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Introduction à la science politique

Qu'est-ce que la politique ?




La notion de pouvoir politique est d’usage courant. Pourtant, toutes les entreprises qui ont tenté de la définir avec la rigueur requise ont achoppé sur l’extrême diversité de sens qu’elle peut recouvrir. C’est pourquoi il vaudrait mieux parler de «l’énigme du pouvoir politique ». En effet, même après analyse, il demeure quelque chose d’opaque, d’insaisissable dans cette notion. Malgré tout, elle s’est imposée comme une véritable catégorie de l’analyse politique.

Face à cet état de fait, il ne reste qu’une voie possible : tenter d’approfondir cette notion en partant de ses composantes tout en sachant que cette réflexion ne permettra pas de saisir réellement le phénomène (le définir avec précision) mais seulement de prévenir certaines incompréhensions (circonscrire son champ lexical). La difficulté est redoublée par le fait que chacune des composantes est elle-même frappée de polysémie (chaque terme recouvre plusieurs contenus et implique plusieurs valeurs).

Ainsi le mot « politique » révèle tellement d’usages différents qu’il apparaît impossible d’unifier ceux-ci derrière une définition même générique (§1). Comme domaine, l’étendue de la politique s’avère extrêmement discutable notamment parce qu’elle varie selon l’espace (les sociétés considérées) et le temps (§2).

Section 1 : L’impossible unité de la politique


La pluralité des usages du mot « politique » souligne non seulement l’extrême diversité des sens du mot mais aussi leur hétérogénéité (A). Cela annonce l’impossibilité de définir la politique (B).

Posons comme principe qu’il n’existe aucun critère a priori permettant de distinguer un phénomène politique d’un phénomène non politique. Si dire qu’« un objet est en or » peut s’appuyer sur un critère chimique préalable, en revanche, dire qu’« un objet est politique » ne peut relever d’un tel critère. Un objet n’est politique qu’en raison d’une construction historique, linguistique ou sociale. Plus encore, dire qu’un objet est politique peut contribuer à le rendre effectivement politique (effet performatif du langage).
Faute de critère a priori, l’enquête partira donc des usages quotidiens du mot, de la discussion du café de commerce et de son complément contemporain : le discours médiatique.

Parmi la multiplicité de sens et d’usages, comment opérer un tri ? Comment classer ces usages ? Les distinctions des usages descriptif et normatif d’une part, et des usages générique et spécifique d’autre part, peuvent aider à y voir un peu plus clair.

Les usages normatifs et descriptifs

L’usage normatif
correspond à l’emploi du mot dans le cadre d’un jugement de valeur. Ce jugement peut être lui-même rapporté au critère du bien et du mal. En d’autres termes, le jugement peut être valorisant : l’usage normatif est alors mélioratif ; il peut être aussi dévalorisant, dépréciatif : l’usage normatif est alors péjoratif. Cette dernière catégorie est celle qui dorénavant vient immédiatement à l’esprit lorsque l’on parle de politique. Des expressions du type « c’est de la politique!!! » ou encore évoquer la « politique politicienne » nous renvoie au discrédit généralisé qui touche le mot « politique ». Même s’il a sans doute toujours existé puisque déjà d’Alembert définissait la politique comme « l’art de tromper les hommes », l’emploi péjoratif s’est singulièrement généralisé. Il s’agit cependant d’un phénomène assez récent. Comme l’indiquait, non sans humour, le philosophe Michel Serres, il y eut un authentique bouleversement ces dernières années : « en 1968, lorsque je voulais intéresser mes étudiants, je leur parlais de politique ; lorsque je voulais les fais rire, je leur parlais de religion. Trente ans plus tard, si je veux les intéresser, je leur parle de religion et lorsque je veux les faire rire, j’aborde la politique ».

La perception de la politique a donc tendanciellement changé : le mot politique est dorénavant connoté par l’idée d’un univers nauséabond constitué de luttes permanentes pour des postes, de discours creux, de pratiques douteuses, de phrases assassines… Une telle perception existe et est fréquemment colportée mais il est pour autant très difficile de mesurer sa réalité et d’évaluer ses effets.

A l’opposé, l’usage normatif peut être mélioratif. Cet usage est devenu rare, mais on la retrouve dans une expression comme « cet homme est un fin politique » (s’agissant de quelqu’un qui n’exerce pas nécessairement une activité politique). Il s’agit alors de désigner quelqu’un d’habile, d’avisé.

L’usage descriptif renvoie à l’univers de l’administration d’un domaine, de la gestion d’un ensemble. Parler de « la politique africaine de la France », de « la politique sociale », de « la politique de Colbert » mais aussi de « la politique de tel groupe industriel », de « la politique de recrutement » renvoie à un usage assez neutre du terme politique.

Sy.La distinction entre ces deux usages est pourtant plus fragile qu’elle n’y paraît au premier abord. En effet, la distinction des faits et des valeurs n’est jamais absolue : depuis Hegel au moins, nous savons qu’il est impossible de conceptualiser (donc de juger) sans s’adosser à une réalité et qu’à l’inverse, on ne peut décrire sans impliquer peu ou prou des valeurs.

Ainsi parler de « politique de la ville » implique de reconnaître qu’il s’agit là d’une politique ce qui reste contesté par certains qui jugent soit que le mot fut créé pour masquer l’inaction, soit que cette politique n’existe pas en tant que telle car elle n’est qu’un sous-ensemble de l’aménagement du territoire. En outre, dire d’une politique qu’elle est nationaliste ou qu’elle est progressiste n’est jamais un usage neutre dégagé de toute connotation. En réalité, une expression est souvent connotée par son contexte : « la politique africaine de la France » peut devenir une formule péjorative car elle renvoie au dossier litigieux des pratiques mafieuses de la « France Afrique ».

Les usages générique et spécifique

Le critère retenu ici est, non l’existence d’un synonyme mais l’étendue de ce que recouvre le terme politique qui peut varier considérablement.

Les principaux sens du dictionnaire permettent de hiérarchiser ces significations en allant du plus étendu au moins :

  • En un premier sens, politique recouvre l’ensemble des affaires publiques : par exemple, « l’affaire Dreyfus est une affaire politique et non une simple affaire criminelle ou militaire » ; « l’affaire du foulard islamique n’est pas religieuse mais politique » ; « le développement du génie génétique est politique et non scientifique ». Dans tous ces cas, le mot politique renvoie à un choix intéressant l’ensemble de la société. Dans une formule comme « la politique de la France », c’est même l’ensemble de ces choix qui est visé. Cette acception est générique précisément parce qu’elle renvoie à l’ensemble de la société.
  • En un second sens, politique désigne le fait de gouverner une société humaine : ici, le mot recouvre un segment de la société chargé de conduire ou diriger, d’orienter et mettre en œuvre les choix. Telle est le sens d’une expression comme « la classe politique ». Ici, le mot politique est spécifique en raison du nombre de personnes directement impliquées.
  • En un troisième sens, politique désigne non le fait mais la manière de gouverner : sous cet angle, la politique sera de droite ou de gauche ; elle sera conservatrice, réactionnaire, progressiste, socialiste, libérale, nationaliste… Cela peut être aussi une politique expansionniste, colonialiste, impérialiste, interventionniste… Le terme est ici spécifique du fait des valeurs particulières qui inspirent l’action.
  • En un quatrième sens, politique désigne une tactique, une stratégie, un ensemble de techniques : la « politique électoraliste ou populiste de Jacques Chirac », la « politique de l’autruche », « la politique de la chaise vide », la « politique machiavélienne ou florentine de Mitterrand », « la politique Bling Bling de N. Sarkozy ». Dans tous ces cas, l’acception est spécifique par les moyens mobilisés.
  • En un cinquième sens, politique désigne l’administration ou la gestion d’un domaine : sous cet angle, la politique renvoie à des secteurs comme lorsqu’on parle de politique agricole ou de politique culturelle, à des catégories d’autorités publiques (les politiques municipales, la politique communautaire…). Ici, le sens de politique est spécifique en raison de l’objet partiel impliqué.


