Le régime politique est un concept qui articule d’un côté, le mode d’organisation du pouvoir et d’un autre côté, son mode d’exercice. Il ne s’intéresse donc pas seulement aux règles relatives au pouvoir politique mais aussi aux hommes, à leurs pratiques.
Par exemple, un régime politique sera traditionnellement défini par le nombre de détenteurs du pouvoir (un, quelques-uns et tous) et par la manière dont ce pouvoir est exercé (conformément à des lois ou de manière arbitraire). Le gouvernement d’un seul sera par exemple décliné en monarchie et en tyrannie. Une autre de manière d’exprimer cette idée est de souligner qu’un régime politique désigne la forme politique de gouvernement. Le régime politique s’intéresse donc, par-delà le système institutionnel, à la relation de ce dernier avec le système partisan et avec la société civile (l’opinion publique et ses relais). Par rapport à la notion de système politique, le régime politique implique la prise en compte de la dimension d’exercice du pouvoir et une moindre attention à la dimension d’organisation. Voir Les classifications des régimes.
La démocratie est une mise en forme particulière de la distinction gouvernants/gouvernés puisqu’elle fait reposer l’un sur l’autre. Avant cela, c’est-à-dire dans les régimes politiques anciens non-démocratiques, les gouvernés semblent être en relation avec les gouvernants de deux manières : d’abord, d’une manière occasionnelle à travers des assemblées informelles formulant des avis qui n’ont aucune valeur juridique comme dans la société homérique de la Grèce archaïque ; ensuite, d’une manière plus permanente à travers des groupes d’intérêt plus ou moins institués comme dans l’Empire d’Alexandre ou des clientèles comme à Rome. Mais c’est seulement en démocratie qu’un lien politique et juridique est institué entre ces deux « mondes ».
La démocratie est à la fois un mot, un idéal, un système c’est-à-dire un ensemble de pratiques organisées. Ces trois éléments constitutifs ont chacun leur propre histoire que nous tenterons ici d’explorer brièvement.
Section 1 : La démocratie comme mot
Le mot « démocratie » ne s’est imposé que très difficilement et très récemment. Certes, durant l’antiquité grecque, le mot devient courant et important mais il disparaît par la suite. Il ne ressurgit qu’au cours du XIXe siècle et fait l’objet d’un consensus universel seulement après 1945.
La formation du mot « dèmokratia » est originale. Le plus souvent, les Grecs désignaient un régime politique en spécifiant le nombre de ceux qui exercent le pouvoir. Ainsi, ils créèrent le mot « monarchie » qui signifie un seul (mon) à la tête (archie). De même, « l’oligarchie » signifie quelques-uns (olig) à la tête (archie). Logiquement, si les Grecs avaient voulu évoquer l’idée que tous gouvernent c’est-à-dire que le peuple exerce le pouvoir, ils auraient parlé de « dém-archie ». Ce n’est pourtant pas le mot qu’ils choisirent et cela ne saurait être un hasard.
Il faut donc s’interroger sur les raisons de cette association originale entre peuple (démos) et pouvoir (kratein). Tout d’abord, la démocratie n’est pas l’équivalent de la « démarchie » ce qui signifie que, dans la démocratie, le peuple n’est pas nécessairement gouvernant. En d’autres termes, la démocratie n’est pas le gouvernement du peuple puisqu’il n’est pas à la tête. D’ailleurs, les critiques antiques de la démocratie, dont l’école de Platon, soulignèrent constamment l’absence réelle de gouvernant dans ce régime. Pour eux, la démocratie laisse planer une incertitude sur « qui gouverne » ; elle ne désigne personne clairement comme étant gouvernant (à la tête) ; elle est donc dénoncée comme un régime qui n’a pas de tête, d’ordre c’est-à-dire comme une « an-archie » [De Romilly, 1986, 119-120]. Ensuite, si la démocratie n’est pas le pouvoir du peuple, elle peut en revanche désigner le pouvoir par le peuple et même le pouvoir pour le peuple. En d’autres termes, le peuple est la notion ou l’instance qui peut légitimer l’action du pouvoir. Deux cas de figure se présentent à nous : soit, l’action du pouvoir est légitime parce qu’elle vise l’intérêt de tous c’est-à-dire l’intérêt collectif de la cité ; ici, le peuple est la finalité ; soit, l’action du pouvoir est légitime parce que le peuple participe sous une forme ou une autre au processus de décision. Au total, le peuple est moins le gouvernant qu’il n’est le principe, la condition du pouvoir.
