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Introduction à la science politique

L'Etat : comment le définir ?




Le XXe siècle a oscillé entre deux affirmations radicalement opposées s’agissant de l’État : d’un côté, la promesse d’un État total promis par Carl Schmitt que le nazisme incarna dramatiquement ; d’un autre côté, l’espoir d’une société sans État, mieux même d’une société contre l’État selon la formule de l’anthropologue Pierre Clastre. Cette opposition extrême reflète un débat ancien et intense ou les prises de position sont souvent tranchées. Tandis que Hegel l’élève à la dignité suprême puisqu’il est « Le Rationnel en soi et pour soi », Marx ne le conçoit plus que comme « une vieillerie condamnée au dépérissement » et Nietzsche le dépeint comme « le plus froid de tous les monstres froids ». Dans le même esprit, Paul Valéry écrit que « l’État est un être énorme, terrible, débile. Cyclope d’une puissance et d’une maladresse insignes, enfant monstrueux de la force et du droit ». Lourdement contesté, l’État s’est pourtant imposé à la fin du XXe siècle comme une réalité incontournable. Le 3 juin 2006, le Monténégro devient le 193e Etat indépendant après le Timor Oriental en 2002. Ce chiffre atteste à lui seul de l’ampleur de ce phénomène. Encore faut-il en cerner la substance et les contours. Or l’Etat est autant une construction historique qu’une construction théorique.

Section 1 : Les contributions théoriques


Si le droit a toujours accordé une place prééminente à l’État et lui a toujours consacré une attention soutenue, il n’en va pas de même dans le reste des sciences humaines et sociales. Ceci explique aujourd’hui le règne de la définition juridique alors même que celle-ci présente des faiblesses réelles et considérables. Ainsi en sociologie, l’attention et la place accordées à l’État furent durablement marginales. Il en va de même en science politique dès lors que la notion de système politique s’imposa en impliquant une vue beaucoup plus globale noyant la réalité de l’État au sein d’organisations sociales différenciées. Il revint cependant à Max Weber et à ses épigones d’introduire une réelle tentative de clarification qui a cependant ses propres limites. De son côté, la philosophie a largement contribué à préciser les éléments distinctifs de l’état au point que le droit lui a emprunté beaucoup.

La marginalisation de l’État dans la tradition sociologique provient sans conteste de deux facteurs différents : d’abord, un facteur historique selon lequel le « père fondateur de la sociologie » que fut Émile Durkheim délaissa la dimension politique de la société et privilégia des approches micro-sociologiques afin de mieux ancrer sa discipline institutionnellement ; d’autre part, un facteur idéologique qui, depuis Marx et surtout la vulgate marxiste qui régna si longtemps en sociologie, conduisit à considérer l’État comme une simple « superstructure » ne jouant qu’un rôle illusoire. Il revint à Max Weber d’ouvrir une piste décisive.


La fondation de la sociologie est allée dans deux directions très différentes.

En Allemagne, Max Weber (1864-1923) institua la sociologie avec comme objet privilégié le domaine du politique. L’état reçut donc une attention particulière en tant qu’élément central de la politique.

En France, Émile Durkheim (1858-1917) institua la sociologie comme « physique des mœurs » en privilégiant un niveau micro-sociologique c’est-à-dire l’analyse des actes individuels en fonction des déterminants sociaux plus globaux (comme le suicide). Une nouvelle fois, cette orientation tournait le dos à des phénomènes collectifs ou institutionnels comme la politique, le droit et l’État. L’influence considérable de Durkheim bien au-delà de ses disciplines conduisit donc à délaisser l’état.

Pourtant, bien qu’il ne soit pas son objet de prédilection, Durkheim a évoqué à plusieurs reprises l’État. Pour lui, l’État est le fruit d’une loi de l’histoire implacable selon laquelle les sociétés sont de plus en plus soumises à une division croissante du travail. Comme on le sait, Durkheim distingue les sociétés traditionnelles des sociétés modernes. Les sociétés traditionnelles ne sont pas soumises à la division du travail si bien que leur unité résulte d’une « solidarité mécanique » c’est-à-dire d’une forte contrainte externe provenant de la coutume, de la religion, des représentations collectives. Les sociétés modernes sont, au contraire, travaillées de l’intérieur par la division du travail ; leur unité résulte donc d’une « solidarité organique » c’est-à-dire de l’autonomisation d’un organe distinct chargé d’opéré la répartition fonctionnelle des tâches. Cette conception allie de manière originale deux composantes très traditionnelles au XIXe siècle à savoir d’une part, un organicisme avec d’autre part, un évolutionnisme. La fonction centrale de l’État est de penser c’est-à-dire de substituer à la pensée irréfléchie de la foule celle méditée de l’ensemble. Cette pensée doit amener l’État à exercer un fort rôle de protection des individus. En même temps, retrouvant l’inspiration de Marx et surtout de Tocqueville, il fustige « une société composée d’une poussière d’individus, qu’un État hypertrophié s’efforce d’enserrer et de retenir, [ce qui] constitue une véritable monstruosité sociologique ». La conception durkheimienne de l’État se heurte cependant à trois difficultés considérables : d’une part, elle dépend d’une vision évolutionniste de l’histoire qui est très réductrice dont le modèle est clairement l’histoire des sociétés occidentales (comme l’attestent les notions de division du travail, de fonctions sociales, de complexification des sociétés, de spécialisation des organes) ; d’autre part, l’État est le plus souvent ramené aux « corps sociaux qui ont seuls qualité pour parler et agir au nom de la société » c’est-à-dire qu’il est abusivement réduit au gouvernement et au parlement (même s’il existe quelques usages occasionnels différents) ; enfin, l’État est envisagé comme un simple organe fonctionnel en raison d’un cadre intellectuel organiciste inadéquat. Rien n’impose de le concevoir comme la tête (d’ailleurs pensante) d’un corps social (la société) soumis.

La pensée de Marx sur l’État est extrêmement ambivalente. Il existe en fait deux théories de l’État chez Marx qui ne sont pas aisément conciliables. Dans tous les cas, il est un penseur fondamental pour comprendre et réfléchir l’État. Cette ambivalence est cependant au cœur d’un phénomène de lecture réductrice et unilatérale qui s’est propagée et que l’on peut désigner comme étant une « vulgate marxiste ». Un point reste cependant non contestable ; pour Marx, l’État est un instrument au service d’une classe dominante, la bourgeoisie. Il est une « machine » au service de certains intérêts ou, ce qui revient au même, il est la forme que prend, dans l’ordre politique, la domination sociale de la bourgeoisie. Or, cette domination est fondamentalement justiciable d’une explication économique. En d’autres termes, c’est la position de cette classe bourgeoise dans les rapports de production qui déterminent sa capacité à dominer socialement. De là est née la lecture réductrice ramenant tout à un économisme de bas étage. Dans le cadre de cette vulgate (pour laquelle Marx a une authentique responsabilité), l’État n’est qu’une « superstructure » comme le sont les idées (idéologies), la culture, la politique et le droit ; ces superstructures ne sont que des illusions destinées à accréditer l’idée d’égalité mais en masquant la réalité de l’exploitation capitaliste. Dès lors, ces superstructures (modes de production) sont en fait déterminées par les infrastructures qui elles sont économiques (les rapports de production). A suivre ce schéma, on débouche sur une vision linéaire de l’histoire : la polis antique reposait sur l’esclavage qu’elle tendait à masquer ; la communauté médiévale reposait sur le système de production féodal en masquant l’asservissement ; l’État moderne repose sur l’exploitation capitaliste tout en masquant l’aliénation par le biais d’un discours des droits de l’homme, de la liberté et de l’égalité.

