S’agissant de l’Etat, l’approche juridique est devenue extrêmement dominante. Or le droit tend à comprendre et saisir l’Etat comme une « réalité naturelle » ; il en fait une sorte de cadre obligatoire, nécessaire à l’intérieur duquel le phénomène juridique peut se déployer. La philosophie politique, elle aussi, a participé à cette tendance à naturaliser l’Etat, à le considérer comme un élément incontournable de toute société.
Pourtant, dès que l’on décale le regard projeté sur l’Etat, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas d’une réalité immuable, incontournable. Les travaux historiques mais aussi et surtout les travaux anthropologiques ont été les premiers à interroger la pérennité de la construction étatique. A partir de ces travaux, de nouvelles questions ont émergé : Quand et comment s’est formé le concept moderne d’État ? Sur quelles réalités peut-il être appliqué ? Telles sont les questions examinées ici. Nous commencerons par la seconde en montrant qu’il existe une sorte de préhistoire de l’État avant de balayer rapidement les apports de l’anthropologie sur ce terrain.
Section 1 : L’approche historique : la cité grecque est-elle un Etat ?
La polis grecque était-elle un État ?
L’éminent historien danois Mogens Hansen a publié une magistrale étude sur ce sujet apparemment surprenant. Hansen commence par souligner l’existence de deux conceptions chez les historiens : une première tradition consiste à traduire le terme grec « polis » par la formule « cité-État » ; une seconde tradition insiste au contraire sur la rupture entre la Grèce antique et l’État moderne au motif que ce dernier ne se conçoit qu’à partir d’une opposition à la société civile. Or cette distinction aurait été inconnue des Grecs anciens. Comme à son habitude, Hansen prend à revers la position dominante en déployant une argumentation minutieuse.
La démarche suivie par l’historien danois est remarquable : il commence par explorer les différents sens du mot « polis » puis il poursuit en analysant les composantes du concept moderne d’État puis celle du concept de « polis » ; il s’interroge ensuite sur la séparation de l’État et de la société en le comparant à la polis ; enfin, il retrace la formation de l’État avant de conclure sur les convergences et les différences entre les deux concepts. C’est ce dernier point que nous retiendrons ici.
§1. Les convergences entre la polis et l’État
A - L’identité des composantes
L’État comme la polis se définissent par trois éléments combinés que sont le peuple, le territoire, l’autorité politique commune. Malgré tout le poids relatif de chacune de ces composantes a considérablement varié.
- La polis antique valorise surtout l’élément « peuple ». La polis était identifiée d’abord aux citoyens et secondairement à l’ensemble des habitants. Les Grecs disaient que « les corinthiens sont une polis » et non que « Corinthe est une polis ». Aujourd’hui, personne ne dirait que « les Français sont un État ».
- L’État moderne valorise surtout le territoire du point de vue externe et le gouvernement du point de vue interne. Autrement dit, d’un côté, la France est surtout perçue sous l’angle international comme la zone continentale et occidentale de l’Europe. D’un autre côté, l’État est identifié par ses citoyens au gouvernement comme lorsque l’on dit que la France a ratifié tel traité.
B - L’identité des structures symboliques.
Les deux concepts d’État et polis sont construits largement sur les mêmes bases :
- La distinction de l’État et de la société civile : la polis grecque connaissait une séparation entre une sphère publique et une sphère privée (qui ne coïncide pas avec la distinction individu/communauté). Seule la polis de Sparte connut la fusion de la société et de l’État. Dans les deux cas, antique comme moderne, la ligne de séparation entre l’État et la société civile se révèle très floue.
- Le monopole de la violence légitime : la polis comme l’État partagent le monopole de la violence légitime. Durant la période classique, la polis avait le droit exclusif d’employer la force sauf quelques cas de justice personnelle.
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Le sentiment identitaire : la polis antique comme l’État moderne offrent aux citoyens un sentiment d’identité commune fondée sur les traditions, la culture, les cérémonies, les symboles, la descendance. Tous deux incarnent pour le citoyen sa patrie pour laquelle il peut ou doit donner sa vie en cas de nécessité. Aux JO, chaque athlète représente un État ou une polis. La symbolisation passe cependant par des mécanismes différents :
- L’État moderne est symbolisé par un drapeau, un hymne national…
- La polis antique était symbolisée par son architecture monumentale, ses actes spécifiques de cultes. Chaque citoyen accolait le nom de sa polis à son propre nom.
