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Introduction à la science politique

Comment l'Etat s'est-il formé et développé ?




Comme toutes les notions majeures particulièrement denses, l’État recouvre à la fois un mot, un concept élaboré du point de vue théorique et une réalité politique justiciable d’une analyse historique. Ces trois dimensions ne doivent pas être confondues d’autant que chacune eut sa propre temporalité. La réalité historique de l’État précéda largement le mot et le concept. Pour synthétiser le processus de formation, on peut dire que :

  • la réalité historique de l’État émergea à travers un processus millénaire commençant avec le traité de Verdun de 843 après J-C, culminant avec la Paix de Westphalie de 1648 et se prolongeant jusqu’au XXe siècle ;
  • le concept théorique d’État émergea à travers un processus plus court et plus tardif ; il débuta aux XIII et XIVe siècles et fut achevé vers 1750 ;
  • le mot d’État au sens moderne n’émergea qu’à partir du XVIe siècle et se propagea lentement. C’est seulement au XIXe siècle qu’il devint un vocable courant.

Section 1 : La formation de l’État


Le pouvoir d’État n’est nullement inhérent à toute forme sociale ; il correspond à un phénomène essentiellement européen et daté. L’État moderne est apparu au XIIIe siècle ; cependant cette émergence s’inscrit dans une perspective plus longue. L’origine du processus est débattue mais plusieurs arguments militent en faveur d’une origine féodale.


« État » provient du latin « status » (de « stare ») signifiant « se tenir debout ». La généralité de cette origine indique que le terme n’était nullement réservé au domaine politique.

  • L’origine du mot

À la fin du Moyen-Âge (XIIIe siècle), le vocable « status » devient courant sous la plume des auteurs de la scolastique ; il désigne alors la condition sociale d’une personne ou d’un groupe. Cet usage perdure jusqu’au XVIe siècle : « status » renvoie alors soit à la condition d’une personne (les états au sens du clergé, de la noblesse ou des roturiers formant le tiers-état), soit à la situation générale du royaume (« status regni »). Nous sommes alors encore loin du sens moderne : manque l’idée d’une autorité politique suprême s’exerçant sur un territoire et indépendante des gouvernés comme des gouvernants.

  • L’émergence du sens moderne

Machiavel passe fréquemment pour le premier utilisateur du mot État au sens moderne. Il est vrai qu’il emploie très fréquemment le vocable « stato » dans son œuvre (pas moins de 115 fois dans Le Prince datant de 1513). Une controverse entre spécialistes du penseur florentin règne sur l’importance de ce terme et son sens. Globalement, il apparaît que Machiavel accomplit un pas important en direction du concept moderne d’État dans la mesure où il associe ce mot à une forme de gouvernement. Cependant Machiavel est encore loin du compte : le mot « stato » ne désigne pas chez lui une puissance publique abstraite (comme pour l’État moderne) ; la référence au territoire est rare et ambiguë ; le peuple n’est jamais mentionné.

Jean Bodin, juriste angevin auteur des Six Livres de la République (1576), est souvent présenté comme l’un des fondateurs de l’État. Dans son grand ouvrage, le terme « estat » apparaît fréquemment mais il désigne soit un ordre (noblesse, clergé, tiers-état), soit la forme de gouvernement (la manière dont se comporte les gouvernants). Pour désigner la notion moderne d’État, Bodin utilise essentiellement le vocable de « République ».

À la même époque que Bodin, la dernière génération des humanistes spécialisés dans la théorie politique utilise de plus en plus fréquemment le terme « estat » ou celui de « state ». On approche alors de très près le sens moderne. Par exemple, à la fin du XVIe siècle, l’humaniste anglais Walter Raleigh publie un ouvrage intitulé Maxims of State ou le pouvoir d’État est bien dissocié de la personne des gouvernants. La monarchie est même définie comme « le gouvernement d’un état par un chef unique ». Il ne manque plus alors que l’idée d’une personne artificielle, abstraite.

Thomas Hobbes est celui qui accompli ce pas décisif. Non seulement, il emploie très fréquemment le mot « State » dans l’ensemble de son œuvre mais surtout il le rapporte à une construction artificielle. Ainsi écrit-il « I speak not of the men, but (in the abstract) of the Seat of the Power » ajoutant que ce siège du pouvoir est « that great Leviathan called Commonwealth or State ». Désormais, l’État désigne bien une personne juridique abstraite transcendant gouvernants et gouvernés.

Contrairement à un préjugé répandu, le terme État au sens moderne est resté très rare durablement. Ce n’est que dans la seconde moitié du XIXe siècle qu’il s’est imposé.

  • Certains théoriciens du politique emploient le terme au sens moderne au XVIIIème siècle. C’est par exemple le cas de Montesquieu qui consacre la mutation. Désormais, le mot « État » est pris dans son sens moderne et simultanément, le mot « République » cesse de désigner l’État (une communauté politique en général) pour prendre son sens moderne d’un État sans monarque.
  • Dans les dictionnaires du XVIIe et XVIIIe siècle, le mot État est bien présent mais sa définition reste lacunaire. Le plus souvent, c’est la composante territoriale qui manque. Ainsi dans l’Encyclopédie, l’article « État (droit politique) » écrit par Jaucourt : « terme générique qui désigne une société d’hommes, vivants ensemble sous un gouvernement quelconque, heureux ou malheureux ». Pourtant, à cette époque, la réalité politique existe déjà largement et le concept est déjà élaboré. Paradoxalement, la définition recherchée de l’État au sens moderne apparaît bien dans les dictionnaires mais sous le terme de « Nation ». Voici comment Diderot la définie dans l’Encyclopédie : « Nation : mot collectif dont on fait usage pour exprimer une quantité considérable de peuple, qui habite une certaine étendue de pays, renfermée dans de certaines limites, qui obéit au même gouvernement ». Cette caractéristique de l’oubli de la composante territoriale et de la bonne définition sous le vocable de « Nation » se retrouve dans les dictionnaires allemands et anglais de la même époque. Dans les manuels de droit international également, le terme État devient fréquent mais la composante territoriale est systématiquement oubliée.
  • Au cours du XIXe siècle, l’acception moderne du terme « État » se généralise. Ainsi la Dictionnaire de l’Académie française ne définit correctement le terme que dans sa sixième édition de 1835. De même, l’Encyclopedia Britannica n’intègre la définition complète que dans sa dixième édition de 1902.

On comprend mieux maintenant comment un décalage entre le mot, le concept et la réalité a pu se produire. Ainsi si la paix de Westphalie en 1648 marque un tournant dans l’histoire en abolissant le système féodal de communautés politiques hiérarchisées et en instaurant des relations internationales entre États égaux, elle ignore le mot. Lorsqu’il apparaît, il désigne la noblesse, le clergé, le tiers-état. Mais lorsque les traités évoquent l’État au sens moderne, il utilise les termes de regnum ou res publica. Ce n’est qu’avec le congrès de Vienne de 1815 que le principe de souveraineté territoriale est pleinement reconnu et institué au niveau international. Un peu partout, le mot intègre alors cette composante.

Dans la conclusion de son ouvrage sur Les fondements de la pensée politique moderne [2001], l’historien américain Quentin Skinner rappelle les 3 conditions fondamentales d’émergence de la notion d’état.

Tout d’abord, l’Etat n’est possible comme concept que si la sphère politique est dissociée de la philosophie morale. Cette thèse avait été soutenue durant l’antiquité par Aristote dans La Politique mais son œuvre avait disparu au Moyen-âge. Au contraire, le règne de la philosophie de Saint Augustin impliquait une fusion de la perspective morale et de celle politique. La Cité des hommes devait obéir à la cité de Dieu. C’est par la redécouverte d’Aristote à la fin du XIVème siècle que l’idée de la politique autonome par rapport à la morale réapparut. Par un lent mouvement, cette thèse s’affirma progressivement jusqu’à culminer dans l’œuvre de Machiavel. Dès le XVIe siècle, cette condition était remplie.