Bien que résultant d’une lecture sélective partielle, partiale et réductrice, cette vision s’est imposée historiquement tant au plan politique par la IIIe Internationale socialiste qu’au plan théorique. Les multiples épigones de Marx ont tenté d’ailleurs de résoudre les principaux problèmes qui résultaient de cette vision édulcorée. D’une part, cette théorie de l’État est totalement dépendante d’une vision de l’histoire de l’Europe occidentale. D’autre part, le déterminisme économique qui l’habite implique une négation de l’autonomie du politique. Plusieurs théoriciens comme Antonio Gramsci, Louis Althusser ou Nicos Poulantzas ont ainsi déployé des efforts louables pour reconnaître une autonomie au politique ou pour repenser la combinaison des différentes déterminations. Il reste que ces efforts ne pouvaient aboutir sans une relecture complète de Marx qui était infiniment plus sensible à la diversité des trajectoires historiques. En d’autres termes, ces analyses ne sont pas parvenues à éviter une dérive classique : celle consistant à « réifier » les concepts comme celui d’État c’est-à-dire à leur prêter des attributs objectifs comme s’il s’agissait de réalités incontournables ou de catégories de penser naturelles.

Une nouvelle fois, ce fut le père fondateur de la sociologie politique, Max Weber, qui apporta une clarification décisive. Sa définition de l’État est restée très célèbre et est devenue classique y compris bien au de-là de la sociologie. En réalité, c’est surtout l’idée centrale qui a été retenue plutôt que la formulation elle-même qui est un peu complexe. Voici le texte en question : « Nous entendons par État une « entreprise politique de caractère institutionnel » lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte physique légitime. » (Économie et société, tome 1, chp 1, § 17, p 97).

De ce texte fut retenue l’idée que l’État en général se définit par le monopole de la violence légitime. Cette définition mérite d’être analysée sous deux angles : d’abord, un angle statique explicitant les termes utilisés ; ensuite, un angle dynamique analysant ses différentes formes historiques et situant ce concept dans l’œuvre de Weber.


Commençons par expliciter la notion de « monopole de la violence ». Pour Weber, la politique est plus ancienne que l’État ; il a existé les cités, puis les Empires et enfin l’État. L’État n’est donc que la forme historique moderne de la politique. Par ailleurs, nous savons que la politique est définie par Weber selon le critère du moyen et non celui de la finalité. La même idée s’applique donc pour la forme moderne de la politique qu’est l’État. Ce dernier ne peut pas être défini par les finalités car celles-ci sont multiples. Il en résulte une conséquence importante : Weber ne s’intéresse pas aux tâches que l’État doit accomplir mais seulement à ce qui le singularise par rapport à d’autres formes de groupements. En d’autres termes, Weber ne dit pas que l’État doit se cantonner aux tâches exigeant la violence. Il ne prétend pas que l’État doit nécessairement être un État-Gendarme. Même lorsque l’État éduque, commerce, distribue des aides, il fonctionne à l’injonction juridique elle-même garantie par la contrainte physique. Weber reconnaît d’emblée deux problèmes :

  • d’une part, l’État n’utilise pas que ce seul instrument de la violence. Sur le premier point, Weber admet que les dirigeants utilisent d’autres moyens comme la persuasion. Néanmoins la violence est le moyen spécifique de l’État au sens où, en cas de défaillance des autres moyens, c’est elle qui assurera in fine l’exécution de l’ordre. En clair, la violence est l’ultima ratio puisque c’est elle qui, au bout du compte, assure l’obéissance à la norme édictée. C’est elle qui assure la solidité de l’ordre politique établi. Le terme de « violence » (Gewaltsamkeit) est délicat et mal choisi : les termes de coercition ou contrainte physique sont meilleurs car plus neutres. Cela permet aussi de mieux comprendre un point décisif : la violence (la coercition) ne recouvre pas seulement la brutalité mais aussi des mécanismes juridiques de sanction comme l’amende, la saisie, l’emprisonnement…

  • d’autre part, le monopole de la violence a été revendiqué par d’autres groupements que l’État. Sur ce deuxième point, Weber admet que des groupements comme le clan, la communauté familiale, la corporation, le gang emploient également la violence. Mais trois traits distinguent l’État dans ce cas :

  • d’une part, il est une organisation à caractère institutionnel ce que ne sont pas le gang, le clan ;

  • d’autre part, il revendique avec succès un monopole ce qui signifie qu’il a une compétence générale et exclusive tandis que le pater familias ou la corporation n’ont qu’une compétence déléguée (ils ont un supérieur). Ce point est décisif car il montre bien que le monopole de la violence légitime est la traduction sociologique du concept philosophique et juridique de souveraineté.

  • Enfin - dernier trait -, la violence de l’État est singulière puisqu’elle ne vise que l’exécution de normes juridiques.

Reste cependant à expliciter ce que signifie l’expression « violence légitime ».

D’abord, Weber considère qu’une analyse scientifique doit être neutre ce qui impose de distinguer les jugements de valeurs des jugements de fait. De là, il découle que la violence ne doit pas être envisagée comme valeur (bien ou mal) mais comme un fait : les gouvernants utilisent la violence (la contrainte). Mais pour cela, ils ont besoin du consentement des gouvernés. Comment cette légitimité est-elle acquise ? Nous entrons alors dans la très célèbre distinction des trois types de légitimité qui sont aussi trois formes de domination :

  • la légitimité charismatique : elle désigne la validité de la révélation ou de l’exemplarité et comporte une dimension affective déterminante. Elle repose sur la valeur personnelle d’un homme qui se distingue par sa sainteté, son héroïsme ou son exemplarité. Elle se fonde sur le caractère exceptionnel, hors du commun du chef.

  • la légitimité traditionnelle : elle désigne la validité de ce qui a toujours été. Elle repose sur la croyance dans les traditions en vigueur et dans l’acceptation des dirigeants appelés au pouvoir en vertu de la coutume. Elle se fonde donc sur une piété.

  • la légitimité légale-rationnelle : elle désigne la validité de ce que l’on a jugé comme valable. Elle repose sur la croyance en la validité des lois et règlements établis rationnellement et dans la confiance octroyée aux dirigeants désignés conformément à la loi. Elle se fonde sur un caractère impersonnel. Weber conclut ce point en écrivant : « La forme de légitimité actuellement la plus courante consiste dans la croyance en la légalité, c’est-à-dire la soumission à des statuts formellement corrects et établis selon la procédure d’usage » (ibid, p 73). En d’autres termes, la violence est légitime parce qu’elle est utilisée conformément au droit et à la loi. Cette conception soulève d’immenses difficultés qu’il n’est pas possible d’aborder intégralement ici. Le succès de cette distinction est en partie dû à ces difficultés et aux nombreuses critiques qui en résultèrent. Nous voudrions en souligner quelques-unes en évoquant la relation de l’État à l’histoire.


