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Qu’est-ce que la science politique ?



Toute introduction à une nouvelle discipline suppose de réaliser deux opérations :

  • d’une part, situer la nouvelle discipline à la fois dans l’espace des objets ou des pratiques (en identifiant quel objet on retient et quels objets on délaisse) et dans l’espace des savoirs (donc raconter les liens et les tensions avec les autres disciplines plus ou moins voisines) ;

  • d’autre part, situer la discipline dans le temps c’est-à-dire raconter sa dynamique interne, son évolution, son développement.


Avant d’entamer ce cheminement, nous devons apporter deux précisions en ce qui concerne la science politique :

  • d’une part, la science politique est une discipline relativement récente. Elle reste traversée par de très nombreuses polémiques,

  • d’autre part, la science politique ne doit pas être confondue avec l’activité politique ou l’activité journalistique sur la politique car elle va bien au-delà des métiers qui la rendent très visible.


Rq.En réalité, il existe une grande différence entre une analyse de science politique menée dans un cadre universitaire et un article de presse ou un discours politique. La clé fondamentale est la temporalité : le journaliste comme l’homme politique agissent sous des contraintes de temps considérables ; ils ont, au mieux, quelques jours pour rédiger leur article ou pour prendre une décision. Le chercheur a, à l’inverse, le temps pour lui : pour collecter les informations et s’assurer ainsi des choix plus larges ; pour construire ou tester des grilles d’analyse multiples ; pour évaluer les causes et les conséquences d’une action. La contrepartie est évidente : le chercheur est hors de l’action et son influence est souvent faible car il intervient « après la bataille ». Entre ces deux pôles (l’homme soumis à la contrainte de l’action et le chercheur détaché de cette contrainte), il existe tout un éventail de cas intermédiaires c’est-à-dire de métiers utilisant la science politique exigeant de se détacher en partie des contraintes de l’immédiateté en anticipant (ex : le conseiller en communication politique qui analyse le positionnement d’un candidat pour établir une stratégie).

Section 1 : L’Édification historique de la science politique


La réflexion sur la politique n’est pas une activité nouvelle. On la trouve dès la Grèce antique. Mais l’objet de cette réflexion, sa forme et ses méthodes ont profondément changé à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Dans le sillage des autres grandes sciences sociales (économie, sociologie…), la science politique s’est affirmée principalement au XXe siècle en recherchant une certaine objectivité scientifique et une rigueur méthodologique. Comme toutes ses disciplines récentes, sa construction fut lente et difficile si bien qu’elle dû batailler pour obtenir une reconnaissance officielle.

La nécessité d’une authentique science politique est une revendication ancienne. On la trouve déjà chez Platon et Aristote, puis au XVIIe siècle chez Thomas Hobbes (1588-1679) ou dans La Science nouvelle de Giambattista Vico (1668-1744), plus tard chez Montesquieu (1689-1755) et Alexis de Tocqueville (1805-1859) pour ne citer que quelques grands noms. Le débat récurrent porta sur le contenu de cette science. À l’origine, ce fut surtout la philosophie et, dans une moindre mesure l’histoire, qui alimentèrent la réflexion sur la politique. En France, le droit joua un rôle prépondérant à partir de la fin du XIXe siècle avant que la sociologie ne devienne le cœur de la discipline depuis une vingtaine d’années.

Encore aujourd’hui, la définition de la science politique fait débat ; les sociologues du politique qui sont dorénavant majoritaires cohabitent difficilement avec les philosophes du politique que ce soit en France ou aux États-Unis. C’est là le résultat d’une histoire tourmentée.


La Grèce antique est largement à l’origine de ce que nous appelons la politique c’est-à-dire un espace commun de la décision collective. À partir du Ve siècle avant J-C, les grecs développent l’idée que la politique ne relève pas seulement de l’action mais aussi du savoir, de la réflexion qui prend le nom de philosophie.

Les penseurs classiques nous lèguent ainsi une réflexion politique considérable centrée sur la question du meilleur régime. Dès ce stade, les approches diffèrent nettement.

Rq.Platon privilégie un raisonnement exclusivement philosophique visant à édifier un idéal pur et parfait. Son point de vue est donc idéaliste et aussi normativiste au sens où il cherche à normer le réel. Platon privilégie ce qui doit être.

Rq.Aristote, au contraire, incarne un point de vue bien plus réaliste n’hésitant pas à collecter puis comparer les régimes grecs pour tenter de discerner les mérites et défauts des uns et des autres. Il manifeste ainsi un souci du réel en même temps qu’une prise en compte du point de vue de l’usager. Il privilégie ce qui est.

La science politique se voit offrir d’emblée deux voies : l’une privilégiant les idées pour construire un idéal ; l’autre privilégiant le réel pour tenter de le classer, de le comparer, de l’interroger. Les deux tentatives restent cependant solidaires d’une approche morale centrée sur la recherche du bien à travers le « meilleur régime ».

Rq.D’autres auteurs de moindre importance vont prolonger cette démarche en particulier sous la République romaine (Cicéron…). Cependant cette forme de raisonnement et de réflexion va disparaître après la chute de Rome.

Au Moyen-âge, la réflexion est dominée par les références religieuses et théologiques. La politique ne fait plus l’objet d’une réflexion autonome ; elle est absorbée par la théologie et le plus souvent reléguée au second plan comme chez Saint Augustin (350-430 ap J-C). Les œuvres des penseurs grecs sur la politique sont perdues et il faudra attendre le XIIIe siècle pour qu’on les redécouvre grâce à la civilisation arabe (Thomas d’Aquin…). Ce sera le point de départ d’une Renaissance de la pensée politique.

À partir de la Renaissance, les penseurs modernes se séparent de cette chape de plomb éthique et largement théologique surplombant le politique.

Des auteurs comme Nicolas Machiavel (1469-1527) vont réaliser une véritable révolution en affirmant que la politique est indépendante de la morale et de la religion et qu’elle doit être analysée en elle-même. La réflexion devient essentiellement logique, qu’elle emprunte la voie réaliste comme chez Machiavel ou la voie idéaliste comme chez Kant.

Cela signifie que la réflexion politique peut être menée selon deux voies différentes :

  • la première se centre sur les conditions logiques de fonctionnement d’une société ; elle interroge les « conditions de possibilité » d’une notion (la démocratie, l’État, la représentation…) comme le dit Kant. À ce premier courant, nous devons de grandes réalisations comme les notions d’État, de droits de l’homme, de libertés, de représentation, d’individu…

  • la seconde voie renonce au devoir-être pour interroger ce qui est. Dans la droite ligne du réalisme de Machiavel, de l’empirisme de Hume prolongé par la philosophie écossaise, ce courant introduit plusieurs catégories centrales de la pensée moderne comme celle de société civile, de l’opinion publique…


Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la philosophie politique domine complètement la science politique. Elle continue d’être importante pendant le siècle suivant mais est de plus en plus marginalisée au profit d’autres disciplines.

S’agit-il d’un déclin inéluctable ?
La seconde moitié du XIXe siècle est marquée par la prétention à l’instauration d’une science pure et parfaite à travers des courants théoriques comme le scientisme ou le positivisme. Cette revendication aujourd’hui relativisée continue de jouer un rôle important dans certaines approches des phénomènes politiques (par exemple, la théorie des jeux très en vogue aux États-Unis, la sociologie de Pierre Bourdieu en France…). Le père de la sociologie politique, Max Weber, qui lui-même consacra beaucoup au travail philosophique, traduisit cette revendication à l’objectivité scientifique en formulant le principe de « neutralité axiologique » qui implique une certaine distance voire une indifférence à l’égard des valeurs.

Dès la seconde moitié du XIXe siècle et plus encore par la suite, on reproche donc à la philosophie politique d’être une réflexion trop subjective et de délaisser l’examen clinique des faits politiques et sociaux. Deux critiques majeures seront développées :

  • d’une part, la philosophie politique serait trop spéculative : elle serait donc une réflexion purement abstraite déconnectée de l’expérience empirique ;
  • d’autre part, la philosophie politique serait trop prescriptive : elle se polariserait trop sur ce qui doit être en délaissant ce qui est. Elle verserait donc trop vers la querelle de doctrines où chacune légitime un certain ordre social et politique.

En réalité, ces critiques n’ont pas beaucoup de sens.

En effet, si le philosophe du politique n’est pas soumis au principe de la vérification expérimentale de ses énoncés, il ne réfléchit pas à vide mais s’appuie sur les résultats obtenus par les historiens, les sociologues. D’ailleurs, les sociologues ne peuvent interpréter le réel sans une conceptualisation souvent fournie par la philosophie. On ne conceptualise pas sans une certaine connaissance du réel mais on a aucune connaissance du réel sans une certaine conceptualisation.

