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Qu'est-ce que le pouvoir politique ?



Introduction : Les mots du pouvoir


Selon Max Weber, « le concept de pouvoir (Macht) est sociologiquement amorphe » c’est-à-dire qu’il est vague, indifférencié, peu rigoureux. Et, en effet, peu de mots sont aussi surchargés de significations et de connotations différentes. Pour tenter de clarifier cette situation, il faut rechercher les mots qui ont historiquement servi à dire le pouvoir. Cela amènera à préciser quelques notions voisines avec lesquelles le pouvoir ne doit pas être confondu.

  • Les mots grecs : Archès et Kratein

Parmi les termes dont les Grecs se sont servis pour désigner le pouvoir, nous en retiendrons deux : archè et kratein. Les Grecs ont d’abord utilisé le terme de basileia ; le basileus (plus tard, cela désignera le roi) est un personnage quasi divin qui exerce sa puissance sur tous les terrains. Très vite, il sera cantonné dans le domaine religieux. Celui ou ceux qui commandent dans le domaine spécifique de la politique sont alors désignés par le terme « archè ». Par exemple, celui qui commande les armées est un « polémarque » (polémos, le conflit ou la guerre et archè, celui qui commande). De même, Athènes établira l’institution des « archontes » c’est-à-dire ceux qui sont élus (d’abord pour 10 ans puis pour un an) pour commander la cité dans le domaine politique. Archès finira par désigner la tête comme dans monarchie ou oligarchie. Il recouvre un sens assez proche du mot actuel de pouvoir lorsque nous entendons ainsi désigner l’ensemble des gouvernants comme, par exemple, dans des formules du type « les citoyens contre le pouvoir ». Dans le langage moderne, le pouvoir peut d’ailleurs aussi bien désigner l’ensemble des gouvernants qu’une partie de ceux-ci (en y excluant l’opposition) comme dans des formules du type « le pouvoir chiraquien ». Archès peut aussi se rapprocher d’une expression comme « les pouvoirs publics » renvoyant aux centres institués de commandement (donc l’État au sens moderne). Archès renvoie à une approche institutionnaliste du pouvoir que le droit a toujours privilégié.

L’autre terme utilisé est celui de kratein, kratos. Nous le retrouvons aujourd’hui dans « démocratie », « aristocratie », « bureaucratie »… A l’origine, il semble désigner la supériorité, la victoire puis évolua dans le sens de « force », « puissance » et fini par incarner l’idée de souveraineté. Ici, kratos ne renvoie plus au pouvoir de quelqu’un mais au pouvoir sur quelqu’un c’est-à-dire à une relation entre des personnes éventuellement relevant des représentations mentales.

  • Les mots latins : Potestas et Auctoritas

Chez les Romains, nous trouvons à nouveau deux termes fondamentaux pour désigner le pouvoir (la potestas et l’auctoritas) que Cicéron nous invite à distinguer lorsqu’il écrit « Cum potestas in populo auctoritas in Senatu sit » (tandis que le pouvoir réside dans le peuple, l’autorité appartient au sénat, Cicéron, De Legibus, 3, 12, 38). La notion romaine de potestas est l’origine étymologique de notre terme moderne de « pouvoir ». Potestas mais aussi potentia viennent du verbe potere qui désigne le fait d’être capable, d’avoir une aptitude. La potentia désignait l’aptitude d’une personne ou d’une chose à affecter autrui. La potestas avait, elle, un sens plus strictement politique ; elle désignait l’aptitude de ceux capables de communiquer et d’agir ensemble. Elle finit donc par désigner la capacité collective d’agir qui se matérialisait dans la loi ; c’est pourquoi la potestas devint le synonyme du pouvoir légal.

Au contraire, l’Auctoritas ne renvoyait pas au nombre mais à une qualité d’origine divine. Auctoritas est affiliée à des notions comme Auctor (l’auteur au sens de celui qui a inspiré non celui qui a construit que le latin appelle artifex), Augur ou au titre d’Augustus décerné pour la première fois à l’empereur Octave en 23 avant J-C. L’origine religieuse de la notion est incontestable ; comme l’écrit Hannah Arendt, « la force liante de l’autorité est en rapport étroit avec la force religieusement liante des auspices qui (…) révèlent simplement l’approbation ou la désapprobation des dieux quant aux décisions prises par les hommes. Les dieux aussi ont de l’autorité chez les hommes, plus qu’un pouvoir sur eux ; ils « augmentent » et confirment les actions humaines mais ne les commandent pas » (« Qu’est-ce que l’autorité ? » in H. Arendt, La crise la culture, Paris, Gallimard, « folio-essais », 1972, p. 162). Arendt rappelle ainsi que l’autorité signifie à l’origine ce qui augmente non pas au sens de développer quelque chose qui existe déjà mais de promouvoir du nouveau. C’est en ce sens qu’exercer l’autorité rejoint la notion voisine d’auteur.

  • Les mots modernes : Macht et Herrschaft

Le vocabulaire contemporain pour dire et analyser le pouvoir doit beaucoup à l’œuvre fondatrice de Max Weber. Ce vocabulaire reprend en grande partie la distinction latine. Le premier concept qu’il évoque est celui de Macht que l’on peut aussi bien traduire par pouvoir que par puissance. Le terme Macht entretient des liens manifestes avec la notion grecque de dynamis et celle romaine de potentia. Il provient de Mögen, möglich (possible) et non de Machen (faire) ce qui souligne combien la puissance renvoie à une potentialité, à un possible. Weber en était conscient puisqu’il écrivait : « Puissance signifie toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance ». Or, si la puissance renvoie à une chance, à une possibilité qui peut à tout moment disparaître, il lui manque alors un élément de stabilité pour rendre compte du pouvoir politique tel que nous le connaissons. Celui-ci est, en effet, institutionnalisé. Tel est le jugement que pose Weber rejoint par une majorité d’auteurs contemporains. Mais c’est également contre ce jugement que s’érige Arendt qui souligne que le pouvoir n’implique pas l’ordre, l’institutionnalisation et qu’il est, au contraire, dans sa nature d’être fragile, évanescent.

Le second concept avancé par Weber, et qui a sa prédilection, est celui de Herrschaft que l’on peut traduire par « domination ». Il est largement le décalque d’Autorität donc de l’Auctoritas. Weber définit ainsi ce second concept : « Domination [Herrschaft] signifie la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé ; nous appelons discipline la chance de rencontrer chez une multitude déterminable d’individus une obéissance prompte, automatique et schématique, en vertu d’une disposition acquise ». Par rapport à la puissance, la différence apparaît clairement : la domination implique une institutionnalisation puisqu’elle implique une obéissance automatique. Weber précise d’une part, que cela ne signifie pas que la masse soit dépourvue de sens critique et d’autre part, que la domination peut exister entre deux individus. Mais ce qui l’intéresse est qu’elle puisse être un phénomène collectif de grande ampleur comme le pouvoir. Comme lui, elle peut être organisée si bien que les règles du groupe seront le vecteur de son affirmation. Il ajoute que, dans la cadre politique, la violence n’est certes pas le seul moyen du pouvoir mais qu’elle est son ultime ratio car la menace de son usage pèse toujours à l’arrière-plan. Sans doute, est-ce là que Weber se sépare du concept classique d’autorité : ce dernier implique bien l’obéissance mais celle-ci repose sur la persuasion (par exemple, lorsqu’on dit qu’un chercheur fait autorité dans son domaine) tandis que Weber la fait reposer sur un mélange de conviction et de violence.

Une fois ce terrain lexicologique balisé, il faut approfondir cette notion en envisageant tour à tour la nature du pouvoir et la spécificité du pouvoir politique.

Section 1 : La nature du pouvoir


La question du pouvoir de manière générale, et particulièrement celle de sa nature, est tributaire d’un choix préalable : sur quel terrain décide-t-on d’aborder le problème ?