Weber ne se contente pas de forger un concept générique d’État (l’État en général). Il sait qu’il est une forme historique et qu’il s’insère dans le mouvement de l’histoire. C’est ici que Weber se révèle héritier de la philosophie hégelienne et de son ambition : révéler le sens de l’histoire. Weber refuse cependant de céder trop à un déterminisme rationnel. De cette perspective, il résulte non seulement que l’État est le résultat d’un processus historique mais encore que ce processus se poursuit et travaille de l’intérieur la figure de l’État. Du coup, différentes formes d’États se sont succédées historiquement. L’évolution de la société au cours de l’histoire (particulièrement l’histoire moderne) c’est-à-dire la dynamique de la société moderne est caractérisée par Weber comme étant « un processus de rationalisation ». De ce fait, l’État en général doit être décliné selon les étapes du processus de rationalisation. Très grossièrement, Weber distingue l’État de la période médiévale et de la renaissance c’est-à-dire au début de son institutionnalisation et l’État contemporain dont l’institutionnalisation est achevée. Le premier peut être appelé « l’État patrimonial » tel que nous l’avons décrit plus haut. Le second est appelé « l’État bureaucratique moderne » qui incarne le triomphe de la domination légale-rationnelle. Cet État moderne, outre le monopole de la violence légitime, se caractérise par deux traits issus de la « rationalisation du droit » : d’une part, une spécialisation des organes de direction notamment une différenciation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire et l’émergence d’une police chargée de protéger la sécurité des individus et l’ordre public ; d’autre part, une administration rationnelle (bureaucratie) qui se fonde sur des règlements explicites pour intervenir dans tous les domaines. Cet exercice scrupuleux du principe de légalité engendre un exercice impersonnel du pouvoir (le fonctionnaire est anonyme) et un formalisme.


Sy.La caractérisation wéberienne de l’État moderne ne manque pas d’audace : elle anticipe largement sur les développements des systèmes administratifs au XXe siècle ; elle annonce le règne du droit et la culture du formalisme dans les sociétés modernes. Mais cette caractérisation pose des problèmes : d’abord, elle est extrêmement tributaire de l’histoire européenne et même plus particulièrement du modèle prussien qui, dès le XIXe siècle, se dota d’un corps de fonctionnaires moderne ; ensuite, elle dépend d’une certaine philosophie de l’histoire qui voit l’évolution (la rationalisation) comme le déploiement d’une raison formelle et instrumentale. Les valeurs ont cessé de jouer un rôle crucial et l’univers de l’État moderne est celui d’un monde désenchanté.

Plus globalement, en ramenant au cœur de la notion d’État l’idée d’un monopole de la violence légitime, Weber fait accomplir un pas décisif à l’intelligence du phénomène étatique. Sa compréhension historique de l’État met en garde contre un risque potentiel qui nous concerne tous : celui de voir l’État devenir une cage où la liberté serait illusoire. Sans avoir prévu le déchaînement radical de la violence au moyen de l’État totalitaire, Weber met en lumière de manière réaliste la part d’ombre et de fureur que peut contenir l’État. Mais Weber manque un phénomène central : les effets de la révolution démocratique sur la notion d’État.

La contribution philosophique se centre sur le concept de souveraineté. Ce dernier constitue la pierre d’angle de la théorie de l’État, son substrat le plus profond et le plus essentiel. Mais la souveraineté est une notion ambivalente tantôt politique, tantôt juridique, valant tantôt du point de vue interne et tantôt du point de vue international. Sa genèse est elle-même complexe car elle procède d’un legs de la philosophie politique qui n’est pas compris par tous de la même manière.

Deux thèses concurrentes s’affrontent sur le terrain de l’origine de la souveraineté : la première est allemande et s’incarne dans l’œuvre d’Ernst Kantorowicz ; la seconde est française et anglaise et est représentée actuellement par l’œuvre de Blandine Kriegel.

Elle s’inscrit dans un courant historiographique allemand qui remonte au XIXe siècle et qui affirme que l’État trouve son origine dans les mutations de l’Empire. Autrement dit, l’État moderne serait apparu à l’intérieur du Saint Empire romain germanique.

Dans son ouvrage intitulé Les deux corps du roi, Kantorowicz va plus loin en affirmant que la souveraineté découle de l’idée de royauté sacrée empruntée par l’Empire à la papauté. Kantorowicz soutient donc que les concepts modernes de l’État et de la politique sont des concepts sécularisés provenant de la théologie politique. L’enquête menée par l’auteur part des textes de la période élisabéthaine à l’intérieur desquels apparaît surtout le Richard II de Shakespeare. Il continue en analysant l’étude d’un anonyme allemand du XIe siècle, puis une miniature ornant le frontispice de la cathédrale d’Aix-la-Chapelle représentant Othon II assis sur le trône du Christ, puis les œuvres de Frédéric II, de Bracton fondateur de la common law, des légistes de la monarchie Tudor, les légistes impériaux de la fin du Moyen-âge, les légistes français des XVI et XVIIe siècles avant de terminer par l’oeuvre de Dante. La thèse fondamentale de Kantorowicz se résume à ceci : la théologie inventa l’idée d’un Christ ayant deux natures, l’une politique avec un corps mortel, l’autre mystique avec un corps immortel ; ce modèle fut récupéré par l’Empire tout en lui faisant subir différentes inflexions engendrant ainsi l’apparition d’un corps politique (le royaume) dont la tête (le roi) possède les attributs d’un corps mystique.


Kantorowicz souligne les principales étapes qui sont autant de discontinuités, d’inflexions sur la ligne directrice générale. La base est fournie par le christianisme primitif qui légua divers modèles de royauté dont ceux d’un royaume fondé sur le Christ, d’un royaume fondé sur la loi, d’un royaume fondé sur la communauté nationale, d’un royaume fondé sur l’homme.

  • La première étape se situe après la période carolingienne avec la renaissance de l’Empire sous Othon Ier. Dès cette époque du Xe siècle, un modèle christocentrique apparaît qui fait de l’Empereur à la fois un César et un Christ rédempteur.

  • À partir du XIIe siècle, une seconde étape apparaît avec l’émergence d’un royaume centré sur le droit et la justice que manifeste l’œuvre de Frédéric II. Le César (l’Empereur) est devenu à la fois père et fils, seigneur et ministre de la justice. Le mouvement est amplifié par la réception du droit romain par les légistes impériaux.

  • La troisième étape commence avec les théologiens de Bonniface VIII à l’extrême fin du XIIIe siècle et se termine avec les légistes élisabéthains de la période Tudor (au XVIe siècle). Durant cette phase, les caractéristiques d’une souveraineté temporelle et spirituelle de la papauté sont progressivement revendiquées et incarnées par l’État naissant. La perpétuité qui jusque-là restait l’apanage de l’Église se transforme en continuité dynastique, en immortalité du roi, en pérennité des institutions politiques et de l’appareil administratif. Le royaume devient ainsi un corps politique dont le roi est la tête et ses sujets sont les membres. Ce corps politique ne meurt pas parce qu’il possède les attributs du corps mystique tandis que la personne du roi disparaît parce qu’il possède aussi un corps naturel soumis à la passion. Kantorowicz peut ainsi affirmer que certains axiomes de la politique et de l’État modernes prennent leurs racines dans la théologie politique de la fin du Moyen-âge.

