairement à la conception protagoréenne [Narcy, 1993]. En effet, « il est possible que de nombreux individus, dont aucun n’est un homme vertueux, quand ils s’assemblent soient meilleurs que les gens dont il a été question [les aristocrates], non pas individuellement mais collectivement » [Aristote, Les politiques, III, 11, 1281 a 42].

Sy.
La démocratie des Anciens est souvent mal comprise. Le mot n’est apparu qu’au Ve siècle et demeura un vocable majeur de la politique durant deux siècles uniquement. Dès la fin du IVe siècle, il se raréfie et disparaît presque totalement sauf auprès de quelques historiens romains formés à la culture grecque classique. L’idée de démocratie renvoyait à deux idéaux majeurs : la liberté essentiellement politique recouvrant la possibilité de participer à la vie publique et la faculté de vivre comme on l’entend ; l’égalité était un concept plus restreint que dans la société moderne et exclusivement politique recouvrant l’égalité dans la prise de parole devant les assemblées et l’égalité des citoyens devant la loi. Il s’agissait donc d’un « ilot » d’égalité au sein d’un océan hiérarchique et inégalitaire.

La question de savoir dans quelle mesure la politique romaine fut étrangère à l’idéal politique de la démocratie est, à coup sûr, la plus délicate à trancher.

D’un côté, les Romains ont récupéré une partie de l’idéal démocratique avec la notion de libertas dont Claude Nicolet souligne que « c’est le mot qui traduit peut-être le mieux le mot grec de démocratia, lequel désigne les régimes où le peuple, et le peuple entier, exerce le plus directement possible le pouvoir. A Rome, où le pouvoir réel est partagé, (…) ce qui importe en fin de compte c’est moins de savoir si le peuple “gouverne”, que de savoir s’il est “libre” c’est-à-dire s’il peut faire usage de ses droits. Le mot libertas est peut-être le mot clef du vocabulaire politique romain : il est revendiqué à tous les niveaux et par tous » [Nicolet, 1979, 429].

Bien que ce concept soit difficile à rendre, la libertas correspond grosso modo à la protection contre l’arbitraire du pouvoir afin de préserver la personnalité du citoyen tant dans son intégrité physique que dans son intégrité civile. Au plan individuel, elle équivaut donc à l’affirmation de droits civiques qui transcendent l’ordre politique. Au plan collectif, elle correspond plutôt à une protection des pouvoirs institués et de leur légitimité. En d’autres termes, la libertas recouvre deux idées : d’une part, la garantie que la loi sera appliquée également à tous ; d’autre part, la garantie d’une limite au caractère coercitif de la potestas des magistrats. C’est pourquoi la libertas s’incarnait, aux yeux des Romains, dans deux institutions : la première était le droit de provocatio qui était le droit pour un citoyen de faire appel au jugement du peuple face à une décision arbitraire d’un magistrat. A partir du IIe siècle, aucun citoyen ne pouvait être soumis à la coercition ni être condamné sans cet appel c’est-à-dire sans que sa cause soit publiquement débattue. La seconde institution était celle de la participation au tribunat de la plèbe lequel était l’instance de jugement de cet appel sous le nom de concilium plebis (Rappelons que ce concilium était compétent pour les crimes et délits à l’exception des crimes d’État qui revenaient aux comices tributes et de la haute trahison jugée par les comices centuriates. De plus, si la provocatio allait devant le concilium qui constituait un tribunal ad hoc, les autres délits allaient devant des tribunaux permanents. Le concilium plebis avait aussi une compétence législative en votant des plébiscites qui eurent force de loi à partir de 287 av. J-C). Cette instance « populaire » fut progressivement dessaisie de sa compétence au Ier siècle av. J-C. au profit de « commissions d’enquêtes » puis de tribunaux permanents rendant la provocatio largement théorique.