§1. Le mot démocratie dans la Grèce antique
La première trace écrite du mot « dèmokratia » remonte au milieu du Ve siècle avant J-C lorsque Hérodote déclare que Clisthène « a établi chez les Athéniens les tribus et la démocratie » [Hérodote, Histoires, VI, 131.1]. Désormais, on considère que le mot fut d’usage courant dès le début du Ve siècle avant J-C et qu’il avait un sens très positif ou valorisant. Par exemple, l’Assemblée athénienne décida en 411 d’« enquêter sur les lois des ancêtres établies par Clisthène quand il institua la dèmokratia »[Aristote, Constitution d’Athènes, 29.3]. L’année suivante, une loi prévoit qu’attenter à la dèmokratia fait encourir une mise hors la loi. Globalement, une importante tradition intellectuelle favorable à la démocratie émergea en Grèce. L’histoire l’a pourtant souvent passé sous silence.
A - Un mot valorisé au quotidien
Les preuves d’un emploi très valorisant du mot « démocratie » sont nombreuses et de natures très diverses. Quelques exemples permettront d’illustrer ce point.
Ex.Les tragédies : vers 422, Euripide reprit le thème déjà traité par Eschyle des Suppliantes (Hikétides). Cette pièce présente le roi mythique d’Athènes Thésée comme le défenseur du gouvernement démocratique face au messager du tyran de Thèbes (Créon) qui demandait l’extradition des femmes venues d’Argos lesquelles s’étaient exilées à Athènes après la victoire de Polynice sur Adraste. Thésée s’enorgueillit de ce que « cette ville n’est pas au pouvoir d’un seul : elle est libre ; le peuple y règne, tour à tour et tous les citoyens, magistrats annuels, administrent l’État. Nul privilège à la fortune car le pauvre et le riche ont des droits égaux dans ce pays » (Euripide, Les Suppliantes, 403-408. Le thème de l’accueil des faibles, pauvres et exilés comme symbole de la démocratie avait déjà été traité par Euripide dans Les Héraclides).
Ex.Les écrits historiques : Dans ses Histoires, Hérodote défend vigoureusement la démocratie ; de manière anachronique, il rapporte un prétendu débat qui se serait déroulé en 522 entre les sept conjurés perses [Hérodote, Histoires, III, 80-83]. Otanès y défend la démocratie présentée comme un gouvernement où la multitude est souveraine et où règne l’isonomie. Megabyse défend, quant à lui, l’aristocratie tandis que Darius soutient la monarchie. Ce dernier emporte les voix des quatre derniers conjurés et deviendra roi mais Otanès fera valoir sa liberté pour se retirer de la cité. Hérodote l’approuve et marque sa préférence pour la démocratie. Plus loin, il aborde la politique intérieure athénienne et déclare : « On constate toujours et partout que l’égalité entre les citoyens est un avantage précieux : soumis à des tyrans, les Athéniens ne valaient pas mieux à la guerre que leurs voisins, mais libérés de la tyrannie, leur supériorité fut éclatante. On voit bien par là que dans la servitude, ils refusèrent de manifester leur valeur, puisqu’ils peinaient pour un maître, tandis que, libres, chacun trouvait son propre intérêt à accomplir sa tâche avec zèle » [Hérodote, Histoires, V, 78].
Ex.Les discours : 150 discours nous sont parvenus qui s’étalent entre 419 et 322 date de l’abolition de la démocratie. Chacun sait, en effet, que le pouvoir politique reposait sur l’approbation des citoyens. A ce titre, l’éloquence devint une nécessité et conduisit à l’apparition d’un genre littéraire nouveau - la rhétorique - au Ve siècle dans les deux démocraties que furent Athènes et Syracuse. Il s’agit soit des discours politiques prononcés à l’Assemblée ou au Conseil (discours parénétiques) soit, de ceux judiciaires ou de ceux circonstanciels - comme l’oraison funèbre de Périclès. Tous ces discours font l’apologie de la démocratie le plus souvent après avoir critiqué tel ou tel de ses aspects. Surtout, ils nous renseignent sur la dévotion des Athéniens à l’égard de la démocratie. Par exemple, un discours d’Antiphon daté de 420 avant J-C signale que le Conseil des Cinq Cents commençait chaque réunion par un sacrifice pour la Dèmokratia.