La thèse de Blandine Kriegel s’inscrit elle aussi dans un courant historiographique anglais et français affirmant d’une part, que les royaumes d’Angleterre et de France ne procèdent pas de l’Empire et d’autre part, qu’ils procèdent d’une tradition républicaine qui leur est propre. La démonstration suit plusieurs étapes : d’abord, l’État moderne ne naît pas de l‘écroulement de l’Empire romain et de l’émergence de la féodalité ; il naît après la féodalité. Cela entraîne une conséquence décisive : l’État ne procède pas d’une logique guerrière mais d’une mise à distance de la guerre au profit de l’idée d’un royaume fondé sur la loi (donc l’arbitrage et la pacification par la règle). Ensuite, l’État moderne et la souveraineté ne découlent pas d’une récupération du droit romain par les légistes impériaux mais plutôt d’une relégation du droit romain par les légistes royaux. La difficulté et le paradoxe résident dans le fait que ce phénomène n’engendra pas l’invention de nouveaux termes mais l’inflexion de termes anciens et romains réutilisés (comme par exemple, la notion d’imperium c’est-à-dire de puissance). À partir d’une analyse des textes des légistes français mais surtout de l’œuvre du jurisconsulte angevin Jean Bodin, elle souligne combien la souveraineté fut pensée à la fois contre l’Empire et contre la seigneurie. Contre l’empire, la notion d’Imperator est infléchie et ne renvoie plus à une fonction militaire mais à une fonction civile. L’arme du chef suprême (du pouvoir souverain) n’est pas le glaive mais la loi. Cette conception découle d’une reprise de la notion antique de République. Contre la seigneurie, car le pouvoir souverain n’est pas un dominium, une capacité de traiter tout sous l’angle de l’appropriation des choses. Le pouvoir souverain considère les êtres comme des sujets soumis et protégés par des droits. La souveraineté initie une politique d’émancipation.


Sy.Chaque historiographie est connotée par une dimension nationale sinon « nationaliste ». L’historiographie allemande survalorise le rôle du Saint Empire germanique ; l’historiographie française survalorise le rôle de ses légistes et transformant Bodin en véritable père fondateur ; l’historiographie anglaise valorise quant à elle le rôle considérable de Thomas Hobbes. Il est, sans doute, plus judicieux de limiter les prétentions de chaque thèse en conservant leur apport propre.

Avec Kantorowicz, il faut concéder l’existence d’un mouvement multiséculaire d’élaboration d’un concept. La notion de souveraineté est bien formulée dès la fin du Moyen-âge à la fois par les théologiens et les juristes (summa potestas) parce qu’il faut bien trancher le conflit des deux glaives entre un pouvoir spirituel et un autre temporel qui tous deux revendiquent la primauté. Elle confirme le jugement de Carl Schmitt selon qui « tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ». La thèse de Kantorowicz a l’avantage certain de bien montrer comment la victoire du temporel s’opéra avec les catégories du spirituel, de démontrer qu’un pouvoir laïc s’autonomisa par rapport au religieux mais que la religion contribua largement à ce processus. La victoire du temporel tient sans conteste à la différence des instruments du pouvoir : tandis que le pouvoir de l’Église repose essentiellement sur la pression psychologique, le pouvoir politique repose sur l’exercice de la force. C’est là un premier axe qui reste insuffisant pour penser complètement la notion d’État et celle de souveraineté.

Le second axe met en valeur la contribution de Blandine Kriegel. Incontestablement, l’idée d’État fut élaborée comme royaume particulier s’opposant à l’Empire universel, aux seigneuries mais aussi aux villes (aspect délaissé). Le royaume de France du XVIe siècle est un bon exemple : il affirme d’un côté, sa suprématie à la fois sur les grands feudataires, sur les villes libres et d’un autre côté, son indépendance à la fois vis-à-vis du Saint-Empire et du Saint-Siège. Sur ce terrain, l’enjeu ne fut pas le droit d’utiliser la force mais l’exclusivité de ce droit. Ce n’est pas l’existence de la contrainte qui est décisif mais son monopole, son usage exclusif. Contre Kriegel, il faut affirmer que Bodin n’est sans doute pas le père fondateur de la souveraineté mais il est l’interprète autorisé et clairvoyant d’un concept qui a déjà derrière lui une longue tradition consolidée.


Dès les premières lignes de son œuvre majeure, Les six livres de la République (1576, Jean Bodin écrit : « République est un droit gouvernement de plusieurs mesnages et de ce qui leur est commun avec puissance souveraine ». Il ajoute que la souveraineté est « la fin principale de la République bien ordonnée ». La souveraineté correspond donc à la plénitude de puissance (plenitudo potestatis) c’est-à-dire à l’affirmation d’une puissance exclusive et absolue.

Selon Bodin mais aussi Hobbes, la souveraineté se caractérise comme une puissance de commandement perpétuelle, absolue, une et indivisible :

  • une puissance de commandement : la souveraineté est le pouvoir le plus élevé ; elle est la « summa potestas ». Aucun appel à une instance plus élevée n’est envisageable, aucune compétence plus haute n’est reconnue. Même si elle s’incarne dans un Prince, elle n’est pas privée mais publique c’est-à-dire qu’elle se rattache à la recherche du bien commun, à la poursuite d’un intérêt génral et non pas particulier.

  • une puissance perpétuelle : ici, Bodin se situe dans le prolongement des légistes médiévaux qui avaient proclamé que « la majesté royale ne meurt jamais » (Majestas regia nunquam moritur). Plus tard, la formule, « Le roi est mort, vive le roi » reprendra cette idée d’une puissance qui transcende le temps et les hommes. Cela implique aussi que la souveraineté déférée temporairement à un dirigeant reste indépendante de lui et de sa personne. Elle survit à son détenteur de fait. De là découle le principe moderne de la continuité de l’État ou de la puissance publique.

  • une puissance absolue : elle est une puissance inconditionnelle, indépendante. Bodin affirme que le prince « ne peut se lier les mains quand ores il le voudrait ». Là encore, les légistes royaux avaient saisi cette idée à travers des formules du type « Le roi est empereur en son royaume » ou encore « Le roi ne tient sa couronne que de Dieu seul ».

  • une puissance une et indivisible : comme Dieu dont le pouvoir sur l’univers est absolu et un, la majestas de l’État elle aussi ne souffre aucune division. Bodin transpose le principe ontologique de l’Un ; tout ce qui connote la séparation, la pluralité, le multiple est envisagé par lui comme signes de la mort. Cette idée a plusieurs implications : elle suppose d’abord l’existence d’un pouvoir central c’est-à-dire d’un cœur, d’un centre nerveux qui joue le rôle de puissance d’unification ; elle suppose donc un pouvoir normateur constitutif d’un ordre dynamique. Une autre manière d’exprimer cette idée est de souligner que la souveraineté est une puissance ultime, finale au sens où aucun subordonné ne peut en droit changer la décision. Le souverain peut seulement changer de position dans le temps. Seul le souverain contrôle l’ordre, la hiérarchie et sa finalité.

  • Reste cependant une question : comment se manifeste matériellement la souveraineté ou, ce qui revient au même, quels en sont les attributs, les « vraies marques » ? Bodin reconnaît quelques attributs traditionnels du pouvoir comme le droit de battre monnaie, de discuter de la guerre et la paix, de promulguer des décrets, d’édicter des commandements, de nommer et désigner à des charges… Mais, dans son essence, « la souveraineté est la puissance de donner et casser la loi ». Le pouvoir de faire la loi et de l’imposer est, en réalité, celui qui contient tous les autres. La tradition se perpétue car le pouvoir politique aura bien pour but la justice ou le bien commun mais une mutation considérable s’enclenche car le pouvoir législatif est désormais le premier pouvoir, celui fondateur, véritable matrice de l’État.