Par exemple, affirmer que le pouvoir ne repose pas sur la force peut signifier deux choses très différentes : d’un côté, cela peut vouloir dire qu’empiriquement un pouvoir ne peut pas durer s’il ne repose que sur la force ou, si l’on préfère, que l’effectivité du pouvoir ne peut pas dépendre uniquement de la force ; d’un autre côté, cette affirmation peut aussi vouloir dire que le pouvoir ne devrait pas relever de la force si bien qu’un tel pouvoir quoique empiriquement réel restera toujours injuste. En d’autres termes, c’est affirmer que le pouvoir ne peut reposer sur la force non plus au plan de l’effectivité mais au plan de la légitimité.

La question de la nature du pouvoir est largement tributaire de la perspective choisie : l’être ou le devoir-être ? ; les faits ou les valeurs ? ; l’approche empirique, réaliste ou celle normative, idéaliste ? Pour l’instant, l’approche réaliste, empirique sera privilégiée tout en sachant cependant qu’une telle approche n’est jamais complètement indépendante des valeurs.

Parler d’essence personnelle du pouvoir revient à poser trois postulats le plus souvent étroitement liés :
  • premièrement, cela revient à poser l’existence d’une nature abstraite et immuable du pouvoir ;
  • deuxièmement, cela suppose que le pouvoir est une entité susceptible de possession, de détention ;
  • troisièmement, le pouvoir revient toujours à des êtres hors du commun qui possèdent intrinsèquement des qualités ou une essence particulières.

Cette manière de penser a une longue tradition derrière elle dont les prolongements actuels à la fois éclairent certains aspects du phénomène mais en obscurcissent d’autres.

Historiquement, le pouvoir fut assurément saisi, arraché, occupé mais pas confié à l’issue d’une volonté collective affirmée. Il était donc difficile de soutenir qu’on aimait le roi parce qu’on l’avait choisi ; en revanche, il était plus logique d’affirmer qu’on aimait le roi parce qu’il était le roi et cela bien qu’on ne l’ait pas choisi. Pour conforter ce sentiment, il sera également courant de prêter au détenteur du pouvoir quelques vertus divines. D’une certaine manière, ce mécanisme reproduit sur le terrain politique une logique plus générale : on aime ses parents bien qu’on ne les ait pas choisis et cela passe par une idéalisation nécessaire. La comparaison avec le lien filial n’est pas anodine car ce lien a souvent servi de modèle au politique. Analysant le pouvoir de l’empereur romain, Paul Veynes souligne combien il ne doit rien aux citoyens.

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L’empereur est considéré comme devant naturellement régner ; sa fonction impériale est considérée comme une propriété privée ; il ne peut pas échouer dans sa fonction puisqu’elle lui appartient à lui seul. Ses sujets lui portent un amour paternel et le mécontentement n’est jamais retourné contre lui. En même temps, une véritable idéologie apparaît : celle d’un empereur mandataire des dieux dont un autre historien a tenté de rendre compte. Ce dernier écrit ainsi « à partir de ces influences croisées de [différentes] philosophies, de mythes, de légendes patriotiques, le jeune octavien était devenu le nouveau Romulus, procurant à sa patrie le bienfait d’une nouvelle fondation. Mieux : il était le nouvel Énée résumant en sa personne l’origine, l’histoire et l’essence de Rome. Il avait créé un archétype : il était devenu divus Augustus. » (Lucien Jerphagnon, Le divin césar. Essai sur le pouvoir dans la Rome impériale, Paris, Ed. Tallandier, 1991, p 59. Voir aussi Paul Veynes, Le Pain et le Cirque).

Plus tard (par exemple avec Aurélien), la figure de l’empereur sera identifiée à celle du soleil dont l’autorité est absolue. Cette identification rappelle les mythologies anciennes comme celle des pharaons d’Égypte.


Le christianisme jouera un rôle considérable dans la sacralisation des détenteurs du pouvoir. Ce n’est pas seulement qu’il tend stratégiquement à conforter les pouvoirs en place (« Rendez à César ce qui appartient à César… » avait déjà pour but de souligner que les chrétiens ne contestaient pas le pouvoir de Rome contrairement aux pharisiens) ; cela tient surtout à sa doctrine d’une origine divine de tout pouvoir. « Omni protestas a Deo » affirme Saint Paul. Très vite celui qui exerce le pouvoir sera considéré comme l’élu de Dieu, celui qui par ses qualités personnelles et naturelles exceptionnelles manifeste une dimension divine. L’historien allemand Ernst Kantorowicz est allé beaucoup plus loin en démontrant que la conception moderne du pouvoir procédait directement d’une importation de la théologie (Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi, Paris, Gallimard, 1989). Traquant les signes de cette importation dans la pièce de Shakespeare Richard II, dans un écrit anonyme allemand ou encore sur des pièces de monnaie qui tous reflètent la conception du pouvoir durant la Renaissance élizabéthaine, Kantorowicz souligne que le pouvoir monarchique ou impérial procède de la reprise de la doctrine ecclésiologique des deux corps du Christ. Comme le Christ, le roi a donc d’un côté, un corps mystique et d’un autre côté, un corps politique dont il est la tête (archès) et qui est le décalque du premier. Cela explique la dimension surnaturelle conférée au pouvoir notamment durant tout le moyen-âge. En France, cette dimension a été remarquablement analysée par l’historien Marc Bloch dans Les rois thaumaturges qui souligne la nature magique de ces pouvoirs de « guérir les écrouelles » prêtés aux rois de France.

Dans l’univers sécularisé de la politique moderne, la référence à des qualités divines a disparu ou presque. Mais cela ne signifie pas que la symbolique des qualités exceptionnelles ait quant à elle disparue ; simplement, ces qualités cesseront d’être religieuses pour devenir essentiellement politiques. Émergera ainsi l’idée que le monarque est l’incarnation de toute la société qui se résorbe en lui particulièrement au moment de l’absolutisme. Des références plus profanes comme celle d’un « roi-soleil » ou d’un « Être suprême » pour Robespierre se multiplieront. Plus près de nous, le phénomène se retrouvera sous la forme de la personnalisation extrême du pouvoir qui existe dans tous les systèmes politiques et à tous les niveaux de pouvoir. Le capitaine d’industrie qui, au XIXème siècle, érige des villages en régissant la vie de A à Z de sa « communauté » (y compris via le patronage) sera souvent présenté, lui aussi, comme un être d’exception. L’arrivée d’un nouveau gouvernement ou d’un nouveau Président est toujours l’occasion d’une galerie de portraits où chacun est présenté comme l’homme de la situation présentant des qualités rares et exceptionnelles quitte à ce qu’un discours exactement inverse soit tenu quelques semaines ou mois plus tard. La pointe extrême de ce phénomène de personnalisation est, sans aucun doute, le culte du chef développé par les régimes autoritaires et totalitaires. Du point de vue des idées – ou plutôt des idéologies –, ce phénomène atteint son paroxysme avec le « führerprinzip » hitlérien que de grands intellectuels comme Martin Heidegger ou Carl Schmitt justifieront à l’occasion. Aux lendemains de la « nuit des longs couteaux » (le 30 juin 1934, les SS massacrent les SA), Schmitt justifie l’opération en déclarant que l’action du Führer « n’est pas soumise à la justice. Elle était par définition la justice suprême (…). Tout droit émane du Führer ». Ce « führerprinzip » ne joua pas simplement un rôle auprès d’intellectuels qui, tel Schmitt, pouvaient voir là une confirmation de l’essence décisionniste de la politique. Il joua aussi un rôle politique effectif. Écoutons ainsi le ministre nazi de la justice donnant ses directives aux juges : « Le fondement de la jurisprudence est la philosophie national-socialiste, de la façon dont elle s’exprime dans le programme du parti et dans les discours de notre Führer (…). Face à des décisions du Führer, le juge n’a aucun droit de contrôle. Il est lié à toute parole et à toute décision du Führer, dans la mesure où la volonté du Führer de dire le droit a été clairement exprimée » (Ces deux citations sont extraites de Alfred Grosser, 10 leçons sur le nazisme, Bruxelles, Ed. Complexe, 1984, pp 92-93). Goering n’affirma-t-il aussi pas que « le droit et la volonté du Führer sont une seule et même chose » ? Malgré tout, la volonté du chef même sacralisée ne pouvait être tout et ne pouvait pas tout : pour devenir effective, il lui fallait des relais et donc une forme de consentement.