Plutôt que de balayer chaque discipline pour apercevoir quel sens elle confère au mot politique, ce qui serait insuffisant car chaque école ou courant de pensée à l’intérieur d’une discipline véhicule sa propre conception de la politique, nous proposons de montrer combien le mot politique peut avoir une extension considérable.

Pour cela, nous emprunterons un exemple fourni par Jacques Lagroye :
  • soit un repas à l’Élysée ou à Matignon : le chef de l’État ou du gouvernement, assisté de quelques ministres et conseillers techniques, discutent avec une délégation étrangère ou bien avec d’autres responsables comme différents membres du conseil constitutionnel ou encore différents responsables de partis ou de syndicats… Comme l’écrit Jacques Lagroye : « tout est ici politique : les rôles fixés par les textes et la pratique, les places assignées qui sont chargées de sens, la mise en scène des institutions, les titres des invités, les discours et le langage, les promesses et les menaces voilées ».
  • soit un repas chez le président d’une chambre de commerce et d’industrie dans une petite ville de province : en apparence, rien n’est ici politique. Le lieu est privé, les hôtes sont des amis et leurs titres n’expliquent pas leur présence (un conseiller municipal ou général est là mais parce qu’il joue au golf avec son hôte). Pourtant, tout peut aussi être politique : ces invités ont un carnet de relations très fourni, ils connaissent les opinions et les positions des dirigeants locaux et discutent de tel ou tel projet fustigeant au passage les lenteurs de l’administration, le désengagement de l’État, les intentions troubles de tel ou tel… « Peut-être même ces invités que tout rapproche – leurs goûts, leurs loisirs, les attachement à l’école privée et les clubs qu’ils fréquentent – ont-ils en commun de financer les campagnes électorales des partis d’opposition et trouvent-ils dans cette rencontre amicale des arguments supplémentaires pour continuer » (ibid.). Ajoutons peut-être un nouvel arrivant (le futur gendre du président de la chambre) est-il intronisé dans le cercle et profitera un jour du départ d’un baron local pour candidater à une élection en tant que successeur ? Peut-être même qu’un investissement de la CCI est en débat lequel n’est pas sans arrière-pensée (montrer à tous l’incurie de l’équipe municipale en matière de développement économique local)… La réunion est-elle politique en raison de la qualité des membres : ce sont là des « gens importants » dotés de positions économiques ou sociales favorables qui les conduiraient « naturellement » vers la politique ?
  • soit un repas dans une famille d’ouvriers ou d’agriculteurs, de commerçants : le repas est-il moins politique ? Là encore, les apparences laissent penser que rien n’est ici politique. Personne ne connaît de responsable politique sauf par la télévision ; personne n’a accès aux hautes sphères locales. On y discute des vacances passées et à venir (s’ils en prennent), de la voiture, de l’état de santé du grand-père. Un consensus règne pour ne pas aborder ces « questions politiques » qui ennuient tout le monde. Pourtant, au cours de la conversation, la grève de la semaine dernière est commentée, différents faits divers sont passés en revue et solennellement ponctués par une déclaration commune affirmant que ce gouvernement ne fait rien en matière d’insécurité, que les prisonniers ont tous les droits tandis que les policiers ont toujours les médias sur le dos. L’attitude du patron sur tel dossier est commentée et deux ou trois formules sur la corruption des politiques sont lancées à l’assemblée. Des enfants sont là dans un coin et ils commencent à apprendre à porter des jugements sur la société. Contre toute les apparences, la politique est là sous une forme diffuse, cachée à travers la socialisation des enfants, à travers la consolidation des positions du groupe, des jugements de chacun…

Ces exemples attestent d’une chose : la politique est potentiellement présente dans de très nombreux faits sociaux mais cela n’implique pas que tout soit politique. Ce qui est politique ici, c’est le type de regard qui est projeté sur l’événement non l’événement lui-même.

A l’inverse, un événement considéré comme éminemment politique peut être regardé sous un autre angle : le couronnement de Napoléon par David, le portrait du roi d’Espagne (les Ménines) par Vélasquez, le destin de Louis de Bavière vu par Visconti (Ludwig. Le crépuscule des dieux) révèlent des regards esthétiques sur le pouvoir ou un regard poétique sur la folie d’un homme qui sombre.

Mieux définir le regard politique sur les faits est cependant difficile car les méthodes employées varient selon les disciplines et les courants.

Trois questions et donc trois critères serviront de point de départ pour tenter de fournir une définition de la politique : la question «  Qui ?  » qui implique le critère organique et débouche donc sur une définition par l’organisation ; la question «  Comment ? » qui engendre le critère matériel et débouche sur une définition par les moyens ; la question «  Pourquoi ?  » qui recouvre le critère finaliste ou téléologique et débouche sur une définition par la fonction.

En posant la question «  Qui ?  » pour tenter de saisir la politique, nous nous inscrivons directement dans le droit fil de la pensée d’Aristote.

En effet, ce dernier affirme que « la communauté politique est celle qui est souveraine entre toutes et inclut toutes les autres » (Aristote, Les politiques, I, 1, 1252 a 5-7). En d’autres termes, la cité est la communauté qualitativement la plus haute et quantitativement la plus englobante. Elle est la réalité naturelle et ultime de la politique. A vrai dire, la politique n’est même rien d’autre que l’activité de la polis donc de la cité. A l’époque moderne, la politique ne serait donc que l’activité de l’État qui constitue le prolongement de la cité. De multiples facteurs ont contribué au succès de cette thèse. Citons pêle-mêle : la redécouverte d’Aristote au moment même où l’État émergeait (fin du moyen-âge) ; l’identification de l’État à la nation et plus généralement la tendance à considérer l’État à la fois comme un horizon nécessaire, indépassable et comme une personne ; la généralisation de cette approche institutionnelle du politique par la tradition juridique en particulier avec des auteurs comme Maurice Hauriou ou plus tard Marcel Prélot.