Mais la souveraineté n’est pas une puissance sans limite, un pouvoir illimité. Bodin ne remet nullement en cause la formule chrétienne « nulla potestas nisi a Deo » (nul pouvoir sans Dieu) empruntée à Saint Paul (« Omni potestats a Deo », tout pouvoir vient de Dieu). En conséquence, il reconnaît que le pouvoir séculier de l’État même doté d’une souveraineté, reste soumis à la loi divine. De la même manière écrit-il, « la monarchie royale ou légitime est celle où ses sujets obéissent aux lois du monarque et le monarque aux lois de nature… » (Rep., II, 3). La souveraineté est donc aussi limitée par la loi de nature ce qui, dans l’esprit de Bodin, signifie d’abord qu’elle est spatialement limitée (contrairement à l’idée Empire) et ensuite qu’elle est limitée dans son champ d’application (le souverain ne peut traiter les hommes comme des choses). La loi de nature sera de plus en plus interprétée par les juristes comme désignant les droits inaliénables de l’homme dont la sûreté, la liberté, la propriété. Enfin Bodin reconnaît à la suite des légistes royaux, que la souveraineté est limitée par les lois fondamentales du royaume comme celle l’inaliénabilité du domaine royal ou la prétendue loi salique interdisant aux femmes d’hériter de la couronne.

Le thème de la souveraineté sera repris et approfondi par l’œuvre de Thomas Hobbes particulièrement avec son Léviathan (1651). L’originalité de Hobbes est d’abord qu’il s’intéresse à la souveraineté en tant que philosophe et non en tant que juriste. Sa réflexion mobilise une argumentation infiniment plus dense et rationnelle que Bodin. Il n’hésite d’ailleurs pas à emprunter aux cadres scientifiques naissants notamment les mathématiques et la mécanique galiléenne. Sa méthode vise à éclairer la genèse et la structure de l’État à partir d’une investigation logique. Son but est surtout de déterminer « le siège du pouvoir ». Dans ce cadre, il est amené à définir la souveraineté non comme un des attributs quelconques du pouvoir mais comme « l’âme » de l’État. La perspective générale est que la souveraineté est une construction de la raison ; elle est le fruit d’un homme calculateur et débouche sur un artifice qu’est l’État. Son enquête commence par une étude de la nature humaine laquelle débouche sur l’existence d’une contradiction entre la liberté de chacun pour défendre sa vie et la volonté de s’associer, de se lier les uns aux autres. Il conclut qu’à l’état de nature, l’homme est un loup pour l’homme c’est-à-dire que chacun est souverain et transforme les autres en sujet générant ainsi une guerre permanente potentielle. Pour surmonter cette situation, l’homme doit raisonner et s’appuyer sur sa volonté de se lier aux autres. Le calcul de la raison doit permettre de triompher des désirs et des passions d’une manière durable. Ce calcul doit donc conduire à la création ex nihilo d’un artifice ou artefact. Pour réaliser ce dernier, les hommes vont procéder ainsi :
(1) les individus vont conclure entre eux un pacte de soumission ;
(2) ils vont attribuer à un tiers tous les pouvoirs que chacun détenait dans l’état de nature ;
(3) ce tiers sera une personne artificielle unique.
Ces trois étapes confèrent également ses caractéristiques à la souveraineté : le premier point justifie l’irrévocabilité de la souveraineté ; le second justifie son caractère absolu ; le troisième justifie son indivisibilité. Un point mérite une explication : le contrat ou pacte d’union ne s’opère pas entre les individus et leur monarque ou entre les sujets et le souverain mais entre les individus eux-mêmes au profit d’un tiers. Le contrat social est donc une stipulation collective pour autrui mais ce tiers est une personne fictive. Tant qu’ils n’ont pas réalisé cette opération, l’ensemble des individus ne forme qu’une « multitude » dispersée. Dès qu’ils l’ont réalisé, les individus forment entre eux un tout ; ils sont unifiés et constituent un corps politique, un « peuple ». C’est cette collectivité unifiée par son calcul rationnel et donc le peuple qui est le souverain. L’État n’en est que la personnification fictive qui pourra être transposée dans la réalité matérielle. Il en résulte une conséquence essentielle : les catégories de base pour appréhender l’État sont celle de l’autorisation et de la représentation qui s’enracinent dans la volonté d’individus unifiés en un peuple.


Sy.La souveraineté est une puissance de commandement perpétuelle, absolue, une et indivisible. Mais elle n’est pas une puissance illimitée puisque des droits fondamentaux viennent la circonscrire (chez Bodin, la loi divine, celle naturelle et les lois fondamentales du royaume). À Bodin, nous devons aussi le fait que son attribut essentiel et fondamental est le pouvoir de faire la loi, de l’imposer et de la réviser. À Hobbes, nous devons le fait qu’elle repose sur une construction de la raison (un calcul) qui permet de l’imputer à une « personne publique » (personna civitatis). Cette personne est fictive ; elle est un artifice qui symbolise l’unité d’une multitude commuée en peuple.

Section 2 : La définition juridique


Les approches historique et sociologique mobilisées jusqu’ici nous ont permis de comprendre l’État comme un pouvoir politique différencié. L’approche juridique relayant celle philosophique va nous montrer l’État sous un autre jour, celui d’une société juridiquement organisée. Traditionnellement, l’État est défini par le droit de la manière suivante : « l’État est un groupement humain fixé sur un territoire déterminé et sur lequel une autorité politique commune et souveraine s’exerce ».

Ex.Par exemple, la Convention de Montevideo signée en 1933 par les États-Unis et de nombreux pays d’Amérique latine dispose dans son article 1 que :
« l’État, en tant que personne du droit international, doit posséder les qualités suivantes :
(a) une population permanente ;
(b) un territoire défini ;
(c) un gouvernement ; et
(d) la capacité à entrer en relation avec d’autres État 
».

À partir de 1949, la Commission du droit international de l’ONU a longuement débattu de la notion d’État. Un consensus se fit autour d’une définition rapportée en 1956 par le rapporteur spécial Fitzmaurice qui devait, en principe, devenir l’article 3 de la Convention sur le droit des traités. Selon celle-ci, « le terme d’État désigne une entité qui consiste en un peuple résidant sur un territoire défini et vivant sous un système de gouvernement organisé, et qui a la capacité d’entrer dans des relations internationales engageant l’entité en tant que telle, que ce soit directement ou par l’intermédiaire d’un autre État ». Lors de la conférence sur la Yougoslavie en 1991, le comité d’arbitrage de l’ONU rappela « que l’État est communément défini comme une communauté qui consiste en un territoire et une population soumis à une autorité politique organisée ; qu’un tel État est caractérisé par la souveraineté ».

Cette définition classique contient trois éléments : un élément matériel (le territoire), un élément personnel (la population) et un élément formel (une autorité politique commune). Ces critères nécessaires ne sont cependant pas suffisants.