D’un autre côté, l’idéal politique des Romains relève de la catégorie de la République laquelle est analytiquement distincte de celle de démocratie. L'origine du terme est elle-même mal aisée à cerner. On la renvoie souvent à l'antiquité grecque en s'appuyant sur l'œuvre de Platon et d’Aristote qui s’appellent toutes deux « Politeia ». En ce sens, la notion de république est bien présente dans l’univers grec. Elle est cependant peu différenciée de celle de politique (C’est notamment le cas chez Aristote pour qui la République désigne la recherche du bien commun tandis que la politique est une activité en vue du souverain bien. La république est, ici, un concept flou qui désigne à la fois tous les régimes corrects établis selon le bien commun, le gouvernement mixte qu’il propose et la forme saine de la démocratie car « Quand c’est la multitude qui administre l’État en vue de l’utilité commune, le gouvernement est appelé du nom commun à toutes les constitutions, à savoir une république proprement dite » (Aristote, La politique, livre III, chp. 7, 1279 a 36-a 39, trad. J. Tricot, p 199). Symbole de cette proximité entre république et politique, les traducteurs ont transcrit politeia tantôt par « république » (Jules Tricot), tantôt par « gouvernement constitutionnel » (Pierre Pellegrin), tantôt par « politie » ou même par « gouvernement mixte » selon les cas. Notons l’audacieuse entreprise de Blandine Kriegel qui tente de rapprocher république et démocratie sur la base de ce texte : Blandine Kriegel, Philosophie de la République, Paris, Plon, 1998, chapitre 1, pp 31-39). En revanche, l'idée est beaucoup plus claire lorsqu'on l'assimile à un gouvernement des lois confortant le lien civil. Cette idée fut surtout admirablement développée par Cicéron dans son De Republica, qui est la recherche de l’esprit des lois plus que celle d’un sauveur de la République. Cet esprit réside d’ailleurs dans l’équilibre entre la libertas du peuple, la potestas des magistrats et l’auctoritas. C’est le gouvernement réglé qui peut pallier aux « conversiones », au désordre des régimes changeants et pervertis. Celui-ci ne peut être qu’une république laquelle s’ordonne autour de trois critères : la multido, le juris consensus et l’utilitatis communio. En effet, la république « est la chose du peuple ; et par peuple il faut entendre, non tout assemblage d’hommes groupés en troupeau d’une manière quelconque, mais un groupe nombreux d’hommes associés les uns aux autres par leur adhésion à une même loi et par une certaine communauté d’intérêt » (Cicéron, De la République, livre I, 25, op. cit., pp 31-32. Cicéron joue sur l’homophonie entre res publica et res populi. Le texte original dit : « Est regitur… res publica res populi, populus autem non omnis hominum coetus quoquo modo congregatus, sed coetus multitidinis iuris consensu et utilitatis communione sociatus »). Par là on peut conclure que la démocratie se distingue de la république au niveau des valeurs fondatrices. En effet, l’idéal républicain accorde moins d’attention à l’égalité que celui démocratique au point qu’il peut introduire des inégalités à l’intérieur du corps civique lui-même. Tout au plus accepte-il l’égalité devant la loi. Ensuite, la libertas qui est au centre de l’idéal de république délaisse assez largement l’idée de participation qui constituait, au contraire, le cœur de la liberté démocratique (On peut en trouver une preuve dans le fait suivant : tandis que personne ne pouvait être privé de sa liberté sans être en même temps déchu de sa citoyenneté, il était en revanche possible d’être un citoyen « au rabais » en étant privé de participation politique. Pour éviter qu’un citoyen déchu ne devienne esclave et donc contredise ce principe, la loi des XII tables prévoyait qu’en cas de perte de la liberté (capitis deminutio maxima), l’individu était vendu « au-delà du Tibre ». En revanche, la capitis deminutio media impliquait la conservation de la liberté mais la perte du droit de participation. Elle conduisait souvent à l’exil pour prévenir une condamnation).