Rq.Critique
Cette approche est susceptible de plusieurs critiques fondamentales. Tout d’abord, l’État n’est pas le tout de la politique ; il existe des phénomènes politiques comme des insurrections, des grèves, des mouvements d’opinion… qui ne relèvent pas de l’État. Ensuite, et à l’inverse, il existe dans l’État des activités qui ne sont clairement politiques : des maîtres-nageurs au bord d’une piscine ou les gardiens d’un musée sont des agents publics sans que leurs activités ne soient principalement politiques. Par ailleurs, assimiler la politique à l’État revient à se polariser sur une figure historique déterminée de l’organisation sociale en méconnaissant les autres formes d’organisation que révèle notamment l’anthropologie. Enfin, cette approche conduit à octroyer une primauté à la dimension institutionnelle et plus généralement à l’étude des normes officielles par rapport aux pratiques sociales et aux normes officieuses.

L’une des définitions célèbres de la politique est fournie par Max Weber. Le père fondateur de la sociologie politique écrivait : « est politique un groupement de domination dont l’existence et la validité des règlements sont garanties de manière continue à l’intérieur d’un territoire géographique déterminable par l’application et la menace d’une contrainte physique de la part de la direction administrative ».
Dans les commentaires qui suivent cette définition, Weber donne une indication fondamentale : « Il n’est pas possible de définir un groupement politique pas même l’État en indiquant seulement la fin de son activité de groupement. En effet, il n’existe pas de fin depuis le souci du ravitaillement jusqu’à la protection des arts, que le groupement politique n’ait à l’occasion suivie (…). C’est pourquoi on ne peut définir le caractère politique d’un groupement uniquement par le moyen – élevé, le cas échéant, à la hauteur d’une fin en soi – qui ne lui est pas propre à lui seul mais qui est certainement spécifique et indispensable du point de vue de son essence, à savoir la violence » (ibid., p 98).

De cette définition et cette précision, nous devons retenir trois éléments :

(1) Weber juge impossible une définition de la politique à partir de sa finalité car celle-ci est toujours multiple ;

(2) Weber, par défaut, recourt à une définition matérielle par les moyens ;

(3) il en retient trois qu’il juge pertinents : un territoire, une direction ou organisation administrative et la contrainte physique.

Cette définition est large et permet de couvrir aussi bien l’État que la mafia. Pourtant certains phénomènes essentiels de la vie politique échappent à cette définition : une élection, un débat parlementaire, un programme d’allocation sociale ne font pas appel directement à la contrainte physique.

Derrière cette définition apparemment objective se cache un choix théorique fondamental : celui d’affirmer que l’essence du politique est la violence. Cela renvoie à la philosophie wébérienne constituée pour partie d’une vision désenchantée du monde et de l’homme dont le soubassement est une anthropologie agonistique (la joute, le conflit est l’essence des choses).

Pour les pères fondateurs de la philosophie politique que furent Platon et Aristote, la politique pouvait être définie à partir des propositions suivantes :

(1) la politique est une activité spécifique qui est naturelle à l’homme ;

(2) elle se définit par sa finalité ;

(3) elle possède une primauté sur toutes les autres activités ;

(4) elle implique l’organisation d’un pouvoir ;

(5) la nature de ce pouvoir (le meilleur régime politique) est la question politique fondamentale.

Le second trait nous intéresse ici particulièrement. Selon Aristote, la finalité du politique est l’eu-zen, le bien vivre. Ce souverain bien (summum bonum) est le plus englobant et le plus parfait : il n’a d’autre fin que lui-même. Cette substance existe par elle-même ou encore, ce souverain bien est un bien non par autre chose mais par lui-même. La cité qui le réalise est donc autarcique.

A partir de la Renaissance, l’idée d’un Bien s’imposant à tous est largement discutée. Avec Machiavel et la philosophie moderne, l’idée d’un Bien objectif définissant la finalité de la politique est récusée en raison d’une autonomie de la politique par rapport à la morale. Machiavel conçoit donc l’action politique à travers la seule logique des moyens c’est-à-dire l’ensemble des techniques permettant l’acquisition et la conservation du pouvoir. Pour autant, le florentin ne parvient pas à éliminer totalement l’existence d’une fin ; en tant que conseiller du Prince, il vise en effet à permettre l’instauration d’un pouvoir durable. Ce n’est donc plus la finalité morale mais la finalité historique qui prime : la pérennité du pouvoir.

Dans le contexte des guerres de religions, des théoriciens comme Hobbes avancent l’idée que la finalité de la politique n’est pas la recherche du souverain bien mais l’évitement du mal absolu : la mort et donc la violence, l’insécurité. Si « l’homme est un loup pour l’homme à l’état de nature », la seule solution consiste pour chacun à renoncer à une partie de sa liberté au profit d’un tiers qui garantira la préservation de la vie. Là réside la mission et donc la finalité de ce Léviathan, de ce tiers au contrat aux pouvoirs immenses qu’est l’État.

Kant de son côté récusera définitivement la possibilité de s’adosser au Bien qui reste largement indéterminable et est surtout subjectif (chacun en a une idée différente et aucun critère a priori ne permet de le définir) ; la politique ne peut donc être définie que par le juste c’est-à-dire en ayant une finalité éthique et non pas morale sur laquelle on s’accorde et non qui s’impose à tous comme objective. Tandis que l’éthique met l’accent sur la procédure, la morale met en exergue le contenu, la substance. Le renversement est alors complet : la politique n’est plus appréhendée par le haut à partir d’une finalité qui s’impose à elle mais par en bas à partir de la volonté de chaque personne. Rousseau ajoute que ces volontés individuelles sont susceptibles de former un « intérêt général ». Cette notion devient la finalité de la politique. Mais ce concept n’est pas exempt de difficultés. Pour ne prendre qu’un exemple, Marx dénoncera cette illusion qu’est « l’intérêt général » et qui, en réalité, n’est qu’un intérêt partiel, celui de la classe bourgeoise dominante.

En résumé, l’impossibilité de définir la politique à partir de sa finalité ne résulte pas d’une contestation sur le principe même d’une finalité ; même Machiavel qui déploie une logique des moyens recourt bien à une finalité historique. L’impossibilité d’une définition par la finalité résulte plutôt des multiples candidats possibles : le bien vivre chez Aristote, la permanence historique chez Machiavel, la survie ou l’évitement de la mort chez Hobbes, l’intérêt général chez Rousseau (ce ne sont là que quelques exemples).

Sy.Cette première ébauche ne nous permet pas d’accéder à une définition. Pour autant, ce détour nous permet de saisir quelques traits fondamentaux du politique :
  • primo, la politique est une activité qui suppose bien une organisation, une autorité instituée à cette fin ;
  • secundo, la politique requiert des moyens dont la violence est peut-être le plus significatif ;
  • tertio, la politique n’existe qu’au regard d’une finalité qui lui est propre mais elle peut être envisagée de plusieurs façons.

Section 2 : Les frontières imprécises de la politique


Faute de pouvoir appréhender l’essence du phénomène politique ou de pouvoir rassembler ses traits distinctifs dans une définition permettant de saisir l’objet, l’investigation ne peut se poursuivre qu’en tentant de délimiter ce dont on parle. Mais là encore, les obstacles se révèlent difficiles à franchir : le domaine du politique n’a pas des frontières très claires d’autant qu’elles ont varié dans l’histoire.