Un État est délimité par des frontières internationalement reconnues. La notion de frontière est récente et n’est apparue qu’avec la généralisation des États. En pratiques, les frontières sont reconnues par des accords bilatéraux ou multilatéraux enregistrés aux Nations Unies. La délimitation spatiale ou géographique permet de circonscrire une zone d’application des normes de la puissance publique. En apparence simple, ce premier critère pose plusieurs difficultés :

La question se pose particulièrement en cas d’invasion du territoire, d’occupation totale ce qui demeure un cas assez fréquent. Dans ce cas, l’État survit-il à l’occupation de son territoire ? Par exemple, la Corée fut annexée par le Japon de 1910 à 1945, la Pologne qui disparut déjà trois fois au XIXe siècle fut partagée entre le IIIe Reich et l’Union soviétique en 1939, les États baltes furent annexés par l’URSS en 1940 jusqu’en 1991. Plus près de nous, le Koweit fut envahi par l’Irak. Du point de vue juridique, il n’existe pas vraiment de réponse. Car la question soulevée est du type « le droit peut-il entériner une violation du droit ? ». En réalité, le droit se borne à enregistrer un fait politique, celui de la reconnaissance par les autres États d’une situation donnée. Ainsi si l’Irak avait durablement occupée le Koweit et que la communauté internationale ait progressivement accepté cet état de fait, les juristes auraient été conduit a voir le Koweit comme une partie du territoire irakien en droit. Pour s’en convaincre, il suffit de songer à l’occupation des territoires palestiniens par Israël. Cela montre que tout se situe au niveau d’une décision politique et éthique qui peut être parfaitement inverse au cas exposé précédemment. Ainsi, les pays scandinaves et les Etats-Unis ont maintenu pendant 50 ans la fiction de la persistance des États baltes pour des raisons éminemment politiques. Ce type de fiction peut cependant perdre de sa consistance et disparaître avec le temps.

Historiquement, il a existé des « territoires sans maître » qui recouvraient les terres vierges. Aujourd’hui cette question ne se pose plus guère que pour l’Arctique qui, par traité, a été réparti entre 5 États selon la technique du quartier d’orange (USA, ex-URSS, Canada, Danemark, Norvège). Pour l’Antarctique, le traité de Washington du 1er décembre 1959 retient le principe d’une zone internationale démilitarisée à vocation scientifique. Ce système a inspiré celui de l’espace extra-atmosphérique. L’existence d’un territoire est une condition sine qua non pour l’existence et la reconnaissance d’un État. L’Islam, le catholicisme, la franc-maçonnerie ou le sionisme sont sans aucun doute des forces décisives, ils ne sont pas en tant que tel des États. En revanche, le Vatican, aussi minuscule soit-il, est bien un État dont la seule fonction est de permettre à l’Église catholique de s’insérer dans le jeu de la diplomatie internationale. Sans Jéricho et la bande de Gaza, la Palestine ne serait pas un État comme ce fut longtemps le cas en dépit de l’existence d’une autorité commune et d’une population unifiée. Elle a pu ainsi troquer son statut de simple observateur auprès des organisations internationales contre celui d’État et donc de membre à part entière.

Du point de vue du droit essentiellement international, les limites territoriales d’un État sont : les frontières terrestres correspondant aux limites naturelles ou artificielles reconnues par les traités internationaux. Par exemple, le traité d’Addis-Abbeba en 1963 a entériné les limites correspondant à la possession de fait des puissances coloniales au moment de conférence de Berlin en 1895. L’État est également propriétaire de son sous-sol même si vous avez un titre de propriété privée. L’État exerce également sa souveraineté sur l’espace aérien lequel se limite à l’espace atmosphérique. Mais la convention de Chicago du 7 décembre 1944 autorise le survol des avions en temps de paix sur tous les territoires nationaux. Les frontières maritimes sont, elles, les plus complexes. Dans ce domaine, la règle a toujours été de considérer la haute mer comme une res nullius ou une res communis. La limite des eaux territoriales étaient traditionnellement fixée à 3 milles marins correspondant à une portée de canon. La pression des États côtiers du « tiers monde » a conduit a repoussé cette limite à 12 milles nautiques avec la possibilité d’opérer des contrôle douanier, sanitaires, fiscaux sur une zone de 12 milles au-delà de la limite précédente. Surtout la convention internationale de 1959 a consacré l’existence de zones économiques allant jusqu’à 200 milles des côtes notamment sous la pression des États exploitant du pétrole Off-shore.

L’ensemble des individus assujettis au droit de l’État constitue sa population. Juridiquement, en effet, les individus mais aussi les personnes morales, les navires et les avions sont rattachés à un État à l’exception du cas limite des apatrides. Mais la détermination exacte de ce qu’est la population n’est pas simple d’autant que d’autres notions ont interféré comme celle de peuple et surtout celle de nation. Or, ces notions ne coïncident pas entre elles.

Dans son récent ouvrage Qu’est-ce qu’un Français ?, Patrick Weil rappelle que la réponse varia considérablement au plan historique. D’abord, la question se posait rarement ; en fait, elle n’intervenait que lorsque l’exercice du « droit d’aubaine » était possible. Ce droit d’origine romaine permettait au roi de récupérer l’héritage d’un étranger qui mourait en France sans héritier français (c’est là l’origine de la formule « c’est une aubaine »). Sous l’Ancien Régime, est français celui qui réside en France, à condition qu’il soit né en France ou bien à l’étranger de parents français ou bien encore s’il a été naturalisé. Mais en 1803, une rupture s’opère avec le code civil. Contre l’avis de Napoléon, la nationalité ne résulte plus du sol mais de la filiation. En 1889, la France devenue une terre d’immigration réattribue la nationalité en vertu de la résidence. L’histoire de la nationalité en France comme souvent en Europe fut le théâtre d’un conflit entre les principes du droit du sol (jus soli) privilégiant la résidence et le droit du sang (jus sanguinis) privilégiant la filiation. Historiquement et juridiquement, la population d’un État dépend de l’application d’un de ces principes mais aussi de la perception du fait migratoire plus que de la conception de la nation elle-même.

Dire, selon une formule classique, que la population est l’ensemble des individus assujettis au droit de l’État, revient à souligner l’existence de deux ensembles distincts : les ressortissants et les résidents.