Là réside la limite principale de cette thèse à laquelle s’en ajoute une autre : parfois, le pouvoir se révèle impuissant et la volonté du sur-homme ne produit aucun effet. La théologie avait déjà dû affronter ce problème : si Dieu est tout-puissant comment expliquer l’existence du mal et d’un monde injuste, chaotique ? La théologie avait résolu le problème en posant l’existence d’une force contraire, le diable. La politique, lorsqu’elle repose sur une sacralisation du chef, fera de même en inventant la figure de l’ennemi tant extérieur qu’intérieur. En somme, la sacralisation du détenteur du pouvoir va de paire avec la diabolisation des opinions divergentes.

La thèse de l’essence personnelle du pouvoir connaît deux formes de prolongements : l’un au plan normatif ou théorique, l’autre au plan descriptif ou analytique. Tous deux n’ont pas la même valeur.

Au plan théorique, l’insistance sur l’essence personnelle du pouvoir a conduit à concevoir le pouvoir comme un attribut, une substance, une chose susceptible de possession, de détention ou d’appropriation. Le vocabulaire courant reflète cette conception à travers des formules comme « j’ai ou il a le pouvoir ». Mais la pensée moderne se caractérise par le fait qu’elle envisage le pouvoir et la société à partir d’en-bas, donc des individus ou des sujets. La tentation fut donc grande d’appréhender le pouvoir de la société ou de l’État sur ce même modèle ; il fallut donc inventer la figure d’un individu en grand, d’un macro-sujet capable comme un sujet individuel de pensée et d’action. Le problème est que cela implique de postuler une unité et même une uniformité là où l’on constate plutôt une diversité sociale. Deux exemples permettront d’illustrer ce glissement, cette transposition du sujet individuel au sujet collectif unitaire et totalisant :

  • Rousseau dans le Contrat social envisage la question de savoir comment la société peut trancher et régler la question du pouvoir juste, du pouvoir légitime. Il envisage l’hypothèse d’une assemblée rassemblant tous les membres de la société (que Rousseau envisage largement sur le modèle d’une cité athénienne ou d’un canton suisse). Selon lui, au cours de la délibération, la solution correspondant à « l’intérêt général » se dégagera et s’imposera. Ceux qui étaient initialement en désaccord comprendront leur erreur et se rallieront de bonne foi à la solution commune. Le concept central de « volonté générale » contient donc implicitement une réduction de la multitude, de la diversité des individus à une unité, celle du « corps social ». Prolongeant la doctrine chrétienne d’un corps social et moral unitaire, Rousseau envisage une nouvelle fois la société comme un Moi grand format, un macro-sujet pensant et agissant.
  • Marx procède à la même transposition et à la même réduction. Lui aussi envisage le prolétariat (dont la logique économique de l’histoire conduira à ce qu’il devienne le seul sujet au sein de la société) et la société comme un sujet réfléchissant capable de prendre conscience de la réalité objective de sa situation (caractérisée par l’exploitation et l’aliénation) et d’en tirer les conséquences. Du coup, le prolétariat devrait établir un projet, transformer sa situation (une volonté unique) et construire sa propre histoire. Le prolétariat devrait se lever en masse et, comme un seul homme, renverser l’ordre établi. Pourtant les très nombreux adeptes du marxisme ont désespérément recherché le prolétariat sans le trouver. En particulier, ils ont désespérément traqué l’existence d’une « conscience de classe » commune à tous les prolétaires du monde (les ouvriers, les petits paysans…). Une nouvelle fois, la société est pensée en l’identifiant à une personne individuelle.

Au plan analytique, l’essence personnelle du pouvoir a pu donner naissance à plusieurs catégories intéressantes pour penser le pouvoir. Dans sa distinction des trois formes de domination qui sont aussi trois manières d’institutionnaliser le pouvoir, Max Weber en développent deux qui concernent directement ce thème :

  • la domination traditionnelle repose sur le poids de la tradition, l’autorité du passé, la croyance dans le caractère sacré des coutumes.

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Le monarque héréditaire est la figure typique de ce genre de domination. Le détenteur du pouvoir cherche alors à consolider la tradition qui fonde sa légitimité : c’est ainsi que Philippe le Bel lutta pour obtenir du pape Boniface VIII la canonisation de son ancêtre Louis IX car, selon l’expression de Gilles de Romes, la sacralisation de Saint Louis rejaillissait sur le roi en le faisant appartenir à « une très ancienne et sainte lignée ». Le pouvoir relève alors clairement de l’Auctoritas. En réalité, la plupart des sociétés fonctionnent en partie avec une domination de ce type. Elle implique, en effet, d’une part, que l’ancien est jugé a priori bon puisqu’il a su durer mais sans qu’aucune vérification n’intervienne et d’autre part, que le nouveau s’énonce toujours sous la forme d’une catastrophe (par exemple en soulignant les massacres perpétués par les monarques ou dirigeants éclairés) dans un présent toujours perçu sous l’angle de la décadence.

  • la domination charismatique repose sur les vertus héroïques, les qualités extraordinaires du détenteur du pouvoir.

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La notion de charisme vient du grec (charisma) et désigne le « don », la « grâce ». D’origine nettement religieuse, la notion a été diffusée par le christianisme. L’usage intensif de cette notion aujourd’hui est source de grande confusion. Tout d’abord, le charisme tel qu’entendu par Weber ne signifie pas que le chef a réellement des qualités extraordinaires mais que ceux qui lui obéissent croient en l’existence de ces qualités hors du commun. C’est donc avant tout un phénomène de croyance mais qui a un effet puisqu’il fonde leur obéissance. Et encore, faut-il ajouter que l’intériorisation de la croyance n’est pas elle-même requise : l’obéissance à un dirigeant charismatique peut être aussi due à un conformisme social, à la peur de sanction sans que l’on soit dupe du caractère idéologique du discours charismatique tenu par le pouvoir. La figure type du chef charismatique est le prophète car son autorité présente deux caractéristiques majeures :

  1. elle est si grande qu’elle peut amener des individus à accomplir des actes que rien ne prédisposait à réaliser ; cette autorité ne résulte pas d’une situation préexistante comme le roi héréditaire. Ce dernier critère est décisif : il permet de distinguer des « grands hommes » comme Louis XIV qui n’entrent pas dans la catégorie du charisme parce qu’ils bénéficient d’une tradition instituée de ceux comme Lénine, Hitler ou de Gaulle qui sont d’abord des hommes isolés porteurs d’une vision de l’histoire très spécifique (le cas Hitler est très intéressant car comme pour Staline, chacun s’accorde sur leur personnalité sans relief, sans charme, sans capacité dans aucun domaine ; c’est une fois au pouvoir et dans des circonstances historiques exceptionnelles que leur personnalité charismatique a pu émerger). Ils s’imposent contre toute attente ; la réalisation de leur prédiction (une révolution prolétarienne dans une Russie non industrialisée ; l’émergence d’un régime démoniaque en Allemagne qui risque d’emporter l’Europe et le monde et face auquel la France est mal préparée) les institue rétroactivement en « visionnaire », « prophète des temps modernes ».
  2. Un des traits caractéristiques de la figure charismatique est son isolement ; elle dirige grâce à un groupe restreint (des compagnons de route souvent disciples de la première heure) et n’est pas tournée vers le compromis (même avec des fractions proches mais rivales) ; sa sphère d’influence demeure restreinte contrairement au monarque relevant de la domination traditionnelle ; elle doit aussi toujours masquer les risques engendrés par sa propre ascension.