Malgré ses nombreuses preuves d’une ferveur certaine pour la démocratie, l’histoire a surtout retenu les réticences des penseurs grecs.
B - Un mot vilipendé par les philosophes
Dans le camp hostile à la démocratie, on trouve de nombreux intellectuels et notamment les philosophes. Leurs écrits, dont une bonne partie nous est parvenue, influencèrent durablement notre perception de la démocratie grecque.
- Une vieille tradition intellectuelle d’hostilité à la démocratie
Elle s’est installée très tôt dans l’antiquité grecque. C’est ainsi que dès les premières années de la guerre du Péloponnèse (donc vers 430), un anonyme écrivit un pamphlet analysant la démocratie comme le double produit résultant d’une vision perverse de l’humanité et d’une conception erronée de la société. L’argument central était déjà que la démocratie n’est pas le gouvernement du peuple tout entier mais seulement le gouvernement des pauvres. Pour cette raison, les historiens de l’antiquité l’ont dénommé le « traité du Vieil Oligarque » (L’ouvrage fut longtemps attribué à tort à Xénophon car il nous fut transmis avec ses écrits. Il a été publié, sous la forme plus éclairante d’un dialogue par Luciano Canfora, La démocratie comme violence, Paris, Ed. Desjonquères, 1989). De la même manière, les sophistes furent, selon l’historiographie, des défenseurs de l’oligarchie à l’exception notable de Protagoras [de Romilly, 1989, 247-269]. Ce fait est notamment attesté pour Thrasymaque qui écrivit vers 411 un traité sur la « constitution des ancêtres » critiquant l’influence des jeunes et faisant l’apologie des mythiques « pères d’Athènes » âgés et expérimentés (Ce texte est perdu. La première page est cependant citée par Denys d’Halicarnasse (Ier siècle après J-C) comme un exemple d’éloquence appréciée par les anciens au sein d’un essai sur Démosthène). Au siècle suivant, un essayiste comme Isocrate opère une critique morale de la démocratie du même type en se référant lui aussi à la mythique démocratie de l’âge d’or, une « démocratie des ancêtres ».
Rq.Cette référence équivoque à la « démocratie des ancêtres » (patrios dèmokratia) a pu conduire certains interprètes à le considérer comme un démocrate réformateur mais le fond de son discours est nettement oligarchique. Ainsi Jacqueline de Romilly range-t-elle constamment Isocrate dans cette catégorie des démocrates réformateurs. Elle écrit notamment : « Isocrate, en évoquant la belle démocratie d’autrefois, nous engage sur la voie des réformes ; et son action implique le choix d’un régime qui n’est plus tout à fait la démocratie égalitaire et absolue de la fin du Vème siècle » in Jacqueline de Romilly, Problèmes de la démocratie grecque, Paris, Hermann, coll. “Agora”, 1986, p 84. Le problème est que le seul traité d’Isocrate sur la politique intérieure - l’Aéropagitique - date de 357. Isocrate critique le présent et celui-ci n’est nullement le socialisme d’État de Périclès ou les excès de la démocratie radicale de ses successeurs mais bien la démocratie très réformée de Démosthène. En ce sens, Morgen Hansen a raison de voir en lui un défenseur de l’ordre solonien largement oligarchique.
Il évoque les Anciens comme ceux qui « instituèrent la démocratie, non pas celle qui décrète à l’aventure et tient la licence pour la liberté, la possibilité de faire ce que l’on veut pour le bonheur, mais celle au contraire, qui condamne de telles pratiques et fait appel aux meilleurs » (Isocrate, Panathénaïque, 12. 131). De la même manière, Isocrate dénonce, dans l’Aéropagitique, la politeia « qui encourage les citoyens à identifier insolence et démocratie, mépris de la loi et liberté, licence verbale et égalité, droit d’agir comme il vous plaît et bonheur » et déclare plus loin : « Je trouve que la seule chose qui permettrait d’écarter les périls à venir et de nous délivrer des maux présents [ceux de la démocratie de Démosthène] serait d’accepter le rétablissement de la démocratie d’autrefois, dont Solon le meilleur ami du peuple a fixé les lois » (Isocrate, L’Aéropagitique, 7. 20 et 16).