Deux thèses peuvent être soutenues tout en étant également vraies :
  • La première souligne la différenciation de la politique du reste de la société. La politique est alors comprise comme un domaine spécialisé et spécifique.
  • La seconde thèse soutient, au contraire, le caractère englobant de la politique.


D’un côté, le profane identifie la politique à un secteur : celui de « la classe politique ». D’un autre côté, la plupart des ouvrages généraux de science politique insistent sur le fait que la politique constitue un secteur au sein de la société globale et concluent à l’existence d’une sphère spécifique limitée aux élites, aux institutions y compris les partis politiques, les groupes d’intérêts et autres réseaux. Pour certains, ces « dominants » ne seraient même que des « entrepreneurs politiques dotés de ressources matérielles et symboliques considérables ». Dans tous les cas, la même idée affinée par la sociologie s’impose : la politique peut être comprise comme un domaine s’opposant à d’autres secteurs comme la famille, la religion, le travail.
Pour illustrer la profondeur de cette thèse mais aussi ses limites, deux exemples parmi les travaux importants de la philosophie et de la sociologie récente peuvent être retenus.

- Le premier ouvrage est celui du philosophe américain Michael Walzer  intitulé Spheres of justice. A Defense of Pluralism and Equality.

Walzer s’attaque à la tradition du rationalisme qui depuis Aristote jusqu’à John Rawls identifie la justice à l’idée d’un partage juste de tous les biens selon un critère unique. Il s’accorde avec cette tradition sur un point : le problème de la justice est bien celui de la distribution des biens (définition aristotélicienne reprise par Rawls). Ce qui choque Walzer, c’est l’idée d’un critère unique. Selon lui, la réflexion sur la justice a toujours été marquée par une revendication à l’universalisme précisément parce que ce critère était unique (donc le même pour tous dans tous les cas). Ce critère de la justice est traditionnellement appelé l’égalité. Or, en comprenant l’égalité d’une manière unidimensionnelle comme valant pour tous et dans tous les cas, on induit une uniformité et on s’interdit de comprendre le pluralisme. L’idée de Walzer est alors qu’il faut repenser l’égalité de manière à ce que justice ne rime pas avec universalisme et uniformité mais avec pluralisme et diversité. Telle est la thèse générale défendue dans cet ouvrage.

- Luc Boltanski compte assurément parmi les quelques sociologues français contemporains qui ouvrent des pistes de recherche extrêmement fécondes. Boltanski privilégie l’action quotidienne des individus qu’il tente d’éclairer au moyen d’une sociologie originale. Dans son important ouvrage De la justification. Les économies de la grandeur, il s’intéresse à cette phase spécifique qu’est la suspension de l’action en raison de l’émergence d’un conflit prenant la forme d’une dispute, de la discorde. Une parenthèse s’ouvre alors où chacun est mis en demeure de se justifier. L’hypothèse de travail de Boltanski et Thévenot est alors qu’il existe une pluralité de registres de justification. Une nouvelle fois, la société globale va être découpée en tranches comme chez Walzer. Mais il ne s’agit plus ici de sphères de justice ; Boltanski et Thévenot parlent de « cités ». Les registres de la justification sont des cités au sens où chaque registre est ordonné autour d’une conception particulière du bien et de la justice.

Cette conception spécifique du bien propre à chaque cité implique une manière originale de mesurer la grandeur des personnes pour chaque registre de justification ; les auteurs parlent de « principe d’équivalence ». En d’autres termes, les cités ne sont pas seulement un classement des différents types d’action ; elles désignent aussi des échelles pour les évaluer. C’est pourquoi chaque cité est aussi une « économie de la grandeur ». Mais les registres de justification ne renvoient pas seulement à des principes, à une grammaire du lien institué par la cité ; ils renvoient aussi à un ensemble d’objet qui sont soumis à ces principes, à cette grammaire. L’ensemble de ces objets constitue un « monde » c’est-à-dire un ensemble de références établies relevant de l’univers étudié. En résumé, un registre de justification contient à la fois des principes structurant une « cité » et un ensemble d’objets circonscrivant un « monde ».

A ce stade, une parenthèse doit être ouverte concernant la méthode originale utilisée par les auteurs. Pour saisir la grammaire, les principes structurant une cité, les auteurs utilisent des œuvres théoriques. Dans un second temps, pour attester de la présence de ces principes dans la réalité (étape de la validation empirique), les auteurs analysent les guides destinés aux entreprises et qui enseignent comment agir. Le croisement de ces deux recherches aboutit à la situation suivante :
  • la cité marchande : les principes régissant cette cité sont identifiés grâce à l’œuvre d’Adam Smith valorisant le marché ; empiriquement, ces principes se retrouvent dans les guides pour réussir dans les affaires ; ici, la grandeur d’une personne dépend de sa possession de biens rares soumis à la convoitise de tous (le critère est donc le prix fixé instantanément) ;
  • la cité inspirée : les principes sont recherchés grâce à l’œuvre de Saint Augustin (La Cité de Dieu) et sont vérifiés par l’examen des guides de créativité s’adressant aux artistes ou ceux portant sur le lien entre la personne et la totalité chez les mystiques ; ici, la grandeur d’une personne dépend d’une grâce, d’un don ;
  • la cité civique : les principes sont identifiés grâce au Contrat social de Jean-Jacques Rousseau tandis que la validation empirique est effectuée au moyen des guides syndicaux basés sur la volonté collective et l’égalité ; ici, la grandeur d’une personne réside dans sa capacité à subordonner son intérêt propre à celui de tous manifesté par la loi ;
  • la cité de l’opinion : les principes sont tirés de la conception de l’honneur chez Thomas Hobbes axés sur la reconnaissance par les autres; ils sont vérifiés par l’examen des guides des actions publiques ; ici, la grandeur d’une personne dépend de sa renommée, de l’opinion des autres ;
  • la cité industrielle : les principes sont issus de l’œuvre de Saint-Simon et mettent en avant l’efficacité et la compétence ; la validation empirique s’opère par l’examen des guides de productivité ; ici, la grandeur d’une personne dépend de sa capacité à percevoir l’utilité sur le long terme ;
  • la cité domestique : les principes sont extraits de l’œuvre de Bossuet et de quelques autres moralistes et souligne le rôle de la confiance au sein d’une collectivité tout en passant par une chaîne de relations ; la vérification empirique est réalisée à travers les guides du savoir-vivre ; ici, la grandeur d’une personne se mesure à sa loyauté, à sa fidélité à l’intérieur de la maisonnée.

Sy.Boltanski et Walzer partagent sans aucun doute quelques idées forces : tout d’abord, tous deux s’interrogent sur la place du politique au sein de l’univers social dans son entier ; ensuite, cette place se trouve conditionnée par l’idée de pluralité à l’intérieur de l’univers social (pluralité des sphères de justice ou des cités c’est-à-dire des registres de justification) ; enfin, tous deux sont conduits à affirmer la spécificité du politique d’un double point de vue : d’une part, le politique n’est qu’un segment, qu’une fraction de l’univers social ; d’autre part, la politique est un domaine autonome par rapport aux autres sphères. Il ne relève par exemple ni de l’économique (la logique marchande), ni du médiatique (logique du prestige) et a ses principes propres.