  • Les ressortissants ont acquis la nationalité de l’État par la filiation ou la naturalisation (droit du sang). Mais tous les nationaux ne vivent pas nécessairement sur le territoire de leur État. Pourtant, ils lui restent assujettis au moins en partie. Deux problèmes peuvent alors surgir. Premièrement, un problème politique si cette diaspora est très nombreuse (sachant qu’elle conservera un attachement affectif fort à son État d’origine). Par exemple, il existe plus de 20 millions de russes hors de Russie, 2 millions de hongrois en Roumanie, 2 millions d’albanais en Serbie et en Macédoine. Faut-il leur accorder une représentation politique et jusqu’à quel point (sans froisser les autres nationaux) ? Peut-on leur octroyer une protection sans s’ingérer dans les affaires intérieures de l’État de résidence ? Ensuite, un problème juridique qui découle du précédent : quel statut leur accorder ? Quatre possibilités émergent : soit la nationalité du pays d’origine, soit celle du pays d’accueil, soit la double nationalité, soit aucune ce qui les transforme en apatrides. La France aussi est confrontée à ce problème. Elle possède 1,5 million de français à l’étranger. Ceux-ci ont une représentation politique spécifique puisqu’ils élisent un Conseil supérieur des français à l’étranger qui désigne 12 sénateurs les représentant. Les français à l’étranger bénéficient des mêmes droits que les autres nationaux et cela comprend particulièrement une protection militaire (par exemple, le raid sur Kolwesi au Zaïre ou les opérations régulières de regroupement et d’évacuation des ressortissants dans les zones en guerre) et une protection sociale et sanitaire. Depuis peu, ils ont beaucoup plus facilement la double nationalité.
  • Les résidents sont toutes les personnes habitant sur le territoire de l’État que ce soit temporairement ou durablement. Normalement, les nationaux en constituent l’écrasante majorité. Mais les populations étrangères peuvent constituer des minorités nombreuses et donc des sources de déstabilisation d’un pays. La Lettonie et l’Estonie doivent faire face à une très importante minorité russe, le Zaïre se heurte au problème des réfugiés rwandais et surtout les États du golfe persique se heurtent à la présence nombreuse des Palestiniens. La Jordanie connut même une situation exceptionnelle au tournant des années 1970. Après la guerre des 6 jours en 1967, de nombreux palestiniens quittèrent les régions annexées par Israël et se réfugièrent en Jordanie qui comptait déjà une minorité palestinienne importante. Cet afflux massif renversa la donne démographique et politique : les palestiniens étaient plus nombreux que les jordaniens (ils utilisaient aussi cet État comme base pour la lutte contre Israël). Hussein de Jordanie prit peur et ordonna leur massacre en septembre 1970 : une partie a fui, une autre resta, une dernière fut éliminée. Face aux problèmes que pose l’existence de minorités importantes dans un État, deux politiques sont possibles : la première vise à prévenir et réduire les tensions en pratiquant une politique d’assimilation, d’intégration ou de naturalisation ; la seconde vise à décourager leur maintien dans l’État soit en leur conférant un statut distinct et inférieur, soit en recourant à des mesures d’expulsion. De son côté, la France comptait en 1990 – et cela depuis 1975 – 3,5 millions d’étrangers sur son sol (il s’agit des résidents permanents n’ayant pas la nationalité française).


Maintes fois retouché parce qu’il constitue un sujet politiquement sensible (lois du 22 juillet 1993, du 16 mars 1998, du 26 novembre 2003, du 24 juillet 2006…), le droit de la nationalité s’est globalement stabilisé. Les différents mécanismes pour devenir français sont la naissance, la filiation, le mariage, la naturalisation.

  • S’agissant de la naissance en France, il faut distinguer trois cas :
- si l’enfant est né en France d'au moins un parent français, il devient alors immédiatement français ;
- si l’enfant est né en France de 2 parents étrangers :

- les apatrides : si ses parents ne lui transmettent pas leurs propres nationalités, l’enfant devient français immédiatement. Cela vise les enfants apatrides ou ceux nés de parents apatrides ou inconnus dont il s’agit de diminuer le nombre.
- Dans tous les autres cas, l’enfant acquière de plein droit la nationalité française à 18 ans s’il a sa résidence habituelle en France pendant une période (y compris discontinue) de 5 ans depuis l’âge de 11 ans. Il est possible d’anticiper la demande ou de décliner la nationalité.
  • S’agissant de la filiation, tout enfant né d’un parent français acquière la nationalité française même s’il est né à l’étranger. Mais cette filiation doit avoir été établie durant la minorité de l’enfant. Un mariage postérieur d’un parent étranger avec une personne française ne donne donc pas automatiquement la nationalité française. L’adoption plénière donne les mêmes droits que la filiation naturelle ou légitime. L’enfant ayant acquis la nationalité française peut aussi la répudier.
  • S’agissant du mariage, la France possédait traditionnellement une des législations les plus libérales qui soit. La loi du 24 juillet 2006 a durci sensiblement les conditions. Désormais un étranger unit à un conjoint français ne peut devenir français que sous plusieurs conditions :
- Le mariage doit être valide, non dissout et enregistré à l’état civil français (ou transcrit s’il fut célébré à l’étranger) ;
- La demande de nationalité ne peut intervenir qu’après 4 ans de mariage si les époux ont résidé continument en France et 5 ans, s’ils ont résidé à l’étranger.
- Durant cette période, la communauté de vie matérielle et affective entre les époux ne doit pas avoir été interrompue.
- Il faut justifier d’un niveau de connaissance suffisant de la langue française. Celui-ci varie selon « la condition de la personne ».
  • S’agissant de la naturalisation qui vise le cas d’un étranger né à l’étranger mais résidant en France (en règle), la demande ne peut être faite en préfecture qu’après 5 ans de résidence habituelle en France. Ce délai peut être raccourci dans certains cas notamment si l’on rend des « services importants à la France ». Cette résidence de 5 ans doit être fixe, stable et coïncider avec les intérêts matériels et familiaux de la personne. La loi Sarkozy du 26 novembre 2003 impose de justifier son « assimilation à la communauté française » à travers un entretien individuel où l’on vérifie la connaissance de la langue française (selon sa condition), la connaissance des droits et devoirs conférés par la nationalité française. Le candidat doit aussi faire preuve de bonnes mœurs.

La nationalité entraîne le droit de vote, les obligations militaires éventuelles et une protection diplomatique par le biais des ambassades et consulats. Cette dernière comprend un aspect administratif (accomplissements d’actes d’état civil, du droit de vote…), un aspect politique (protection des intérêts diplomatiques et commerciaux de l’État), un aspect juridique (visites de prisonniers, protestations contre des arrestations arbitraires…).

Un territoire et une population ne suffisent pas à définir un État. Le territoire comme la population ont besoin d’une unité laquelle provient de ce que l’un et l’autre sont régis par une commune autorité politique. La population et le territoire sont donc unifiés par un « pouvoir central » même si les modalités constitutionnelles de son organisation lui confèrent une forme fédérale. Reste la question : qu’est-ce qu’une autorité politique commune ?

Extérieurement, une autorité politique commune se manifeste comme étant un pouvoir de coercition institutionnalisé ou encore un monopole organisé de la contrainte. Les expressions « pouvoir de coercition » ou « monopole de la contrainte » traduisent l’existence de règles de droit c’est-à-dire de règles prescrivant un comportement (d’action ou d’abstention) dont l’inexécution est sanctionnée. En d’autres termes, l’effectivité de la norme dépend ultimement du recours éventuel à la violence, à la force qu’elle soit physique ou plus symbolique (comme dans une saisie). C’est cette garantie contre le refus d’obéissance qui distingue le droit de la morale ou l’éthique. Mais ce pouvoir doit aussi être institutionnalisé, organisé. Cela implique deux choses : d’une part, les gouvernants n’agissent pas en leur nom et selon leur volonté mais en vertu d’une entité abstraite qu’ils représentent ; d’autre part, ils agissent par le jeu de procédures et de règles manifestant l’existence d’un cadre juridique, d’un ordre où les compétences sont réparties et les normes hiérarchisées.

L’autorité politique n’est commune que lorsqu’elle est reconnue à la fois au plan interne par les citoyens et au plan externe par les États composant la communauté internationale. Mais sur quelle base s’effectue la reconnaissance notamment au plan international ? Sur ce terrain, deux écoles s’affrontent. L’école idéaliste met l’accent sur la légitimité et le caractère démocratique d’un gouvernement. Elle trouva une première expression avec la « doctrine Tobar » du nom d’un ministre des affaires étrangères de l’Équateur qui proposa en 1907 de ne reconnaître un gouvernement issu d’une révolution qu’une fois qu’il fut confirmé par des élections libres et régulières. L’école réaliste, au contraire, met l’accent sur l’effectivité du gouvernement, sa pérennité. Ce n’est pas nécessairement une approche immorale mais elle est amorale. Au demeurant, il existe une sorte de course à la reconnaissance qui peut être une spirale dès lors qu’un nouveau gouvernement émerge et qu’il reçoit des soutiens. Une expression de cette école fut la « doctrine Estrada » du nom d’un ministre mexicain des affaires étrangères dans les années 1930 qui récusa la doctrine Tobar. Cette conception oblige à recevoir des politiques peu fréquentables, à serrer des mains entachées (comme celles de Pinochet ou des responsables chinois). Depuis une vingtaine d’années, les pressions s’intensifient pour le retour à l’honneur du critère de légitimité plutôt que celui d’effectivité. Certaines institutions comme le Conseil de l’Europe, l’Union européenne et même l’ONU ont clairement agi dans ce sens en s’appuyant sur des exemples symboliques comme la condamnation du régime d’apartheid en Afrique du sud ou celle du régime serbe de Milosevic. Les progrès à réaliser dans cette voie restent cependant immenses.

