Comme toutes les notions majeures particulièrement denses, l’État recouvre à la fois un mot, un concept élaboré du point de vue théorique et une réalité politique justiciable d’une analyse historique. Ces trois dimensions ne doivent pas être confondues d’autant que chacune eut sa propre temporalité. La réalité historique de l’État précéda largement le mot et le concept. Pour synthétiser le processus de formation, on peut dire que :
- la réalité historique de l’État émergea à travers un processus millénaire commençant avec le traité de Verdun de 843 après J-C, culminant avec la Paix de Westphalie de 1648 et se prolongeant jusqu’au XXe siècle ;
- le concept théorique d’État émergea à travers un processus plus court et plus tardif ; il débuta aux XIII et XIVe siècles et fut achevé vers 1750 ;
- le mot d’État au sens moderne n’émergea qu’à partir du XVIe siècle et se propagea lentement. C’est seulement au XIXe siècle qu’il devint un vocable courant.
Section 1 : La formation de l’État
Le pouvoir d’État n’est nullement inhérent à toute forme sociale ; il correspond à un phénomène essentiellement européen et daté. L’État moderne est apparu au XIIIe siècle ; cependant cette émergence s’inscrit dans une perspective plus longue. L’origine du processus est débattue mais plusieurs arguments militent en faveur d’une origine féodale.
§1. Histoire du mot
A – L’instauration du sens moderne
« État » provient du latin « status » (de « stare ») signifiant « se tenir debout ». La généralité de cette origine indique que le terme n’était nullement réservé au domaine politique.
- L’origine du mot
À la fin du Moyen-Âge (XIIIe siècle), le vocable « status » devient courant sous la plume des auteurs de la scolastique ; il désigne alors la condition sociale d’une personne ou d’un groupe. Cet usage perdure jusqu’au XVIe siècle : « status » renvoie alors soit à la condition d’une personne (les états au sens du clergé, de la noblesse ou des roturiers formant le tiers-état), soit à la situation générale du royaume (« status regni »). Nous sommes alors encore loin du sens moderne : manque l’idée d’une autorité politique suprême s’exerçant sur un territoire et indépendante des gouvernés comme des gouvernants.
- L’émergence du sens moderne
Machiavel passe fréquemment pour le premier utilisateur du mot État au sens moderne. Il est vrai qu’il emploie très fréquemment le vocable « stato » dans son œuvre (pas moins de 115 fois dans Le Prince datant de 1513). Une controverse entre spécialistes du penseur florentin règne sur l’importance de ce terme et son sens. Globalement, il apparaît que Machiavel accomplit un pas important en direction du concept moderne d’État dans la mesure où il associe ce mot à une forme de gouvernement. Cependant Machiavel est encore loin du compte : le mot « stato » ne désigne pas chez lui une puissance publique abstraite (comme pour l’État moderne) ; la référence au territoire est rare et ambiguë ; le peuple n’est jamais mentionné.
Jean Bodin, juriste angevin auteur des Six Livres de la République (1576), est souvent présenté comme l’un des fondateurs de l’État. Dans son grand ouvrage, le terme « estat » apparaît fréquemment mais il désigne soit un ordre (noblesse, clergé, tiers-état), soit la forme de gouvernement (la manière dont se comporte les gouvernants). Pour désigner la notion moderne d’État, Bodin utilise essentiellement le vocable de « République ».
À la même époque que Bodin, la dernière génération des humanistes spécialisés dans la théorie politique utilise de plus en plus fréquemment le terme « estat » ou celui de « state ». On approche alors de très près le sens moderne. Par exemple, à la fin du XVIe siècle, l’humaniste anglais Walter Raleigh publie un ouvrage intitulé Maxims of State ou le pouvoir d’État est bien dissocié de la personne des gouvernants. La monarchie est même définie comme « le gouvernement d’un état par un chef unique ». Il ne manque plus alors que l’idée d’une personne artificielle, abstraite.
Thomas Hobbes est celui qui accompli ce pas décisif. Non seulement, il emploie très fréquemment le mot « State » dans l’ensemble de son œuvre mais surtout il le rapporte à une construction artificielle. Ainsi écrit-il « I speak not of the men, but (in the abstract) of the Seat of the Power » ajoutant que ce siège du pouvoir est « that great Leviathan called Commonwealth or State ». Désormais, l’État désigne bien une personne juridique abstraite transcendant gouvernants et gouvernés.