Sy.Durant le Moyen-Age, les valeurs centrales de la liberté disparaissent largement. Encore une fois, la matrice intellectuelle a changé et les œuvres de la philosophie politique antique sont perdues tandis que priment la théologie et le droit romain. La société devient alors une société d’ordre, profondément inégalitaire. Les dominés sont supposés avant tout rechercher la protection des dominants en échange de leurs services. Sur cette base se construit le lien de vassalité. Malgré tout, après l’effondrement de l’Empire carolingien, l’expérience quotidienne de l’arbitraire fera progressivement renaître une aspiration à la liberté (développement des communes au XIIe siècle comme étant libres c’est-à-dire hors de la soumission aux seigneurs) qui va se nourrir de la renaissance médiévale c’est-à-dire de la redécouverte des œuvres anciennes de la théorie politique. L’idéal de la libertas au sens romain ressurgit et s’affirmera notamment dans les cités italiennes de la Renaissance.

Section 3 : La démocratie comme système


La démocratie, au-delà du mot et des valeurs, est aussi un ensemble organisé de pratiques. Le mot important est celui d’organisé qui permet d’évoquer la notion de système. Le Moyen-Age connaît bien des pratiques populaires qui jouent un rôle en politique mais celles-ci ne sont pas organisées. Là encore, il apparaît comme pour le mot et les idéaux que le contenu de la démocratie a sans cesse été redéfini. La démocratie est un processus continu.

Quand apparaît l’expérience politique dénommée « démocratie » ? Au regard des sources, cette question reçoit deux réponses : tandis qu’au Ve siècle, les Athéniens désignèrent Clisthène comme le fondateur de la démocratie [par ex., Hérodote, VI. 131 ; Aristote, Constitution d’Athènes, 29.3], au IVe siècle, ils voient généralement Solon [Isocrate, Aéropagitique, 7.16 et Aristote, Constitution d’Athènes, 41.2] comme son inventeur et parfois même le roi Thésée [Isocrate, Panathénaïque, 12. 131 et 148]. Pourtant plusieurs éléments permettent de trancher cette question : d’une part, les Grecs n’eurent pas d’archives avant 409 si bien que « cent ans après Clisthène, personne ne connaissait déjà plus le texte exact de ses lois » [Mogen Hansen, 1992, 342]. D’autre part, la distinction entre histoire et mythe n’était pas encore clairement établie si bien que les Grecs n’eurent pas réellement de concept d’histoire [Christian Maier, 1995, chap. 8 & 9]. Faute de mémoire, les Grecs ne disposaient que de leur vénération des ancêtres ; faute du concept d’histoire, ils furent cantonnés dans des récits légendaires événementiels. Voilà pourquoi leur idéal de la démocratie s’ancrait dans une confuse et mythique « démocratie de nos pères » (patrios dèmokratia) ou dans « la constitution des ancêtres » (hè tôn progonôn politeia). En outre, l’examen des réformes prêtées à Solon par les diverses sources révèle de multiples incohérences et anachronismes [Hansen, 1993, 341]. L’historiographie moderne a donc pu trancher en faveur de Clisthène.

Un siècle avant Clisthène, Athènes possédait un gouvernement aristocratique dirigé par des magistrats - les 9 archontes - choisis parmi les grandes familles c’est-à-dire les « biens nés » - les Eupatrides. Le choix s’opérait par l’Assemblée du peuple dont s’était la principale fonction. Les magistrats, les citoyens et les lois étaient sous la surveillance de l’Aéropage, conseil qui regroupait les anciens archontes.

Sous le coup d’une grave crise économique, les citoyens Athéniens octroyèrent les pleins pouvoirs à l’Eupatride Solon en 594. Celui-ci mena des réformes économiques et d’autres touchant à la justice. Surtout, il établit quatre classes censitaires assises sur la richesse. Désormais, les magistrats dont les archontes furent élus au sein des classes supérieures mais par les classes économiquement inférieures. Par là le gouvernement athénien passa d’un système politique aristocratique fondé sur la naissance à un système aristocratique assis sur la fortune. En outre, Solon aurait créé une représentation des tribus en instituant le Conseil des Quatre Cents.