- Platon
Dans le livre VIII de La République, il expose sa théorie de la dégénérescence des constitutions. Si la cité parfaite est celle où la raison gouverne l’homme et l’État, les cités imparfaites sont celles où la raison est supplantée par un vice. Dans la hiérarchie de la corruption des régimes, la timocratie occupe la place la plus enviable car elle n’est que le gouvernement de l’honneur ou encore de l’ambition. La régression se poursuit avec l’oligarchie, cité de l’argent et de la recherche éperdue de la richesse. L’avarice y est la passion dominante conduisant à la concentration de la richesse et à l’appauvrissement d’une partie des citoyens. Ce n’est qu’à ce moment qu’apparaît la démocratie sous le coup d’une révolution menée par les déchus, ces « frelons » dont la rancœur les a armés d’un dard et qui regroupent l’oligarque appauvri, le politicien qui cherche fortune par la politique, le démagogue et le fils de l’oligarque émancipé de la tutelle de son père (« Et voilà, ce me semble, établis dans les cités des gens pourvus d’aiguillons et bien armés, les uns accablés de dettes, les autres d’infamie, les autres des deux à la fois : pleins de haine pour ceux qui ont acquis leurs biens, ils complotent contre eux et contre le reste des citoyens et désirent vivement une révolution » in Platon, La République, VIII 556a, Garnier-Flammarion, p 315. Platon reprend ici l’argument du Vieil Oligarque en soulignant combien la démocratie ne représente pas le peuple en entier ni même le menu peuple comme les cultivateurs et les artisans qui, eux, s’intègrent à la cité juste).
« A mon avis », écrit Platon, « la démocratie apparaît lorsque les pauvres, ayant remporté la victoire sur les riches, massacrent les uns, bannissent les autres et partagent également avec ceux qui restent le gouvernement et les charges publiques » [Platon, La République, VIII, 557b, Garnier-Flammarion, 315].
En d’autres termes, la démocratie se caractérise d’abord par un goût excessif pour la liberté qui se trouve ainsi commuée en licence. Cette dernière engendre un affaissement du règne des lois sous le coup d’une tolérance excessive généralisée. Pire encore, elle conduit à un renversement de l’ordre moral : à la recherche de la vertu se substitue une quête insatiable du plaisir. Il en résulte une sorte d’inversion de l’ordre social : les maîtres craignent les élèves qui les moquent ; les vieux veulent plaire aux jeunes et même les animaux comme les ânes prennent la liberté de heurter les passants dans les rues.
Voilà pourquoi Platon conclut que la démocratie est « un gouvernement agréable, anarchique et bigarré, qui dispense une sorte d’égalité aussi bien à ce qui est inégal qu’à ce qui est égal ». Elle est le fruit de la démagogie qui est son vice premier. De là découle sa propension à l’anarchie qui la fait déboucher sur la tyrannie, gouvernement de la vanité et du crime.
Mais la critique platonicienne de la démocratie ne se borne pas au magistral livre VIII de La République. Dans une œuvre plus ancienne comme le Gorgias, Platon dénonce frontalement l’habileté du rhéteur devant les assemblées populaires [Platon, La République, VIII 558b, Garnier-Flammarion, 318] et dénie le symbole de la démocratie qu’est « Périclès [qui] a rendu les Athéniens paresseux, lâches, bavards, et avides d’argent, en établissant le premier un salaire pour les fonctions publiques » (Platon, Gorgias, 515e ; Caliclès rétorque à Socrate qu’il est un « laconisant aux oreilles cassées » c’est-à-dire un tenant de l’oligarchie comme à Sparte [Lacédémone] lesquels pratiquaient la boxe. A la fin du dialogue, après avoir dénigré les hommes d’État athéniens, Socrate dira : « Je crois que je suis un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s’attache au véritable art politique et qu’il n’y a que moi qui le pratique aujourd’hui » (522a)).
Dans ses œuvres de vieillesse, le jugement de Platon demeure critique mais semble plus mesuré : dans Les Lois, la démocratie apparaît comme un élément nécessaire au sein de la constitution mixte puisqu’il faut marier sagesse et liberté mais elle ne saurait nullement être un idéal. Cette idée se trouve expliciter dans Le Politique dans la mesure où la démocratie apparaît comme le moins bon régime ordonné et le meilleur régime corrompu.
C - Les usages du mot démocratie
Reste à savoir quelle tradition l’emportait dans l’opinion publique de l’époque.