B – La lente diffusion du mot
Contrairement à un préjugé répandu, le terme État au sens moderne est resté très rare durablement. Ce n’est que dans la seconde moitié du XIXe siècle qu’il s’est imposé.
- Certains théoriciens du politique emploient le terme au sens moderne au XVIIIème siècle. C’est par exemple le cas de Montesquieu qui consacre la mutation. Désormais, le mot « État » est pris dans son sens moderne et simultanément, le mot « République » cesse de désigner l’État (une communauté politique en général) pour prendre son sens moderne d’un État sans monarque.
- Dans les dictionnaires du XVIIe et XVIIIe siècle, le mot État est bien présent mais sa définition reste lacunaire. Le plus souvent, c’est la composante territoriale qui manque. Ainsi dans l’Encyclopédie, l’article « État (droit politique) » écrit par Jaucourt : « terme générique qui désigne une société d’hommes, vivants ensemble sous un gouvernement quelconque, heureux ou malheureux ». Pourtant, à cette époque, la réalité politique existe déjà largement et le concept est déjà élaboré. Paradoxalement, la définition recherchée de l’État au sens moderne apparaît bien dans les dictionnaires mais sous le terme de « Nation ». Voici comment Diderot la définie dans l’Encyclopédie : « Nation : mot collectif dont on fait usage pour exprimer une quantité considérable de peuple, qui habite une certaine étendue de pays, renfermée dans de certaines limites, qui obéit au même gouvernement ». Cette caractéristique de l’oubli de la composante territoriale et de la bonne définition sous le vocable de « Nation » se retrouve dans les dictionnaires allemands et anglais de la même époque. Dans les manuels de droit international également, le terme État devient fréquent mais la composante territoriale est systématiquement oubliée.
- Au cours du XIXe siècle, l’acception moderne du terme « État » se généralise. Ainsi la Dictionnaire de l’Académie française ne définit correctement le terme que dans sa sixième édition de 1835. De même, l’Encyclopedia Britannica n’intègre la définition complète que dans sa dixième édition de 1902.
On comprend mieux maintenant comment un décalage entre le mot, le concept et la réalité a pu se produire. Ainsi si la paix de Westphalie en 1648 marque un tournant dans l’histoire en abolissant le système féodal de communautés politiques hiérarchisées et en instaurant des relations internationales entre États égaux, elle ignore le mot. Lorsqu’il apparaît, il désigne la noblesse, le clergé, le tiers-état. Mais lorsque les traités évoquent l’État au sens moderne, il utilise les termes de regnum ou res publica. Ce n’est qu’avec le congrès de Vienne de 1815 que le principe de souveraineté territoriale est pleinement reconnu et institué au niveau international. Un peu partout, le mot intègre alors cette composante.
§2. Histoire du concept
Dans la conclusion de son ouvrage sur Les fondements de la pensée politique moderne [2001], l’historien américain Quentin Skinner rappelle les 3 conditions fondamentales d’émergence de la notion d’état.
Tout d’abord, l’Etat n’est possible comme concept que si la sphère politique est dissociée de la philosophie morale. Cette thèse avait été soutenue durant l’antiquité par Aristote dans La Politique mais son œuvre avait disparu au Moyen-âge. Au contraire, le règne de la philosophie de Saint Augustin impliquait une fusion de la perspective morale et de celle politique. La Cité des hommes devait obéir à la cité de Dieu. C’est par la redécouverte d’Aristote à la fin du XIVème siècle que l’idée de la politique autonome par rapport à la morale réapparut. Par un lent mouvement, cette thèse s’affirma progressivement jusqu’à culminer dans l’œuvre de Machiavel. Dès le XVIe siècle, cette condition était remplie.
Ensuite, il fallait pouvoir penser l’état comme une réalité indépendante des autres catégories existantes en particulier celle d’Empire (et donc la notion latine d’Imperium). Ce fut largement le travail des premiers légistes et humanistes italiens que de promouvoir l’idée d’un royaume indépendant de l’Empire.
En même temps, il fallait que le pouvoir politique de l’état soit distingué et rigoureusement séparé du pouvoir spirituel de l’église. Là encore, un lent mouvement initié par le philosophe et théologien Marsile de Padoue fut prolongé par les légistes royaux et aboutissait à contester radicalement l’existence du pouvoir de l’église. Les guerres de religion conclurent ce mouvement en envisageant un pouvoir laïc totalement déconnecté des préoccupations religieuses à travers des figures comme Machiavel ou Hobbes.