Suite à un coup de force en 561, la tyrannie s’installa à Athènes d’abord avec Pisistrate (561-527) puis avec son fils Hippias (527-510). Ceux-ci conservèrent formellement le cadre institutionnel forgé par Solon. Avec l’aide de Sparte, une partie de l’aristocratie athénienne menée par Isagoras et Clisthène chassa Hippias. Il s’en suivit un duel entre les deux vainqueurs et, selon Hérodote, Clisthène l’emporta en 507 car il « attacha le peuple à son parti » [Hérodote, Histoires, V, 66. 2]. Après avoir expérimenté l’aristocratie et la tyrannie, Athènes chercha donc une autre voie.

Clisthène nous est connu principalement par deux réformes : celle de l’organisation administrative et celle de l’organisation constitutionnelle. Avant lui, l’Attique était divisée en quatre tribus elles-mêmes subdivisées en phratries ou « confréries » qui regroupaient chacune des génès ou « clans ». La réforme administrative de 507 consista à diviser l’Attique en dix tribus composées chacune de circonscriptions (les 30 trittyes) qui se subdivisaient en dèmes (un dème correspondait grosso modo à un village et ses alentours). La base de la réforme fut donc la création de ces 139 dèmes qui reçurent une organisation politique : chaque dème eut ses propres fonctionnaires, ses prêtres, son assemblée communautaire et devait notamment établir la liste des citoyens. Au plan constitutionnel, Clisthène réforma le Conseil des Quatre Cents de Solon en le transformant en Conseil des Cinq Cents : désormais, les membres furent tirés au sort au sein de chaque dème (cette réforme date peut-être de 487 et donc de Thémistocle).

Par ce biais, ce Conseil désigné par toutes les sources comme l’organe central de la politique athénienne puisqu’il dirigeait l’administration des finances, la politique étrangère et les magistrats devint un organe dont l’assise était géographique et la composition populaire. C’est pourquoi les témoignages et les historiens s’accordent sur l’idée « d’un mélange des peuples » comme conséquence de la politique de Clisthène. En revanche, ils divergent fondamentalement sur l’analyse de ses intentions : l’auteur de la Constitution d’Athènes - peut-être Aristote - met en avant la volonté d’accroître le nombre de citoyens afin de consolider le soutien au nouveau régime [Aristote, Constitution d’Athènes, 21. 4 et aussi Aristote, Les Politiques, III, 2, 1275b]. Cette position est aujourd’hui encore défendue notamment par Mogen Hansen [Hansen, 1993, 59]. En revanche, Aristote attribue à Clisthène la volonté de dissoudre les « liens familiers » hérités du passé [Aristote, Les Politiques, VI, 4, 1319b] (Aristote évoque les dispositions utiles « telles que celles qu’utilisèrent Clisthène à Athènes dans l’intention d’avoir plus de démocratie… ». Parmi ces dispositions, il cite : « avoir recours à tous les sophismes pour mélanger les citoyens entre eux et rompre les relations mutuelles qu’ils avaient auparavant » dans les phatries et les tribus). Cette thèse fut reconduite par Gustave Glotz [Gustave Glotz, Histoire grecque, Paris, 1926, tome 1, p 474]. Plutarque, quant à lui, estime que Clisthène « a garanti, dans son admirable mélange de tous les éléments, l’entente et le salut de la communauté » [Plutarque, Vies parallèles, Périclès, 3. 2.]. Cette interprétation demeure aujourd’hui celle de Pierre Vidal-Naquet selon qui Clisthène a établi un « temps civique » et institué un « espace civique » en s’appuyant sur une véritable religion elle-même civique [Levêque et Vidal-Naquet, 1964, 24]. Sur ce terrain, la théorie la plus radicale nous semble être celle de Christian Maier qui nie toute intention à Clisthène pour rabattre ses réformes au rang d’une « institutionnalisation de la présence civique » en vue de fins concrètes et pragmatiques [Maier, 1985, 96-102]. Radicalement opposée est la thèse de Mogen Hansen qui, pour attester du caractère fondateur de la démocratie des réformes de 507, tente un audacieux parallèle entre Clisthène et la Révolution française [Hansen, 1993, 58]. Ce rapprochement est d’ailleurs fort troublant : là où les révolutionnaires instituèrent 83 départements et 500 districts, Clisthène établit 10 tribus et 139 dèmes ; comme eux, il institua un nouveau calendrier - fondé sur l’année solaire - et comme pour eux, cette création fit long feu ; comme les révolutionnaires, il institua de nouvelles associations cultuelles qui comme en 1792 ne s’enracinèrent pas. Comme eux, il créa une assemblée législative fondée sur les nouvelles divisions administratives.