Weber évoque également la possibilité d’une « routinisation du charisme ». L’idée est intéressante car elle tente de penser le problème central du charisme : l’absence de garantie que le charisme puisse être transmis à son successeur. En revanche, l’inconvénient de cette notion est qu’elle se rapproche alors beaucoup de la domination traditionnelle. En effet, un charisme routinisé implique le passage du prophète au prêtre ; il y aura charisme uniquement lorsque des éléments personnels, éventuellement hérités, viendront s’ajouter à l’acquis de la position institutionnelle.


Ex.Staline ou Napoléon III entrent dans cette catégorie en récupérant des éléments de charisme plus ancien (Lénine ou Napoléon Ier) et en ajoutant ceux liés à leur personnalité venant infléchir l’exercice du pouvoir. Mais le cas le plus parlant est peut-être Jean-Paul II : premier pape issu de l’Est (première rupture historique), échappant à un attentant, proclamant le caractère maléfique du système soviétique et participant ainsi largement à l’écroulement qu’il avait anticipé, gérant de manière très dynamique son image (voyages, cérémonies de masse sur le mode des concerts de rock …), il a largement contribué au renouvellement de l’imaginaire sous-jacent à l’institution des vicaires du Christ et successeurs de Pierre. Cet exemple atteste de la fonction du charisme dans un système politique : il est un moyen de consolider le centre dans une période de faiblesse voire de crise du système. La multiplication des personnalités charismatiques (comme Nasser, Gandhi ou Neru …) lors de la phase délicate de la décolonisation l’atteste également.

Une autre vision du pouvoir suggère qu’il est d’une nature essentiellement stratégique c’est-à-dire qu’il correspond à des actions coordonnées menées par des acteurs afin d’atteindre un objectif. Le terme « stratégie » a cependant plusieurs sens :

  • au sens premier, « stratégie » (qui vient du grec « stratêgia ») désigne le commandement d’une armée c’est-à-dire l’aptitude à s’adapter à une situation militaire changeante, évolutive ;
  • au sens figuré, « stratégie » désigne l’ensemble des moyens déployés en vue d’une fin ;
  • au sens intermédiaire, la « stratégie » renvoie à la capacité de priver son adversaire de moyens afin qu’il renonce à son propre projet.

L’analyse stratégique du pouvoir est aujourd’hui importante ; elle s’exprime à travers des œuvres de nature et d’orientation très différentes. Deux exemples largement aux antipodes l’un de l’autre peuvent illustrer ce propos : l’œuvre de Michel Foucault est principalement philosophique et historique (l’homme était engagé à l’extrême gauche) ; l’œuvre de Michel Crozier est essentiellement sociologique et pragmatique (l’homme se situe plutôt au centre-droit). Par des chemins totalement divergents, les deux œuvres se retrouvent sur la nature stratégique du pouvoir mais aussi sur la nécessité de déplacer le regard institutionnel classique pour analyser correctement ce phénomène bien plus diffus et complexe que prévu.


L’œuvre de Foucault atteste d’abord de ce que le pouvoir est un processus extrêmement diffus et complexe : il est là où on ne l’attend pas et selon des modalités multiples. Cette extrême diffusion du pouvoir interdit de présupposer un détenteur unique qui monopoliserait le pouvoir.

Le pouvoir signifie gouverner les conduites individuelles ou encore, orienter et structurer l’éventail des possibilités, des choix que peuvent effectuer des individus dans une relation sociale. Cette définition articule la notion de pouvoir à celle de liberté mais aussi à celle de savoir (qui sert aussi à structurer le champ des possibles). C’est là un trait partagé par l’approche pourtant bien plus pragmatique de Michel Crozier.


Michel Crozier est l’un des grands sociologues français qui puise largement son inspiration dans la sociologie américaine classique (en particulier le courant de l’interactionnisme). Il a beaucoup œuvré au développement de la sociologie des organisations en particulier avec son centre de recherche du CSO (centre de sociologie des organisations aujourd’hui dirigé par Friedberg). Lui aussi considère que le pouvoir est fondamentalement stratégique. L’acteur, qui peut être aussi bien un individu qu’un groupe, va constamment ajuster ses objectifs et ses moyens à la situation qu’il rencontre.

Comme chez Foucault, l’analyse de Crozier permet de saisir concrètement le pouvoir. Un autre mérite est la relativisation de la distinction entre les acteurs centraux du milieu décisionnel et les acteurs supposés périphériques. Mais surtout, le mérite central est de remettre radicalement en cause l’approche juridique du pouvoir qui repose toujours sur une imputation unilatérale. A cet égard, l’analyse de la décision de Kennedy empruntée, par Crozier, à Graham Allison est édifiante (Graham Allison, The Essence of Decision. Explaining the Cuba Missile Crisis, Boston, Little Brown & Co, 1972).

Section 2 : Le pouvoir politique


Le pouvoir est une notion générique qui n’a pas seulement pour objet le politique au sens étroit. Comme phénomène courant, le pouvoir se rencontre dans la famille, les Églises, les entreprises, les bandes organisées, les mafias, les écoles littéraires, artistiques, les communautés scientifiques… Il nous faut aussi mentionner le pouvoir des institutions de sens que sont la religion ou encore « les intellectuels », le pouvoir des institutions culturelles que sont les élites technocratiques ou encore les médias souvent appelés le « 4e pouvoir », le pouvoir économique, celui financier…. Toutes ces institutions sont susceptibles d’influencer la société dans son ensemble et, à ce titre, peuvent participer du pouvoir politique. Malgré tout, l’habitude est aujourd’hui de ramener le pouvoir politique au fonctionnement du « milieu décisionnel central » incluant la classe politique, l’élite administrative et bureaucratique, les partenaires sociaux comme les dirigeants d’entreprise et grands managers, les leaders syndicaux…

Cette appréhension commode est évidemment réductrice. Tout dépend de la nature de la relation en jeu. Le pouvoir politique reste un phénomène infiniment plus complexe que nous tenterons de cerner à partir de ses formes, de ses composantes (dont la légitimité) puis de ses modalités d’exercice.



Au fur et à mesure de l’interrogation sur le pouvoir politique, le caractère multidimensionnel de celui-ci s’affirme de plus en plus. Si une première approche s’en remet encore à la perspective unidimensionnelle, les approches récentes ont élargi le regard.

  • L’approche unidimensionnelle
Elle débute avec Thomas Hobbes qui le premier utilise le modèle scientifique (la mécanique) pour concevoir le pouvoir. Il envisage donc le pouvoir comme une relation de cause à effet entre un agent actif et un agent passif. Cette vision mécaniste se retrouve chez Max Weber pour qui le « pouvoir (ou puissance) signifie toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance » (Max Weber , Économie et société, Tome 1, Paris, Press Pocket, coll. « Agora », p. 95). Elle fut prolongée par le courant du « pluralisme élitiste » américain dont la figure de proue est Robert Dahl. Ce dernier définit le pouvoir de la manière suivante : « A exerce un pouvoir sur B dans la mesure où il obtient de B une action Y que ce dernier n’aurait pas effectuée autrement » (Robert Dahl, Qui gouverne ?, Paris, Armand Colin, 1973). Cette définition classique reflète une vision positiviste ; il s’agit de permettre une observation expérimentale de la manière dont fonctionne le pouvoir au quotidien. L’ennui est qu’une telle définition achoppe sur « le pouvoir réputationnel ». On désigne ainsi une croyance, une représentation attribuant à tort une ou des décisions à une autorité. Par exemple, la prime pour l’achat de voitures neuves fut intitulée la « jupette » parce qu’elle fut imputée par la presse à Alain Juppé ; en réalité, l’intéressé était hostile à ce mécanisme proposé par le lobby de Peugeot (Jacques Calvet) relayé par son ami Jacques Chirac. Le pouvoir n’est pas seulement une affaire de causalité mécanique ; il est aussi une affaire de représentation.