Enfin, l’Etat n’est conceptuellement envisageable que s’il est clairement dissocié de la « société civile ». Ce fut l’étape la plus difficile et la plus tardive du processus. Elle démarra à la fin du XVIIe siècle avec la philosophie écossaise et gagna beaucoup de terrain au XVIIIe siècle avec le thème de l’opinion publique. Finalement, celle-ci ne fut clairement acquise qu’aux débuts du XIXème siècle en particulier avec la philosophie de Hegel.
§3. La sociogenèse de l’État
Si les historiens s’accordent sur les origines médiévales de l’État, en revanche, le désaccord règne concernant le rôle de la féodalité. Certains comme Marc Bloch ou Roland Mousnier perçoivent la féodalité comme une phase de désorganisation de l’État. D’autres comme François-Louis Ganshof, Otto Hinze, Jean-Pierre Poly ou Yves Déloye perçoivent la féodalité comme un frein à la dislocation de l’État. Dès 1931, Otto Hinze écrivait ainsi que « l’apparition de l’État moderne n’est au fond rien d’autre que le processus d’étatisation d’une organisation sociale féodale ». En réalité, ces thèses ne sont pas contradictoires si l’on comprend que l’État émergea lentement et très progressivement en utilisant les cadres institutionnels de la féodalité. La construction de l’État moderne ne résulte donc pas d’un dessein pensé et poursuivi par un (ou des) monarque(s) ; il s’agit plutôt du résultat involontaire obtenu par des acteurs agissant au sein de l’univers mental de la féodalité. D’une certaine manière, la féodalité se survit à elle-même non pas au plan institutionnel mais par le biais d’une logique agonistique, une dynamique concurrentielle exacerbée qui lui est propre. Pour le comprendre, il faut donc faire un pas en arrière et cerner les implications de la dislocation de l’empire.
A – La dislocation de l’Empire carolingien
La construction lente et progressive de l’État fait donc suite à la dislocation de l’empire franc édifié par les carolingiens. Cette dislocation prit deux directions étroitement liées l’une à l’autre.
a- La première tendance lourde entre le VIIIe siècle et le XIe siècle fut le démembrement de l’empire franc. Celui-ci s’opéra en trois temps.
- Les étapes de la dislocation
- Dès le IXe siècle avec le traité de Verdun (en 843), l’empire fut démembré en trois parties correspondant aux trois fils de Louis Le Pieux ; chacun des royaumes subit l’assaut des ducs et grands comtes qui s’émancipent et assurent la formation de principautés autonomes.
- Au Xe siècle, le royaume franc (la Francia) de Charles le Chauve est lui-même très affaibli ; il subit ainsi un nouveau démembrement et connaît le triomphe des princes territoriaux que sont les comtes et vicomtes.
- Au XIe siècle, les principautés territoriales sont à leur tour victimes de la montée en puissance des seigneurs châtelains ou châtellenies. L’affirmation de ceux-ci (qui ne règne jamais sur un espace plus grand qu’un canton sans en avoir l’unité) traduit l’effondrement complet de l’ordre politique ancien mais aussi le fait que l’autorité politique se diffuse alors dans la société. Ce phénomène est largement dû à un renversement complet : les instruments qui servirent à l’unification sous les carolingiens se transformèrent peu à peu en vecteur d’une différenciation extrême. Ce renversement est appréhendé par les historiens comme le passage d’une « féodalité de bénéfices » à une « féodalité de fiefs ».
- Le passage de la féodalité de bénéfices à la féodalité de fiefs
La « féodalité de bénéfices » résultait de la pratique des carolingiens d’imposer un engagement personnel strict à tous ceux qui servaient leur autorité. Ainsi émergea un réseau d’obligations et de dévouement personnels qui contribua largement à l’unification du pouvoir. Le contrat vassalique était l’acte juridique qui venait constater officiellement cet engagement. Le vassal avait pour obligations devait « ne pas nuire à son seigneur. Ne pas nuire, c’est ne pas porter atteinte aux biens, aux possessions du seigneur, à sa personne physique et à son honneur » (lettre de l’évêque Fulbert de Chartres, vers 1020). Le vassal doit conseiller, aider son suzerain y compris pécuniairement (dans certains cas comme pour une rançon, pour les croisades…). Mais le cœur du contrat est l’obligation de service militaire dans une société caractérisée par une extrême insécurité du fait de la généralisation des guerres privées. De son côté, le seigneur doit protéger ses vassaux, les assister, les héberger éventuellement et surtout leur offrir une récompense, un cadeau, un bénéfice. Il s’agit le plus souvent d’une terre dans une société où elle représente la richesse principale mais parfois ce peut être une rente monétaire. Le mécanisme du contrat vassalique fut un puissant moyen instrument pour assurer le loyalisme au pouvoir carolingien. Mais il ne tarda pas à se retourner en son contraire.