Ensuite, il fallait pouvoir penser l’état comme une réalité indépendante des autres catégories existantes en particulier celle d’Empire (et donc la notion latine d’Imperium). Ce fut largement le travail des premiers légistes et humanistes italiens que de promouvoir l’idée d’un royaume indépendant de l’Empire.

En même temps, il fallait que le pouvoir politique de l’état soit distingué et rigoureusement séparé du pouvoir spirituel de l’église. Là encore, un lent mouvement initié par le philosophe et théologien Marsile de Padoue fut prolongé par les légistes royaux et aboutissait à contester radicalement l’existence du pouvoir de l’église. Les guerres de religion conclurent ce mouvement en envisageant un pouvoir laïc totalement déconnecté des préoccupations religieuses à travers des figures comme Machiavel ou Hobbes.

Enfin, l’Etat n’est conceptuellement envisageable que s’il est clairement dissocié de la « société civile ». Ce fut l’étape la plus difficile et la plus tardive du processus. Elle démarra à la fin du XVIIe siècle avec la philosophie écossaise et gagna beaucoup de terrain au XVIIIe siècle avec le thème de l’opinion publique. Finalement, celle-ci ne fut clairement acquise qu’aux débuts du XIXème siècle en particulier avec la philosophie de Hegel.

Si les historiens s’accordent sur les origines médiévales de l’État, en revanche, le désaccord règne concernant le rôle de la féodalité. Certains comme Marc Bloch ou Roland Mousnier perçoivent la féodalité comme une phase de désorganisation de l’État. D’autres comme François-Louis Ganshof, Otto Hinze, Jean-Pierre Poly ou Yves Déloye perçoivent la féodalité comme un frein à la dislocation de l’État. Dès 1931, Otto Hinze écrivait ainsi que « l’apparition de l’État moderne n’est au fond rien d’autre que le processus d’étatisation d’une organisation sociale féodale ». En réalité, ces thèses ne sont pas contradictoires si l’on comprend que l’État émergea lentement et très progressivement en utilisant les cadres institutionnels de la féodalité. La construction de l’État moderne ne résulte donc pas d’un dessein pensé et poursuivi par un (ou des) monarque(s) ; il s’agit plutôt du résultat involontaire obtenu par des acteurs agissant au sein de l’univers mental de la féodalité. D’une certaine manière, la féodalité se survit à elle-même non pas au plan institutionnel mais par le biais d’une logique agonistique, une dynamique concurrentielle exacerbée qui lui est propre. Pour le comprendre, il faut donc faire un pas en arrière et cerner les implications de la dislocation de l’empire.

La construction lente et progressive de l’État fait donc suite à la dislocation de l’empire franc édifié par les carolingiens. Cette dislocation prit deux directions étroitement liées l’une à l’autre.

a- La première tendance lourde entre le VIIIe siècle et le XIe siècle fut le démembrement de l’empire franc. Celui-ci s’opéra en trois temps.

  • Les étapes de la dislocation

- Dès le IXe siècle avec le traité de Verdun (en 843), l’empire fut démembré en trois parties correspondant aux trois fils de Louis Le Pieux ; chacun des royaumes subit l’assaut des ducs et grands comtes qui s’émancipent et assurent la formation de principautés autonomes.

- Au Xe siècle, le royaume franc (la Francia) de Charles le Chauve est lui-même très affaibli ; il subit ainsi un nouveau démembrement et connaît le triomphe des princes territoriaux que sont les comtes et vicomtes.

- Au XIe siècle, les principautés territoriales sont à leur tour victimes de la montée en puissance des seigneurs châtelains ou châtellenies. L’affirmation de ceux-ci (qui ne règne jamais sur un espace plus grand qu’un canton sans en avoir l’unité) traduit l’effondrement complet de l’ordre politique ancien mais aussi le fait que l’autorité politique se diffuse alors dans la société. Ce phénomène est largement dû à un renversement complet : les instruments qui servirent à l’unification sous les carolingiens se transformèrent peu à peu en vecteur d’une différenciation extrême. Ce renversement est appréhendé par les historiens comme le passage d’une « féodalité de bénéfices » à une « féodalité de fiefs ».

  • Le passage de la féodalité de bénéfices à la féodalité de fiefs

La « féodalité de bénéfices » résultait de la pratique des carolingiens d’imposer un engagement personnel strict à tous ceux qui servaient leur autorité. Ainsi émergea un réseau d’obligations et de dévouement personnels qui contribua largement à l’unification du pouvoir. Le contrat vassalique était l’acte juridique qui venait constater officiellement cet engagement. Le vassal avait pour obligations devait « ne pas nuire à son seigneur. Ne pas nuire, c’est ne pas porter atteinte aux biens, aux possessions du seigneur, à sa personne physique et à son honneur » (lettre de l’évêque Fulbert de Chartres, vers 1020). Le vassal doit conseiller, aider son suzerain y compris pécuniairement (dans certains cas comme pour une rançon, pour les croisades…). Mais le cœur du contrat est l’obligation de service militaire dans une société caractérisée par une extrême insécurité du fait de la généralisation des guerres privées. De son côté, le seigneur doit protéger ses vassaux, les assister, les héberger éventuellement et surtout leur offrir une récompense, un cadeau, un bénéfice. Il s’agit le plus souvent d’une terre dans une société où elle représente la richesse principale mais parfois ce peut être une rente monétaire. Le mécanisme du contrat vassalique fut un puissant moyen instrument pour assurer le loyalisme au pouvoir carolingien. Mais il ne tarda pas à se retourner en son contraire.

La « féodalité de fiefs » traduit précisément ce retournement. à partir du XIème siècle, le terme « bénéfice » (beneficium c’est-à-dire bienfait ou récompense) tend à disparaître ; il est remplacé par le terme latinisé de fevum ou feodum qui était déjà dominant dans le midi et qui désignait la pratique ancienne des germains d’échanger des cadeaux entre clans pour assurer la paix. En conséquence, le bénéfice devient un fief. Mais derrière cette substitution de mots émerge la patrimonialisation des fiefs. La terre cesse d’être considérée comme le salaire d’une fonction, la récompense de la fidélité et devient un bien susceptible d’appropriation par le vassal. Ce phénomène est renforcé par la crise économique et par l’essor démographique du XIe siècle. En effet, l’essor démographique menace la cohésion du patrimoine familial. Face à cela et, contrairement à la paysannerie qui maintient le partage égalitaire entre héritiers, la noblesse va forger un modèle lignager impliquant d’une part, qu’un seul enfant légitime sera l’héritier (l’aîné s’il est un garçon) et d’autre part, une politique restrictive de mariages au profit du seul héritier. L’hérédité du fief transforme son titulaire - le vassal - en feudataire. Cette règle se généralise et est même consacrée par le capitulaire de Quercy sur Oise en 877. Face à la crise économique, la petite noblesse tente de faire reconnaître son droit à disposer de son fief. S’imposant plus difficilement, l’aliénabilité du fief sera partiellement reconnue même le droit des roturiers à racheter le fief de nobles sera limité (ordonnance de 1275). Dès le XIe siècle, le processus d’autonomisation des vassaux est abouti.

b- La seconde tendance lourde est la décadence interne de la puissance, de l’autorité. De nombreuses fonctions « publiques » exercées jusque-là par des professionnels (des « fonctionnaires » au sens étymologique) s’amenuisent et passent aux mains d’amateurs que sont les propriétaires terriens. Nous assistons à une « patrimonialisation » des droits c’est-à-dire qu’ils deviennent les possessions privées d’une personne. Selon une formule de Hinze, on constate « une prépondérance de l’élément personnel sur l’élément institutionnel dans l’exercice du pouvoir » (ibid, p 91). Les prérogatives fondamentales du pouvoir comme celle de commander, de taxer, de punir sont alors appréhendées et traitées comme des biens faisant l’objet d’un droit de propriété. Tel un bien assujetti à une possession, ces prérogatives peuvent être vendues, hypothéquées, héritées ou partagées par voie de succession. Au XIe siècle, ce processus aboutit à la disparition de l’ordre public sauf pour les populations paysannes qui restent sous la coupe du seigneur et de son manoir. Ce système se caractérise par trois traits :

- primo, une faible institutionnalisation du pouvoir puisque sa diffusion dans les petites seigneuries le fait dépendre des personnes physiques qui se le sont appropriées ;

secundo, une très forte fragmentation résultant de la dynamique de morcellement énoncée ci-dessus.

tertio, une forte fluidité du pouvoir qui reflète la forte discontinuité de son exercice dans le temps et dans l’espace.