L’usage mélioratif à Athènes : Sur ce terrain, il faut d’abord considérer que les partisans de la démocratie s’adressaient à un tout autre public que ses détracteurs. Platon, Aristote et Isocrate écrivaient pour un petit groupe de disciples ou d’intellectuels, tous plus ou moins admirateurs de Sparte ce qui amena Démosthène à souligner ironiquement qu’« à Athènes, il est permis de louer le système politique de Sparte et de dénigrer le sien propre tandis qu’à Sparte, nul ne peut louer aucun autre système que celui de Sparte » [Hansen, 1993, 49]. En revanche, les dramaturges et les hommes politiques écrivaient pour l’ensemble du public. C’est donc bien le sens valorisant qui domina au moins jusqu’à la fin du IVe siècle avant J-C.
La disparition du mot sous l’Empire : Le mot « démocratie » resta durablement attaché à la forme des micro-États que furent les cités. Or, dès la fin du IVe siècle avant J-C, la réalité politique dominante changea totalement ; les cités autonomes disparurent et furent supplantées par l’Empire qui les absorba. Ce fut d’abord l’Empire d’Alexandre le Grand dans un contexte où la culture grecque dominait encore largement le monde méditerranéen (l’hellénisme). Mais bientôt, la domination romaine s’amorça engendrant une perte d’influence de la culture grecque ; le vocabulaire politique s’en trouva changé et le mot « démocratie » disparut presque totalement.
§2. L’éclipse du mot démocratie : Rome et le Moyen Age
Le mot « démocratie » resta durablement attaché à la forme des micro-États que furent les cités. Or, dès la fin du IVe siècle avant J-C, la réalité politique dominante changea totalement ; les cités autonomes disparurent et furent supplantées par l’Empire qui les absorba. Ce fut d’abord l’Empire d’Alexandre le Grand dans un contexte où la culture grecque dominait encore largement le monde méditerranéen (l’hellénisme). Mais bientôt, la domination romaine s’amorça engendrant une perte d’influence de la culture grecque ; le vocabulaire politique s’en trouva changé.
La distanciation romaine : « Rome n’a jamais passé pour une démocratie » affirme sans ambages l’historien républicain Claude Nicolet [Nicolet, 1976, 82]. Le mot y existait-il seulement ? Rappelons d’abord que les Romains ne se dotèrent pas d’une terminologie calquée sur le grec. De ce fait, le terme fut en lui-même d’un usage très rare.
La République romaine : A vrai dire, le mot n’apparaît que sous la plume des historiens de culture grecque de la période républicaine (Dans un seul cas, le terme est employé pour caractériser une réalité politique romaine. Diodore de Sicile dans sa Bibliothèque historique (34/35, 25, 1) déclare que le second frère Gracque - Caius Gracchus - souhaitait « détruire l’aristocratie et d’instaurer la démocratie ». Le propos est confirmé par Plutarque dans son portrait de Caius Gracchus (5, 4). Dans une étude sur ce texte, Mouza Raskolnikoff conclut que le seul bénéfice de ce texte est d’éclairer la vision aristocratique et anti-gracquienne des historiens romains comme Diodore. Cf. Mouza Raskolnikoff, « Philosophie et démocratie à Rome à la fin de la république : dêmokratia et libertas » in Cahiers de philosophie politique et juridique, 1982, n° 2, pp 21-31). Il est de manière quasi exclusive employé dans un sens péjoratif. Ainsi Cicéron écrit-il : « Si c’est le peuple qui a le pouvoir et que sa volonté décide de tout, on dira que c’est là un régime de liberté alors qu’en réalité c’est la licence » (Cicéron, De la république, Paris, Garnier-Flammarion, livre III, 13, p 84. Plus loin, Cicéron prête le propos suivant à Lélius : « Il n’y a pas d’État dont j’hésiterai moins à dire que ce n’est pas une république précisément que celui où la multitude a tous les pouvoirs » (ibid, III, 33) ce à quoi Scipion répond : « Je conviens que des trois formes [de gouvernement], c’est la moins digne d’approbation » (ibid, III, 35)). Comme chez les classiques grecs, l’analyse de Cicéron reprend la typologie monarchie, aristocratie, démocratie en distinguant la forme correcte de la forme déviée. Pour lui, la démocratie se caractérise par le règne de la licencia.