La « féodalité de fiefs » traduit précisément ce retournement. à partir du XIème siècle, le terme « bénéfice » (beneficium c’est-à-dire bienfait ou récompense) tend à disparaître ; il est remplacé par le terme latinisé de fevum ou feodum qui était déjà dominant dans le midi et qui désignait la pratique ancienne des germains d’échanger des cadeaux entre clans pour assurer la paix. En conséquence, le bénéfice devient un fief. Mais derrière cette substitution de mots émerge la patrimonialisation des fiefs. La terre cesse d’être considérée comme le salaire d’une fonction, la récompense de la fidélité et devient un bien susceptible d’appropriation par le vassal. Ce phénomène est renforcé par la crise économique et par l’essor démographique du XIe siècle. En effet, l’essor démographique menace la cohésion du patrimoine familial. Face à cela et, contrairement à la paysannerie qui maintient le partage égalitaire entre héritiers, la noblesse va forger un modèle lignager impliquant d’une part, qu’un seul enfant légitime sera l’héritier (l’aîné s’il est un garçon) et d’autre part, une politique restrictive de mariages au profit du seul héritier. L’hérédité du fief transforme son titulaire - le vassal - en feudataire. Cette règle se généralise et est même consacrée par le capitulaire de Quercy sur Oise en 877. Face à la crise économique, la petite noblesse tente de faire reconnaître son droit à disposer de son fief. S’imposant plus difficilement, l’aliénabilité du fief sera partiellement reconnue même le droit des roturiers à racheter le fief de nobles sera limité (ordonnance de 1275). Dès le XIe siècle, le processus d’autonomisation des vassaux est abouti.
b- La seconde tendance lourde est la décadence interne de la puissance, de l’autorité. De nombreuses fonctions « publiques » exercées jusque-là par des professionnels (des « fonctionnaires » au sens étymologique) s’amenuisent et passent aux mains d’amateurs que sont les propriétaires terriens. Nous assistons à une « patrimonialisation » des droits c’est-à-dire qu’ils deviennent les possessions privées d’une personne. Selon une formule de Hinze, on constate « une prépondérance de l’élément personnel sur l’élément institutionnel dans l’exercice du pouvoir » (ibid, p 91). Les prérogatives fondamentales du pouvoir comme celle de commander, de taxer, de punir sont alors appréhendées et traitées comme des biens faisant l’objet d’un droit de propriété. Tel un bien assujetti à une possession, ces prérogatives peuvent être vendues, hypothéquées, héritées ou partagées par voie de succession. Au XIe siècle, ce processus aboutit à la disparition de l’ordre public sauf pour les populations paysannes qui restent sous la coupe du seigneur et de son manoir. Ce système se caractérise par trois traits :
- primo, une faible institutionnalisation du pouvoir puisque sa diffusion dans les petites seigneuries le fait dépendre des personnes physiques qui se le sont appropriées ;
- secundo, une très forte fragmentation résultant de la dynamique de morcellement énoncée ci-dessus.
- tertio, une forte fluidité du pouvoir qui reflète la forte discontinuité de son exercice dans le temps et dans l’espace.
B – La dynamique concurrentielle
Le problème auquel se heurte l’interprète est le suivant : comment expliquer l’émergence de l’État sans impliquer une rupture avec la féodalité et sans, pour autant, se référer à une continuité politique discutable. Dans son grand ouvrage de 1939 sur le processus de civilisation occidentale, le sociologue allemand Norbert Elias tenta de répondre en avançant l’idée d’une continuité non linéaire au sein de l’histoire politique européenne. Elias va montrer que la féodalité implique une logique agonistique (agôn, la joute) qui va perdurer sous la forme d’un processus concurrentiel. Cette dynamique de la concurrence est appréhendée par Elias comme une loi de portée générale, comme un principe explicatif de la constitution des royaumes. Ce principe de concurrence joue selon Elias dans deux domaines : celui militaire et celui économique mais l’auteur de La dynamique de l’Occident oublie manifestement le domaine symbolique.
