Introduction : Les mots du pouvoir
Selon Max Weber, « le concept de pouvoir (Macht) est sociologiquement amorphe » c’est-à-dire qu’il est vague, indifférencié, peu rigoureux. Et, en effet, peu de mots sont aussi surchargés de significations et de connotations différentes. Pour tenter de clarifier cette situation, il faut rechercher les mots qui ont historiquement servi à dire le pouvoir. Cela amènera à préciser quelques notions voisines avec lesquelles le pouvoir ne doit pas être confondu.
- Les mots grecs : Archès et Kratein
Parmi les termes dont les Grecs se sont servis pour désigner le pouvoir, nous en retiendrons deux : archè et kratein. Les Grecs ont d’abord utilisé le terme de basileia ; le basileus (plus tard, cela désignera le roi) est un personnage quasi divin qui exerce sa puissance sur tous les terrains. Très vite, il sera cantonné dans le domaine religieux. Celui ou ceux qui commandent dans le domaine spécifique de la politique sont alors désignés par le terme « archè ». Par exemple, celui qui commande les armées est un « polémarque » (polémos, le conflit ou la guerre et archè, celui qui commande). De même, Athènes établira l’institution des « archontes » c’est-à-dire ceux qui sont élus (d’abord pour 10 ans puis pour un an) pour commander la cité dans le domaine politique. Archès finira par désigner la tête comme dans monarchie ou oligarchie. Il recouvre un sens assez proche du mot actuel de pouvoir lorsque nous entendons ainsi désigner l’ensemble des gouvernants comme, par exemple, dans des formules du type « les citoyens contre le pouvoir ». Dans le langage moderne, le pouvoir peut d’ailleurs aussi bien désigner l’ensemble des gouvernants qu’une partie de ceux-ci (en y excluant l’opposition) comme dans des formules du type « le pouvoir chiraquien ». Archès peut aussi se rapprocher d’une expression comme « les pouvoirs publics » renvoyant aux centres institués de commandement (donc l’État au sens moderne). Archès renvoie à une approche institutionnaliste du pouvoir que le droit a toujours privilégié.
L’autre terme utilisé est celui de kratein, kratos. Nous le retrouvons aujourd’hui dans « démocratie », « aristocratie », « bureaucratie »… A l’origine, il semble désigner la supériorité, la victoire puis évolua dans le sens de « force », « puissance » et fini par incarner l’idée de souveraineté. Ici, kratos ne renvoie plus au pouvoir de quelqu’un mais au pouvoir sur quelqu’un c’est-à-dire à une relation entre des personnes éventuellement relevant des représentations mentales.
- Les mots latins : Potestas et Auctoritas
Chez les Romains, nous trouvons à nouveau deux termes fondamentaux pour désigner le pouvoir (la potestas et l’auctoritas) que Cicéron nous invite à distinguer lorsqu’il écrit « Cum potestas in populo auctoritas in Senatu sit » (tandis que le pouvoir réside dans le peuple, l’autorité appartient au sénat, Cicéron, De Legibus, 3, 12, 38). La notion romaine de potestas est l’origine étymologique de notre terme moderne de « pouvoir ». Potestas mais aussi potentia viennent du verbe potere qui désigne le fait d’être capable, d’avoir une aptitude. La potentia désignait l’aptitude d’une personne ou d’une chose à affecter autrui. La potestas avait, elle, un sens plus strictement politique ; elle désignait l’aptitude de ceux capables de communiquer et d’agir ensemble. Elle finit donc par désigner la capacité collective d’agir qui se matérialisait dans la loi ; c’est pourquoi la potestas devint le synonyme du pouvoir légal.
Au contraire, l’Auctoritas ne renvoyait pas au nombre mais à une qualité d’origine divine. Auctoritas est affiliée à des notions comme Auctor (l’auteur au sens de celui qui a inspiré non celui qui a construit que le latin appelle artifex), Augur ou au titre d’Augustus décerné pour la première fois à l’empereur Octave en 23 avant J-C. L’origine religieuse de la notion est incontestable ; comme l’écrit Hannah Arendt, « la force liante de l’autorité est en rapport étroit avec la force religieusement liante des auspices qui (…) révèlent simplement l’approbation ou la désapprobation des dieux quant aux décisions prises par les hommes. Les dieux aussi ont de l’autorité chez les hommes, plus qu’un pouvoir sur eux ; ils « augmentent » et confirment les actions humaines mais ne les commandent pas » (« Qu’est-ce que l’autorité ? » in H. Arendt, La crise la culture, Paris, Gallimard, « folio-essais », 1972, p. 162). Arendt rappelle ainsi que l’autorité signifie à l’origine ce qui augmente non pas au sens de développer quelque chose qui existe déjà mais de promouvoir du nouveau. C’est en ce sens qu’exercer l’autorité rejoint la notion voisine d’auteur.
- Les mots modernes : Macht et Herrschaft
Le vocabulaire contemporain pour dire et analyser le pouvoir doit beaucoup à l’œuvre fondatrice de Max Weber. Ce vocabulaire reprend en grande partie la distinction latine. Le premier concept qu’il évoque est celui de Macht que l’on peut aussi bien traduire par pouvoir que par puissance. Le terme Macht entretient des liens manifestes avec la notion grecque de dynamis et celle romaine de potentia. Il provient de Mögen, möglich (possible) et non de Machen (faire) ce qui souligne combien la puissance renvoie à une potentialité, à un possible. Weber en était conscient puisqu’il écrivait : « Puissance signifie toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance ». Or, si la puissance renvoie à une chance, à une possibilité qui peut à tout moment disparaître, il lui manque alors un élément de stabilité pour rendre compte du pouvoir politique tel que nous le connaissons. Celui-ci est, en effet, institutionnalisé. Tel est le jugement que pose Weber rejoint par une majorité d’auteurs contemporains. Mais c’est également contre ce jugement que s’érige Arendt qui souligne que le pouvoir n’implique pas l’ordre, l’institutionnalisation et qu’il est, au contraire, dans sa nature d’être fragile, évanescent.
Le second concept avancé par Weber, et qui a sa prédilection, est celui de Herrschaft que l’on peut traduire par « domination ». Il est largement le décalque d’Autorität donc de l’Auctoritas. Weber définit ainsi ce second concept : « Domination [Herrschaft] signifie la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé ; nous appelons discipline la chance de rencontrer chez une multitude déterminable d’individus une obéissance prompte, automatique et schématique, en vertu d’une disposition acquise ». Par rapport à la puissance, la différence apparaît clairement : la domination implique une institutionnalisation puisqu’elle implique une obéissance automatique. Weber précise d’une part, que cela ne signifie pas que la masse soit dépourvue de sens critique et d’autre part, que la domination peut exister entre deux individus. Mais ce qui l’intéresse est qu’elle puisse être un phénomène collectif de grande ampleur comme le pouvoir. Comme lui, elle peut être organisée si bien que les règles du groupe seront le vecteur de son affirmation. Il ajoute que, dans la cadre politique, la violence n’est certes pas le seul moyen du pouvoir mais qu’elle est son ultime ratio car la menace de son usage pèse toujours à l’arrière-plan. Sans doute, est-ce là que Weber se sépare du concept classique d’autorité : ce dernier implique bien l’obéissance mais celle-ci repose sur la persuasion (par exemple, lorsqu’on dit qu’un chercheur fait autorité dans son domaine) tandis que Weber la fait reposer sur un mélange de conviction et de violence.
Une fois ce terrain lexicologique balisé, il faut approfondir cette notion en envisageant tour à tour la nature du pouvoir et la spécificité du pouvoir politique.