Le problème auquel se heurte l’interprète est le suivant : comment expliquer l’émergence de l’État sans impliquer une rupture avec la féodalité et sans, pour autant, se référer à une continuité politique discutable. Dans son grand ouvrage de 1939 sur le processus de civilisation occidentale, le sociologue allemand Norbert Elias tenta de répondre en avançant l’idée d’une continuité non linéaire au sein de l’histoire politique européenne. Elias va montrer que la féodalité implique une logique agonistique (agôn, la joute) qui va perdurer sous la forme d’un processus concurrentiel. Cette dynamique de la concurrence est appréhendée par Elias comme une loi de portée générale, comme un principe explicatif de la constitution des royaumes. Ce principe de concurrence joue selon Elias dans deux domaines : celui militaire et celui économique mais l’auteur de La dynamique de l’Occident oublie manifestement le domaine symbolique.

Le processus conduisant à l’émergence d’un pouvoir unifié et fort à partir d’une situation de dislocation résulte d’une démultiplication des conflits entre seigneurs locaux. Cette logique de concurrence et même de conflit est rendue nécessaire par l’impossibilité de se cantonner dans une stratégie de conservation au sein d’une société en plein bouleversement : essor démographique, développement économique (notamment du commerce de luxe), défrichements massifs des terres, affirmation d’une éthique nobiliaire centrée sur l’exaltation des valeurs guerrières… Dans un premier temps, l’unification s’opère au niveau des seigneurs locaux : ceux-ci mènent des luttes féroces contre leurs châtelains et leurs voisins. Comme l’écrit Elias, la domination d’une maison régnant sur un territoire « disparaît si elle ne réussit pas à surclasser militairement, grâce aux revenus de ses domaines et au nombre de ses vassaux et feudataires, toutes les autres familles de guerriers installées sur son territoire » (ibid, p. 15). Cela aboutit à la constitution d’un monopole de la coercition au niveau de la seigneurie. Dans un second temps, le même mécanisme se reproduit entre les grands seigneurs (les Princes). Les seigneurs locaux sont obligés de s’associer pour contrer l’expansionnisme d’un prince voisin. S’ils y réussissent l’un d’entre eux se hissera au niveau du prince en tant que chef de la coalition ; s’ils n’y parviennent pas, ils sont relégués et perdent une partie de leurs prérogatives qui reviennent au prince vainqueur. Le roi lui-même qui n’est qu’un prince parmi d’autres du point de vue militaire est amené à combattre contre des seigneurs féodaux comme ce fut le cas pour Louis VI. Et lui aussi a connu ces deux phases : il a d’abord affirmé sa domination sur son domaine parisien avant d’entrer en concurrence avec les maisons voisines dans le cadre d’un expansionnisme incessant (à partir du XVIe siècle, la lutte continuera mais entre des royaumes désormais constitués : la monopolisation intérieure de la violence étant acquise, la guerre servira alors surtout à renforcer l’unité interne et accroître son territoire). La lutte ne prend d’ailleurs pas que la forme du combat guerrier et de la conquête militaire ; la maison capétienne assoit son pouvoir aussi par le biais de mariages, d’achats… De cette manière, un processus d’unification s’enclenche. Ce processus peut se résumer de la manière suivante : alors qu’au milieu du XIe siècle, on compte plusieurs centaines d’entités exerçant le monopole de la coercition, à la fin du XIIe siècle seules 16 maisons participent encore à la lutte pour le pouvoir sur le royaume et elles ne seront plus que 5 au début du XVe siècle (la maison de France occupant les 2/3 de la France actuelle, la maison de Bourgogne, celle de Bretagne, celles de Flandre et d’Angleterre).

Dans son ouvrage sur La dynamique de l’Occident, Norbert Élias insiste largement sur l’importance du processus de monopolisation fiscal. De nombreuses études sont venues compléter ce travail pionnier. Trois tendances permettent de saisir globalement l’évolution en jeu :

  • L’institutionnalisation de l’impôt royal régulier

Aux débuts du XIIIe siècle, la conception dominante impose au roi de financer ses dépenses de gouvernement sur ses revenus domaniaux. Mais dès le milieu du XIIIe siècle, le roi prend l’habitude de faire payer ses vassaux pour ses expéditions militaires : c’est la « taille de l’ost ». Ces prélèvements restent exceptionnels et nécessitent un consentement explicite de l’intéressé. Mais comme la France est presque toujours en guerre, une fiscalité quasi permanente émerge qui sera renforcée par la guerre de Cent ans. Face à l’essoufflement de l’économie médiévale, le roi doit cependant diversifier et multiplier ces prélèvements : ainsi commence-t-il par solliciter les villes puis par organiser des prélèvements exceptionnels sur le clergé (lequel lève son propre impôt qu’est la dîme). L’ensemble du processus rogne largement sur les taxes seigneuriales. En 1314, Philippe le Bel voulant financer son expédition en Flandre (qui sera catastrophique), innove en convoquant les trois états (clergé, noblesse, tiers) pour négocier avec eux l’impôt. Ce consentement préalable via les États généraux se répétera jusqu’à Charles VII. Ce dernier rompra avec cette pratique ; il décide alors de fixer unilatéralement chaque année le principal impôt de l’époque (la taille) dont la noblesse est exclue ; le consentement des états disparaît. A l’origine exceptionnel, le prélèvement royal est donc devenu habituel ; de périodique, il est devenu régulier ; de négocié et consenti, il est désormais imposé d’autorité. Une administration spécialisée va émerger pour irriguer financièrement le système. Malgré tout, l’institutionnalisation n’est pas complète. Élias souligne que ce n’est pas l’institution en tant que telle qui va prélever l’impôt mais des particuliers (les « fermiers généraux ») lesquels seront les premiers à être liquidés physiquement par la Révolution (l’élément personnel se maintient donc à côté des éléments institutionnels). La dynamique du processus est cependant bien réelle : alors que la taille ne rapporte que 1,2 million de livres sous Charles VII, elle rapportera 80 millions de livres sous Louis XVI.

  • L’unification territoriale de l’impôt

L’un des traits fondamentaux de la fiscalité moderne issue de la fiscalité royale est son caractère national. Tous les sujets du roi sont soumis à l’impôt même si certains en sont exonérés. Le roi ne prélève plus sur ses vassaux qui eux-mêmes se retournent vers leurs propres vassaux. Ils prélèvent directement sur tous. Ce résultat fut obtenu au prix d’une grande lutte contre les droits seigneuriaux eux-mêmes locaux (droits de péage pour le passage des ponts comme le teleonum ou ton-lieu…). Cette démarche s’inscrit cependant dans un processus plus large visant à faire sauter une à une les barrières internes (y compris les frontières internes) au royaume. Même si le résultat fut important, la fiscalité royale laissa subsister jusqu’au XVIIe siècle, des impôts seigneuriaux, ecclésiastiques ou municipaux qui devinrent très marginaux avant de disparaître totalement.