En réalité, l’apport de la philosophie politique à la science politique est considérable ; il est même double :

  • D’un côté, la philosophie politique a permis d’acquérir les conditions de développement d’un savoir spécialisé sur la politique. On peut citer 3 conditions fondamentales nécessaires mais pas suffisantes :
    • la séparation de la politique et de la religion et plus largement de la morale : c’est un processus qui se met en place dès le XIIIe siècle et qui aboutit avec Nicolas Machiavel ;
    • la séparation de la politique et de l’économie : elle est acquise dès la fin du XVIIIe siècle et notamment avec Adam Smith.
    • la séparation de l’État et de la société civile qui est acquise avec Hegel dans la première moitié du XIXe siècle.
  • D’un autre côté, la philosophie politique contribue fortement à formuler les problèmes, à élaborer des hypothèses qui seront reprises par d’autres. Ces dernières décennies, on lui doit plusieurs percées majeures comme l’invention du concept de totalitarisme, des éclaircissements majeurs sur la démocratie, sur la nature du pouvoir, sur l’évolution du facteur religieux…


La philosophie politique est aujourd’hui peu prisée ; elle est souvent marginalisée en dépit de ces apports considérables.

Sy.L’enjeu contemporain est de réconcilier sociologie et philosophie ce qui implique que ni l’une ni l’autre ne revendique une hégémonie.
Une des caractéristiques majeures de la science politique française est sa proximité historique très grande avec le droit. Il s’agit là d’une relation particulièrement ambivalente.


L’emprise intellectuelle : une autre condition d’émergence de la science politique a été l’instauration d’un État moderne.

C’est au cours du XIXe siècle et durant la première moitié du XXe siècle que l’État se dote d’une administration nombreuse, professionnelle et organisée. Il devient un État très interventionniste dans tous les domaines. Cela entraîne un développement très important du droit public, particulièrement du droit constitutionnel et du droit administratif. La science politique se développe dans le sillage de ces deux domaines.

Le même phénomène se constate dans les années 1960 avec l’instauration d’un État social avancé (achèvement de l’État-Providence) ce qui conduit au développement d’une « science administrative » qui constitue une sorte de complément au droit administratif provenant de la science politique. Cette proximité avec le droit public a deux conséquences :

  • Le droit public lègue à la science politique une vision normativiste de l’État : l’État est compris comme un ensemble complexe de normes et de règles officielles indépendamment des comportements réels, des normes sociales largement implicites.
  • Le droit lègue une vision institutionnaliste du politique : la politique est comprise à travers un prisme déformant centré sur les acteurs juridiquement institués, leurs compétences et le processus d’édiction des normes. Mais il laisse dans l’ombre d’autres processus multiformes moins officiels, des acteurs plus souterrains…
  • La science politique s’est progressivement dégagée de cet héritage ce que montre bien l’exemple suivant. Le droit constitutionnel proclame que le Président des États-Unis est seul compétent pour prendre les décisions en matière de politique étrangère. Pourtant, une étude de Graham Allison sur la crise des missiles de Cuba aux débuts des années 1960 va montrer que Kennedy est tenu par tout un ensemble de règles, de rapports de forces dont il devra tenir compte pour décider. Au total, la décision d’opérer un blocus naval pour contraindre les Russes à retirer leurs missiles lui a largement échappé. Il était d’ailleurs surtout préoccupé par les conséquences électorales de cette crise pour son parti. Là où le droit propose une vision simple en noir et blanc, la science politique va restituer la complexité du réel en proposant une vision entre gris clair et gris foncé où un grand nombre d’acteurs interviennent tout au long d’un processus allant de l’émergence d’un problème à la mise en œuvre. Le Président apparaît lors comme un acteur parmi d’autres.

L’emprise institutionnelle : les facultés de droit vont héberger la science politique surtout à partir des années 1960.

Le fait que la majeure partie de la science politique se situe au sein des facultés de droit est une spécificité française.

Dans les autres pays, il s’agit soit de facultés autonomes (souvent très grosses comme aux États-Unis), soit de départements proches des sciences sociales notamment de la sociologie (le cas dominant en Europe).

Cela influence beaucoup le contenu des recherches et des cours. En plus, les facultés de droit ont été longtemps le lieu de formation des élites (hors Sc. Po Paris) ; par exemple, de nombreux dirigeants africains ont été formés dans les facultés de droit françaises dans les années 1950-1970. La science politique s’intégrait bien dans ce système en raison de son adéquation à l’univers des concours, de la haute fonction publique, son exigence d’une culture politique large, son ouverture au-delà du droit vers des disciplines voisines (histoire, philosophie, sociologie…).

Sy.Mais les deux disciplines ont évolué dans des sens divergents ce qui a fait naître des tensions.

Une proximité générant des tensions :

  • La stratégie initiale de rétention : la science politique naissante va faire l’objet d’une « rétention » par le droit. C’est une stratégie classique des facultés de droit en France qui conservent leur influence en tentant de neutraliser et contrôler les disciplines émergentes qui pourraient les concurrencer.
Rq.Les Facultés de droit vont d’abord revendiquer la nouvelle discipline pour ensuite mieux la vassaliser, la contrôler et la marginaliser. Ce fut le cas pour l’économie puis la gestion, les filières AES (qui finiront pas prendre leur autonomie) mais aussi pour la science politique. Du coup, les facultés de droit vont héberger la science politique mais en la cantonnant dans le rôle d’appendice, de complément aux études de droit public.

  • Le développement par la contestation : la fin des années 1960 est marquée par la contestation de l’Université traditionnelle qui était très fermée, aristocratique et conservatrice. Les facultés de droit incarnaient cette figure du conservatisme mais beaucoup d’enseignants dans la jeune génération s’y sentaient mal à l’aise.
Rq.La science politique est vite devenue le réceptacle de tous les juristes contestataires. Alors que le droit était très ancré à droite, la science politique s’ancra très nettement à gauche. Avec le temps, ces orientations ont perdu de leur poids mais elles ont marqué l’histoire des deux disciplines (une partie de la science politique [la sociologie inspirée par P. Bourdieu] demeure très marquée à gauche).


  • Un rapport de forces déséquilibrés : la science politique est, en France, une discipline très peu développée.
Rq.Elle ne compte que 400 enseignants-chercheurs contre 3000 juristes. Rien à voir avec la force de la science politique américaine qui compte plus de 8 000 politistes en poste dans les universités.


Des chemins divergents : à partir des années 1980, les deux disciplines ont emprunté des chemins très divergents.

  • Le tournant jurisprudentialiste du droit : le droit s’est progressivement désintéressé des conditions socio-politiques de production des normes. Il a réduit son approche à une vision purement technicienne, cédant à une sorte de sacralisation de la jurisprudence.
Ex.Le droit administratif étant, depuis ses origines, extrêmement technique, le mouvement fut surtout perceptible avec le droit constitutionnel. Ce dernier bascula d’une initiation à la compréhension des régimes politiques à un commentaire technique des décisions du juge constitutionnel. De cette manière, le droit public s’écarta nettement de la science politique.


  • Le virage sociologique de la science politique : de son côté, la science politique délaissa de plus en plus le droit pour se tourner vers la sociologie politique.
Ex.Par exemple, l’essentiel des politistes formés dans les années 1960-1980 étaient d’abord des juristes qui avaient complété leur formation par de la science politique ; depuis le milieu des années 1980, l’essentiel des politistes travaillant dans l’université sont d’abord et avant tout formés à la sociologie. Ils ont de plus en plus une connaissance assez faible du droit et du milieu juridique si bien que la distance entre les deux communautés s’est considérablement accrue.

L’influence de la sociologie sur la science politique est, en France, si importante de nos jours que plusieurs auteurs considèrent les expressions « science politique » et « sociologie politique » comme synonymes. Plusieurs manuels importants d’introduction à la discipline s’intitulent d’ailleurs Sociologie politique.


L’émergence de la sociologie n’est pas facile à dater. Tocqueville, Marx mais aussi Weber sont aussi bien des grands sociologues que des grands philosophes. C’est essentiellement avec Auguste Comte puis avec Émile Durkheim que la sociologie apparaît comme une science et qu’elle revendique un statut similaire à la physique.

Rq.Dans tous les cas, l’émergence de la sociologie provoque une mutation profonde mais dont l’influence sera différente d’un pays à l’autre.

  • La tradition positiviste française ou le refus de la politique.
En France, l’influence de Comte et plus encore de Durkheim sera décisive. La sociologie émerge avec deux caractéristiques centrales : d’une part, elle s’oppose frontalement à la philosophie et revendique un statut scientifique puisqu’elle se comprend comme une « physique des mœurs » (plus tard, une sociologie explicative et non pas compréhensive). Les relations avec la philosophie mais aussi l’histoire et le droit en seront durablement affectées. D’autre part, elle s’oppose frontalement au droit qui privilégie le niveau « macro » avec des objets globaux comme l’État. A l’inverse, la sociologie durkheimienne va privilégier une approche « micro » comme l’analyse de l’acte du suicide. La sociologie française refusera longtemps d’aller sur le terrain politique et d'appréhender la société dans son ensemble. Comte et Durkheim s’opposèrent d’ailleurs à l’existence d’une science politique car, pour eux, l’étude de la politique ne pouvait appartenir aux sciences. Sur tous ces terrains, la position des pères fondateurs français de la sociologie contraste nettement avec la sociologie allemande.