Si le débat historiographique demeure intense, il est cependant possible de caractériser le régime politique mis en place à cette époque comme étant une « démocratie modérée » car il s’agit d’un régime de tribunal populaire et de magistrats ou le pouvoir du peuple est limité : il est cantonné dans la désignation - par élection ou tirage au sort - et dans le contrôle a posteriori des magistrats. L’activité législative notamment lui échappait entièrement au profit des archontes et des nomothètes.

Le nouveau régime dut cependant affronter d’emblée deux périls souvent ligués : les partisans expatriés de la tyrannie et la tentation hégémonique des Perses. Cela contraignit Athènes à passer du statut de puissance terrestre à celui de puissance maritime notamment sous l’influence de Thémistocle. En écrasant les Perses durant les guerres médiques (en 490 à Marathon sous le commandement de Miltiade et en 480 à Salamine sous la direction de Thémistocle), en ostracisant les adversaires de la démocratie et en créant la Ligue de Délos en 478, Athènes instaura les conditions propices à une transformation du régime.

Cette transformation intervint à partir de 462 sous l’impulsion d’un groupe de démocrates mené par Éphialte. Le nouveau contexte avait considérablement alourdit les tâches de chaque institution. Profitant de circonstances favorables (Les citoyens pauvres furent momentanément majoritaires car les plus riches, qui constituaient les hoplites dans l’armée, étaient en expédition dans le Péloponnèse), Éphialte fit transférer les pouvoirs politiques de l’Aéropage vers les organes démocratiques (Assemblée, Conseil et Tribunal du peuple). L’Aéropage demeura comme simple cour criminelle et son recrutement fut organisé de manière plus démocratique. A partir de 458, les classes les moins riches (les zeugites) furent ainsi éligibles à la fonction d’archonte.

Assassiné vers 460, Éphialte eut pour successeur son compagnon d’armes Périclès qui régna 32 ans sur les destinées de la cité. Orateur exceptionnel au point qu’il fut surnommé l’olympien, Périclès incarna ce tournant radical de la démocratie qui tout en conférant institutionnellement le pouvoir aux organes populaires le faisait logiquement reposer, in fine, sur l’art de la persuasion. En ce sens, la pratique péricléenne du pouvoir confirme le jugement de Thucydide selon qui « sous le nom de démocratie, c’est en fait le premier citoyen qui gouvernait » [Thucydide, II, 65.9]. La principale réforme qu’il opéra fut l’introduction d’un salaire journalier (le misthos) pour les citoyens participant aux séances des institutions démocratiques (sauf l’assemblée). En outre, il fit adopter une loi restrictive sur la citoyenneté qui eut pour effet de transformer la population civique en un cercle fermé et peu évolutif. Il soutint également l’impérialisme athénien qui conduisit à la guerre du Péloponnèse (431-404), conflit qui se doublait d’une opposition idéologique avec l’oligarchie spartiate.