  • L’émergence d’une légitimité moderne de l’impôt

Traditionnellement, le monarque justifiait par avance un prélèvement extraordinaire de manière à en faciliter le recouvrement. Philippe Auguste invoqua une croisade, Philippe le Bel son expédition dans les Flandres. La légitimité de l’impôt résidait donc dans la capacité des assujettis à s’identifier au prestige des actions du Prince, à sa gloire. Ce système ne marcha pas très bien et l’impôt fut toujours vivement critiqué (par exemple, la révolte contre la gabelle en 1548) d’autant que ses modalités de recouvrement étaient profondément injustes. Progressivement, une légitimité de type « légale rationnelle » selon la typologie de Max Weber fut instituée : l’impôt se fit alors au nom de la défense et la sécurité du royaume ; il se faisait au profit d’une entité abstraite (l’État) que le monarque incarnait. A partir de la révolution et plus encore de la IIIe République, une idéologie patriotique enseignée dès l’école vint aussi asseoir la légitimité de l’impôt. Mais la justification la plus importante fut bientôt la redistribution opérée aux moyens d’interventions multiples : l’État-Providence peut ainsi invoquer tantôt la solidarité nationale pour justifier des dépenses de protection sociale ou l’exigence de progrès et d’éducation pour financer l’enseignement ou encore l’exigence du développement économique pour justifier des investissements d’infrastructures.

Section 2 : La propagation de l’Etat



Si la féodalité a permis l’émergence de l’État en pérennisant une dynamique agonistique, ce germe ne suffisait pas à constituer totalement l’État moderne. Ce n’est qu’à la période suivante que « les circuits du pouvoir » se sont ramifiés pour s’étendre à l’ensemble de la société ; ils se sont surtout stabilisés ou si l’on préfère institutionnalisés.

Dès le XVIe siècle, un processus de différenciation organique se manifeste dans tous les États moderne en voie de constitution. Ce processus recouvre trois tendances lourdes.


Ce mouvement fut initié en Angleterre dont l’État se constitua très antérieurement aux autres en partie en raison de l’absence de lutte féroce pour le pouvoir entre le monarque et les grands féodaux. En revanche, une lutte historique fondamentale se développa pour limiter le pouvoir du monarque unanimement admis comme légitime. Dès 1215, les barons et l’église imposèrent au roi Jean sans Terre la Magna Carta Libertatum (la « Grande Charte »). Celle-ci confère au Grand conseil (Curia Regis) le pouvoir de consentir à l’impôt. Ce conseil devient le Parlement un siècle plus tard. Sa composition est ensuite élargie : aux grands féodaux s’ajoutent des chevaliers pour les comtés, des bourgeois pour les villes. À partir de 1332, les chevaliers et bourgeois siègent séparément des ecclésiastiques et seigneurs. C’est la naissance du bicaméralisme : le parlement se scinde en chambre des Lords et en chambre des communes. Après le règne absolutiste des Tudors au XVIe siècle, la puissance du parlement ne cessa de s’affirmer y compris à travers la révolution de Cromwell.

En France la Cour royale est très vite dissociée en Curia in consilio pour les affaires politiques et administratives et en Curia in parlamento pour les affaires judiciaires. C’est l’origine des parlements d’ancien régime qui sont, en réalité, des juges. En revanche, les affaires politiques resteront durablement dans les mains du monarque et de son entourage. Les Etats généraux qui auraient pu être l’embryon d’un parlement moderne comme en Angleterre échoueront à s’imposer au roi. Ils ne seront plus réunis de 1614 à 1789. L’absence de différenciation sous l’Ancien régime contraignit donc la révolution a opéré une création ex nihilo. Comme chacun sait, si l’idée d’un parlement s’imposa vite, en revanche la différenciation avec l’exécutif ou la reconnaissance du bicaméralisme ne se réalisèrent que très difficilement. Cela manifeste la difficulté française à penser et réaliser une séparation des pouvoirs comme nous l’étudierons ultérieurement.


La France servira ici d’exemple.

A l’origine, les collaborateurs du monarques représentants les grands du royaume sont tous dans l’institution féodale de la Curia regis. Très vite, le roi prend l’habitude de choisir personnellement ses collaborateurs en fonction de leur loyauté et de leur compétence. Ils sont regroupés dans des instances aux appellations changeantes (Conseil privé du Roi, Conseil d’Estat, Conseil du Roi) qui exercent ses prérogatives dans le domaine des affaires générales avec un début de spécialisation dans le domaine des affaires financières. Ces grands officiers de la couronne exercent des fonctions politiques, administratives et domestiques jusqu’au XVIème siècle.

À partir de François Ier, une différenciation fonctionnelle est mise en place : les organes centraux de pouvoir commencent à être divisés en départements ministériels. Émerge ainsi le Conseil d’En Haut qui traite des affaires extérieures, de la guerre et de la diplomatie ; sous Mazarin, le Conseil des dépêches se détache du Conseil d’En Haut et se spécialise dans les affaires intérieures de royaume. En 1661, est créé le Conseil royal des finances regroupant les attributions de divers organes existants depuis le XIVe siècle. En même temps, les tâches des grands officiers commencent à se spécialiser dessinant ainsi l’apparition des ministres. Héritier de ces grands officiers, le Chancelier se spécialise en matière juridique et constitue l’ancêtre du ministre de la justice. Dès le début du XVIe siècle, apparaît la figure du surintendant des finances dont le pouvoir deviendra tellement énorme que Louis XIV le supprimera pour l’assumer personnellement (disgrâce de Fouquet). Il le remplacera par le contrôleur général des finances dont le premier titulaire sera Colbert et qui est l’ancêtre du ministre des finances. À partir de Louis XIV, quatre secrétaires d’État s’adjoignent à cette structure mais leurs compétences sont à la fois géographiques (en divisant le royaume en secteurs) et matérielles ordonnées autour des affaires étrangères, de la guerre, de la marine et de la maison du roi. Avec la Révolution et l’Empire, la différenciation connaît un véritable coup d’accélérateur avec l’instauration d’authentiques portefeuilles ministériels : 6 en 1791, 12 en 1811 après la création du ministère du commerce. En outre, chaque ministère se dote d’une organisation interne avec des directions confiées aux hauts fonctionnaires issus pour l’essentiel du Conseil d’État, chacune contenant des « bureaux » avec des « employés ». Cette structure ne bougera plus beaucoup jusqu’aux débuts du XXe siècle si l’on excepte la création permanente de nouveaux ministères tout au long du XIXe siècle : l’Instruction publique en 1828, les travaux publics en 1839, le ministère des colonies en 1893, celui du Travail en 1906, celui de la fonction publique en 1936… Au cours du XXe siècle, le phénomène d’hypertrophie de l’État concomitant au développement de l’État-Providence engendre aussi une hyper-différenciation des structures : les ministères se multiplient exigeant du coup la mise en place de régulations interministérielles ; chaque ministère se complexifie en interne par exemple en se voyant doté d’un ou plusieurs secrétariats d’État rattaché au ministère lui-même ou au Premier ministre ; la complexité ministérielle résulte aussi de la montée en puissance du cabinet des ministres dont les membres évoluent aux confins du politique et de l’administratif et concurrencent directement les directeurs d’administration centrale.

Le terme « bureaucratie » émergea vers 1780 pour qualifier l’émergence du monde des bureaux au sein de l’univers administratif. Il fut repris par la sociologie sans avoir de connotation péjorative comme dans le langage courant. Le développement de l’administration commença à la Révolution : à peine un millier de fonctionnaires royaux avant 1789 et déjà près de 25 000 fonctionnaires rien qu’à Paris sous l’Empire. Tout au long des XIXe et XXe siècles, le phénomène gagna en ampleur. Leur statut changea également : alors qu’ils avaient achetés des charges sous l’ancien régime ou qu’ils relevaient du système de la « commission » c’est-à-dire qu’ils étaient des représentants du roi totalement soumis à sa volonté et sans aucune garanties, un statut fut élaboré fixant à l’avance le salaire et offrant certaines garanties. Ce système fut en partie inspiré par le grand précédent que constituait le système administratif moderne dont se dota la Prusse dès Frédérique-Guillaume Ier aux débuts du XVIIIe siècle. Les personnels sont alors nommés à un emploi, reçoivent un salaire fixe pour celui-ci et surtout exercent leur activité dans le cadre de règles juridiques très précises et codifiées. Ces règles tendent à refléter bien plus un « intérêt général » que la volonté du roi. Le développement de la bureaucratie imposa cependant de réorganiser le système d’action de l’État dans son ensemble : dès l’Empire, le principe d’une structuration de l’espace en trois niveaux (communes, départements, État central) est acquis même si la déconcentration ne sera expérimentée qu’à partir de 1852 conduisant progressivement à la multiplication des « services extérieurs » ou déconcentrés de chaque ministère. Cette réorganisation et ce développement engendrent aussi la multiplication des directions d’administration centrale, symbole de la bureaucratisation : alors qu’on en compte 28 aux débuts de la IIIe République, elles sont déjà 61 à la fin de la IIIe République et 139 aux débuts de la Ve République.