  • La tradition rationaliste allemande ou le développement de la sociologie politique.
En Allemagne, l’influence de Karl Marx puis de Max Weber seront décisives. Or, ces traditions vont aller exactement en sens contraire de la dominante française. Premièrement, dans les deux cas, la sociologie se comprend comme entretenant des liens très étroits avec la philosophie. C’est largement Kant ou Hegel, voir Nietzsche qui sont mobilisés pour construire une lecture de l’évolution de la société. Cette convergence est si importante que des chaires de « philosophie sociale » vont se multiplier. Aujourd’hui encore, aucun sociologue ne prétend éclairer le réel sans une conceptualisation philosophique lourde. Deuxièmement, la sociologie allemande va d’emblée privilégier une approche « macro ». Du coup, le domaine du politique est au centre des préoccupations. Bref, là où Weber tente d’interpréter l’évolution de la société liée à la modernité (par exemple, le thème de la rationalisation sociale, des conditions et des conséquences du déploiement du capitalisme…), Durkheim s’intéresse aux soubassements sociaux d’un acte individuel.

  • La tradition empirique américaine.
Aux États-Unis, la sociologie s’est développée principalement sur une base wéberienne (Merton, Parsons…) mais ce qui la caractérisa fut son formalisme et surtout son pragmatisme. Depuis les années 1930, la sociologie américaine s’est singularisée par un rapprochement important avec les sciences « dures » conduisant au développement d’outils originaux mais aussi à certaines approches comme le « behaviourisme » (ou comportementalisme), la théorie du choix rationnel… On leur doit surtout la formidable explosion des instruments statistiques et méthodologiques : qu’il s’agisse du sondage, de l’ensemble des méthodes quantitatives ou des méthodes qualitatives, toutes ont leur origine aux États-Unis (y compris les enquêtes ethnométhodologiques). Les sociologues et politistes américains règnent dans le secteur des outils et des méthodes. Encore aujourd’hui, les nouveaux outils comme « le sondage délibératif » ou les « jurys de citoyens » ont leur origine outre-atlantique.


La tradition française en sociologie ne favorisait guère le développement de la sociologie politique. Pourtant, cette discipline s’est progressivement imposée comme la composante majeure de la science politique.

Ce retournement s’est opéré en plusieurs étapes :

  • L’importation de la sociologie wéberienne
Dès la seconde guerre mondiale, l’école sociologique française prolongeant Durkheim connaît un déclin important. En revanche, l’œuvre de Max Weber est introduite en France à l’après-guerre par des pionniers de la science politique française comme Raymond Aron. Il en résulte une réorientation vers l’objet politique qui est au cœur de l’œuvre de Weber. Par exemple, Aron opère une comparaison des sociétés de l’Ouest et de celle communistes à l’Est sur le triple terrain économique (18 leçons sur la société industrielle), sociale (Les classes sociales) et politique (Démocratie et totalitarisme).

  • L’importation de la sociologie américaine
Chaque génération de politistes a emprunté aux États-Unis des méthodes et outils mais aussi des modèles théoriques qui concernaient directement le champ politique. C’est ainsi que le systémisme dans les années 1960, l’interactionnisme dans les années 1980 ont largement conduit à réorienter les travaux vers la question politique. Le courant de l’interactionnisme a été ainsi introduit en France par l’école de Michel Crozier ; il a permis d’éclairer le fonctionnement interne des organisations et de mettre en valeur le choc des intérêts constitutifs d’une politique.

  • La mutation de la sociologie française
La sociologie française, comme toutes les sciences sociales, fut très influencée par le marxisme dans les années 1960. Or, le marxisme déniait l’importance du politique au profit de l’économie. Ce n’est donc qu’un marxisme retravaillé et tardif qui conduisit à reconnaître en partie l’autonomie du politique. Le même phénomène de retournement fut constaté avec l’école de Pierre Bourdieu, héritière du marxisme, qui s’intéressait peu au champ politique au départ. À partir des années 1980, la question politique devint importante. C’est désormais sur ce terrain que cette école est la plus puissante.

La science politique incorpore également les apports d’autres disciplines mais celles-ci jouent un rôle moindre aujourd’hui.

L’histoire a toujours joué un rôle considérable en science politique.

Déjà chez les anciens, des auteurs comme Hérodote et Thucydide chez les Grecs, Polybe et Denys d’Halicarnasse chez les Romains furent des historiens tentant de décrypter le monde politique avec un souci d’établissement des faits important.

Chez les modernes, les auteurs réfléchissant à la politique ont tous écrit sur l’histoire : Machiavel, Montesquieu ou Tocqueville, Marx ou Weber proposèrent leur propre interprétation…

Aux XVIIIème et XIXème siècles, la science politique naissante est alors essentiellement composée de philosophie politique et d’histoire politique.

Encore au XXème siècle, de très grands noms de la discipline viendront de l’histoire :
  • en France, René Rémond puis, dans la génération suivante, Serge Bernstein, Pierre Milza (histoire du fascisme), Jean-François Sirinelli (histoire des intellectuels et des partis), Marc Lazar (histoire du communisme et de l’Italie) ;
  • à l’étranger, Barrington Moore, Charles Tilly sur l’histoire de l’État, Stein Rokkan sur l’histoire des clivages politiques…

Deux mouvements contradictoires vont affecter le poids de l’histoire politique à l’intérieur de la science politique :

  • D’une part, les travaux historiques menés dans les départements d’histoire avaient tendance à délaisser l’histoire politique au profit de l’histoire économique et sociale sous l’influence de l’école des annales (Lucien Febvre, Fernand Braudel…). Or, à partir des années 1970, l’école des annales décline et on voit réapparaître une histoire politique avec des grandes figures comme François Furet (historien de la révolution française), Maurice Agulhon (historien de la République), Pierre Nora, Jacques LeGoff (historien du Moyen-âge), Pierre Rosanvallon (historien de la démocratie française)…
Sy.Les travaux relevant de l’histoire politique se multiplient mais ils relèvent alors des facultés d’histoire plutôt que de la science politique.

  • D’autre part, les historiens se mettent à utiliser des outils théoriques venant des sciences sociales donnant ainsi naissance à une « socio-histoire du politique ». Dans le prolongement des travaux du sociologue allemand Norbert Elias sur l’État, ce courant ouvre actuellement de nombreuses pistes intéressantes sur l’histoire de la Nation, l’histoire de la civilisation électorale (par exemple, les travaux de Yves Deloye)…
Sy.En conséquence, l’histoire politique demeure un domaine très actif mais cela se situe surtout dans les facultés d’histoire plutôt qu’en science politique (sauf pour la socio-histoire du politique).
D’autres sciences sociales peuvent occasionnellement contribuer à la science politique mais elles restent des secteurs assez marginaux. On en citera deux :

  • L’anthropologie politique
    • L’étude des sociétés primitives : à l’origine, l’anthropologie est l’étude des sociétés primitives. Cette forme d’analyse va nous renseigner énormément sur ce que sont des sociétés sans État, sur les clivages qui structurent ces sociétés, sur les systèmes symboliques (mythes, croyances religieuses, rituels pratiques)… Mentionnons, par exemple, les contributions de Claude Lévi-Strauss ou Pierre Clastre. En étudiant ces sociétés, les anthropologues forgent une méthodologie d’observation participante originale.
    • Le retour dans les sociétés développées : lorsque ces sociétés « primitives » ont disparu au cours des années 1960-1970, les anthropologues sont revenus étudiés les sociétés développées avec leurs outils et méthodes. Ils ont ainsi pu analyser les rituels électoraux pendant les campagnes électorales, les rituels au sein des assemblées parlementaires (voir, pour la France, les travaux de Marc Abélès). Si ces travaux sont extrêmement instructifs, ils restent rares.
  • La psychologie politique

Df.Au départ, la psychologie se conçoit comme le domaine des singularités individuelles ce qui la conduit à délaisser les phénomènes sociaux aux sociologues. Ce n’est qu’au cours du XXème siècle que l’on prend progressivement conscience qu’il existe des facteurs sociaux conditionnant le psychisme individuel.

  • Les facteurs de la personnalité
La personnalité autoritaire (1950) : Théodore Adorno tente d’analyser les composantes d’une personnalité autoritaire. Il retient un attachement aux conventions, une soumission de principe à l’autorité, un rejet violent des personnes qui ne suivent pas les conventions, une méfiance à l’égard de la subjectivité et de l’imagination, un penchant pour la superstition et les clichés, un pessimisme, une sévérité forte an matière sexuelle et morale, un esprit de destruction…

La caractérologie : depuis les travaux de Lasswell décrivant l’agitateur politique de l’après-guerre, la recherche américaine récente a tenté d’expliquer certaines formes de personnalités (les leaders, les protestataires, les militants engagés politiquement) en associant différents traits de caractères. Mais ces recherches font souvent l’objet de critiques ; en particulier, elle courent le risque d’une généralisation abusive.

  • Les logiques de situations et de rôles
Un autre axe plus intéressant encore est celui privilégiant les rôles résultants d’une situation construite.

La psychologie des foules (1895) : Gustave Lebon est le premier à noter que dans les situations de masse, l’individu devient moins rationnel (sentiment de puissance, comportement par contagion…).

  • La soumission à l’autorité
Ex.L’expérience célèbre de Stanley Milgram en 1963 reposait sur l’idée suivante. 500 personnes participent à une expérience sur la mémoire en infligeant à une victime innocente des charges électriques croissantes en cas d’erreur dans l’association des mots. Milgram montre que 2/3 des individus se soumettent sans réflexion aux ordres même imbéciles de l’autorité (ici l’Université, les chercheurs avec leur blouse blanche…) tout en vivant un conflit intérieur de plus en plus insupportable (loyauté à l’autorité contre compassion pour la victime souffrante).