L’Empire romain : Chez les historiens de l’Empire, le terme démocratie a un contenu beaucoup plus flou. La démocratie se confond alors avec les gouvernements républicains et s’oppose au gouvernement d’un seul qu’incarne l’Empire. Si le mot continue de jouer un rôle de repoussoir, c’est en revanche pour des raisons bien différentes de celles avancées par les historiens républicains. La démocratie est alors dénoncée, par exemple chez Dion Cassius, comme un pur idéal irréalisable et inadéquat pour une structure comme l’empire (Par exemple, « une cité qui est d’une telle importance et qui exerce sa domination sur la plus belle et la plus grande partie du monde connu, à qui appartiennent des hommes de mœurs multiples et diverses (…), une telle cité est dans l’incapacité de vivre avec modération dans une démocratie, et encore plus dans l’incapacité de faire régner l’harmonie là où la modération est absente » (Dion Cassius, 44, 2, 4) cité in Mouza Raskolnikoff, « Philosophie et démocratie à Rome à la fin de la république : dêmokratia et libertas » in Cahiers de philosophie politique et juridique, 1982, n° 2, p 31). Elle est une pure construction morale. Notons, in fine, qu’à partir du IVe siècle ap. J-C., une transposition littérale du grec au latin est effectuée ; grâce à cela, la pérennité du mot sera assurée en ce qu’il sera récupéré par les langues vernaculaires de l’occident moderne.
La disparition médiévale : Si la réalité politique romaine tant dans sa version républicaine qu’impériale avait déjà largement congédié le terme de démocratie de l’univers politique, le Moyen-Age accomplit un pas supplémentaire en l’éliminant également du discours théorique. La raison essentielle doit être recherchée dans la mutation complète des modes de raisonnement. En effet, là où la philosophie jouait le rôle d’introduction à la réflexion politique chez les classiques de l’antiquité, se substitua la théologie voire l’écclésiologie. Les sources de la pensée reflètent ce bouleversement : tandis que La République de Platon, La République de Cicéron et surtout La Politique d’Aristote sont perdues, les références dominantes deviennent l’Ancien et le Nouveau Testament, le Corpus juris civilis de Justinien et les écrits patristiques (Ambroise, Augustin, Grégoire). L’œuvre de Saint Augustin est sur ce terrain emblématique ; il polémique contre Rome en essayant de dédouaner le christianisme de son rôle dans la chute de l’Empire. Pour cela, il prend ses distances avec la culture antique païenne. La cité politique vertueuse ne peut être que céleste tandis que la cité terrestre est jugée nécessairement injuste ; elle n’est qu’un « repaire de voleurs ». La politique est donc nettement dévalorisée ; la question de la démocratie est donc complètement congédiée.
La résurgence du mot démocratie : cette résurgence est d’abord due à la civilisation arabe alors en plein développement laquelle va engendrer, en Europe, une « renaissance » à la fin du Moyen-âge.
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L’apport de la civilisation arabe : hors de l’occident chrétien, la culture grecque a pu cependant être préservée et donner de nouveaux développements sur la démocratie. C’est notamment le cas avec Alfarabi qui, au début du Xe siècle, tenta de concilier la pensée antique classique avec l’islam (L’œuvre d’Alfarabi n’est pas traduite en français. Sa pensée politique a cependant été exposée par son traducteur anglais Muhsin Mahdi, La fondation de la philosophie politique en Islam. La cité vertueuse d’Alfarabi, Paris, Flammarion, 2000. Pour un résumé, voir aussi son article « Alfarabi » in Joseph Cropsey, Leo Strauss (dir.), Histoire de la philosophie politique, Paris, PUF, coll. “Léviathan”, 1994, pp 223-245). A l’instar de Platon dans Les Lois et d’Aristote, il dégagea un régime vertueux qui était une forme mixte avec à sa tête un philosophe prophète. A ce régime, il en opposait six autres tous partiels et déviants. L’originalité d’Alfarabi est de souligner que la démocratie est à la fois le gouvernement qui contient le plus de bonnes choses et celui qui recèle le plus de défauts. La raison est qu’il supporte une pluralité de fins ce qui lui confère son caractère bigarré souligné par Platon. Le philosophe est notamment sensible à la possibilité de voir s’épanouir les arts, les sciences et surtout la philosophie dans ce type de régime. Par ce type de réflexions, Alfarabi préfigure l’évolution ultérieure de la pensée occidentale. En effet, son œuvre souligne l’étroitesse du lien entre la présence des antiques - surtout Aristote - et le questionnement sur la démocratie. Or ce lien rompu à la fin de l’Empire romain est reconstitué à la fin du XIIe et au XIIIe siècles ouvrant une nouvelle ère de la pensée politique qualifiée parfois de « proto-Renaissance ».