C - La citoyenneté
La polis antique et l’État moderne véhiculent tous deux un concept de citoyenneté extrêmement similaire. L’idée de citoyenneté est d’ailleurs au cœur des notions d’État et de polis.
- Un concept similaire : dans les deux cas, la citoyenneté se définit comme l’appartenance héréditaire juridiquement instituée à un État, appartenance à laquelle se rattachent un certain nombre de droits politiques, économiques et sociaux. Ces droits ont été progressivement acquis au cours d’un long processus débuté au XVIIIème siècle et achevé au XXème siècle. En Grèce également, le citoyen d’une polis était titulaire de nombreux droits de toutes natures dont le plus important était la liberté politique de participation.
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Une dynamique similaire : les deux concepts de polis et d’État sont caractérisés de nos jours par la double affirmation de la démocratie et de l’État de droit.
- L’État comme la polis sont théoriquement neutres à l’égard des formes de gouvernement (oligarchique, monarchique…). Cependant, l’État moderne est de plus en plus identifié à l’État démocratique depuis 1945. De même, la polis antique couvrait aussi bien le régime autoritaire de Sparte que celui démocratique d’Athènes. Malgré tout, la polis par excellence était celle démocratique selon les propres mots d’Aristote.
- L’État est également de plus en plus envisagé surtout comme un ordre juridique au sommet duquel règnent la Constitution et les droits fondamentaux. De même, la notion grecque de polis supposait que les lois (nomoï) soient maitresses de la cité. Cela rejoint l’idée d’un gouvernement des lois et non des hommes que reprend la notion d’État de droit.
§2. Les divergences entre la polis et l’État
A - Les différences structurelles
- L’étendue géographique
La polis antique recouvrait un espace très restreint tandis que l’État moderne, sauf quelques exceptions, recouvre un territoire étendu. Ainsi la plus grosse des polis grecques (Athènes) atteignait tout juste la taille d’un micro-État comme le Luxembourg (2 600 Km2). Cela engendre deux différences :
- La polis antique constitue une société de face à face. Les citoyens doivent pouvoir se connaître individuellement. Cet élément est totalement absent de l’État moderne dont l’ampleur implique la nécessité de médiations multiples.
- La polis antique entretenait un lien très intime avec un centre urbain même s’il existait des polis rurales. C’est pourquoi une polis est d’abord une cité tandis qu’un État est d’abord un pays. Le lien fondamental avec un centre urbain a disparu.
- L’universalité de la citoyenneté
L’importance géographique rejaillit aussi sur la taille démographique. La plus grosse polis (Athènes) n’eut jamais plus de 250 000 habitants tandis que le Luxembourg actuel, d’une taille équivalente, compte 400 000 habitants. Ce phénomène est accentué par une conception plus restrictive de la citoyenneté :
- La polis antique était une communauté politique masculine qui s’opposait au domaine féminin de la maison. Au contraire, depuis la première moitié du XXème siècle, l’État moderne est une société aussi bien d’hommes que de femmes.
- La polis antique était, plus généralement, une communauté politique limitée. L’exclusion des métèques, des femmes, des esclaves impliquait que seul 25 % de la population adulte bénéficiait du statut de citoyen dans les démocraties et un pourcentage plus infime encore pour les oligarchies. Dans un État moderne, au contraire, près de 90 % de la population adulte bénéficie du statut de citoyen avec les droits politiques qui s’y rattachent.
B - Les différences fonctionnelles
Sociologiquement, l’État moderne se définit comme « le monopole de la violence légitime ». Cette définition suggère que l’ordre juridique repose sur deux institutions majeures : la police dans l’ordre interne et l’armée dans l’ordre externe. La polis grecque ne possédait ni force de police, ni force armée permanente. Le droit exclusif d’utiliser la force n’est jamais présenté comme une caractéristique de la police antique.
Historiquement, l’État moderne a pris la forme de l’État-Nation. Ce concept tend à montrer la synthèse opérer entre l’identité ethnique ou nationale et l’identité politique. Cette forme est aujourd’hui remise en cause avec le développement des États multiethniques ou pluriethniques (on parle parfois de multination). Chez les Grecs, l’identité politique et l’identité nationale ou ethnique étaient complètement dissociées. L’identité politique était arrimée à la polis et s’exprimait par exemple dans le patriotisme. L’identité nationale ou ethnique (langue, culture, religion, histoire) était attachée à la nation hellène regroupant de très nombreuses polis.
C - Les différences conceptuelles
Les Grecs ne développèrent pas de concept abstrait de souveraineté ou un équivalent. Il en résulte deux divergences majeures.