  • L’approche bi-dimensionnelle
Dans les années 1960, les théoriciens de la non-décision que sont Peter Bachrach et Morton Baratz vont soutenir que le pouvoir a deux faces comme le dieu romain Janus. D’un côté, il peut s’exercer d’une manière ouverte, visible, observable ce dont rend compte l’approche précédente. Mais d’un autre côté, le pouvoir peut s’exercer en cachette, d’une manière invisible. Cela recouvre le « pouvoir réputationnel » mais aussi des pratiques de contrôle des débats, de limitation des discussions. Par exemple, un leader peut empêcher par son charisme ou par des manœuvres qu’une candidature rivale émerge. Cette réduction au silence ou cette régulation à son bénéfice est un pouvoir dont les ressorts peuvent être aussi bien juridiques que psychologiques ou socio-culturels. Ainsi écrivent-ils : « Le pouvoir s’exerce lorsque A consacre ses forces à créer ou renforcer les valeurs sociales et politiques ainsi que les pratiques institutionnelles qui restreignent le domaine du processus politique aux seules questions qui sont relativement peu nuisibles à A » (Peter Bachrach, Morton Baratz, « Two Faces of Power » in Pierre Birnbaum, François Chazel (dir.), Le pouvoir politique, Paris, Dalloz, 1975, p. 61). La face cachée du pouvoir est celle qui empêche B de s’opposer, de s’insérer dans le jeu sous peine d’excommunication. Le problème est qu’une non-décision est par nature difficile à observer, à repérer et plus encore à analyser en l’imputant à l’action d’un agent.

  • L’approche tri-dimensionnelle
Plus récemment, le politologue américain Steven Lukes est venu apporté une nouvelle dimension (Steven Lukes, Power. A Radical View, Londres, MacMillan Press, 1982, p. 23). Il relève d’abord que les deux explications précédentes supposent d’une part, une divergence d’intérêts entre A et B et d’autre part, une claire perception de ses intérêts par chacun. Or ces deux conditions ne se rencontrent pas souvent. La perception de ses intérêts est souvent vague. Lukes propose donc de considérer le pouvoir sous un troisième angle : B peut se tromper sur ses intérêts ou être incertain ; A peut alors exercer un pouvoir considérable s’il parvient à influencer la représentation des intérêts de B dans un sens qui lui est favorable (par exemple, en lui soufflant une interprétation erronée de ses intérêts). B s’identifie aux intérêts de A et cela sans s’en rendre compte. Ce pouvoir est donc colossal puisqu’il est invisible aux yeux de celui sur qui il s’exerce. La difficulté de cette approche est qu’elle suppose l’existence « d’intérêts objectifs » dont les acteurs n’auraient pas nécessairement conscience. Comment prouver et identifier de tels intérêts ?


Sy.Le pouvoir politique recouvre au moins trois facultés à savoir la faculté d’agir par l’entremise d’une autre personne, la faculté d’empêcher et la faculté de conditionner sa manière de voir ou de se comporter.

Le pouvoir est justiciable de deux analyses largement inconciliables : l’approche « intentionnaliste » suppose qu’un pouvoir nécessite une intention imputable à un acteur identifiable ; l’approche « structuraliste » suggère que les intentions ne sont pas pertinentes et que seules comptent les structures sociales, économiques, logiques impersonnelles qui traversent les acteurs. L’une de ces approches particulièrement instructive est celle de la théorie des jeux. Selon celle-ci, le pouvoir peut s’analyser sur le modèle du jeu.

Ex.Exemple 1 – Le modèle du jeu d’échecs
A exerce un pouvoir sur B non seulement en produisant des coups qui lui donnent un avantage mais aussi en enfermant son adversaire dans une stratégie perdante. Il doit cependant tenir compte des possibilités de résistance de son partenaire. Notons que B doit connaître les règles minimales car s’il joue n’importe quoi, il cesse de jouer aux échecs. Au-delà d’un certain seuil, mal jouer signifie sortir du jeu lui-même. Les parties pourront se succéder et A pourra varier ses coups, l’emprise initialement acquise risque de perdurer. Ce pouvoir repose cependant sur une asymétrie importante dans la capacité à forger une stratégie contraignante pour l’adversaire.

Ex.Exemple 2 – Le modèle d’un jeu à plusieurs niveaux (jeux vidéo)
Au premier niveau, le nombre de participants est très important et chacun aura du mal à prévoir ou anticiper le comportement des autres. Une stratégie d’emprise est cependant possible. Au niveau supérieur, le nombre de participants sera plus restreints (puisqu’ils auront dû passer le 1er étage). Là, il s’agira surtout d’influencer ses partenaires (qui risquent d’avoir les mêmes facilités). L’incertitude provient de ce que les coups à ce niveau auront des répercussions sur les acteurs du niveau inférieur qui, à leur tour, rétroagiront sur le niveau du dessus. Ce modèle est applicable à la représentation politique : les représentants sont les joueurs du niveau supérieur (en nombre restreint). Leur comportement ou leur stratégie doit tenir compte d’un double calcul : d’une part, jouer contre ses adversaires en les influençant mais d’autre part, prendre en considération les effets de leurs comportements sur les joueurs du niveau inférieur (les membres de la société civile). La maîtrise de ce jeu devient complexe car l’incertitude règne à trois niveaux :
  • au niveau inférieur, en raison du nombre de joueurs en interaction ;
  • au niveau supérieur, parce que les comportements des rivaux produisent aussi des effets mal connus sur le niveau inférieur ;
  • au niveau inférieur à nouveau, car les joueurs réagissent aux coups de la partie du dessus d’une manière partiellement imprévisible.



Sy.L’enchevêtrement des niveaux auquel il faut ajouter l’interaction entre des systèmes (les partis, les administrations, les lobbies, les réseaux de clientèles…) rendent la notion de pouvoir politique particulièrement difficile à saisir. En même temps, aucune définition ne parvient à saisir la totalité du phénomène et à trancher le débat ; au contraire, toute définition du pouvoir politique alimente le débat à son sujet.

Le pouvoir ne devient politique que s’il présente quelques caractéristiques importantes dont la principale est l’existence d’une légitimité. Encore faut-il s’entendre sur ce concept en partie insaisissable.

Tout d’abord, le pouvoir politique doit être distingué du pouvoir social.

Ce dernier correspond à l’organisation de la société dans ses différentes modalités. Pour que le pouvoir devienne politique, il faut donc qu’une société reconnaisse une espace propre au politique. Cela implique que le pouvoir politique n’existe que s’il est vécu comme contingent. Si la relation entre les gouvernés et les gouvernants est vécue non comme contingente mais comme naturelle, le pouvoir présent n’est pas à strictement parler politique. Ainsi la relation paternelle entre un père et son enfant ne saurait être caractérisée comme politique. De même, si ce type de relation est importée au cœur de la sphère publique comme dans l’Empire romain, elle demeure malgré tout non politique. Ce pouvoir despotique d’ordre familial est certes un pouvoir social mais non un pouvoir politique. D’ailleurs, en cas de mauvaise décision, la rancœur des gouvernés ne se dirige pas contre la figure du père mais contre les administrateurs locaux ou les conseillers. L’Empereur échappe à la critique parce qu’il est insusceptible d’un choix par les citoyens. Paul Veyne montre ainsi que le caractère contingent de la relation entre gouvernant et gouvernés (et donc la possibilité de changer l’Empereur) n’est accessible qu’aux classes dirigeantes et à l’armée. Ce n’est que pour eux que l’Empereur incarne un pouvoir politique. En conséquence, un pouvoir n’est jamais objectivement politique ; il n’est politique que s’il repose sur une relation vécue comme contingente ouvrant la possibilité d’un choix.