Le paradoxe de la politique réside dans le fait qu’elle est à la fois le tout et la partie.

Si Walzer et Boltanski permettent de comprendre en quoi elle est une partie, en revanche, ils n’éclairent pas en quoi elle peut être le tout.

C’est aussi à cette conclusion que parvient Paul Ricoeur dans la lecture parallèle de ces deux œuvres. Ainsi écrit-il : « je me demande si chez Boltanski comme chez Walzer on n’a pas sous-estimé l’importance du paradoxe du politique résultant du fait que la cité civique est et n’est pas une cité comme les autres, en tous cas pas au sens où le sont le marché, la maisonnée, la cité inspirée ».

Mais à quoi peut renvoyer l’idée que la politique est le tout, qu’elle est une sphère englobante ?

Aristote est incontestablement celui qui a mis en valeur le premier et le mieux ce trait. Au début de l’Éthique à Nicomaque, il affirme que la politique qui concerne d’abord l’action est « la science suprême et architectonique ». A cette science sont subordonnée la stratégie, l’économique, la rhétorique (Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1 1094 a26 – 1094 b 5). Aristote ne cherche pas à affirmer que « tout est politique » mais plutôt que la politique est le tout. Cela signifie qu’il ne vise pas à dénier l’existence d’autres sphères comme l’économique : l’économie a bien une spécificité et donc une autonomie par rapport au politique. Cependant, la politique bénéficie d’une primauté parce qu’elle est la plus englobante et donc qu’elle conditionne les autres secteurs d’activité. En d’autres termes, la place qu’occupe chacune des cités évoquées par Boltanski dépend d’un choix politique. Une société qui interdirait l’art (donc dénie à la cité inspirée son existence et sa place) ou qui pose comme principe que « tout est économique » met en œuvre une décision politique résultant d’une théorie ou d’un principe politique.

Dire que la politique est une sphère englobante ne signifie donc pas lui octroyer une exclusivité mais c’est lui reconnaître une dimension inclusive ; elle ne se substitue pas aux autres sphères mais elle conditionne leur reconnaissance. D’une certaine manière, Walzer le reconnaît implicitement : en déclarant que le rôle de la politique libérale est d’assurer « un art de la séparation », il suggère que la politique possède le rôle général de répartition des sphères de justice y compris celle qu’il appelle la sphère politique. Chez Boltanski également, quelques éléments pointent en ce sens : il reconnaît la possibilité de transfuges capables de passer d’une cité à l’autre ; ce transfert n’est possible qu’en raison de la reconnaissance d’une « commune humanité » impliquant la reconnaissance du semblable. De cette reconnaissance préalable à la constitution des cités, découle l’interdiction de l’esclavage, le rejet de la sous-humanité. A ce principe supérieur de reconnaissance s’ajoute celui de dissemblance : tous deux esquissent une politique générique agissant en amont des cités.

Les contours de la politique n’ont cessé de bouger au cours de l’histoire occidentale. Dans les lignes qui suivent, nous essayons de retracer les grands traits de cette évolution en esquissant les caractéristiques de la dynamique politique conduisant à élargir sans cesse le champ de la politique.

Les Grecs distinguaient la sphère de la polis c’est-à-dire la chose commune à tous les citoyens de la sphère de la maison (oïkos) propre à chaque individu.

La vie politique se déroulait sur l’agora (le marché) mais était indépendante de lui et dans les assemblées accessibles à tous les citoyens dans la démocratie athénienne. La qualité de citoyen s’adossait à la qualité de maître de maison (oïkosdespotès). Il fallait donc être à la tête d’une « maisonnée » c’est-à-dire posséder une maison, une femme, des enfants, des esclaves… pour être citoyen. Ce lien s’exprimait par le fait que la déchéance de la qualité de citoyen, par exemple lors de la proscription par ostracisme, impliquait l’expropriation et la destruction de la maison. Ce statut de maître de maison dépassait la simple propriété des biens ou des forces de travail (les esclaves). Si l’un des éléments constitutifs manquait, le statut tombait.

Cette opposition entre maison et agora recouvrait aussi une opposition entre une sphère hiérarchique de la nécessité et une sphère publique de l’égalité et de la liberté.

Cette opposition délimitait les contours de l’activité politique.

Les éléments exclus de la politique grecque :
  • L’économie : l’éco-nomie (oïkos-nomos) désigne les règles propres à l’espace de la maison. Pour les Grecs, l’enjeu de cet espace est la survie matérielle ; il est donc naturel qu’il soit un espace hiérarchique où règne l’inégalité. Mais c’est là un champ extérieur à la politique.
  • Le social : par extension, c’est tout le champ du social qui échappait à la politique. Par exemple, la politique n’avait pas à intervenir dans la question du travail. Pour les Grecs, le travail était vu négativement (on méprisait ceux qui étaient obligés de travailler). C’était une activité inférieure liée à la survie matérielle. La politique, qui était l’activité la plus haute, n’avait pas à intervenir dans ce secteur. De même, la politique n’avait pas à s’occuper des défavorisés comme les esclaves.
  • La science : pour les Grecs, la science est du domaine de « l’exact », de la vérité éternelle. Elle se situe au-delà du monde humain sur lequel les hommes peuvent intervenir. Aristote la décrit comme relevant du monde parfait des dieux.

Les éléments inclus dans la politique grecque
  • La guerre et la paix : l’activité première de la Cité était de déterminer si elle devait faire la guerre ou la paix à d’autres cités proches ou lointaines. D’une manière plus générale, l’ensemble des « affaires étrangères » ou des « relations extérieures » relevaient de la politique.
  • La justice : le principe clé de la justice était que toute atteinte à une personne ou aux biens donne lieu à une sanction ordonnée par un tribunal (souvent populaire). La vengeance, la justice privée était très largement interdite sauf dans quelques cas mineurs. Il était très courant que l’on recherche la responsabilité des hommes publics (surtout des dirigeants) pour des fautes dans l’exercice de leurs fonctions et cela passait par un procès. Là aussi, la justice était considérée comme l’essence de la cité au point que justice et politique se confondait largement.
  • L’éducation : l’une des préoccupations majeures de la cité est la formation de ses citoyens. Les Grecs furent les premiers à affronter la question de l’éducation c’est-à-dire la manière de préparer la jeunesse à l’avenir sans s’en remettre à la seule tradition. Comme le suggère le grand historien de l’éducation Henri-Irénée Marrou, les Grecs ne s’occupèrent pas des enfants dont l’apprentissage était laissé aux femmes et aux esclaves. Ils se polarisèrent sur la formation de l’homme ; elle était surtout réservée aux fils de bonnes familles et à ceux qui se destinaient au pouvoir dans la cité. Au départ, il s’agit plutôt d’initiatives privées : les philosophes présocratiques créent des écoles avec leur propre système de formation ; Platon créé l’Académie et Aristote le Lycée. Mais il existe une sorte de contrôle social sur les contenus : si les thèses soutenues sont trop choquantes, le fondateur est mis en cause et éventuellement chassé de la cité. Socrate subit ainsi un procès parce qu’il est accusé de détourner la jeunesse du respect des dieux même si, en réalité, on lui reproche de trop critiquer la démocratie et de soutenir le régime autoritaire de Sparte. La cité favorise l’éducation en invitant des « grands maîtres » ; elle contrôle indirectement les contenus et les implications même si tout le système repose sur des initiatives individuelles souvent payantes.
  • La culture et la religion : la culture et la religion sont aussi au cœur de l’activité politique. On consulte souvent les dieux avant une décision importante. En ce sens, la religion est omniprésente même si les décisions et les débats ne portent jamais sur la place du religieux. Les dieux constituent une sorte d’arrière-plan à l’activité politique sans être vraiment au cœur des débats politiques. Dans le même ordre d’idées, la politique se traduit par une activité culturelle intense : être un grand homme politique, c’est faire de beaux discours pour convaincre ses citoyens mais aussi plaire aux dieux ; c’est aussi édifier des bâtiments avec une architecture monumentale et stylisée pour manifester la grandeur de la Cité, organiser son fonctionnement mais aussi et encore, plaire aux dieux.