L’historiographie contemporaine a toujours considéré l’époque de Périclès comme « l’âge d’or » de la démocratie antique. Cela provient vraisemblablement de la coïncidence entre une prospérité certaine de la cité et l’apogée de la culture grecque classique. Le règne de Périclès ne fut-il pas encadré par les écrits historiques de Hérodote et Thucydide, par les drames d’Eschyle et d’Euripide et accompagnés par ceux de Sophocle ainsi que par les enseignements d’Anaxagore et Socrate ? Malgré tout, dès qu’il s’agit de saisir le fonctionnement du régime, l’historien se heurte à « une obscure pénombre, faute de témoignages disponibles » [Hansen, 1993, 44] (La seule institution du Ve siècle qui nous soit bien connue est celle de l’ostracisme. Hansen signale que les sources se répartissent autour d’un centre de gravité se situant entre 355 et 322 c’est-à-dire à la fin de l’expérience démocratique du IVème siècle. Sa thèse centrale est donc que seule la période de Démosthène peut faire l’objet d’une analyse synchronique). En réalité, c’est la démocratie du IVe siècle - celle de Démosthène et non de Périclès - correspondant d’ailleurs à l’apogée de la rhétorique et de la philosophie (Platon, Aristote, Isocrate), qui nous est le mieux connue. Pourtant si la tradition persiste dans son jugement sur la grandeur de la démocratie péricléenne, cela tient sans aucun doute à ce qu’elle y détecte sa forme la plus radicale. Depuis Éphialte, Athènes offre un exemple de démocratie d’assemblée où le peuple exerce directement son pouvoir. L’écclésia (assemblée du peuple) est donc l’institution centrale et ses compétences sont fort étendues : elle dirige la politique extérieure, a la haute main sur les finances, vote les lois et sert de tribunal pour tous les procès politiques essentiels.

Mais Périclès mourut en 429 ; ceux que les philosophes désignèrent comme les « démagogues » tel que Cléon, Hyperbolos, Cléophron, Nicias ou encore Alcibiade lui succédèrent [Aristote, Les Politiques, V, 1313b 40 et aussi Isocrate, 8. 129 ou encore Xénophon, Les Helléniques, II, 3. 27]. Leurs excès contribuèrent largement à réactiver le conflit entre la démocratie et la tendance oligarchique. Alcibiade notamment parvint à convaincre l’assemblée d’une expédition en Sicile (415-423) pour contrer l’allié de Sparte qu’était Syracuse. L’échec dramatique de l’expédition ouvrit la voie à la victoire définitive de Sparte et provoqua une réaction oligarchique à Athènes sous la direction de Pisandre et Théramène. Ceux-ci firent voter l’abolition de la démocratie (411) et l’établissement d’un éphémère Conseil des Quatre Cents contrôlé par les oligarques. Le régime fut rejeté par l’armée et la démocratie réapparut temporairement pour disparaître sous le coup de la défaite d’Aigos Potamos (405) et de la capitulation devant Sparte (404). Les Lacédémoniens imposèrent alors un régime oligarchique connu sous le nom de régime des Trentes tyrans lequel devint vite un régime militaire sous la houlette de Théramène et Critias.

Exilés pour la plupart, les démocrates athéniens emmenés par Thrasybule chassèrent les Trentes en 403. Ils ne restaurèrent pas la démocratie péricléenne à laquelle ils reprochaient d’avoir conduit à la guerre du Péloponnèse et à l’expédition hasardeuse de Sicile. Ils recherchèrent donc une nouvelle forme de démocratie ce qui passait par la limitation du rôle de l’assemblée du peuple (l’écclésia).