  • La ritualisation bureaucratique
Rq.Robert Merton montra que dans les organisations bureaucratiques, les agents tendent à ne pas se préoccuper des finalités de la structure pour se concentrer sur le respect des normes établies. Ils développent une « surconformité » c’est-à-dire une soumission compulsive à la norme, un esprit de corps mais aussi un refus d’adaptation aux situations particulières, au changement…


Rq.D’autres disciplines comme la linguistique et les sciences de la communication auraient pu être évoquées. De même faut-il mentionner le cas particulier de l’économie. En effet, au XVIIIème siècle et aux débuts du XIXème siècle, la discipline « économie politique » était florissante. Mais les trajectoires des deux disciplines ont été divergentes : tandis que l’économie s’est enfermée dans une formalisation mathématique outrancière, la science politique rompit les ponts avec elle. Partout, en Europe, les liens sont aujourd’hui malheureusement très faibles. Une tentative de renaissance est actuellement en cours dans le champ des études internationales avec la théorie de l’économie politique (en France, voir les travaux de Josépha Laroche notamment).




Sy.La science politique peut ironiquement se définir comme une « auberge espagnole » puisque celle-ci se caractérise par le fait que l’on y mange ce que l’on y apporte. La science politique regroupe en effet des chercheurs dont la formation initiale relève tantôt du droit, de la philosophie tantôt de la sociologie, de l’histoire… Tous manifestent cependant une sorte de volonté d’élargir leur horizon premier par les apports des autres disciplines.


La science politique peut donc être perçue de deux manières :

  • positivement, elle est le carrefour des différentes sociales et humaines dans la mesure où celles-ci peuvent contribuer à éclairer l’objet politique ;

  • négativement, elle n’est qu’un composé de données et d’approches hétérogènes. Sous cet angle, elle ne possède ni méthodologie, ni corpus, ni outils propres. Elle vit d’emprunts faits à l’extérieur.


Sy.La traduction académique de cet état de fait est l’absence de cette discipline en premier cycle d’études universitaires (aucune licence de science politique en 3 ans, quelques licences en 1 an après 2 ans de droit mais de nombreux masters) ; c’est là la manifestation officielle qu’elle n’est que le prolongement d’une compétence antérieurement acquise à laquelle il faut adjoindre une ouverture d’horizon et d’esprit.
En France, la science politique bénéficie d’une reconnaissance bien moindre et plus tardive que chez nos voisins européens ou américains. Cela tient en grande partie à son histoire académique bien spécifique mais aussi à un problème de reconnaissance sociale.
Le développement de la science politique est passée par trois étapes successives. La dernière, qui est encore en cours, est la plus difficile à déchiffrer.
La première phase d’institutionnalisation se déroula essentiellement dans la seconde moitié du XIXème siècle. C’est à cette époque que les conditions de naissance de la discipline sont réunies ce qui va se traduire un peu partout dans le monde développé.


• Les conditions intellectuelles

Rq.C’est d’abord la séparation de la politique avec la religion et la morale à partir de Machiavel, la séparation de la politique et de l’économie à partir d’Adam Smith et la séparation de l’État et de la société civile à partir de Hegel.


• Les conditions sociales

Rq.Les États modernes dotés de puissants appareils administratifs émergent et interviennent sur l’ensemble de la société ; ensuite, la révolution industrielle engendre des effets en chaîne qui rend le monde complexe et opaque. Cela pousse chacun à tenter de mieux comprendre ce monde nouveau qui émerge.


• Les conditions politiques 

Rq.Le champ politique fait l’objet d’innovations majeures durant la seconde moitié du XIXème siècle. La participation politique s’élargit ; la France adopte même le suffrage universel masculin en 1848. Les partis politiques commencent à se développer en Angleterre, aux États-Unis puis en Allemagne.

Aux États-Unis : le premier cours d’histoire et politique vit le jour en 1835 en Caroline du Sud puis en 1856 à John Hopkins University. L’Université de Columbia créa l’école de science politique en 1880. Elle devint la référence dans la discipline et publia un premier journal de science politique. L’enjeu était alors d’introduire une science de l’État équivalente à celle de l’Allemagne. Progressivement, la science politique se sépara de l’économie et de l’histoire notamment avec la création de l’association américaine de science politique (APSA) en 1903. L’association se dota dès 1906 d’une première grande revue professionnelle : l’American Political Science Review qui demeure la revue majeure dans le monde. Très vite, l’association compta de très nombreux membres ; des facultés de sciences politiques émergèrent un peu partout et des départements furent institués couplant « histoire et science politique » ou « économie et science politique ». Aux débuts des années 1920, sous l’impulsion de Charles Merriam, une réorientation fut instaurée en faveur d’une approche plus « scientifique » basée sur les statistiques et l’expérimentation. La discipline continua de se développer.

En Europe : Une première tentative eut lieu en Allemagne aux débuts du XIXème siècle. Des chaires de sciences politiques furent créées à Münich (1814), Tübingen (1817) et Würzbourg (1822). La révolution de 1848 stoppa nette cette évolution ce qui profita au droit public et à la science de l’État. Cependant, la volonté de comprendre les mutations de la société et de la politique en cours conduisirent en Europe à l’instauration, dès la fin du XIXème siècle, de plusieurs institutions prestigieuses de la science politique. Il s’agit de la London School of Economics à Londres, de la Faculté de sciences politiques à Florence, de l’Université Panteion à Athènes.


Rq.Plusieurs remarques s’imposent ici : tout d’abord, ces institutions ont souvent été extérieures aux Universités qui acceptèrent mal cette nouvelle discipline ; ensuite, il s’agissait souvent de répondre à un besoin particulier en matière de formation des élites. Par exemple, la faculté de science politique de Florence fut instituée pour améliorer le recrutement des cadres du ministère des affaires étrangères. Ensuite, cette première implantation s’accompagna souvent de l’émergence de grandes figures intellectuelles majeures. Par exemple, pour l’Italie, Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto et Roberto Michels qui développèrent une théorie pionnière de l’élite.

L'institutionnalisation fut assez difficile. On peut repérer trois grandes étapes:

1- L’implantation dans les facultés de droit: bien que les facultés de droit soient dans l’ensemble très hostiles au développement de la science politique, on voit apparaître ici et là des cours relevant de la science politique comme ceux « d’économie politique » qui sont à l’époque centrés sur le fonctionnement de l’État. En revanche, la science politique ne parvient pas à prendre pied dans les facultés de lettres où la jeune sociologie lui fait de l’ombre.

2- La création de l’école libre de science politique: aux débuts des années 1870, le libéral et positiviste Émile Boutmy est frappé par l’ignorance des jeunes générations sur la politique (en particulier au moment de la Commune). En plus, la défaite de Sedan en 1870 est interprétée comme la preuve de la supériorité de la science allemande. Boutmy prend donc l’initiative de s’inspirer de ce qui se fait en Allemagne. Il créé l’école libre de science politique à Paris en 1872. L’idée est que la politique peut faire l’objet d’un savoir positif basé sur l’histoire, le droit et les sciences sociales. L’école se spécialise très vite dans la préparation des concours de la haute fonction publique. Elle devient le lieu de formation des élites.

3- Les facultés de droit réagissent à cette création en tentant de capter la science politique. Plusieurs réformes successives tentent d’accroître la place de cette discipline conçue comme le prolongement de l’étude des institutions. Mais dès 1898, l’appellation « droit public » l’emporte sur celle de « science politique ». Cette dernière est progressivement marginalisée. L’accès à la haute fonction publique échappe alors complètement aux facultés de droit. La résistance des facultés de droit perdurera durant les années 1920-1930.

Après l’ère des pionniers, cette seconde étape apparaît un peu comme l’ère des « pères fondateurs ».

En effet, outre un développement institutionnel et intellectuel important, la science politique s’identifie alors à une succession de grands noms.

  • En France
La science politique se déploie grâce au réseau des IEP, à l’acceptation plus grande des facultés de droit et à des sociétés savantes.

Science Po

En 1945, l’école libre de science politique est nationalisée. Elle devient l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris plus connu sous le nom de « Science Po ».

Rq.L’école continue de former la plus haute élite en particulier celle de la haute fonction publique (elle prépare à l’ENA nouvellement créée). L’essentiel de la classe politique mais aussi des journalistes politiques sont issus de Science Po. D’autres IEP sont créés sur le même modèle en province : Alger (supprimé ensuite), Strasbourg, Bordeaux, Aix, Grenoble, Toulouse, Lyon. Aux débuts des années 1990, 2 nouveaux IEP sont installés : à Lille et à Rennes.

La structuration interne de la discipline

Le patrimoine de l’école libre est confié en 1945 à la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP dirigée aujourd’hui par Jean-Claude Casanova, élève de R. Aron) qui reçoit la mission de développer la science politique.