L’Empire romain puis l’Empire chrétien du Moyen-âge vont largement chambouler cette donne de départ.

En particulier durant le Moyen-âge, la politique est totalement absorbée par la religion.

L’autonomie du pouvoir de l’Empereur et plus tard du monarque est contestée car il est le plus souvent conçu comme un simple instrument au service du christianisme. Entre la XIVème et le XVIIIème siècle, l’élément religieux sort progressivement du champ politique qui s’autonomie par rapport au pouvoir spirituel.

C’est aussi à partir de la renaissance que le champ du politique s’étend très largement dans le cadre d’un processus historique continu.

  • L’économie

A partir du XIIIème siècle et de la révolution communale, la question de la production de richesses et d’un développement du commerce devient importante et même majeure. à la même époque, la transcendance divine commence à reculer et être mise en cause. La richesse cesse d’être vue comme une faute morale. Le christianisme interdisait, par exemple, le prêt à intérêt qui lui semblait moralement inacceptable et constituait « un enrichissement sans cause ». Cet univers intellectuel va s’estomper progressivement et permettre ainsi le développement du commerce autour des grandes villes marchandes. Le capitalisme naît grâce à un mouvement de renversement intellectuel qui font que les questions touchant au travail, à la richesse ne sont plus soumises à l’emprise de la religion et sont considérées comme des questions individuelles mais aussi collectives relevant de la politique. Les premières pensées de l’économie émergent ainsi à partir du XVIème siècle dans le cadre des états naissants : les bullionistes au XVIème siècle qui s’interrogent sur la manière d’enrichir les empires espagnols et portugais à partir de la colonisation de l’Amérique du Sud ; le mercantilisme en France et en Angleterre qui, au XVIIème siècle, s’incarnera dans la politique de Colbert… Dès cette époque, les questions économiques (richesse, travail…) ont quitté le giron de la famille (de la maison propre aux Grecs) ou de la religion pour devenir des questions de société traitées par le pouvoir institué. Ce mouvement ne cessera de prendre de l’ampleur : au XVIIIème siècle, l’économie politique devient une discipline centrale pour le pouvoir ce que la révolution industrielle du XIXème ne fera que confirmer et amplifier.

  • La science

Jusqu’au XVIIIème siècle, les catastrophes naturelles ne sont pas des questions politiques ; elles sont perçues comme les châtiments que Dieu envoie aux hommes pour leurs péchés et sont en même temps l’occasion de redécouvrir le chemin du salut. Lutter contre ces fléaux ou dénoncer l’inertie des gouvernants dans ce domaine apparaît alors comme un non-sens. Avec la modernité, le rôle structurel de la religion s’efface tandis que s’affirme l’idée d’un pouvoir grandissant de la science et d’un « progrès infini de celle-ci ». Dans ce nouveau cadre intellectuel, il devient possible d’agir sur la nature si bien que la revendication d’une politique de prévention émerge. Jusqu’ici, un tremblement de terre, une sécheresse ou une famine n’étaient pas imputées au politique. Il n’y pouvait rien car cela dépendait de Dieu. Mais à partir du moment où la science proclame pouvoir « maîtriser la nature », alors ces catastrophes cessent d’être considérées comme naturelles (c’est-à-dire issues de la fatalité divine) pour devenir humaines et même sociales ou politiques. Très tôt, les famines engendrent des revendications de distribution de pain par le pouvoir ou de baisse autoritaire des prix ce qui montre que la politisation de l’économie s’est réalisée très vite (et fut comprise par les populations). Plus tard, on attend du pouvoir la possibilité de prévenir les catastrophes et d’y remédier. Mais cela a de grandes conséquences puisque cela signifie que le pouvoir va intervenir sur le terrain de la construction ou des techniques agricoles (en améliorant les rendements par exemple). Les développements de la science vont de plus en plus poser des questions politiques : que l’on songe à l’arme atomique et au nucléaire, aux thérapies géniques, au clonage pour lequel le pouvoir politique est venu limiter le champ des recherches en interdisant le « clonage reproductif »… En accroissant les limites du pouvoir de l’homme, elle accroît simultanément le champ d’intervention de société dans son ensemble à travers son pouvoir politique.

  • La question sociale

Le monarque a toujours eu un rôle à l’égard des plus démunis (pauvres, malades…) mais cela s’inscrivait dans une logique chrétienne de l’assistance et de la charité. Cette dimension demeurait très marginale, morale et personnelle. Il existait une large acceptation sociale de la pauvreté si bien que la question n’était pas considérée comme politique. C’est au XIXème siècle avec la révolution industrielle que la question sociale émerge dans les sociétés européennes. Dans la première moitié du XIXème siècle, la logique libérale conduit à considérer que les hommes sont victimes d’accident de la vie dont ils sont eux-mêmes responsables ou dont ils sont victimes en raison du hasard. « L’erreur » qui conduit à l’accident (la matérialisation du risque) est toujours une faute de l’individu due à son imprévoyance. Subir les conséquences de ses actes, c’est pouvoir apprendre et donc rectifier son comportement. Cette logique est remise en cause avec la révolution industrielle. D’une part, des populations entières doivent quitter leur campagne pour vivre d’une nouvelle activité. D’autre part, ces activités nouvelles (en particulier celles industrielles) génèrent des risques d’un nouveau genre et à grande échelle. La question de la gestion du risque émerge donc comme préoccupation politique. Dans un premier temps, l’état favorise un système d’assurances avec des sociétés de secours mutuel ou de compagnies d’assurance sans but lucratif. Ensuite, il socialise le risque en le prenant lui-même en charge à travers une couverture contre les accidents du travail puis contre la maladie, la vieillesse. C’est ainsi que naît progressivement un état-Providence qui couvre les principaux risques de la vie. Le développement de ce système s’effectue principalement après la seconde guerre mondiale. L’état encadre le travail et les activités parce qu’il veut contenir les risques. La même logique de développement vaut pour la pauvreté qui cesse, avec la révolution industrielle, de résulter de l’absence de travail. Au contraire, la pauvreté au XIXème siècle est due au travail ce qui pousse l’état à la prendre plus en considération et en charge. Au total, ce long processus fait basculer dans le champ politique un grand nombre d’activités que les hommes poursuivent dans les sociétés modernes. Par exemple, l’émergence d’un « 4ème âge » avec des populations très âgées et vulnérables a conduit récemment à s’interroger sur la nécessité pour l’état de couvrir ce risque de « dépendance » à travers des mécanismes spécifiques. L’extrême vieillesse devient ainsi une question politique.