En passant d’une analyse diachronique (certes fort brève) à une analyse synchronique, nous rencontrons de multiples thèses partiellement contradictoires qui insistent toutes sur la prédominance d’un facteur dans le développement de l’État moderne. Dans les lignes qui suivent nous balaierons chacun de ces grands facteurs.


Les thèses soulignant le rôle décisif du facteur économique dans la construction de l’État moderne s’inscrivent, comme on pouvait s’y attendre, largement dans le prolongement de l’œuvre de Marx ou, du moins, de la vulgate marxiste qui régna dans les années 1960. Ces thèses évitent toutefois l’économisme étroit de la vulgate marxisme selon laquelle les structures économiques (infrastructures) déterminent fondamentalement et exclusivement les structures politiques (superstructures). Parmi les travaux importants dans ce domaine, citons d’abord ceux d’Immanuel Wallerstein. Ce dernier soutient que le processus d’étatisation trouve son origine dans les mutations économiques qui marquèrent la fin du Moyen-Age. En caricaturant à peine, Wallerstein soutient que l’État est le produit de la naissance du capitalisme marchand. Plus précisément, il considère que les sociétés historiques s’insèrent toujours dans des systèmes sociaux vastes et complexes comprenant à la fois une organisation économique globale et un type d’organisation politique. Selon lui, l’histoire peut se lire comme une succession à la fois d’ordres politiques et « d’économie-monde ». Pour comprendre ce concept, nous devons remonter à la thèse fondamentale de Wallerstein selon laquelle la dépendance du politique à l’égard de l’économique vient de ce que ce dernier engendre une division du travail mais aussi et surtout une organisation de l’espace. L’économie-monde comprend d’abord un centre qui est, dès le XVe siècle, l’Europe de l’Ouest. Le centre actif est même localisé au Nord-Ouest c’est-à-dire en Angleterre, dans les provinces unies, dans les ports hanséatiques, en Flandre et en France septentrionale. Ici se sont très vite stabilisées des structures économiques différenciées nécessaires à la nouvelle forme du commerce marchand (libre circulation des marchandises, perfectionnement des techniques bancaires, début de l’industrialisation par le textile et le secteur naval, élevage intensif du mouton pour la laine…). Autour de ce centre, existe une périphérie symbolisée par la Russie et l’Espagne qui sont confinées dans la production céréalière, celle de bois, dans les tâches agricoles anciennes. En somme, le centre exploite sa périphérie en la cantonnant dans le rôle de grenier à blé tout en lui imposant une intensification des formes traditionnelles de production. Or, Wallerstein remarque que l’État moderne émerge au centre. La première forme en est l’État absolutiste qui est très fonctionnel car il offrait une protection aux nouvelles activités et aux nouvelles élites, contrôlait les mers, favorisait la recherche de débouchés ainsi que la conversion de l’agriculture. Wallerstein cite l’État anglais des Tudor et des Stuart, le Stathoudhérat hollandais ou la France des Valois ou des Bourbons. Au contraire, à la périphérie, l’État ne parvient pas à émerger : Wallerstein cite le cas de la Pologne où la généralisation du servage, le pouvoir considérable de l’aristocratie terrienne empêchèrent le pouvoir royal de se consolider et favorisèrent le commerce direct du grain avec l’Angleterre. La thèse de Wallerstein a certains mérites : elle souligne avec raison le rôle joué par le nouveau système économique dans le développement de l’État non qu’il les crée mais plutôt il reconfigure l’existant ; elle souligne aussi avec raison le rôle du développement de l’État pour la consolidation du capitalisme marchand encore embryonnaire (développement de l’emprunt et du système bancaire souvent induits par des politiques expansionnistes). Mais cette thèse a aussi de réelles faiblesses : les facteurs proprement politiques sont minorés si bien que rien n’explique pourquoi un État central fort naquit en France tandis qu’aucune structure étatique durable ne demeura dans les Provinces Unies (hormis la période du Stadhoudérat). Il existe donc sans doute des conditions non rattachables à l’économie-monde pour expliquer la diversité des trajectoires. P. Birnbaum et B. Badie soulignent ainsi qu’en France, un gouvernement centralisateur fort vit le jour afin de lutter contre des groupes hostiles à l’expansion du capitalisme commercial tandis qu’en Angleterre ou dans les Provinces Unies, cette extension s’opéra sans résistance véritable.


Ce sont les facteurs militaires, religieux et culturels. Pour chacun d’entre eux, le même débat constaté ci-dessus se reproduit. Nous illustrerons ce point en prenant l’exemple du facteur militaire. Globalement, l’interprétation dominante fait de la guerre « le grand moteur de toute la machinerie politique de l’État moderne » selon la formule de l’historien Otto Hintze. Certains historiens comme Michael Roberts ont même mis en valeur la « révolution militaire » qui accompagna le développement de l’État. L’interprétation la plus nette sur ce terrain est sans aucun doute celle du sociologue américain Charles Tilly selon qui « la structure de l’État apparaît essentiellement comme un produit secondaire des efforts des gouvernants pour acquérir les moyens de la guerre ». La récurrence des conflits très fréquents à partir du XVIIe siècle oblige l’État naissant soit à être effectivement en guerre, soit d’être dans une phase de préparation de la guerre. L’absolutisme peut alors se comprendre comme le moyen de remplir les fonctions de coordination administrative et militaire complexe exigées par la permanence des conflits. Le sociologue Georges Simmel rappela ainsi que la centralisation d’un pays dépend de l’importance des conflits militaires. La guerre de cent ans contre les Anglais imposa la centralisation en France alors que le Suisse ou les États-Unis qui ne connurent jamais cette situation n’eurent pas besoin de recourir à cette unification forcenée. Il est certain, en outre, que la monopolisation du pouvoir fiscal fut le produit des nécessités de financement de l’armée. Grâce à la guerre, l’État va pouvoir asseoir son emprise sur la société, unifier son territoire et le contrôler, développer des activités de coordination au moyen d’une bureaucratie. L’État va se densifier et se structurer.

Pourtant, la thèse de la guerre comme facteur de développement de l’État a aussi ses détracteurs. Tout d’abord, l’argument de la « révolution militaire » tombe car ce concept très discutable a été largement congédié par la recherche historique. Ensuite, ce facteur militaire ne semble s’appliquer qu’à l’Europe classique et encore dans certaines limites. Néanmoins, beaucoup pensent que les États africains sont des « États faibles » précisément parce qu’ils n’ont pas fait l’expérience véritable de la guerre. Ils ont subi la puissance écrasante du colonisateur qui s’est ensuite transformé en protecteur. Une recherche récente vient pourtant contredire ce point à partir de l’exemple de l’Ethiopie. En effet, ce pays est le seul à avoir échappé à la colonisation. Ce très vieil Empire n’a, par ailleurs, pas connu de véritables conflits territoriaux avec ses voisins avant une période récente. Pourtant, il est l’État le mieux structuré d’Afrique et le plus efficace pour réaliser une gestion administrative par le haut. L’auteur en conclut que la guerre n’est qu’un facteur très limité de développement de l’État. En réalité, la capacité à se structurer dépend aussi des structures sociales en place ; l’existence d’une paysannerie très organisée a sans doute été le facteur clé pour l’Ethiopie comme pour certains États européens. Mais l’État ne peut se perpétuer que s’il repose sur un sentiment commun d’appartenance. Ici, il s’agit d’une donnée culturelle fondamentale que B. Anderson présente comme la capacité à forger une « communauté imaginée ». C’est cette donnée symbolique qui manque à l’Ethiopie comme à de nombreux États africains.