Rq.Dès 1949, la FNSP créée l’association française de science politique (AFSP) qui regroupe tous les politistes mais aussi des journalistes et personnalités extérieures (hauts fonctionnaires, sondeurs…). Dans la foulée, elle crée aussi la revue française de science politique (RFSP) qui devient la revue de référence de la discipline en couvrant tous les champs de recherche. La FNSP instaura et gère 8 grands laboratoires de recherche dont 2 relèvent directement de la science politique : le centre d’étude de la vie politique française (CEVIPOF) spécialisé sur l’analyse électorale et le centre d’études des relations internationales (CERI). La FNSP gère également la bibliothèque de Science po qui est l’un des premiers centre documentaire en Europe (800 000 ouvrages et 6000 revues françaises et étrangères). Enfin, depuis 1976, la FNSP possède sa propre maison d’édition : les Presses de Science Po.


L’Université

Une réforme importante des programmes des facultés de droit en 1954 va nettement injecter de la science politique dans les cursus.

Rq.La règle devient d’avoir un cours d’introduction à la science politique en 1ère année à côté du cours de droit constitutionnel. En seconde année, un cours d’histoire des idées politiques s’ajoute puis un cours de Méthodes des sciences sociales en 3ème année et un cours de « Grands problèmes politiques contemporains » en 4ème année. À la fin des années 1960, les facultés de droit créent également un doctorat en science politique (après un fort conflit, Science Po pourra aussi en avoir un). Progressivement sont également mis en place des maîtrises de science po et, plus récemment, des licences (L3 uniquement). Toutes les facultés de droit ne se comportent pas de la même façon ; beaucoup se contentent de respecter a minima le nouveau programme. Certaines jouent à fond la carte de la science politique et créée des cursus complets. C’est ainsi que certaines facultés vont rivaliser avec les IEP : La Sorbonne (Paris 1), Assas (Paris 2), Nanterre (Paris X) mais aussi Rennes 1, Aix-Marseille, Lyon 2, Lille 2 plus tard Amiens… Un autre pas décisif est franchi en 1969 lorsqu’un corps d’enseignants spécifique en science politique est constitué. Désormais, les cours ne seront plus assurés par des juristes plus ou moins ouverts à la science politique mais par des politistes entièrement formés à cette discipline.


L’ère des pères fondateurs

Durant cette période, la science politique est dominée par de grandes figures qui reflètent le caractère composite de la discipline.

Rq.Parmi les juristes s’adonnant à la science politique, il faut citer Maurice Duverger qui sera connu internationalement pour ses travaux sur les partis politiques.

Parmi les sociologues, on doit mentionner Raymond Aron (figure tutélaire de la discipline) mais aussi Jean Meynaud pour ses travaux sur les groupes d’intérêt, Jean-Luc Parodie sur les sondages.

Du côté des historiens, les noms de René Rémond, Jacques Chapsal s’imposent comme initiateurs de l’histoire de la vie politique.

S’agissant de l’histoire des idées politiques, il faut mentionner Jean-Jacques Chevallier et Jean Touchard qui écrivirent les premiers manuels et régnèrent sur ce secteur.

Quant aux relations internationales, on retiendra les travaux des historiens Jean-Baptiste Duroselle, Pierre Renouvin et du sociologue Marcel Merle


  • À l’étranger

Aux Etats-Unis : déjà très en avance, la science politique connut un véritable boum de développement à l’après-guerre.

Rq.L’association américaine obtint rapidement plus de 15 000 membres ; ses congrès annuels devinrent des grands messes très suivies. L’orientation très mathématique et statistique se renforça avec le règne successif de deux courants majeurs : le béhaviourisme (ou comportementalisme) et la théorie du choix rationnel.


En Europe : sous l’impulsion des Etats-Unis, la science politique fut relancée un peu partout. Des fondations importantes (comme Ford, Rockfeller…) financèrent ce développement. L’Université devint le pivot de ce développement. Prenons deux exemples :

- En Allemagne : la Deutsche Hochschule für Politik, créée en 1920 puis fermée par les nazis, fut réouverte en 1949. Elle intégra l’Université libre de Berlin en 1959.

Rq.Dès 1960, il existait plus d’une vingtaine de chaires de science politique dont près de la moitié à Berlin. Ces nouveaux politistes se regroupèrent en association nationale dès 1951 (la DVPW ou Deutsche Vereinigung für Politische Wissenschaft). Surtout, en 1960, l’État décida d’introduire l’éducation civique dans le primaire et le secondaire. Avec ce nouveau débouché, la filière connut un important essor en nombre d’étudiants comme d’enseignants et de chercheurs.


- En Italie : l’impulsion américaine fut encore plus décisive.

Rq.La science politique réapparut à Florence autour de Giovanni Sartori (spécialiste de la théorie de la démocratie) dont les liens avec les universités américaines étaient très forts (il finit sa carrière aux USA). Un programme de développement conduisit à la mise en place d’enseignements à Turin, Padoue, Bologne, Catane, Pavie. La première anthologie de textes fut publiée en 1970 et la Rivista Italiana di Scienza Politica vit le jour en 1971. Au même moment, un association des politistes fut mise en place (Società Italiana di Scienza Politica, SISP).

Après la période héroïque de fondation, la science politique a traversé un peu partout dans le monde une crise de développement et de maturité. Il est vrai que le contexte des années 1960 était très favorable aux sciences sociales ; en revanche, elles refluèrent toutes à partir des années 1980 au profit des études techniques et immédiatement professionnelles (ex : montée en puissance de la gestion, des IUT…).

  • En France

Les IEP

Science Po Paris a connu une réorientation progressive accentuée ces 15 dernières années. Elle s’est transformée progressivement en Business School où domine l’économie et surtout la gestion, la communication. La science politique ne constitue plus aujourd’hui qu’une partie minoritaire de l’enseignement.

Rq.L’école est devenue très internationale : elle forme 6000 personnes par an dont un tiers d’étrangers et tous les étudiants doivent réaliser une année dans un autre pays. 80% des étudiants intègrent l’entreprise, 15 % intègrent la fonction publique et 5% seulement vont vers l’enseignement et la recherche. Science Po a aussi ouvert des succursales spécialisées par aires culturelles en province (Nancy pour l’Allemagne, Cergy pour le Moyen-Orient, Poitiers pour le monde hispanique, Le Havre pour le monde anglo-saxon…).

L’Université

Au sein des universités, la science politique marqua le pas.

Rq.Les facultés de droit se révélèrent moins accueillantes à partir des années 1980 en raison du durcissement des juristes tournés vers la technicisation de leur discipline. En revanche, côté recherche, le CNRS reconnut la discipline en ouvrant en 1982 une section intitulée « science du politique » rebaptisée « Politique, pouvoir, organisation » en 1991. Elle accueille des chercheurs très spécialisés.


La crise de maturité

La science politique a également été marquée par des conflits internes durant ces années.

Rq.Tout d’abord, la jeune génération de chercheurs a éprouvé des difficultés à publier et être reconnue. Du coup, elle créa ses propres instruments : association des jeunes chercheurs (ACMSP), revues propres (Politix, Cultures et Conflits). Ensuite, la volonté originelle de créer une discipline unifiée s’est estompée après la seconde phase d’institutionnalisation. Les politistes ont aussi cessé d’être des généralistes (en maîtrisant globalement toute la discipline) pour se spécialiser à outrance dans une sous-discipline. Du coup, le dialogue à l’intérieur de la communauté et à l’extérieur devint plus difficile. Enfin, la volonté hégémonique de certaines écoles (hier le marxisme, aujourd’hui la sociologie de Pierre Bourdieu) qui ont lutté contre certains pans entiers de la recherche (par exemple, contre la théorie politique) a conduit à durcir les relations.


Depuis quelques années, la science politique se révèle largement pacifiée mais elle demeure morcelée.

L’internationalisation de la discipline

Contrairement au droit qui est resté très hexagonal, la science politique s’est elle nettement internationalisée ces dernières années.

Rq.Les chercheurs français ont désormais l’obligation de travailler avec des matériaux internationaux (en particulier les livres et les revues anglo-saxonnes), ou de passer une année à l’étranger. Il reste cependant difficile de publier dans les grandes revues étrangères. De nombreux réseaux de collaboration ont vu le jour sur des thèmes particuliers. Une initiative importante dans ce domaine fut le European Consortium for Political Research (ECPR) en 1970 qui a lentement pris son envol. Il regroupe plus de 270 institutions d’enseignement et de recherche et accueille les jeunes chercheurs dans des Workshops, permet de creuser un thème spécifique dans les Standing Groups, offre une formation méthodologique de haut niveau dans ses Summer Schools et organise des congrès rassemblant une grande partie de la recherche européenne. De même, l’association internationale de science politique (IPSA) dominée par les États-Unis et l’Europe (son siège est à Dublin) organise tous les 3 ans des grands congrès mondiaux réunissant plus de 2000 chercheurs.


  • À l’étranger

Aux Etats-Unis

La domination de la science politique américaine demeure écrasante. Trois politistes sur quatre dans le monde sont américains.

Rq.L’association américaine, ses nombreux comités spécialisés, ses très nombreuses revues constituent un maillage serré ayant une grande capacité d’influence. L’orientation statistique et mathématique demeure dominante mais elle est de plus en plus contestée au sein même de la communauté des politistes. Par ailleurs, le contenu a en partie changé : la théorie politique, qu’on a longtemps cru morte aux USA, a connu un essor considérable dans les années 1970-1980 ; les relations internationales ou les area studies ont connu un prodigieux développement. Mais ce sont surtout les politiques publiques qui sont devenues l’objet majeur. Bref, une diversification des objets, des méthodes s’est réalisée.