Les éléments matériel, personnel, formel sont des conditions sine qua non mais non suffisantes pour déterminer in fine l’État. En réalité, l’État est d’abord et avant tout une abstraction correspondant à un concept fondamentalement normatif. Les critères qui pourront permettre d’en rendre compte seront eux aussi normatifs et correspondent à des constructions théoriques élaborées et efficaces.

L’une des caractéristiques majeures de l’État est d’être un organisme structuré. De ce fait, l’action d’individus va être rapportée à la collectivité dans son ensemble, à la communauté juridiquement organisée. Ainsi la signature d’un traité par le Président de la République engage l’État ; l’expulsion d’un étranger par un préfet engage tout autant la responsabilité de l’État. Mieux, une blessure occasionnée par un militaire ou un fonctionnaire à l’occasion d’une fausse manœuvre obligera l’État à réparer les dommages. D’une manière générale, les agents de l’État lorsqu’ils agissent dans le cadre des fonctions qui leurs sont conférées, s’effacent en tant qu’individus au profit d’une entité abstraite. Cette entité est pourvue des principaux attributs d’une personne à l’exception notable du substratum. En ce sens, Léon Duguit pouvait affirmer : « je n’ai jamais déjeuné avec une personne morale ». La personnalité morale et juridique n’est donc pas le décalque d’un individu physique mais plutôt une construction théorique acceptée et ancrée qui produit des effets considérables. Elle signifie qu’une communauté humaine spécifique et unifiée par une autorité politique se reconnaît comme sujet collectif d’imputation ; en d’autres termes, il devient possible de référer des actions, des propos mais aussi des droits et obligations à cette entité prise isolément. C’est la traduction juridique du phénomène historique d’institutionnalisation du pouvoir dont nous avons montré précédemment qu’il suppose une double autonomisation : autonomisation par rapport à la personne des gouvernants et notamment du monarque. Le pouvoir cesse d’être la propriété de son détenteur pour devenir une fonction, une magistrature détachée de toute personne l’exerçant. C’est le sens de l’adage français « Le roi est mort, vive le roi » et de la formule de Bossuet « O princes, vous mourrez mais votre État est immortel ». Autonomisation également par rapport aux sujets individuels c’est-à-dire aux mandants sur lequel le pouvoir repose. L’État n’existe qu’après s’être dissocié de la « société civile » même s’il repose et dépend d’elle. Comme souvent, cette fiction produit des effets considérables.

Tout d’abord, la notion de personne morale permet de concevoir la pérennité de l’État en dépit du fait que ses attributs peuvent changer et se renouveler : son territoire peut bouger ou être envahi ; sa population peut être modifiée dans sa composition à l’issue de phénomènes migratoires ou juridiques ; son autorité politique commune peut être renouvelée et ses titulaires changés. Pourtant un traité international engagera l’État au-delà du gouvernement qui a apposé sa signature ; les engagements financiers engageront l’État même si le ministre des finances change. Mieux, la responsabilité historique de l’État peut être reconnue sur le terrain moral comme juridique en dépit du changement d’ordre constitutionnel et politique : ainsi les autorités de la Ve République se reconnaissent comptables et responsables des agissements de l’État français sous Vichy par exemple s’agissant de la spoliation des biens des juifs (il s’agit d’un acte volontaire de ces autorités et non l’application d’un mécanisme juridique de responsabilité). Ce type de reconnaissance publique d’une « faillibilité historique et politique » tend d’ailleurs à s’accroître (cf. les affaires du génocide arménien, de la responsabilité allemande des crimes nazis, la reconnaissance américaine du génocide des indiens…)

Ensuite, cette théorie de la personnalité morale permet de résoudre le problème des acteurs de la société internationale. D’un côté, seules des personnes morales et juridiques sont admises sur la scène internationale. D’un autre côté, ces personnes auront les mêmes attributs et seront donc traitées de manière égalitaire en dépit de leur extrême variété et inégalité tant au niveau de leur territoire, de leur population que de l’effectivité de leur gouvernement c’est-à-dire de la reconnaissance plus ou moins grande de l’existence d’une autorité politique commune. Grâce à la personnalité morale et juridique, toutes les sociétés sont considérées comme des centres de droits et d’obligation.

Enfin, cette notion de personne juridique permet de lui imputer une possession et même une propriété. De ce fait, l’État se verra reconnaître un patrimoine propre qu’il s’agisse d’espaces qui lui appartiennent en propre (domaine public ou privé selon la destination), de matériels, de ressources financières (les impôts et taxes) ou de personnels. Le budget de l’État constitue précisément l’inventaire annuel de ce patrimoine.

Nous avons déjà étudié les origines et le contenu de la souveraineté du point de vue philosophique. Tel qu’il nous est légué par la philosophie politique du XVIe siècle prolongée par les œuvres de Rousseau et d’autres, le concept de souveraineté offre une réponse à différents problèmes.

Premièrement, elle constitue une réponse à la question de la légitimité du pouvoir dans une société moderne qui refuse de dépendre d’une volonté divine ou des « décrets de la Providence ». Privé de Dieu, le pouvoir ne peut plus reposer que sur la force pure ou sur le consentement. La force pure heurte de front l’éthique et mine l’obéissance à l’État, à la loi. Dès lors que le pouvoir s’incarne dans une personne fictive qu’est l’État laquelle n’est que l’expression d’une volonté générale (d’un peuple), le respect du pouvoir est facilité.

Deuxièmement, elle constitue une réponse à la question de l’ordre juridique. Ce dernier se caractérise par une pyramide de normes auxquelles les actes et les décisions doivent se conformer. Mais que peut-être le sommet de la pyramide ? En amont, il faut donc une compétence originelle qui pose les règles premières, une « compétence de compétence » comme l’appelaient les juristes allemands du XIXe siècle. Cette compétence revient, dans les sociétés modernes, au souverain qu’est le peuple lequel l’exerce par le biais du pouvoir constituant.

Troisièmement, elle constitue une réponse à la question des règles du jeu dans les relations internationales. La société internationale se caractérise, en effet, par des inégalités considérables notamment des inégalités de puissance. La souveraineté vient en partie gommer cette donnée en refusant d’officialiser les rapports de forces et les inégalités. En tant qu’il est souverain, chaque État est mis sur le même pied qu’un autre. Il est aussi considéré comme indépendant si bien que sa signature engage sa responsabilité sans qu’il puisse invoquer un « vice du consentement » résultant de pressions fortes. La souveraineté pose donc l’égalité juridique et l’indépendance des États sur la scène internationale afin de stabiliser les relations entre États.
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