L’Etat est une réalité politique qui s’est imposée par des vagues successives. S’il existe quelques Etats qui se sont formés très tôt (l’Angleterre, la France, les Etats-Unis…), le phénomène s’est développé essentiellement à partir du XIXe siècle. En règle générale, on retient 4 grandes vagues jusqu’à aujourd’hui :

- la première grande vague de créations fut le XIXe siècle avec la chute des Empires (germanique puis napoléonien) et l’application généralisée du principe de nationalité. Elle aboutit à la création du Japon, de l’Allemagne, de l’Italie et de l’essentiel des Etats d’Amérique latine après la chute de l’empire espagnol.

- la seconde vague se déroule avec les deux guerres mondiales du XXe siècle qui vont redessiner la carte géopolitique. En Europe, on assiste ainsi au démembrement de l’Empire Austro-hongrois et de l’empire ottoman et à la reconfiguration des Balkans notamment. Des Etats apparaissent comme la Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Pologne (qui renaît), la Yougoslavie, la Turquie.

- la troisième vague fut celle de la décolonisation après 1945. C’est la plus importante quantitativement. Les Empires coloniaux britannique et français surtout, sont démembrés si bien qu’émergent de très nombreux Etats en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient : égypte, Inde, Indonésie, Maroc, Tunisie, Algérie, Sénégal, Israël, Irak…

- la quatrième vague est celle consécutive à la chute du mur de Berlin et à l’implosion de l’empire soviétique. Elle produit des effets surtout en Europe centrale et orientale avec la résurgence des Pays Baltes, la réunification allemande, la séparation de la Tchéquie et de la Slovaquie, l’émergence des Etats aux marges de la Russie (Géorgie, Ukraine, Kazakstan, Ouzbékistan…) et l’implosion de la Yougoslavie.

Le XIXe siècle puis le XXe siècle ont conduit à la généralisation de la forme étatique partout sur le globe. Ce phénomène fut particulièrement brusque et spectaculaire au cours de la période de décolonisation mais ne cessa pas depuis.

Comment comprendre cette généralisation ou mondialisation de la forme étatique ?

S’agit-il d’une modernisation des sociétés traditionnelles poursuivant les étapes classiques du développement politiques ?

En savoir plus : Le courant développementaliste
Le courant « développementaliste » est essentiellement américain avec les grandes figures que sont Sydney Verba, Gabriel Almond, Robert Dahl, Edward Shils et Lucian Pye. Cette école affirme qu’il n’existe qu’une seule voie de développement suivant les étapes propres à l’occident et plus particulièrement à la société américaine. La société primitive devient traditionnelle puis moderne au fur et à mesure que la différenciation et la spécialisation des structures politiques s’affirme ou que la sécularisation de la culture politique se réalise. Des versions plus ouvertes furent reprises par exemple par Samuel Huttington mais les postulats évolutionnistes et ethnocentriques de cette approche furent durement contestés.


S’agit-il d’une « occidentalisation de l’ordre politique » ainsi que l’on soutenu Bertrand Badie et Pierre Birnbaum ?

En savoir plus : Occidentalisation de l'ordre politique
Bertrand Badie, L’État importé. Essai sur l’ocidentalisation de l’ordre politique, Paris, Fayard, 1992 ; et aussi Bertrand Badie, Pierre Birnbaum, Sociologie de l’État, [1982] Paris, Grasset, coll. « Pluriel », 1994, 240 pages. Ces auteurs reconduisent en partie les postulats développementalistes de la sociologie américaine mais sans endosser l’ethnocentrisme diffus des travaux américains. Privilégiant la dimension « culturaliste », ils reconnaissent l’État comme une spécificité occidentale que nous aurions tenté de « greffer » et d’imposer sur des systèmes culturels très différents. Voir aussi les travaux de Guy Hermet.



La conception européenne aurait été imposée partout et l’État ne serait dans la majorité du monde qu’un « pur produit d’importation » ?

La généralisation de l’État n’est-elle que le fruit de l’expansion mondiale de l’impérialisme occidental comme l’ont soutenu de nombreux marxistes ?

Ou, au contraire, faut-il accepter l’idée de sédimentations historiques de différentes traditions, de différents imaginaires qui ont été appropriés par les populations locales ?

En savoir plus : Théorie de l'hybridation
Cette théorie de l’hybridation qui refuse toutes les explications reposant sur « l’extranéité » de l’État est représentée en France par les travaux de Jean-François Bayart. La thèse centrale est que l’émergence de l’État ne repose pas seulement sur des facteurs exogènes mais aussi sur des facteurs endogènes : la décolonisation n’est donc pas un commencement absolu pour les États africains mais une nouvelle phase dans une histoire (une civilisation) spécifique conduisant à l’affirmation de trajectoires multiples et différentes de celles de l’occident. Voir notamment Jean-François Bayart, L’État au Cameroun, Paris, Presses de la FNSP, 1979 et aussi L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989. Pour une contestation de la thèse de Bertrand Badie, voir Jean-François Bayart, « L’historicité de l’État importé » in Cahiers du CERI, 1996, n° 16, 44 pages (disponible sur le site web du CERI).



Sy.Quelle que soit l’option choisie, force est de reconnaître la diversité des trajectoires : avec une origine commune mais pas toujours une même finalité, les pays se sont constitués en État selon des chemins diversifiés.


Le modèle de l’État importé résulte du choix délibéré opéré par certains pays de se tourner vers l’occident pour adopter les moyens notamment institutionnels de sa puissance. Ce fut notamment le cas de la politique de modernisation ottomane prolongée par l’État turc naissant. Ce fut aussi le cas du Japon à partir de l’ère Meiji.


Dès le début du XIXe siècle, l’Empire ottoman est très affaibli à la fois par la convoitise de ses voisins (même lointains) et par l’existence de populations culturellement, religieusement très différentes et souvent en révolte contre un autoritarisme traditionnel. Dès l’insurrection de la Grèce en 1821, l’enjeu devient la modernisation de l’Empire qui décide de mettre en place un État moderne à l’européenne. La première étape concerne l’armée. Celle-ci était devenue une entité totalement indépendante, faisant et défaisant les sultans et vendant ses propres charges. Une réforme militaire est mise en place et imposée dans le sang (1826) : elle consiste à réorganiser l’armée en faisant appel à des instructeurs prussiens (la mission Moltke). La seconde étape est l’unification du statut de sujet de l’Empire. A l’intérieur de l’Empire, 4 nations sont reconnues sur une base religieuse comme ayant un statut inférieur aux autres mais protecteur de leurs identités (les nations latine, arménienne, juive et grecque). Un début de sécularisation du droit s’opère en 1839 ; ce mouvement aboutira plus tard à l’instauration d’un État turc laïque par Ataturk. La troisième étape fut la mise en place d’institutions dirigeantes centralisées et déconcentrées. Les premiers ministères émergent en 1836 avant la mise en place des gouverneurs de province. Mais la faillite financière de l’Empire interdit l’ancrage de ses structures : l’Empire bascule sous la tutelle des puissances européennes puis sous celle de la Banque ottomane. Après la première guerre mondiale, Ataturk et les nationalistes déposent le sultan, proclament la République, adoptent une constitution écrite, érigent une centralisation radicale, copient les législations européennes (notamment allemande et italienne en matière pénale, commerciale…). L’alphabet latin est imposé comme mode d’écriture de la langue nationale… L’État-Nation turc succède donc à l’Empire multinational, multiconfessionnel, multiethnique et multiculturel. Mais cette mutation accélérée largement imposée par la force est ambivalente : elle conduit d’un côté à d’indéniables succès mais elle engendre d’un autre côté, la perpétuation de tensions lourdes sur la place de l’islam par rapport aux autres religions, sur la primauté des turcs par rapport aux autres ethnies (dont les kurdes), sur la place de la culture européenne par rapport au patrimoine culturel de l’Asie mineure…