En Europe

A partir des années 1970, la science politique connaît une phase de consolidation théorique mais elle ne progresse pas vraiment en nombre.

- En Angleterre : la science politique est institutionnalisée depuis longtemps. Les années 1980 sont celles des coupes sombres dans les budgets (l’ère Thatcher) ce qui conduit à une baisse sensible de la science politique. Elle se développe à nouveau à partir des années 1990. Elle bénéficie d’une proximité avec les États-Unis même si son contenu est plus critique. Elle entretient surtout des liens avec la psychologie et l’histoire.

- En Allemagne : les effectifs étudiants ont triplé depuis les années 1980. Bien en place, la discipline s’est ancrée et développée. De nombreux modèles théoriques proviennent d’Allemagne dans tous les secteurs de la science politique. Mais la communauté des politistes a dû absorber les politistes de RDA souvent spécialisés sur le marxisme et les reconvertir. La communauté est aussi divisée entre plusieurs associations professionnelles concurrentes. Traditionnellement, la science politique allemande est proche de la philosophie.

- En Italie : le développement de la science politique a été là aussi important aussi bien en nombre d’enseignants et chercheurs, en nombre d’étudiants, en termes de revues et d’influence sociale. Une nouvelle génération s’est imposée avec des relations très fortes avec la sociologie mais peu avec la discipline extrêmement puissante de la philosophie politique et l’histoire des idées. La science politique italienne reste très arrimée au droit.


La question de la reconnaissance sociale est devenue majeure pour toutes les disciplines universitaires. Elle comprend deux aspects bien distincts : d’abord, la reconnaissance médiatique ; ensuite, la reconnaissance professionnelle.

Pour le grand public comme sans doute pour certains étudiants, la science politique se confond avec le commentaire de l’actualité politique exercée soit par des journalistes, soit par des « experts ». C’est là une double erreur.

Journalisme et science politique

La science politique peut être identifiée à tort à des figures journalistiques comme Yves Calvi, Alain Duhamel… Bien que toutes ses personnalités soient des produits de Science Po Paris, aucune n’exerce en science politique. Plus précisément, ces journalistes travaillent avec une autre méthodologie et avec d’autres contraintes (dont celle du temps). Ils sont contraints de réagir à chaud à des événements les plus divers.

Sy.Le politiste est lui un chercheur spécialisé qui intervient le plus souvent après la bataille parce qu’il a une exigence lourde de vérification empirique, de test des différentes hypothèses d’interprétation des données.

« Experts » et science politique

Les médias font aussi massivement appel à des « experts » pour déchiffrer et commenter l’actualité, notamment mais pas seulement durant les périodes électorales. Parmi eux, on trouve de nombreux politistes comme, par exemple, Pascal Perrineau, Dominique Reynié, Olivier Duhamel, Jean-Luc Parodie pour les questions électorales, Sébastien Roché sur les questions de sécurité, Pascal Bonniface sur les questions internationales… pour ne parler que de la télévision nationale (mais il a aussi les TV locales, les radios, la presse écrite nationale ou locale). Pourtant, là encore, les contraintes des médias conduisent ces discours à s’éloigner de la véritable science politique. On relèvera quatre traits caractéristiques de ces interventions :
  • les médias privilégient les discours simples, accessibles et donc réducteurs sur des discours structurés, argumentés, vérifiés ;
  • les médias privilégient des discours attractifs où la forme et la formule l’emportent sur le fond ;
  • les médias privilégient des discours prospectifs mais le chercheur n’est jamais en position de prédire l’avenir (tout au plus peut-il avancer une tendance probable) ;
  • les médias méconnaissent le principe de spécialité ; autant l’accès aux médias est très sélectif (mieux vaut être parisien), autant une fois l’accès obtenu, l’expert sera mobilisé sur des sujets innombrables pour lesquels il n’a parfois aucune compétence.

Sy.Il ne s’agit pas de condamner l’intervention dans les médias. La science politique a besoin d’un minimum de visibilité et elle a sur ce terrain une utilité sociale certaine. Mais il faut bien dissocier le propos journalistique de l’analyse scientifique. La dualité des termes pour désigner ces activités y aide ; on parle de « politologue » dans les médias et de « politiste » dans la recherche.

Pour présenter l’éventail des métiers accessibles à partir de la science politique, on utilisera une distinction classique chez les anglo-saxons. Ceux-ci distinguent la politique au sens de « politics » c’est-à-dire le processus liés à l’exercice et la conquête du pouvoir (activité des partis, élections…) et la politique au sens de « policy » c’est-à-dire les programmes et actions menés par les autorités publiques. Nous mettons de côté la recherche et l’enseignement universitaires qui ne concernent qu’une toute petite minorité (20 postes par an).

Les métiers du « politics »

C’est globalement un secteur très étroit où la compétence seule ne suffit pas (nécessité d’un capital relationnel…).
  • Les métiers de l’action politique : bien sûr, l’essentiel des hommes politiques (surtout de haut niveau) sont formés en partie à la science politique (Sc. Po Paris ou M2 de science po). Au-delà, leurs proches collaborateurs sont aussi formés à la science politique. Cela recouvre les directeurs de cabinet des ministres comme des maires (emplois contractuels dépendant du politique), les assistants parlementaires (c’est un tremplin car on ne fait pas une carrière entière d’assistant parlementaire), les permanents dans les partis (mais il faut aussi militer).
  • Les métiers autour de l’action politique : l’activité électorale et partisane mobilisent aussi bien au-delà de ces cercles restreints. Là encore, la science politique joue un rôle important. Cela concerne le journalisme politique (mais il faudra aussi faire une école de journalisme ; cette voie est particulièrement étroite, difficile, bouchée), les instituts de sondages (seulement les responsables de haut niveau qui interprètent les résultats ce qui fait un nombre très réduit d’emplois; ils sont très spécialisés en statistiques et en méthodes des sciences sociales). Un nombre plus important d’emplois résident dans la communication politique (soit sous forme contractuelle dans les structures publiques, soit en cabinet spécialisé dans le consulting politique). Il faudra alors bien maîtriser les techniques publicitaires, le marketing politique… Cela reste un créneau étroit.

Les métiers du « policy »

Ils sont infiniment plus nombreux et il est difficile d’en faire le tour.
  • Les métiers de la fonction publique : ils sont très nombreux et très diversifiés. On peut se retrouver à gérer un collège, un lycée, s’occuper des finances d’une ville, des ressources humaines, gérer les commandes publiques (les marchés publics), animer une politique culturelle ou sociale… Mais il faut toujours passer un concours. Les concours de catégorie A (officiellement niveau licence mais de plus en plus M2 dans les faits) représentent 6 à 7000 postes pas an. Là encore, la science politique est une aide majeure ; les étudiants politistes réussissent 5 fois mieux que les juristes qui eux même font un peu mieux que les autres disciplines. Malgré tout, il sera nécessaire de passer par une préparation spécialisée et intensive aux concours.
  • Les métiers du consulting : les autorités publiques ont de plus en plus besoin d’analyses pour accompagner leur programmes d’action. Ces analyses peuvent s’opérer avant le programme ; par exemple, un contrat local de sécurité implique la réalisation d’un diagnostic préalable sur la situation en matière de sécurité dans la ville ou l’agglomération concernée. Ce sera souvent un cabinet extérieur spécialisé qui réalisera cette étude en mobilisant fortement de la science politique. Ou encore, une structure peut avoir besoin d’un audit financier ou organisationnel (sur son fonctionnement interne), d’un audit technique sur la faisabilité d’un projet. Là encore ces études sont souvent le fait de cabinets spécialisés mêlant plusieurs compétences dont la science politique. Il peut aussi s’agir d’une étude postérieure au programme pour évaluer son impact. Là encore, des cabinets spécialisés dans l’évaluation des politiques publiques mobilisent essentiellement des politistes.
  • Les métiers associatifs : les associations constituent aussi un secteur para-public (seules les plus grosses ont des emplois stables et correctement payés). Elles peuvent contribuer à réaliser une action publique par délégation d’une autorité (c’est particulièrement le cas au niveau régional). On y retrouve des activités voisines de celles énoncées plus haut.

Sy.La science politique, comme le droit, ouvre à un éventail large d’emplois. Une précision s’impose cependant. Comme pour le droit, seul 5 à 10 % des postes mobilisent exclusivement cette discipline (comme magistrat, avocat, huissiers, notaires pour le droit) tandis que 90 % des postes exigent une compétence disciplinaire générale (savoir lire, comprendre et rédiger en droit) tout en mobilisant une autre compétence (financière ou autre). De la même façon, la science politique implique souvent sur le terrain professionnel, un complément de compétences acquis ailleurs.

Section 2 : Les contours académiques de la science politique

Dernière venue parmi les sciences sociales, la science politique est confrontée comme les autres sciences humaines au problème de la « construction de son objet » mais aussi à la question de la méthode.