La souveraineté interne : dans l’ordre interne, le concept de souveraineté s’incarne dans l’image d’un législateur suprême se situant au-dessus des lois. Pour les Grecs, un tel législateur suprême ne peut exister que dans une forme pervertie de communauté politique qu’est la tyrannie. L’approche antique développée par la Grèce était plus pragmatique : pour eux, c’étaient les lois qui étaient souveraines (et non une personne ou un groupe) même si, dans la démocratie, ces lois étaient adoptées par le peuple assemblé.
La souveraineté externe : dans l’ordre externe, la souveraineté implique l’autonomie au sens de l’indépendance de l’État vis-à-vis des autres puissances.
- Dans la situation moderne, il n’y a pas d’État sans indépendance. L’autonomie apparaît comme un idéal. Pour les Grecs, l’autonomie au sens de l’indépendance n’a jamais été un idéal de la polis ni un critère dans sa définition. L’idée n’est apparue que très tardivement pour désigner l’autonomie dans les affaires locales au sein de l’Empire d’Alexandre.
- Dans la situation moderne, la souveraineté permet d’envisager une égalité entre les États au sein de la communauté internationale. De ce fait, les différences entre un micro-État et une superpuissance sont censés s’effacer. En d’autres termes, l’État est un concept théoriquement égalitaire. Cette donnée est en train de changer avec le développement des formes fédérales, des organisations régionales bénéficiant de transferts partiels de souveraineté. Pour les Grecs, le concept de polis n’implique aucunement l’égalité : les polis peuvent entrer dans des « fédérations » ou des alliances où elles sont complètement dominées sans cesser d’être pour autant des polis. Le concept classique de polis est plutôt hiérarchique qu’égalitaire. Il est plus conforme à la réalité que nous voyons actuellement naître sous nos yeux.
Sy.La polis grecque ne peut pas être assimilée à l’État au sens moderne. Malgré tout, elle forme un concept extrêmement proche de notre notion d’État. La comparaison entre les deux montre que les préjugés règnent y compris chez les historiens. Ceux soulignant la rupture entre le monde antique et celui moderne affirment que l’État repose sur une dissociation avec la société civile tandis que la polis impliquait une fusion de l’État et de la société. Ce jugement est faux sauf en ce qui concerne le cas particulier de Sparte. Ceux qui soutiennent une continuité entre la polis et l’État moderne affirment que l’un et l’autre englobent un idéal d’autonomie. C’est là encore faux.
En réalité, la polis diffère surtout de l’État moderne au plan conceptuel car l’autonomie ou l’indépendance n’est pas une composante de la polis laquelle participe d’un univers hiérarchique. C’est donc le concept de souveraineté qui est manquant avec sa dimension de l’État comme personne abstraite, son autonomie ou indépendance autorisant la fiction d’une égalité entre États. Malgré tout, la polis marque une étape insuffisante mais décisive en direction de l’État ; dans les deux cas, la conception de la citoyenneté est très similaire. Sur ce terrain, l’État moderne a hérité de la polis. La conception antique de la citoyenneté forgée en Grèce s’est poursuivie à Rome puis fut perdue de vue au Moyen-âge. Elle réapparut avec les cités-États italiennes et allemandes à la Renaissance. Un théoricien moderne de la politique comme Rousseau doit beaucoup de ses apports à son appartenance à la cité-État de Genève. C’est par ce canal que le legs grec passa et contribua à façonner l’État moderne.
En réalité, la polis diffère surtout de l’État moderne au plan conceptuel car l’autonomie ou l’indépendance n’est pas une composante de la polis laquelle participe d’un univers hiérarchique. C’est donc le concept de souveraineté qui est manquant avec sa dimension de l’État comme personne abstraite, son autonomie ou indépendance autorisant la fiction d’une égalité entre États. Malgré tout, la polis marque une étape insuffisante mais décisive en direction de l’État ; dans les deux cas, la conception de la citoyenneté est très similaire. Sur ce terrain, l’État moderne a hérité de la polis. La conception antique de la citoyenneté forgée en Grèce s’est poursuivie à Rome puis fut perdue de vue au Moyen-âge. Elle réapparut avec les cités-États italiennes et allemandes à la Renaissance. Un théoricien moderne de la politique comme Rousseau doit beaucoup de ses apports à son appartenance à la cité-État de Genève. C’est par ce canal que le legs grec passa et contribua à façonner l’État moderne.