Il s’en suit que le pouvoir politique est avant tout une affaire de représentation symbolique.

En d’autres termes, le pouvoir politique ne peut pas simplement être perçu sous l’angle de sa fonctionnalité : il n’est pas simplement un art de la régulation pas plus qu’il ne se limite à la conquête et la préservation d’une position dominante comme le croyait Machiavel. En réalité, les tâches et la forme (institutionnelle) du pouvoir politique dépendent toujours de la matrice symbolique sur laquelle il repose. Par ce biais, le pouvoir possède une composante normative inhérente, impossible à éluder en dépit des tentatives de la sociologie.

Ensuite, le pouvoir politique suppose une permanence.

Déjà la recherche par les classiques du meilleur régime répondait à une préoccupation de permanence : obtenir la stabilité du monde parfait plutôt que demeurer dans l’instabilité du monde imparfait. La notion de permanence reste au cœur de la réflexion des modernes sur le pouvoir politique. Machiavel écrivit ainsi qu’« il ne suffit pas, pour le bonheur d’une République ou d’une monarchie, d’avoir un prince qui gouverne sagement pendant sa vie ; il en faut un qui lui donne des lois capables de la maintenir après sa mort » (Nicolas Machiavel, Discours sur la première Décade de Tite-Live, Paris, Berger-Levrault, 1980, p. 65). Comme chacun sait, la réflexion de Hobbes prit son essor en raison des troubles considérables que suscitèrent les guerres de religion en Europe. Son Léviathan envisage une solution autoritaire qui met à distance du pouvoir politique tous les facteurs potentiels de dissension. Rousseau lui-même reconnut que « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir » (Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, I, 3, Paris, Garnier-Flammarion, p. 44). Si le pouvoir peut demeurer un phénomène fugitif, évanescent, en revanche, le pouvoir politique suppose bien la permanence c’est-à-dire une institutionnalisation au moyen de règles (coutumières ou de droit écrit).

Par ailleurs, le pouvoir est un phénomène collectif.

Même le pouvoir d’un homme sur un autre aussi local et individuel soit-il demeure un phénomène collectif car il prend place dans un groupe humain qui autorise ce pouvoir, le légitime ou le renforce. Cette dimension fondamentalement collective est même ce qui distingue le pouvoir de la force. En ce sens, Hannah Arendt a raison d’écrire « tandis que la force est la qualité naturelle de l’individu isolé, la puissance [le pouvoir] jaillit parmi les hommes lorsqu’ils agissent ensemble et retombe dès qu’ils se dispersent » (Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Press Pocket coll. « Agora », p. 260). Ailleurs, elle rappelle que « “Tous contre un”, telle est la forme extrême du pouvoir alors que celle de la violence est “un contre tous” ». Le caractère collectif du pouvoir politique signifie que le pouvoir n’est jamais simplement commandement, domination (Weber) ou même organisation de la violence (Marx). Bien au-delà, le pouvoir politique procède toujours d’une « auto-institution de la société » selon la formule de Cornélius Castoriadis. La société s’affirme comme un tout en même temps qu’elle institue le pouvoir.

Enfin, le pouvoir politique mobilise différents types de ressources.

Selon une typologie classique, on distingue ainsi les ressources liées à la coercition (contrôles des forces armées, aptitude à troubler l’ordre public, production de la légalité), les ressources liées la rétribution (argent, honneur, prestige, prébendes…), les ressources liées aux convictions (les valeurs individuelles ou collectives comme celle d’un groupe, les moyens de communication, la notoriété, la légitimité…). Empiriquement, le pouvoir politique n’existe que comme action face à des problèmes. Notons d’ailleurs qu’un sujet peut devenir problématique à partir du moment où le pouvoir politique s’en saisit et prétend le traiter.

Le pouvoir politique repose fondamentalement sur la légitimité mais celle-ci reste un concept difficile à saisir. Originellement, la légitimité renvoie à la confiance, à un crédit initial, à ce qui possède un caractère cohérent et crédible. Elle répond à la question « Quid Juris ? » qui peut se poser pour toute norme, toute pratique ou tout pouvoir. Approfondir ce concept central implique de dissocier les aspects philosophiques, sociologiques et juridiques de la légitimité.

 Aspects philosophiques de la légitimité 

Bien que Thomas d’Aquin évoque la notion de pouvoir légitime (« legitima protestas ») dès le XIIIème siècle, le mot « légitime » n’est réellement apparu qu’aux débuts du XIVème siècle pour désigner ce qui est conforme à la loi. Il faut même attendre le XVIème siècle pour que le terme « légitimité » apparaisse désignant le caractère bien-fondé de la Couronne, de ses règles de dévolution. Le mot comme l’idée de légitimité sont tardifs. Pour autant, des principes de légitimité furent énoncés bien avant l’émergence de l’idée.

  • Il en va ainsi du premier principe de légitimité selon lequel la politique a un caractère sacré parce que, à travers elle, s’exprime l’autorité des dieux. Cette idée se retrouve notamment chez Platon lorsqu’il évoque le mythe de Cronos dans le Politique (269a-274d) ou la légende de Deucalion dans les Lois (713c – 714d). De même à Rome, l’empereur est comme nous l’avons vu, un personnage divin auquel un culte est voué. Partant de cette piste, plusieurs chercheurs ont cru pouvoir déceler les racines de la légitimité dans les structures primordiales des religions anciennes. Mais la piste tourna court.
  • Le second principe de légitimité provient du christianisme et en particulier du principe « Nulla protestas nisi a Deo » (« Nul pouvoir sans Dieu »). Ce principe établit la condition de validité du pouvoir qui sera récupéré par la monarchie. Durant 15 siècles, la monarchie soutient que la Providence gouverne le royaume si bien que le monarque est roi « par la grâce de Dieu ». Cela signifie que le monarque désigné par les hommes, est ensuite mandaté par Dieu pour gouverner ce qui le distingue justement de l’usurpateur. Le roi devient ainsi le « vicaire » ou le « lieutenant de Dieu sur terre ». Le roi agit conformément à la loi de Dieu de qui il tient son pouvoir.
  • Avec la modernité, l’élément théologique est mis à distance du politique. Désormais, le pouvoir politique ne tient plus sa légitimité d’un rapport vertical à une norme transcendante mais d’un rapport horizontal établi entre les hommes. C’est ce que formalise le contrat social passé par les hommes à l’état de nature (c’est-à-dire hors de tout pouvoir social) que développent Hobbes, Locke, Rousseau ou Kant avec des inflexions spécifiques à chacun. Mais ce troisième principe de légitimité suscita rapidement des résistances importantes.
  • Celles-ci s’incarnèrent dans un principe de légitimité traditionnelle défendu par David Hume puis repris plus tard par Edmund Burke ou Joseph de Maistre. Hume soutient, en effet, que la légitimité du pouvoir ne peut pas dépendre d’un raisonnement abstrait, d’une rationalité spéculative. Ce sont, au contraire, les coutumes, les traditions, les habitudes de vie qui fondent la légitimité du pouvoir car elles puisent dans l’expérience historique et dans le réservoir des croyances traditionnelles.

La synthèse des diverses conceptions philosophiques de la légitimité est impossible en raison d’une incertitude touchant au statut de ce concept. La légitimité n’est pas une fondation ou un fondement qui pourrait évoluer dans le ciel des idées d’une pure rationalité spéculative. Elle n’est pas non plus un pur élément historique, empirique (sauf à la mutiler). Elle est donc vouée à être envisagée dans l’espace peu confortable d’un entre-deux mêlant considérations empiriques et normatives.