La croyance naïve et spontanée est d’associer un objet à chaque science : l’étude du sous-sol pour la géologie, l’étude des planètes pour l’astronomie… Il en irait de même avec les sciences sociales ce qui permettrait de clairement distinguer l’histoire, l’économie, la sociologie, le droit, la science politique. Malheureusement, cette belle vision ordonnée des choses n’est qu’une illusion. L’étude d’une pierre peut relever en même temps de la chimie minérale, de la géologie, de l’histoire (de l’archéologie). L’équation « un objet, une science » est donc fausse. Ce qui fait une science, c’est plutôt le regard qu’elle projette sur un objet. Lister les objets permet cependant d’avoir une première idée du contenu d’une discipline.


Toute discipline est vivante ; cela signifie que ses objets naissent, se développent et disparaissent, remplacer par d’autres. Par exemple, l’étude du droit était centrée sur le droit romain et le droit canonique il y a un siècle. Ils ont disparu aujourd’hui. Ou encore, l’étude des procédures juridiques (procédure judiciaire ou administrative c’est-à-dire le déroulement des procès) était écartée des études de droit, il y a 20 ans. Aujourd’hui, cela devient un objet majeur. Encore s’agit-il du droit qui est une discipline très stable. D’autres voient leurs objets se renouveler bien plus vite comme la science politique. Nous tenterons de cerner les grandes catégories d’objets avant de montrer leur renouvellement.


Il s'agit ici de donner une idée d’ensemble de la discipline. En réalité, on doit garder en mémoire qu’une discipline contient une sorte de noyau dur autour duquel gravite des objets plus ou moins éloignés (parfois attirés vers le noyau dur, parfois s’en éloignant).

Les acteurs politiques

La science politique s’est constituée autour de l’étude des institutions. Ce fut d’abord et avant tout les institutions de l’État (gouvernement, parlement…). Assez vite, la science politique a élargi son regard vers d’autres séries d’acteurs : les partis politiques, les dirigeants politiques, l’administration, les groupes de pression ou lobbys, l’opinion publique. Chacun de ces objets peut d’ailleurs être regardé sous plusieurs angles.

Les processus politiques

Les processus politiques sont multiples. On peut ici en relever quelques-uns parmi les plus importants.

  • Le processus de socialisation politique : il s’agit d’étudier comment les individus viennent à la politique, comment ils apprennent à se repérer dans cet univers, comment ils se forgent des croyances… Cela concerne notamment le rapport des jeunes à la politique.
  • Les processus électoraux : l’analyse des élections, des campagnes est un objet très classique de la science politique. Il est évidemment en lien avec l’analyse des partis politiques.
  • Le processus de mobilisation collective : il s’agit d’étudier comment les conflits sociaux émergent, comment ils se structurent, comment agissent les acteurs et quels résultats ils obtiennent. C’est un secteur très dynamique de la recherche.
  • Les processus de construction des politiques publiques : ce domaine spécialisé concerne la manière dont un problème émerge, dont il reçoit une solution de la part des autorités publiques et la manière dont celle-ci est mise en œuvre et produit ou non les résultats attendus.

Les pratiques politiques

Cela recouvre l’étude des règles officielles et officieuses propres à la politique mais aussi l’étude des instruments utilisés.

Rq.Au titre des instruments, la science politique s’intéresse aux sondages, aux techniques délibératives, aux discours politiques, aux médias et plus largement à la communication politique. Au titre des règles, elle étudie les conditions sociales et politiques d’émergence, d’édiction et d’utilisation des normes juridiques. De même s’agissant des règles officieuses, la science politique étudie la manière dont se réalisent les actions politiques. Par exemple, une sociologie de l’acte de vote s’est développée montrant comment cet acte s’est progressivement structuré jusqu’à prendre la forme d’un acte individuel, a été encadré… De même, l’activité politique s’est professionnalisée au point de devenir un véritable métier. Elle exige donc des ressources particulières (ressources intellectuelles, financières, relationnelles…) et est implicitement normée (règles normant les discours, la représentation…).


Les éléments symboliques

Classiquement, la science politique interroge les grands idéaux qui structurent nos sociétés (la démocratie, la liberté , l’égalité…) ; elle étudie aussi l’existence et les composantes de la « culture civique ». À cela s’ajoute une réflexion sur les valeurs dominantes de la société et leur mutation. Aujourd’hui, la dimension symbolique est également prise en charge par des approches comme l’analyse des discours, la sociologie des discriminations (étude des minorités, gender studies et autres), l’étude des intellectuels (leur influence, leurs réseaux…).

Les relations internationales

Très en retard sur ce terrain, la science politique française s’est attachée ces dernières années à multiplier les études.

Rq.Notons que toutes les disciplines pourraient en théorie contribuer à l’étude de cet objet : le droit avec le droit international public, l’histoire s’agissant des relations diplomatiques ou de l’organisation du système mondial, la philosophie (avec les questions sur le cosmopolitisme, la notion d’humanité, la logique des droits de l’homme, le rôle de la notion d’ennemi ou de conflictualité par rapport à celle d’amitié ou de consensus…). Dans les faits, ces aspects sont souvent pris en charge en dehors de la science politique qui se borne à surtout développer des approches sociologiques soit de la scène internationale prise globalement, soit d’aires culturelles définies ou même de pays. Ce secteur comprend, en effet, des spécialisations par aires culturelles : le monde musulman étudié à Aix, l’Afrique étudiée à Bordeaux… même si des spécialistes de l’Afghanistan, du Liban, de l’Inde sont répartis sur le territoire.

En présentant ces objets, nous avons tenté d’éviter un « inventaire à la Prévert » en établissant des grandes catégories. Dans la réalité, les spécialistes d’un objet ne communiquent pas toujours beaucoup avec les spécialistes d’un objet voisin. De plus, il faut garder à l’esprit qu’un objet n’est jamais donné et naturel ; il est construit par une approche théorique. Aussi, en fonction des modes théoriques, certains objets occupent l’avant-scène ou disparaissent. À partir des années 1980, du moins en France, on constate un certain nombre d’évolutions majeures. Il est difficile d’en rendre compte globalement mais on peut relever l’émergence de certains objets et la disparition d’autres.

  • Les nouveaux acteurs : si la sociologie électorale demeure à un niveau acceptable en raison d’une forte demande sociale venant des médias, la sociologie des partis s’efface. Certes, on s’intéresse encore dans les années 1980 à deux phénomènes nouveaux (les écologistes et l’extrême-droite) mais ce secteur recule nettement. Il en va de même pour l’analyse des élites ou même l’analyse des institutions (sauf l’analyse comparée des systèmes politiques). En revanche, la sociologie des mobilisations collectives est un objet de recherche récent en plein développement. La science politique a ainsi creusé l’analyse des grèves et des grands mouvements sociaux mais aussi le rôle nouveau des associations humanitaires… On s’intéresse aussi à des objets très nouveaux comme la Police en analysant ses mutations, la comparaison avec des systèmes voisins… 
  • L’Europe et le local : L’analyse institutionnelle de l’État a aussi cédé du terrain au profit de l’Europe et des collectivités locales. De très nombreux travaux ont été consacrés à la lecture du système institutionnel européen, à son influence sur le système national y compris au niveau de l’élaboration des politiques publiques. De la même manière, un grand nombre d’études sont consacrées à l’étude de la vie locale que ce soit sous l’angle de la démocratie locale (très en vogue et forte demande) ou sous l’angle des politiques locales.

  • Les politiques publiques : le secteur des politiques publiques a émergé en France dans les années 1980. Il s’agit ici d’analyser le processus conduisant au développement de programmes d’action publique. L’analyse des politiques publiques est vite devenue un créneau très porteur (forte demande sociale), à la mode mais aussi très autonome et très actif.

  • La communication politique : à partir des années 1980, elle devient un secteur actif de la recherche mêlant des analyses de discours, l’analyse des médias, l’analyse de la professionnalisation de la politique… Cette spécialité n’est pas enseignée partout.

Sy.Cet inventaire n’est nullement exhaustif. Il permet juste de comprendre à quel point une discipline se constitue autour d’objets qui se sédimentent, apparaissent, occupent l’avant scène puis s’effacent. Ce mouvement est autant le fait de l’évolution de la société (la mondialisation à radicalement changer le domaine des relations internationales) qu’à l’évolution du regard que l’on porte sur elle.

Le développement précédent a permis de cerner un peu mieux ce que l’on met derrière le mot « politique ». Du moins, a-t-on compris que le domaine de la politique recouvre des objets diversifiés et évolutifs. Reste à savoir en quoi la science politique est une science. Cette appellation est peut-être en partie trompeuse. Dans les lignes qui suivent, nous voudrions introduire à un questionnement épistémologique c’est-à-dire une réflexion sur le statut de cette discipline. Pour cela, nous nous poserons deux questions : Qu’est-ce qu’une science ? Comment définir la science politique ?


La science classique

Le mot « science » a longtemps été auréolé parce qu’il était associé à la fois à l’idée d’une vérité incontestable, au progrès de la société, au domaine de la connaissance voire de la certitude par opposition au domaine de la controverse. Dans la vision classique provenant du rationalisme des Lumières, la science se caractérise au moins par trois éléments fondamentaux :


  • Une distanciation : le scientifique doit se détacher de toute préoccupation normative ou spéculative comme la morale, la religion, la philosophie. La recherche doit donc être désintéressée c’est-à-dire rompre avec tout intérêt empirique (matériel ou autre) mais aussi théorique.