- Le Moyen-Age tardif : Le point de départ de ce renversement fut précisément la réintroduction d’Aristote et notamment la traduction en latin de l’Éthique à Nicomaque et des Politiques par Guillaume de Moerbecke vers 1260 (Rappelons à cette occasion le rôle essentiel que jouèrent les cultures juive et arabe dans ce processus et notamment les œuvres d’Alfarabi, de Moïse Maïmonide, d’Avicenne (Ibn Sina), d’Averroès (Ibn Rushd). Une des grandes originalités de cette réception fut que la lecture de ces auteurs par les médiévaux fut l’occasion de la redécouverte d’Aristote et non de Platon alors que ce dernier était de loin l’auteur prépondérant dans ces œuvres. L’édition des Politiques par le dominicain Guillaume de Moerbecke joua un rôle essentiel ne serait-ce que parce que Thomas d’Aquin opéra son commentaire sur elle). Or « la redécouverte de la pensée politique aristotélicienne injecta le concept de citoyenneté participative » dans la réflexion et cela à plusieurs niveaux (J-P. Canning, « Politique : institutions et conceptions » in James Henderson Burns (dir.), Histoire de la pensée politique médiévale, Paris, PUF, coll. “Léviathan”, 1993, p. 344). Au plan juridique d’abord, l’école civiliste italienne des commentateurs du droit romain justifia la souveraineté des cités-républiques indépendantes par le consentement populaire (Bartolus de Sassoferrato (1313-1357) et Baldus de Ubaldis (1327-1400) furent tous deux professeurs de droit à Pérouse et furent les juristes les plus connus en Europe au XIVe siècle). A l’intérieur de l’Église, le mouvement conciliaire (1378-1450) contesta le pouvoir de la hiérarchie en faisant valoir la nécessité de la communauté des chrétiens. Ce mouvement sera prolongé par l’œuvre de Marsile de Padoue dans son Défenseur de la paix qui, à partir de la théorie de la souveraineté populaire d’Aristote, va faire reposer l’autorité du pape sur le consentement des chrétiens. Enfin, au plan politique, l’idée de gouvernement populaire est fut développée par « l’humanisme civique » florentin qui prit son essor à la fin du XIIIe siècle (Quentin Skinner, Les fondations de la pensée politique moderne, Paris, PUF, coll. “Léviathan”, tome 1 - La Renaissance, chapitres II et IV). Mais ce fut sur le plan philosophique que cette inflexion s’avéra la plus porteuse. Du coup, la réflexion sur les régimes politiques incorporant le débat sur la démocratie redevient un exercice académique. On en trouve un exemple dans l’œuvre du grand philosophe que fut Saint Thomas d’Aquin au XIIIe siècle (Thomas d’Aquin reprend la doctrine du gouvernement mixte avec une inflexion personnelle en faveur de la monarchie mais il l’érige en modèle biblique puisque le gouvernement ancien d’Israël est réinterprété par lui comme intégrant tout à la fois une composante monarchique avec Moïse et ses successeurs, une composante aristocratique avec le conseil des 72 anciens et une composante démocratique puisque ces derniers étaient élus par le peuple (Thomas d’Aquin, Summa theologiae, Ia-IIae, question 105, a1 et aussi De Regno, I, 6. 42). De plus, Thomas d’Aquin s’approprie la formule de Saint Paul mais en insistant sur le second terme : « omnis potestas a Deo sed per populum » (Tout pouvoir vient de Dieu mais par le peuple). C’est sur cette base que Jacques Maritain pu écrire : « c’est la philosophie de Saint Thomas qui a été la première philosophie authentique de la démocratie » (Jacques Maritain, Principes d’une politique humaniste, Paris, Hartmann, 1945, p 41)).
Sy.Au total, le mot a ressurgi à la fin du Moyen-âge mais dans les cercles très restreints des spécialistes de philosophie politique qui ont lu Aristote. Le sens du mot est encore flou ; l’expérience de la République romaine domine largement celle de la démocratie athénienne. En fait, le mot démocratie traduit la recherche d’un gouvernement mixte incorporant une forme de participation populaire. Cette recherche est aussi celle qui dominera les premiers siècles des Temps modernes.