1. La lutte pour le monopole de la coercition
2. La constitution du monopole fiscal
Dans son ouvrage sur La dynamique de l’Occident, Norbert Élias insiste largement sur l’importance du processus de monopolisation fiscal. De nombreuses études sont venues compléter ce travail pionnier. Trois tendances permettent de saisir globalement l’évolution en jeu :
- L’institutionnalisation de l’impôt royal régulier
Aux débuts du XIIIe siècle, la conception dominante impose au roi de financer ses dépenses de gouvernement sur ses revenus domaniaux. Mais dès le milieu du XIIIe siècle, le roi prend l’habitude de faire payer ses vassaux pour ses expéditions militaires : c’est la « taille de l’ost ». Ces prélèvements restent exceptionnels et nécessitent un consentement explicite de l’intéressé. Mais comme la France est presque toujours en guerre, une fiscalité quasi permanente émerge qui sera renforcée par la guerre de Cent ans. Face à l’essoufflement de l’économie médiévale, le roi doit cependant diversifier et multiplier ces prélèvements : ainsi commence-t-il par solliciter les villes puis par organiser des prélèvements exceptionnels sur le clergé (lequel lève son propre impôt qu’est la dîme). L’ensemble du processus rogne largement sur les taxes seigneuriales. En 1314, Philippe le Bel voulant financer son expédition en Flandre (qui sera catastrophique), innove en convoquant les trois états (clergé, noblesse, tiers) pour négocier avec eux l’impôt. Ce consentement préalable via les États généraux se répétera jusqu’à Charles VII. Ce dernier rompra avec cette pratique ; il décide alors de fixer unilatéralement chaque année le principal impôt de l’époque (la taille) dont la noblesse est exclue ; le consentement des états disparaît. A l’origine exceptionnel, le prélèvement royal est donc devenu habituel ; de périodique, il est devenu régulier ; de négocié et consenti, il est désormais imposé d’autorité. Une administration spécialisée va émerger pour irriguer financièrement le système. Malgré tout, l’institutionnalisation n’est pas complète. Élias souligne que ce n’est pas l’institution en tant que telle qui va prélever l’impôt mais des particuliers (les « fermiers généraux ») lesquels seront les premiers à être liquidés physiquement par la Révolution (l’élément personnel se maintient donc à côté des éléments institutionnels). La dynamique du processus est cependant bien réelle : alors que la taille ne rapporte que 1,2 million de livres sous Charles VII, elle rapportera 80 millions de livres sous Louis XVI.
- L’unification territoriale de l’impôt
L’un des traits fondamentaux de la fiscalité moderne issue de la fiscalité royale est son caractère national. Tous les sujets du roi sont soumis à l’impôt même si certains en sont exonérés. Le roi ne prélève plus sur ses vassaux qui eux-mêmes se retournent vers leurs propres vassaux. Ils prélèvent directement sur tous. Ce résultat fut obtenu au prix d’une grande lutte contre les droits seigneuriaux eux-mêmes locaux (droits de péage pour le passage des ponts comme le teleonum ou ton-lieu…). Cette démarche s’inscrit cependant dans un processus plus large visant à faire sauter une à une les barrières internes (y compris les frontières internes) au royaume. Même si le résultat fut important, la fiscalité royale laissa subsister jusqu’au XVIIe siècle, des impôts seigneuriaux, ecclésiastiques ou municipaux qui devinrent très marginaux avant de disparaître totalement.
- L’émergence d’une légitimité moderne de l’impôt
Traditionnellement, le monarque justifiait par avance un prélèvement extraordinaire de manière à en faciliter le recouvrement. Philippe Auguste invoqua une croisade, Philippe le Bel son expédition dans les Flandres. La légitimité de l’impôt résidait donc dans la capacité des assujettis à s’identifier au prestige des actions du Prince, à sa gloire. Ce système ne marcha pas très bien et l’impôt fut toujours vivement critiqué (par exemple, la révolte contre la gabelle en 1548) d’autant que ses modalités de recouvrement étaient profondément injustes. Progressivement, une légitimité de type « légale rationnelle » selon la typologie de Max Weber fut instituée : l’impôt se fit alors au nom de la défense et la sécurité du royaume ; il se faisait au profit d’une entité abstraite (l’État) que le monarque incarnait. A partir de la révolution et plus encore de la IIIe République, une idéologie patriotique enseignée dès l’école vint aussi asseoir la légitimité de l’impôt. Mais la justification la plus importante fut bientôt la redistribution opérée aux moyens d’interventions multiples : l’État-Providence peut ainsi invoquer tantôt la solidarité nationale pour justifier des dépenses de protection sociale ou l’exigence de progrès et d’éducation pour financer l’enseignement ou encore l’exigence du développement économique pour justifier des investissements d’infrastructures.