A l’issue des trois siècles de l’ère Edo, le Japon est soumis à un régime féodal où l’institution du Shogun a permis de canaliser les conflits entre les seigneurs rivaux (les daymios). Mais cette stabilité est aussi le fruit d’une fermeture totale tant culturelle qu’économique. Les puissances occidentales (USA et Grande-Bretagne) cherchent à imposer une ouverture économique tandis qu’elles établissent des traités très inégaux avec le voisin chinois. L’ère Meiji correspond à cette prise de conscience du danger de la puissance occidentale et du retard technologique. La solution va être à la fois une révolution complète en important des pans entiers du modèle occidentale et une restauration réelle en rétablissant le système des classes aristocratiques. L’importation est donc aussi une adaptation, une hybridation. L’Empereur succède au Shogun (1867) et se dote d’un gouvernement central et bientôt d’un conseil des ministres. Les anciennes principautés territoriales sont démantelées au profit de 40 préfectures. Les trois ordres traditionnels des grands seigneurs (daymios), de la petite et moyenne noblesse (bushis) et des gens communs sont abolis au profit d’un état civil unique (1871). Les bushis qui avaient des droits seigneuriaux et des rentes grevaient lourdement les finances publiques ; ils perdent ces droits et intègrent massivement l’armée qui demeure une structure très autonome (1873) ; une administration civile importante et uniforme émerge : 20 000 fonctionnaires en 1890 et déjà 72 000 en 1908. Ces réformes sont toujours opérées après des missions d’observation à l’étranger et après appel à des conseillers européens. Le Japon se dote d’une constitution écrite en 1889 laquelle est inspirée du modèle de Bismarck et construite avec l’aide de juristes allemands : l’Empereur a énormément de pouvoirs mais une Diète est instaurée avec une chambre haute aristocratique et une chambre basse élue au suffrage censitaire (universel à partir de 1924). Pour autant, le système classique perdure : le système politique reste fragmenté avec un ensemble de factions ayant chacune ses clientèles ; chaque faction est dominée par un clan aristocratique et des compromis sont passés entre eux sans qu’aucun élément idéologique n’intervienne. Les limitations du pouvoir proviennent donc non des chambres mais de ce fractionnement ; seul le pouvoir de l’Empereur transcende ces luttes permanentes.

La défaite de 1945 engendre une nouvelle vague de changements. L’Empereur est maintenu de justesse en raison de son implication personnelle dans l’autoritarisme guerrier. La souveraineté lui échappe et passe à la Diète (souveraineté populaire). L’épuration épargne l’administration civile mais touche de plein fouet l’armée. Ces réformes seront finalement acceptées parce qu’elles s’insèrent bien dans les tendances à long terme de modernisation de la société japonaise. Ainsi les partis émergent regroupant les anciennes factions sur la seule base d’intérêts sans aucune valeur commune. Ces partis entretiennent des liens très fort avec l’administration et des systèmes de réseaux d’intérêts matériels s’établissent (la politisation de l’administration ne faisant pas problème pour les japonais). Le système politique reste donc bien plus influencé par un sens de la manœuvre, du compromis entre factions que par un édifice institutionnel.

La majeure partie des États est le résultat du processus de décolonisation. Or les puissances coloniales ont dessiné des frontières sans tenir aucun compte ni des réalités ethniques, ni des réalités historiques : leur seul objectif était l’efficacité d’une administration coloniale et l’étendue de la sphère d’influence face aux autres puissances colonisatrices. En outre, la décolonisation a laissé derrière elle une myriade de micro-États dans les Caraïbes ou des fiefs accordés à des potentats locaux comme pour l’ensemble des États pétroliers. La réalité de ces États est souvent illusoire et leur fonctionnement peut faire douter de l’unité de la catégorie « État ».

En Amérique centrale et du sud, la décolonisation a d’abord engendré la disparition des structures embryonnaires mises en place par les Espagnols et les Portugais. Mais surtout, la décolonisation s’est opérée au profit des créoles et au détriment des indiens. Ceux-ci lorsqu’ils n’ont pas été exterminés sont restés à la marge du système politique. Dans des États comme le Guatemala ou le Pérou où ils sont majoritaires relativement, ils forment des citoyens de seconde zone pour lesquels l’État est soit indifférent, soit franchement hostile ce qui passe par toutes les formes de violences (physique, symbolique…). Ensuite, la décolonisation s’est manifestée par un transfert de pouvoirs au profit des oligarchies foncières. Ces grands propriétaires terriens se sont coalisés et ont développé un discours et une attitude viscéralement anti-étatique. Par-dessus tout, les pays d’Amérique latine sont caractérisés par une très faible institutionnalisation des structures politiques. Le parlementarisme, le présidentialisme, les élections sont des mécanismes de façade qui cachent deux réalités alternatives : ou bien, des grands partis contrôlent la vie publique, contrôlent et achètent les élections ce qui débouche sur des « arrangements » entre leaders afin de confirmer les potentats locaux ; ou bien, un leader populiste vient bousculer les choses en s’appuyant sur son charisme, sa démagogie… Dans ce cas, le phénomène sera toléré par l’oligarchie en place tant qu’il ne remet pas en cause les structures clientélistes, les réseaux de corruption qui sont aussi des mécanismes de survie. Dans les années 1980, la vague des juntes militaires au Brésil, en Argentine, au Pérou, au Chili a eu des effets paradoxaux : si l’échec politique de ces systèmes est évident, en revanche, c’est nettement moins clair sur le terrain économique et social. Dans ces pays, une modernisation économique autoritaire fut réalisée ce qui contribua à rapprocher les structures de ces pays de ceux occidentaux. En même temps, l’anti-étatisme de la société civile a été en partie désactivé.

Tous les pays aujourd’hui musulmans à l’exception notable de l’ancienne Perse ont subi la colonisation. Une fois la décolonisation opérée, les trajectoires utilisées se sont révélées très diverses. Le spectre va ainsi d’États laïcs largement calqués sur le modèle occidental comme l’Irak, l’Égypte, la Tunisie à des États qui se proclament ouvertement « islamiques » qui réactivent une tradition minoritaire au sein de l’Islam (Cette thèse de la réactivation d’une interprétation historiquement minoritaire est aujourd’hui communément partagée par les spécialistes de l’Islam. En France, elle est illustrée par les travaux d’Oliver Roy. Voir, par exemple, Olivier Roy, L’échec de l’islam politique, Paris, Seuil, 1992. Dans le monde anglo-saxon, différents travaux ont montré que l’islam orthodoxe reposait sur l’enseignement tardif de Mohammed (période de Médine) tout en marginalisant l’enseignement de jeunesse plus ouvert sur les grands principes d’égalité et de liberté (période de La Mecque). Voir en ce sens, Abdullahi Ahmed An-Na’im, Toward an Islamic Reformation. Civil Liberties, Human Rights and International Law, Syracuse University Press, 1990) afin de rejeter radicalement le modèle occidental. Tel est le cas de l’Arabie Saoudite qui ne connaît ni constitution, ni code civil mais seulement la Chariah. Cette voie « islamique » avec une grande diversité de trajectoires s’est propagée depuis le début des années 1980 notamment avec le Soudan, la Mauritanie, le Pakistan, l’Afghanistan des Talibans et surtout l’Iran de Khomeiny. Ici, la difficulté fondamentale provient de ce que la civilisation de l’islam ne dissocie pas la dimension religieuse de celle politique à la manière de l’Occident.

Au plan théorique, la politique est conçue comme un sous-ensemble du religieux : le seul ordre politique authentique est celui divin. L’ordre humain ne peut être que faible et imparfait si bien qu’il existe toujours une suspicion à l’égard de l’État d’être infidèle à Dieu. Les normes juridiques édictées par l’État sont ainsi toujours rapportées aux normes coraniques si bien que ces dernières entrent toujours en concurrence avec les premières.