  • La famille et l’intime

Dans la logique libérale, la famille relève de la sphère privée de l’individu qui doit être hors d’atteinte du pouvoir politique. Le libéralisme prolonge ainsi la distinction grecque. Cependant, la Révolution française dont l’inspiration est aussi républicaine a largement remise en cause cette ligne de séparation. Elle a cherché à façonner un individu nouveau en pénétrant jusque dans son intériorité. La IIIème République a prolongé ce mouvement qui est devenu un axe important de développement de l’intervention de l’état au XIXème siècle. Certes, l’expérience totalitaire a montré combien le pouvoir pouvait pénétrer à l’intérieur de l’intimité en prescrivant autoritairement des comportements transformant les choix personnels en autant de questions politiques. Le même phénomène existe d’une manière moins contraignante et plus souple dans les systèmes dits « libéraux ». Ainsi l’état va-t-il favoriser les naissances, réglementer la procréation (la procréation médicalement assistée, l’IVG…), interdire ou autoriser certaines unions nouvelles (familles recomposées, polynucléaires, le PACS…), interdire certains comportements (boire, fumer du tabac, tenir des propos racistes… tout en le tolérant dans l’espace privé)… De plus en plus, la politique concerne l’encadrement des comportements individuels, la régulation des choix personnels. Là encore, il s’agit d’une extension très nouvelle de la politique et qui demeure très variable selon les sociétés.

L’extension progressive des champs recouverts par le domaine du politique montre que de nombreux sujets peuvent devenir politiques. En même temps, tout n’est pas politique même si la politique est le tout c’est-à-dire la sphère englobante dans laquelle les choix globaux s’effectuent.

Une autre manière d’exprimer cette idée est la suivante : aucun problème n’est naturellement politique. En réalité, un problème devient politique à l’issue d’une certaine construction à la fois intellectuelle, sociale et institutionnelle. C’est ce que, dans le champ de l’analyse des politiques publiques, on appelle la question de l’émergence des problèmes publics. Précisons d’emblée qu’un problème ne devient public ou politique qu’à partir d’un certain seuil de visibilité sociale à partir duquel les médias et les responsables politiques (locaux, nationaux ou européens) doivent inévitablement se saisir du problème.

Les conditions de l’émergence d’un problème politique

Cela signifie aussi qu’un problème existant ne devient public ou politique que sous certaines conditions. En conséquence, un même problème peut parfaitement devenir public dans une société parce que les conditions sont présentes sans le devenir dans la société voisine. Par exemple, une jeune fille musulmane portant un voile à l’école devient un problème public en France car cela heurte la manière très particulière de concevoir la laïcité dans l’hexagone elle-même liée à une tradition républicaine ancrée. La Belgique voisine a connu le même problème car le cadre d’interprétation de cette question était le même qu’en France. À l’inverse, la Grande-Bretagne qui fut aussi confrontée à ce problème n’en fit pas un problème public ou politique. La jeune fille fut convoquée à l’école avec ses parents et une résolution amiable fut trouvée : elle peut porter un voile s’il est aux couleurs de l’école comme le sont les autres vêtements des élèves.

  • La catégorisation ( framing ) : une situation sociale donnée ne devient un problème public ou politique que grâce à un cadre d’interprétation sous-jacent. Un problème est toujours rattaché à une certaine « vision du monde » qui favorise ou empêche la « politisation » du problème. Par exemple, dans les années 1950-1960, la France est confrontée à un problème majeur de logement. L’amiante est déjà connue comme une substance dangereuse. Néanmoins l’urgence de loger dans des habitats salubres des millions de gens conduit à minorer ce problème. Lorsque les premières maladies liées à l’amiante sont repérées dans les années 1970, la question est traitée comme étant purement technique. Le cadre d’interprétation est donc qu’il s’agit d’une maladie professionnelle. La bataille est interne à la sécurité sociale pour savoir s’il faut ou non indemniser les travailleurs. Cette catégorisation empêche le problème de devenir public. Mais progressivement, la question de l’amiante cesse d’être envisagée comme une simple maladie professionnelle. Plusieurs tribunaux saisis vont décider que l’entreprise est responsable mais aussi que l’état a commis une faute car l’on connaissait les risques à l’avance. L’amiante devient ainsi un problème public dès lors que le cadre d’interprétation est celui d’un choix opéré entre « construction à tout prix » contre « impératif de santé publique ».
  • Les médiateurs ou porteur de cause : le problème ne devient jamais public par lui-même. Il existe toujours des « porteurs de cause » qui vont défendre une vision originale du problème en cherchant à l’introduire dans l’espace public. Dans le cas de l’amiante, il s’agit d’associations de victimes qui vont tout faire pour que le sujet soit conçu autrement et que la société en prenne conscience. De la même manière, la question des sans-logis va être introduite dans l’espace public par « les amis de Don Quichotte » à travers des actions spectaculaires (l’occupation du canal St Martin avec des petites tentes bleues au moment de Noël) pour alerter l’opinion publique. Ces porteurs de cause (stakeholders) véhiculent à la fois un problème, une manière de le comprendre et souvent une solution préconisée (rendre le droit au logement opposable).
  • L’agenda public : le problème n’est devenu politique ou public que lorsqu’il est inscrit sur l’agenda public. Cette notion d’agenda public recouvre plusieurs réalités. D’abord, le problème doit être inscrit comme thème de discussion de la société dans son ensemble (par exemple, dans les médias). On parle alors d’agenda systémique ou sociétal. Ensuite, les autorités politiques doivent manifester leur prise de conscience du problème. Il devra donc être inscrit sur l’agenda politique. Mais cela ne signifie pas qu’il y aura obligatoirement une action. L’autorité peut décider de ne rien faire, de refuser d’aborder ce problème, de simplement l’étudier… Simplement, elle donne un signe à la société en déclarant qu’elle a vu la question. Enfin, une fois la prise de conscience réalisée par l’autorité politique, celle-ci peut décider d’engager une action. Dans ce cas, l’inscription sur l’agenda politique est prolongée par une inscription sur l’agenda gouvernemental. Une réforme est alors en préparation qui passera par le conseil des ministres.
  • Les fenêtres d’opportunité : dans un ouvrage célèbre de 1984, le politiste américain John Kingdom a proposé de concevoir le lancement d’une politique sur le modèle du lancement d’une fusée. Comme on le sait, une fusée ne peut décoller qu’au sein d’une « fenêtre de tir » qui réunit les conditions optimales de décollage (notamment des conditions météorologiques mais aussi techniques…). Si la fenêtre est ratée, il faut attendre (parfois des mois) qu’une nouvelle fenêtre apparaisse. Il en va de même pour une politique. Il existe donc des conditions qui favorisent le décollage d’une politique. Kingdom évoque ainsi des « problem windows » comme l’explosion de l’usine AZF à Toulouse en septembre 2001 qui va ouvrir une « fenêtre » conduisant à rechercher de nouvelles solutions en matière de prévention et de traitement des risques industriels. Ce type de fenêtre résulte toujours d’un événement qui bouscule le cours des choses : crise économique, catastrophes naturelles, accidents… Un second type de conditions favorables sont les « political windows ». Il s’agit alors d’un changement de majorité politique ou de personnels dirigeants si bien qu’une idée peut devenir une réforme parce que la nouvelle équipe soutient le projet. Par exemple, l’abolition de la peine de mort ne fut possible qu’avec l’accession de la gauche au pouvoir en 1981. L’intérêt de ces fenêtres, selon Kingdom, est qu’elles permettent de faire converger 3 éléments constitutifs d’une politique publique : le courant des problèmes, le courant des solutions et le courant des priorités politiques.