L’assemblée du peuple perdit sa compétence financière tandis que ses attributions judiciaires furent limitées puis supprimées après 355. Elle conserva cependant son caractère souverain en matière de politique étrangère tandis qu’en « politique intérieure, l’Assemblée ne fut plus qu’un corps administratif » [Hansen, 1993, 183]. Toutes les décisions de l’écclésia devaient au préalable avoir été examinées par le Conseil des Cinq Cents. En outre, une distinction apparut entre les lois (nomoi) et les décrets (psèphismata) : une « nomos » désignait une mesure permanente et générale alors que le « psèphisma » englobait les mesures temporaires et des mesures permanentes mais individuelles. L’Assemblée ne pouvait voter que des décrets ; l’établissement des lois revint aux magistrats appelés « nomothètes ». L’institution de ce collège procéda de la volonté de codifier les lois. A cette fin, une commission fut désignée pour répertorier les anciennes lois existantes et pour les évaluer ; elle garda par la suite le pouvoir de ratifier toute nouvelle loi. Un autre mécanisme de protection fut la progressive spécialisation des fonctions notamment pour les stratèges - qui cessèrent d’être des politiques - puis à partir de 338 pour les administrateurs des finances (sous l’influence de Lycurgue). Enfin, le dernier garde-fou - et peut-être le principal - résidait dans le Tribunal du peuple (diskaterion) ; en effet, un ensemble complexe de procédures permettait de contester la validité d’un acte d’une institution ou d’une action d’un dirigeant.

Le IVe siècle voit ainsi se développer plusieurs procédures. Il existait, dès le Vème siècle, la possibilité de contester la validité d’une norme par la procédure de la Graphè paranomôn. Au IVème siècle, elle devient une poursuite contre un décret (psèphisma) contraire à une loi supérieure. Conformément à la tradition grecque, cette poursuite visait aussi l’auteur de la proposition de décret c’est-à-dire l’orateur (le Rhètor). Sur ce modèle, une seconde procédure fut créée pour les lois (Graphè nomon mè épitèdeion theinai).

Un second type d’action était la dénonciation : une première forme (eisangélia eis ton dèmon) était la dénonciation devant l’Assemblée du peuple d’un stratège pour trahison, corruption ou atteinte à la démocratie ; une seconde forme (eisangélia es tèn boulèn) fut la dénonciation devant le Conseil des Cinq Cents d’un magistrat ou d’un fonctionnaire pour les mêmes raisons.

Un troisième type d’action visait le contrôle de l’action des magistrats et fonctionnaires. Il s’agissait d’un côté d’un contrôle a posteriori sur les comptes à la fin d’un mandat (euthynai) et d’un autre côté, d’un contrôle préliminaire à leur entrée en charge (la docimasie).

La majeure partie des sources dont nous disposons datent précisément de la seconde moitié du IVe siècle c’est-à-dire de la phase ultime de la démocratie athénienne correspondant au règne de Démosthène. Déjà la carrière de celui, qui incarna le paroxysme de l’éloquence grecque, fut entièrement déterminée par la lutte contre l’émergence de l’hégémonie macédonienne. Celle-ci prit aussi la forme d’une lutte contre la résurgence de la monarchie incarnée par Philippe puis par son fils Alexandre [Mossé, 1971, 131-140]. Après la défaite de Chéronée et la paix de Démade (338) puis après la défaite de Crannon (322), la démocratie athénienne se trouva absorbée dans l’Empire d’Alexandre et disparut en tant que réalité politique.

Du point de vue du système politique, la République romaine fut à bien des égards distincte de la démocratie.

En effet, le régime républicain reposait sur l’institution du census laquelle commandait une répartition fort complexe à la fois stratifiée et sectorielle de la citoyenneté et donc des droits qui y étaient attachés (Le cens était établi par une déclaration contrôlée selon des critères de richesse mais aussi de sexe, d’âge, de mœurs… Ce système censitaire excluait donc une partie importante des Romains de la citoyenneté.