 Aspects sociologiques de la légitimité

  • Max Weber : Conscient de la difficulté, Max Weber ne songea pas à forger un concept unique de légitimité ; il préféra forger un tableau de la situation à l’aide d’une typologie. Ainsi distingue-t-il :
  • la légitimité charismatique qui repose sur les qualités exceptionnelles de la personne, sa vision novatrice du monde ;
  • la légitimité traditionnelle qui repose sur le poids du passé, de la tradition, des us et coutumes ;
  • la légitimité légale-rationnelle qui repose sur la croyance en la légalité des règlements.


Cette « phénoménologie de la légitimité » correspond aux grands modèles dressés par la philosophie politique au long de l’histoire. Cependant, sans dire qu’il s’agit là de trois phases de l’histoire, Weber soutient que l’époque contemporaine est caractérisée par le primat de la légitimité légale-rationnelle. En d’autres termes, Weber réintroduit une philosophie de l’histoire selon laquelle la période contemporaine est le fruit d’un « désenchantement du monde ». Il veut mettre en exergue la relégation de l’éthique chrétienne et plus largement de l’ensemble des valeurs. En même temps que l’horizon des valeurs disparaît, la vie (particulièrement la vie politique) subit un processus de « juridicisation ». L’emprise grandissante du droit pourrait bien annoncer, selon lui, l’apparition d’une « cage d’acier » pour la liberté.

  • Guglielmo Ferrero : Lors de la seconde guerre mondiale, l’historien italien Guglielmo Ferrero procéda à la critique implicite de la démarche de Weber. Comme lui, il dressa une typologie des légitimités distinguant le principe électif, le principe héréditaire, le principe « aristo-monarchique » et le principe démocratique. Chacun des principes eut son heure de gloire parfois combiné à un autre. La période récente est marquée par le règne du principe démocratique. Mais l’originalité de Ferrero réside dans la compréhension de la légitimité qu’il attribue aux « génies invisibles de la Cité ». Que veut-il dire ? Il détecte un processus circulaire qui caractérise un régime politique. En d’autres termes, un régime est « au point de rencontre de deux lignes : l’une qui descend, le pouvoir ; l’autre qui monte, la légitimité » (Guglielmo Ferrero, Pouvoir, Les génies invisibles de la cité, Paris, Le livre de poche, coll. « Biblio-Essais », 1988, p. 170 (l’ouvrage date de 1942)). À l’opposé de Weber, Ferrero soutient donc que la légitimité ne provient pas d’en haut par l’élément légal ; au contraire, elle provient d’en bas en raison de sa dimension temporelle, historique. Il faut que « le pouvoir soit attribué selon un principe de légitimité accepté par ceux qui obéissent, ou au moins par leur majorité, et respecté par ceux qui commandent » (Propos de Ferrero cité par Bernard Biancotto, La pensée politique de Guglielmo Ferrero, Aix, Presses universitaires Aix-Marseille, 1994, p. 92). De plus, « la légitimité n’est jamais un état naturel, spontané, simple et immédiat, c’est (…) l’aboutissement d’un long effort qui peut échouer ». Un pouvoir n’est jamais jugé ex nihilo mais toujours par rapport à des valeurs déjà présentes, acceptées. Un pouvoir dépend d’une morale sociale, d’une « Sittlichkeit » au sens de Hegel. Ainsi « un principe de légitimité n’est jamais isolé et ne vit, n’agit, ne s’impose jamais par la seule force. Il s’harmonise toujours avec les mœurs, la culture, la science, la religion, les intérêts économiques d’une époque ; avec l’orientation générale des esprits… » (Guglielmo Ferrero, Pouvoir, Les génies invisibles de la cité, Paris, Le livre de poche, coll. « Biblio-Essais », 1988, p. 52). La racine de la légitimité est donc l’ensemble des croyances populaires, des sentiments, des opinions qui se sont sédimentées. Mais puisque la culture est elle-même historique, en perpétuel mouvement, la légitimité restera toujours vulnérable, fragile, tributaire des « génies invisibles de la Cité ».
  • Jürgen Habermas : Cette fragilité de la légitimité est analysée en profondeur par Jürgen Habermas qui juge que les démocraties modernes sont traversées par une « crise de légitimation » considérable. Dans son ouvrage Raison et légitimité analysant la crise économique des années 1970 et ses répercussions, Habermas suggère que la légitimité, dans les sociétés occidentales, s’est déplacée du cadre institutionnel global vers des revendications plus ponctuelles et catégorielles. Plus précisément, l’idée classique de légitimité s’est scindée en deux sous le coup de la mutation accélérée opérée au XXème siècle. Le développement économique et ses crises cycliques a progressivement engendré une crise permanente. Elle se manifeste d’abord dans l’incapacité de l’État à réguler le secteur économique. La logique marchande, de consommation pénètre dans toutes les sphères et dans les esprits. Du coup, la crise économique se transforme en crise politique de régulation. Certes, le système politique a longtemps pu surmonter le « privatisme civique » des consommateurs en achetant la loyauté des masses par des compensations, des aides fournies par l’État-Providence. Mais à un certain moment, le système politique ne parvient plus à satisfaire les attentes qu’il a suscité dans le public. Le système entre alors dans une crise de légitimation dans la mesure où il est accusé de ne plus refléter les valeurs qui le fondent. Le problème est donc l’incapacité du système à promouvoir le débat, l’argumentation au moyen de procédures pour qu’un consensus émerge autour de quelques valeurs fondatrices. En somme, la société contemporaine se caractérise par une première forme de légitimité très flottante dépendante de la satisfaction des besoins privés. La crise de légitimation à ce niveau se répercute alors sur la seconde forme de légitimité qui est celle globale attachée aux institutions dans leur ensemble. Le système évolue vers un pluralisme débridé où les croyances, les idées, les intérêts se révèlent très incohérents entre eux et font obstacles à la reconnaissance de valeurs communes. Il en résulte une prolifération des particularismes et un risque de dissensus permanent. Faute d’une approche plus délibérative de la politique dans laquelle les institutions et règles de droit favorisent et encadrent le dialogue, la légitimité ne sera plus alimentée et risque de disparaître.


 Aspects juridiques de la légitimité 

Du point de vue juridique, l’enjeu est principalement les rapports qu’entretiennent la légitimité et la légalité. La légalité est la conformité à la loi ou aux règles établies par les institutions et valant hic et nunc ; la légitimité est la conformité à des valeurs partagées par une communauté et qui sont supérieures à l’ordre juridique. Les deux notions ne coïncident pas totalement : d’une part, un pouvoir parfaitement légitime peut agir de manière illégale (par exemple, lorsqu’il refuse à un juge le concours des forces de l’ordre pour procéder à une perquisition afin de protéger une mafia politique en place) ; d’autre part, un pouvoir totalement illégitime (Staline ou Hitler parmi d’autres) peut agir de manière légale. Le conflit entre ces deux dimensions est d’ailleurs un ressort du tragique : on le trouve à l’œuvre dans l’opposition d’Antigone à Créon. Alors que Créon fait valoir la légalité de sa décision de refus d’enterrer le frère d’Antigone puisque les lois de la cité interdisent de rendre les honneurs à un traître, Antigone invoque une légitimité traditionnelle à travers « les lois immémoriales » imposant d’enterrer tout être humain. De même, Socrate a bu la ciguë par respect des lois de la cité (légalité) même s’il juge la sentence illégitime. En 1940, Pétain peut invoquer pour lui-même la légalité de son pouvoir issu d’un transfert voté par l’Assemblée nationale mais avait-il une légitimité ? La question est délicate car il était le vainqueur de Verdun qui avait protégé les soldats en 1914-1918 (légitimité charismatique) et son programme se présentait comme un retour à l’ordre ancien (légitimité traditionnelle ?). En face, le pouvoir de De gaulle n’avait aucune légalité mais il pouvait invoquer une légitimité historique et traditionnelle (la fidélité aux valeurs éternelles de la France…) et une légitimité démocratique (au sens du respect des valeurs et institutions de la démocratie). Le cas du nazisme est encore plus exemplaire puisqu’il avait pour lui la légalité (accession au pouvoir après des élections gagnées) mais pas la légitimité (le régime récusait cette idée puisqu’il se présentait comme détenant une vérité totale, incontestable, irréfragable ce qui est le contraire d’une légitimité toujours fragile, vulnérable).