Au plan pratique, en revanche, l’absence d’autorité religieuse institutionnalisée a conduit à ce que le politique soit la voix d’affirmation de la religion. L’existence des gouvernants et leur activité de dirigeants sont rapportées à la nécessité et non à la légitimité mais ceux-ci tendent précisément à investir le domaine religieux pour pouvoir gagner une légitimité utilisable dans le domaine politique. En dépit de ses multiples singularités, la révolution iranienne de 1979 est sur ce terrain emblématique : Khomeiny ne devint un leader religieux écouté dans le monde musulman qu’une fois parvenu à la tête de l’État iranien ce qui lui permit de s’autoproclamer interprète souverain du Coran (« Velayat e-faqih ») et de ce fait, « guide de la révolution ».

Le terme hybride ou « Etat bricolé » n’est nullement péjoratif. D’une certaine façon, la construction de l’État en Occident fut bien un bricolage et non un projet voulu et planifié. Ce sont bien des réponses successives et diverses à des problèmes nouveaux et variés qui ont conduit, après sédimentation et unification, à l’émergence de la figure de l’État moderne. Dans le cas des sociétés post-coloniales devenues récemment des États, le même phénomène de bricolage peut être constaté. La différence essentielle réside sans doute dans l’importance des emprunts à des cultures étrangères. Qu’il soit importé ou exporté, l’État est une greffe sur un corps social. Comme en médecine, la greffe peut rater et conduire à un rejet ; il en reste cependant des traces, des influences tant dans les pensées que dans les pratiques. Jean-François Bayart préfère ainsi parler « d’hybridation » plutôt que de « greffe » ; l’intérêt de cette formulation et de cette approche est qu’elle renvoie à une logique de métissage ou des éléments externes et internes se mélangent et produisent un nouvel alliage sans qu’il soit possible de préjuger de l’avenir. Nous avons déjà rencontré ce phénomène par exemple avec le Japon : l’importation (la greffe) du modèle occidental n’a nullement balayé les éléments plus traditionnels. Au contraire, cela donna naissance à une forme originale et non occidentale d’État que l’on peut rapprocher de l’État corporatiste.

Il en va sans aucun doute de même avec le modèle d’abord soviétique puis chinois puis cubain de « l’État socialiste ». Dans la doctrine marxiste, la phase de la « dictature du prolétariat » est transitoire. Elle correspond à l’appropriation de l’État par la classe ouvrière qui doit s’en servir pour éliminer la domination de classe et donc faire disparaître la classe exploiteuse. Elle doit annoncer le prochain dépérissement de l’État puisque celui-ci a vocation à se dissoudre au sein d’une société sans classe. La traduction institutionnelle de cette théorie restait floue. Lénine est venue la préciser en avançant l’idée d’un « parti avant-garde éclairé du prolétariat ». L’État devenait ainsi l’instrument du parti unique qui seul pouvait utiliser la violence d’État afin de provoquer l’accouchement de l’histoire. Comme en Chine après 1949, les constitutions soviétiques ont toutes consacré les libertés publiques, instauré le fédéralisme en reconnaissant même un droit de sécession pour chaque république. Mais, en réalité, les structures de parti unique parallèles à celles de l’État impulsèrent un centralisme radical. Très vite, l’État fut au service du parti dont il était l’instrument. Ce rapprochement devenait même une véritable fusion du « Parti-État » aux abords du sommet. Ce Parti-État put ainsi monopoliser les moyens d’expression publique mais aussi les forces de sécurité et de répression. Dans le cadre de la guerre froide qui coïncida avec la décolonisation, ce modèle socialiste essaima largement : de l’Allemagne de l’Est (RDA) à la Tchécoslovaquie en passant par la Yougoslavie, de l’Algérie à l’Ouganda en passant par le Mozambique, de la Corée du Nord au Vietnam en passant par la Thaïlande, de la Bolivie au Nicaragua… Ce modèle du Parti-État laissa des traces importantes : il permit de cristalliser une conscience nationale naissante (le FLN en Algérie, le PDCI en Côte-d’Ivoire…) ou d’incarner l’unité pan arabe (le parti Baas en Syrie, Irak) ou panafricaine. Même si le modèle soviétique s’est aujourd’hui écroulé, les dirigeants ne sont pas tous séparés de leurs pratiques autoritaires et non démocratiques héritées du Parti-État.

Dans ses travaux sur le Cameroun puis sur l’Afrique sub-saharienne, Jean-François Bayart a montré combien les éléments extérieurs pouvaient être réappropriés localement. Par exemple, il montre que les puissances coloniales ont imposé des frontières (par mimétisme avec la métropole) dans des zones et sur des cultures qui ne connaissaient pas la notion de frontière. Les chefferies et les royaumes traditionnels étaient très peu territorialisés. Pourtant, aujourd’hui, l’organisation de l’unité africaine (OUA) s’affirme très attachée à l’intangibilité des frontières (lors de la signature de la charte de l’OUA, il s’agissait d’éviter une déflagration générale en remettant en cause les frontières). J-F. Bayart écrit ainsi :« Là où le colonisateur a effectivement fait œuvre de démiurge pour former par exemple l’Irak, la Syrie et la Jordanie sur les ruines de l’Empire ottoman ou pour donner naissance à la plupart des États subsahariens (hormis l’Éthiopie, le Lesotho, le Swaziland, le Rwanda, le Burundi), il n’a point agi ex nihilo ; et ses créations ont aussitôt fait l’objet de multiples processus de réappropriation de la part de l’ensemble des groupes sociaux autochtones.(…) De ce fait, les États d’Afrique et d’Asie, réputés artificiels, disposent en réalité d’une assise sociale propre. Ils ne sont nullement dépourvus de racines structurelles dans la société, pas qu’ils ne ressemblent à ces ballons suspendus en l’air dont nous parle Goran Hyden ».

L’État en Afrique est donc le résultat d’une triple histoire : pré-coloniale, coloniale et post-coloniale. Il est aussi le fruit d’une construction et appropriation mobilisant différents registres et répertoires : dans le registre politique, les modèles de l’État jacobin français, du government britannique, de l’État socialiste soviétique, chinois ou nord-coréen, du fédéralisme américain ; dans le registre religieux, les répertoires de l’islam, du catholicisme, du protestantisme ; dans le registre traditionnel, les répertoires autochtones du pouvoir lignager ou royal, du monde de l’invisible, du prophétisme. Ce métissage ne se retrouve pas seulement dans les textes juridiques, dans les discours ou dans les pratiques sociales mais aussi dans l’ordre symbolique. Par exemple, les dirigeants congolais mêlaient à la fois la langue de bois du marxisme-léninisme, les pratiques fétichistes du monde de l’invisible, les tenues de la haute couture japonaise, française ou italienne.

Sy.L’avenir de l’État
L’État est une invention qui ne saurait être ramenée au seul modèle européen. Partout, l’État fut à la fois le fruit d’une construction c’est-à-dire d’une création délibérée d’un appareil de contrôle et de régulation politique et d’une formation c’est-à-dire d’un processus historique involontaire et inconscient. La part de l’une et l’autre et leurs modalités ont varié car l’État est une synthèse et une réalité dynamique en perpétuel mouvement. Depuis quelques années, le thème d’une « crise de l’État » est revenu à l’avant-scène au motif qu’il serait confronté au défi de la globalisation. Ce dernier impliquerait un « retournement du monde », une « déterritorialisation de l’action politique », des phénomènes multiples de transnationalisations ou de « mondialisation »… A un monde « stato-centré » succéderait un monde « multi-centré » où les différentes formes de « gouvernance » entreraient en compétition. Certains théoriciens comme le britannique B. Jessop vont jusqu’à évoquer « l’évidemment de l’État » (« Hollowing out of the State ») et renouent ainsi avec le thème récurrent de la disparition prochaine de l’État. Pourtant, si l’on ne peut sous-estimer l’ampleur des défis, force est de constater la constance et la prégnance de l’État. Sous cet angle, la disparition annoncée comme toutes les autres, risque de n’être une nouvelle fois que le signe d’une mutation, de l’émergence d’un nouveau visage de l’Etat.
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