Ainsi vers 225 av. J-C., on comptait 270 000 citoyens pour un millions de Romains. Ce système évolua cependant vers une intégration toujours plus grande du nombre de citoyens. Une brutale accélération s’opéra à la fin du Ier siècle av. J-C. faisant passer le nombre de citoyens d’un à 4 millions. Même sous Auguste, les historiens estiment que les 5 ou 6 millions de citoyens ne représentaient pas plus d’un cinquième voire un dixième de la population. Pourtant, l’originalité du système censorial n’était pas là. Elle résidait dans le regroupement des citoyens en 193 centuries elles-mêmes réparties à l’intérieur de cinq classes de citoyens. Ces dernières n’avaient pas les mêmes droits et obligations lesquels variaient aussi selon le secteur considéré : l’armée, les finances, l’activité politique, la religion. Claude Nicolet a précisément étudié ces répartitions complexes - à l’exception de l’activité religieuse - dans son magistral ouvrage Le métier de citoyen dans la rome républicaine auquel nous empruntons une partie des éléments qui suivent). De ce fait, la participation politique aux affaires publiques était modulée, variable et inégalitaire (Les votes notamment s’opéraient par ordres. Or les centuries les plus élevées ne comptaient que quelques membres si bien que leur vote équivalait à celui d’une centurie plus basse et plus nombreuse. En outre, les centuries les plus élevées s’exprimaient d’abord ; la majorité étant atteinte avec l’obtention du vote de 97 centuries sur 193, il arrivait fréquemment que les centuries les moins riches - regroupant malgré tout des Romains suffisamment aisés pour être citoyens - n’aient pas à se prononcer). A ces données institutionnelles s’ajoutaient des pratiques contraires à l’esprit de la démocratie comme la tendance à l’hérédité des charges, l’instauration d’une oligarchie toute-puissante - les patriciens -, la constitution de clientèles… La réponse à cette question ne faisait donc aucun doute y compris pour les « constitutionnalistes » de l’époque. Aussi peut-on affirmer que « Rome n’a jamais passé, aux yeux de ceux qui raisonnaient sur la constitution, comme Polybe ou Cicéron, pour une cité démocratique : au mieux, une “oligarchie tempérée” » [Nicolet, 1976, 10].

Au Moyen-Age, la société est une société d’ordre, profondément inégalitaire. Le système repose sur une forme de transaction : les dominés acceptent et consentent à la domination en échange des services que leur rendent les dominants. Malgré tout, il existe différentes pratiques éparses (le charivarie, les villes franchisées…) qui s’avèrent populaires et qui traduisent une aspiration grandissante à la liberté et à l’autonomie [Mousnier, 2000].

Sy.
La démocratie a été comprise par certains spécialistes comme un « projet continu, inachevé » qui peut prendre des formes sans cesse renouvelées. Lorsqu’elle émerge en 508 avec Clisthène, elle est une démocratie modérée où le peuple se borne à participer à la désignation des gouvernants et à un contrôle a posteriori de leur action. A partir de 462 et plus encore sous Périclès, elle devient une démocratie radicale où l’ensemble des pouvoirs sont entre les mains d’une assemblée populaire. Mais ce système conduit à des échecs retentissants. Lorsqu’elle réapparut en 403 av J-C, elle devint, sous l’impulsion de Démosthène, une démocratie réformée avec une assemblée populaire dotée de moins de pouvoirs et encadrée par de nombreuses procédures et contre-pouvoirs. La démocratie comme système n’implique donc pas une organisation particulière des pouvoirs, un régime institutionnel précis ; en revanche, elle implique un système politique où le peuple joue un rôle important en particulier dans la désignation des gouvernants, dans le contrôle de leurs actions c’est-à-dire dans la légitimation des principales décisions. En même temps que l’idéal et le mot, la démocratie comme système disparaît avec Rome et s’éclipse durant toute la fin de l’antiquité et tout le Moyen-Age. Il peut subsister ici et là des pratiques qui se rattachent peu ou prou à la démocratie mais au sein de systèmes politiques inégalitaires où le peuple est totalement marginalisé.
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