Le problème fut la tendance au XXème siècle de vouloir réduire la légitimité à la légalité. Déjà Weber procédait à un dangereux rapprochement avec la légitimité légale-rationnelle qu’il jugeait dominante dans les sociétés modernes. Un pas supplémentaire est franchi avec le positivisme juridique qui va procéder à l’identification des deux notions. Ce courant commence en Allemagne au XIXème siècle puis est repris en France (Carré de Marlberg) ; sa figure de proue est Hans Kelsen. Le positivisme juridique peut être, pour simplifier, caractérisé par deux éléments : d’une part, le droit est supposé n’avoir aucun lien avec la morale, la religion, la métaphysique. Il recouvre seulement les règles valant ici et maintenant et instituées conformément aux procédures en vigueur. D’autre part, le droit est pensé comme le fruit de la volonté de l’État. Le cumul de ces éléments conduit à penser qu’une règle posée par l’État (et quel que soit son contenu) conformément aux procédures d’édiction en vigueur (respectant la hiérarchie des normes) est à la fois légale et légitime. L’identification des deux notions n’est possible que parce que la légitimité est vidée de son contenu éthique.



Sy.Aucun pouvoir ne peut perdurer sans une légitimité qui est sa composante centrale. Celle-ci ne recouvre pas seulement ce qui est fondé en droit (légalité) mais aussi ce qui est fondé en raison et en valeur c’est-à-dire selon les valeurs fondamentales du système politique acceptées socialement. Mais un pouvoir n’a pas seulement une légitimité ; il doit posséder aussi une effectivité ce qui nous amène à regarder ses modalités de fonctionnement.

Entre le conseil d’un journaliste à ses lecteurs et l’ordre d’un militaire à la troupe, entre l’avis d’un conseiller politique à son ministre et l’ordre d’un supérieur hiérarchique à son subordonné, il existe un fossé considérable (Philippe Braud, « Du pouvoir en général au pouvoir politique » in Madeleine Grawitz et Jean Leca (dir.), Traité de science politique, Paris, PUF, 1985, tome 1, p. 348 s. repris partiellement in Ph. Braud, Sociologie politique, Paris, LGDJ, coll. « Manuel », 2000, p. 35 s.). Est-ce seulement la précision du comportement prescrit qui induit ce fossé ? Assurément non, car l’ordre du « respect des supérieurs » pour les militaires est pour le moins générique et imprécis tandis que les discours de campagne des hommes politiques bien que souvent « nébuleux » cherchent bien à provoquer un geste précis. Est-ce alors l’existence d’un consentement qui induit ce fossé ? Non car le consentement est inhérent au pouvoir même lorsque ce dernier utilise la force. Il existe toujours des possibilités de refus, de protestation (comme le tatouage dans les camps staliniens) et des voies d’acceptation implicites. Ainsi les révolutions engendrent toujours la mauvaise conscience d’une société entière qui se juge rétroactivement complice de l’ordre ancien (comme en Roumanie après 1989). En réalité, le fossé constaté relève de deux modalités bien différentes du pouvoir.

Dans le cas d’une injonction, la personne a le choix entre adopter le comportement qui lui est prescrit (se conformer à l’ordre) ou bien refuser la prescription en risquant une punition (suppression d’un avantage escompté, privation de liberté, d’un bien matériel… ). Ici, la désobéissance se paie d’une détérioration de sa situation antérieure. La sanction prend la forme d’une punition mais le mécanisme ne peut marcher que s’il est crédible : il faut donc des forces de l’ordre, du personnel pénitentiaire pour rendre crédible la menace de privation de liberté comme il faut la saisie-arrêt sur salaire pour rendre plausible la punition en cas de non-paiement d’une amende.

La nature de l’injonction peut varier ; ses moyens de mise en œuvre varieront avec elle. Par exemple, l’injonction peut être de fait. Elle résulte alors de l’exploitation d’une situation empirique très inégale : le ministre intimant l’ordre à son collaborateur d’endosser un « scandale » en servant de « fusible » ou l’homme politique soumis à un chantage par un tiers détenant sur lui des informations. L’injonction morale est une autre forme d’injonction : elle repose sur une coercition psychologique mais implique aussi les valeurs d’un groupe, son éthique (quel que soit le contenu de celle-ci). Lorsqu’une bande organisée, une mafia prescrit un comportement (l’omerta), il est alors assorti de la menace d’exclusion pour non-respect d’une valeur centrale, d’un code de comportement. De même, l’injonction donnée par la hiérarchie ecclésiastique à ses fidèles peut reposer sur la menace d’ex-communication. Une menace similaire joua un grand rôle au sein du parti communiste aux temps de sa splendeur (l’exclusion était vécue comme la perte d’une seconde famille). L’injonction peut, enfin, être légale ou juridique ; le droit prescrit des obligations de faire ou de ne pas faire mais il assortit ses obligations d’une gestion de la sanction par les tribunaux ou par l’administration qui peut, dans certains cas, agir directement. La sanction est alors connue à l’avance ainsi que son mécanisme d’application. Mais là encore, la crédibilité de la sanction (et donc de l’obligation) dépend de l’effectivité de la règle : dans de nombreux pays du sud, les règles de circulation ne sont jamais respectées et surtout les violations sont rarement sanctionnées ; privée d’effectivité, l’injonction perd alors de sa consistance. On remarquera que ce sont ces mécanismes de sanction et l’effectivité des règles qui distinguent le droit naturel (pour lequel aucune administration de la sanction n’existe) du droit positif.

En cas d’influence, la personne a le choix entre adopter volontairement le comportement suggéré afin d’obtenir un avantage ou bien refuser ce comportement en renonçant au bénéfice qu’elle pouvait en tirer. La différence est grande : tandis que l’injonction relève d’une logique de la sanction, l’influence relève d’une logique de la rétribution. Cette dernière peut prendre la forme d’un avantage matériel ou financier mais aussi d’un avantage symbolique (la reconnaissance, l’honneur…) ou même d’une gratification purement psychologique (moindre anxiété, meilleure estime de soi…). Le vecteur principal de l’influence est la séduction, la persuasion.

La persuasion s’inscrit dans le registre de la discussion argumentée. Il s’agit notamment de modifier la perception ou représentation qu’une personne a de ses intérêts en lui fournissant une information supplémentaire. Le basculement peut aussi provenir d’une donnée affective. Une autre forme de la persuasion est la promesse d’une gratification. L’avantage matériel ou symbolique escompté peut alors provoquer le changement d’attitude. Cette technique est cumulative avec la précédente. Une dernière forme est la manipulation ; elle résulte d’une visée stratégique où l’interlocuteur masque le but réel de son intervention (par exemple, faire circuler une rumeur officiellement en tant qu’information mais en réalité au titre d’une tentative de déstabilisation). Même victime, les personnes subissent bien une influence résultant de la tromperie.

Globalement, l’influence renvoie à la légitimité du discours. Seul le discours qui se présente comme légitime est susceptible d’engendrer la persuasion. Il faut cependant réserver un cas à part : celui de l’autorité instituée. En effet, l’autorité bénéficie d’une sorte de crédit initial, d’une confiance. Cette réserve de légitimité peut provenir des qualités exceptionnelles de la personne incarnant l’autorité (la légitimité charismatique selon Weber), des compétences de la personne (soit par la possession d’un savoir pointu et rare, soit par une position de monopole comme le responsable hiérarchique disposant de réseaux d’information qu’il contrôle) ou encore des valeurs qui fondent le discours avec lesquelles les destinataires se sentent en communion. Dans ce cas, la persuasion n’implique pas une authentique discussion mais plutôt une soumission à une manière de voir.
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