Les formes de l’émergence

On peut relever plusieurs scenarii d’émergence d’un problème public débouchant sur une action publique.
  • Le scénario de la mobilisation externe : c’est le scénario le plus spectaculaire. Un groupe social réussit à imposer à l’espace public puis au pouvoir politique non seulement de prendre en considération un problème mais à l’envisager sous un angle nouveau. Ce groupe va opérer grâce à un militantisme et des mobilisations collectives. Ce fut par exemple le cas de la réforme de 1975 légalisant l’avortement en France qui fut le fruit de la mobilisation considérable effectuée par les mouvements féministes dans les années précédentes.
  • Le scénario de l’offre politique : les élections constituent une opportunité pour lancer une idée surtout si l’on est un petit parti un peu marginal. Les partis ont donc tendance à soulever des problèmes pour formuler une solution en bénéficiant de la caisse de résonance que constitue la campagne électorale. Par exemple, la question environnementale en France a émergé dans l’espace public grâce à la candidature écologiste de René Dumont en 1974. Les français ont découvert à cette occasion le problème et même le mot d’écologie. Après cette candidature, tous les partis ont commencé à se saisir du problème pour faire leurs propositions.
  • Le scénario de la médiatisation : dans les sociétés modernes, les médias occupent une place centrale et stratégique en raison de leur rôle d’amplificateur. Ils peuvent donc participer à la construction et à la diffusion d’un problème. Par exemple, les réformes des institutions américaines après l’affaire du Watergate sont largement dues au travail de la presse américaine dans la dénonciation des violations de la Constitution opérées par l’équipe de Nixon. De même, la révélation de l’affaire du Rainbow Warrior en 1985 (la France coule un bateau de Greenpeace qui dénonçait les essais nucléaires dans le pacifique) a conduit à une réforme des services secrets français.
  • Le scénario de l’anticipation : les autorités politiques (surtout administratives) peuvent aussi détecter un problème qui n’intéresse guère l’opinion publique. Elles vont alors formuler une réponse à la fois technique et politique. Très souvent, le problème émerge à partir d’une mobilisation d’un groupe interne à l’administration publique. Ce scénario se retrouve fréquemment pour les choix technologiques et industriels, pour les réformes de la sécurité sociale…
  • Le scénario du corporatisme sectoriel : le problème est soulevé à partir d’un intense travail de lobbying interne à l’administration publique. Cela suppose donc qu’un groupe d’intérêt ou de pression soit en lien permanent avec cette administration, ait développé avec elle une forme de co-gestion ou l’ait même colonisée de l’intérieur. Ce schéma est la règle dans les questions de Défense en raison du poids du principe du secret qui interdit que la question soit débattue dans l’espace public. Mais on retrouve aussi ce schéma pour les grands choix industriels aux conséquences financières considérables, pour la politique agricole (en raison du poids de la FNSEA au sein du ministère de l’agriculture…).

Conclusion : la politique entre action et savoir


La politique est impossible à définir d’une manière générique et générale.

D’une part, parce qu’elle recouvre aussi bien un domaine spécifique, celui de la lutte pour l’obtention du pouvoir et un domaine englobant intégrant l’ensemble des choix d’une société ;
D’autre part, parce que ses frontières n’ont cessé d’évoluer historiquement sous le coup de facteurs multiples.

Ainsi les manipulations génétiques ont pendant longtemps appartenu à la science-fiction c’est-à-dire qu’elles sortaient de notre horizon de compréhension scientifique ; elles sont ensuite devenues des questions scientifiques et techniques lorsqu’elles apparurent à l’horizon du possible et même du probable pour quelques spécialistes ; elles devinrent enfin des questions politiques lorsque la conscience collective d’un danger et la nécessité d’une décision collective émergea. Au-delà de la dimension d’innovation, cet exemple atteste du rôle de certains facteurs culturels.

Cet exemple fait jaillir un nouveau problème : la politique est à la fois réalité et conscience de cette réalité. Par exemple, elle désigne à la fois la lutte des partis et la connaissance intuitive ou structurée et réfléchie de cette lutte. En tant que réalité, la politique nous renvoie à l’ordre du vécu (y compris le sentiment) mais aussi celui de l’action c’est-à-dire exercer des choix pour résoudre des problèmes. En tant que conscience de la réalité, la politique nous renvoie à l’ordre du savoir et donc de l’établissement d’une possible vérité. La première dimension a été valorisée par tous ceux qui, tel Aristote, envisagent la politique comme un art c’est-à-dire un ensemble de pratiques ou des théoriciens du droit tel Carl Schmitt (conservateur proche du nazisme) qui voient dans la décision l’essence de la politique. La seconde dimension a été valorisée par tous ceux qui, comme Platon, envisagent la politique à partir de la vérité à laquelle seul le philosophe-roi peut accéder. Elle a pu engendrer l’illusion positiviste comme chez Auguste Comte d’une nécessaire substitution de la science à la politique. Mais cette voie est aussi représentée aujourd’hui par ceux qui perçoivent l’essence du politique dans la délibération préalable à la décision en conférant au débat la capacité de faire advenir une vérité certes révocable. Les deux dimensions ne sont cependant pas séparables et comme l’écrivait Raymond Aron, « la conscience de la réalité est partie de la réalité elle-même ».

Sy.Enfin, la politique recouvre ce que l’anglais distingue avec les termes de politics et policy. La policy renvoie à un programme d’action ou à une action publique ; elle désigne donc la politique au sens où nous parlons d’une politique de prévention routière ou encore la politique de conquête de Napoléon. C’est ce sens que privilégie l’analyse des politiques publiques. Politics renvoie lui à l’arène politique c’est-à-dire à l’espace où les différentes conceptions s’entrechoquent et où les différents groupes porteurs de ces conceptions se combattent. Là encore, ces deux dimensions sont très liées : le combat politique implique toujours peu ou prou des programmes d’action et ceux-ci ne peuvent jamais être décidés et exécutés sans des promoteurs qui agissent sur la scène politique.
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