  • L’expérimentation : les hypothèses explicatives doivent être testées par le biais d’une expérimentation ou, au moins, d’une observation rigoureuse des faits.

  • La systématisation : le chercheur doit ensuite rechercher une systématisation et donc une formalisation afin d’établir des principes durables d’intelligibilité du réel.


La critique de Karl Popper

Cette vision idyllique de la science cadre mal avec l’âpreté des débats au sein de la communauté scientifique. Par exemple, la thèse du réchauffement climatique est vivement contestée par certains scientifiques (comme Claude Allègre) ce qui donne lieu à des controverses virulentes. Le philosophe Karl Popper fut le premier à s’interroger sur la rigueur de la démarche scientifique. Sa philosophie traduit très bien la manière de penser des scientifiques aujourd’hui. On peut la résumer en trois points :

  • La science est une activité « faillible » : elle est toujours inachevée, sans cesse à recommencer depuis le début. Elle peut passer à côté d’éléments majeurs et ne construit que des vérités temporaires. Elle n’est donc pas un processus véritablement cumulatif.

  • La science est une activité « falsifiable » : les théories que l’on croit les mieux assises ne sont, en réalité, que des hypothèses ou des conjectures qui seront un jour réfutées ou falsifiées par le jeu de nouvelles découvertes. La validité d’une théorie dépend donc d’un rapport entre son coefficient de validité (le nombre de cas qu’elle explique) et son coefficient de fausseté (le nombre de cas pour lesquels elle ne marche pas). En dernière instance, ce rapport dépend du consensus dans la communauté des chercheurs. En d’autres termes, une théorie n’est pas vraie en elle-même. Elle est estimée vraie à un moment donnée par la majorité de la communauté scientifique. Mais cette croyance peut s’effondrer.

  • La science est frappée par l’indétermination : l’univers n’est pas un univers clos, fini que l’on peut totalement maîtriser avec une certitude absolue ; il est, au contraire, un monde infini, ouvert mais aussi irrésolu, indéterminé, réfractaire à la certitude. Popper compare la science à une maison construite sur pilotis dans un marécage ; il n’y a pas d’assise absolument stable mais seulement un ancrage temporaire susceptible de mouvement, d’évolution.


La critique de Thomas Kuhn

Elève de Popper, Thomas Kuhn va montrer que l’histoire des sciences n’est pas cumulative mais cyclique.

Rq.À un moment donné de l’histoire, il existe toujours une théorie générale dominante que Kuhn appelle un « paradigme » (par exemple le géocentrisme des grecs anciens jusqu’au XVIème siècle puis l’héliocentrisme après Copernic et Kepler). Durant cette domination, l’activité scientifique est « normale » : le travail consiste à élargir la théorie jusqu’à rencontrer des insuffisances, des expériences contradictoires. L’accumulation de ces exceptions conduit à une phase de crise : celle-ci débute par une étape d’incertitude qui est très stimulante et engendre une phase créatrice ou l’on formule plusieurs théories générales alternatives. Il en ressort une révolution scientifique qui conduit à la victoire d’une théorie qui devient le nouveau paradigme. Mais cette victoire n’est pas seulement le fruit de validité intrinsèque d’une nouvelle théorie ; c’est aussi et surtout le fait de la concurrence entre chercheurs qui passent des alliances pour devenir un groupe dominant. Kuhn montre que les chercheurs optent pour une théorie en fonction d’affinités ; il compare même cela à une conversion religieuse. En conséquence, la recherche passe par des phases normales et des phases de crise ; elle n’échappe pas au phénomène de concurrence, de professionnalisation et de constitution de groupes idéologiques. La science n’est donc pas une activité désintéressée.


La critique de Paul Feyerabend

Un autre élève de Popper va aller encore plus loin en affirmant qu’il n’existe en réalité aucune méthode scientifique rigoureuse.

Rq.Feyerabend montre que dans l’histoire des sciences, de nombreuses théories l’ont emporté alors qu’elles contenaient des contradictions internes fortes, qu’elles entraient en contradiction avec les faits observés. C’est souvent par des voies très détournées (l’astrologie, la mythologie, la religion…) qu’une théorie s’impose. En réalité, la prétendue méthode scientifique ne fait que mutiler l’activité cognitive en la restreignant. Il prône donc un « anarchisme épistémologique » (toutes les méthodes sont bonnes) de manière à ce que chaque individu trouve sa voie.


Sy.En conséquence, la science n’est nullement cette activité rectiligne, cumulative qui opère une marche triomphale vers la vérité. Elle est une activité chaotique qui subit de constants réajustements et même des réorientations majeures. Au cours de ces évolutions, des questions et des objets sont abandonnés, d’autres émergent, d’autres sont relégués au second plan. La science est bien plus éclatée et chaotique qu’on ne l’imagine. Cela vaut plus encore pour les sciences sociales dont la science politique.

Cette question a reçu des réponses très différentes au cours de l’histoire.

La science de l’État

Durant des décennies, la science politique a été envisagée comme la « science de l’État » et de son fonctionnement.

Rq.Il est vrai qu’elle privilégiait fortement les institutions politiques officielles et que le phénomène étatique semblait universel gagnant aussi bien le tiers-monde que les sociétés communistes. Mais les limites de cette approche se sont vite manifestées : l’État est une construction historique qui n’a pas toujours existé et qui est mise à mal par la mondialisation ; d’autres instances exercent un rôle considérable sur la scène politique comme les partis, les médias, les sociétés de pensée… L’étude des seules institutions étatiques se révélait donc insuffisante.

La science du pouvoir

Dans les années 1950-1960, la science politique a été redéfinie comme la « science du pouvoir ». En effet, si l’État n’est pas un phénomène universel, le pouvoir lui l’est. Cette définition correspond à un élargissement du domaine de la science politique en direction des partis, des élections, des groupes d’intérêt et de l’élite.

Rq.À l’arrière-plan s’opposent l’approche marxiste qui perçoit l’élite comme unifiée (domination de la classe bourgeoise) et l’approche libérale qui insiste sur le pluralisme de l’élite, le rôle des partis et des groupes d’intérêts pour représenter les différentes catégories de la population. Mais là encore, cette définition pose de nombreuses difficultés. Le pouvoir est un phénomène qui traverse toutes les relations sociales. La science politique ne s’intéresse qu’à une forme spécifique de pouvoir : le pouvoir politique. Il ne lui appartient pas d’expliquer le pouvoir des parents sur les enfants, celui du maître d’école ou du professeur, celui du chef d’entreprise… Bref, elle ne doit pas chercher à se confondre avec la sociologie qui, par définition, vise tous les types de phénomènes sociaux.


Les limites des définitions récentes

Les définitions que l’on trouve dans les manuels les plus récents traduisent une certaine difficulté.

Par exemple, Bernard Dennis et Patrick Lecomte définissent la science politique comme « l’étude du système de régulation indispensable à la vie d’une société tissées de relations conflictuelles » (Sociologie du politique, 1990).

Dominique Colas suggère que la science politique porterait sur « l’étude des formes de l’autorité dans les groupes appréhendés dans leur multiplicité et leur historicité » (Sociologie politique, 1994).

D’un manière assez voisine, Philippe Braud parle de « l’étude de la régulation de la coercition » (Sociologie politique, 1994).

Un autre auteur, Bernard Lacroix, écrit que « la science politique peut être définie comme l’explication des conditions et des formes du débat politique, l’explication des faits et gestes des professionnels engagés dans cette activité et enfin, l’étude de la manière dont ce déploiement d’activité affecte les acteurs sociaux » (in Scalpel, 1994, n°1).

Sauf la dernière, elles renvoient toute à la régulation par la contrainte qui n’est qu’un aspect du politique. Surtout, elles font comme si l’objet de la science politique était unique, monolithique.

En réalité, il est assez largement composite. À l’extrême limite, on peut concevoir la science politique comme une constellation de recherches portant sur divers objets ; ces recherches peuvent se concurrencer, se juxtaposer, s’ignorer et parfois se compléter.

La science politique comme d’autres disciplines a souvent le profil d’une pluralité d’États indépendants ou encore d’un archipel avec des îlots parfois très dissociés les uns des autres.

Sy.Ce qui définit la science politique c’est au fond, le fait qu’une communauté de chercheurs s’entende pour considérer que différentes recherches relèvent du champ politique.

Comment appréhender cet objet politique mouvant et indéfinissable ? Sur ce terrain, comme sur d’autres, il existe des controverses importantes qui mettent aux prises des choix initiaux fondamentaux.


Faut-il partir des faits ou des valeurs qui gouvernent une société ? Cette question est récurrente. A première vue, elle oppose la philosophie politique et le droit qui choisissent les valeurs comme objet premier et la sociologie politique qui choisit les faits comme matière première. C’est du moins la manière dont le sujet est perçu en France. Un examen un peu plus attentif montre que ce clivage se situe à l’intérieur de la philosophie politique comme de la sociologie politique.


Les penseurs classiques de la Grèce antique nous lèguent une réflexion politique considérable centrée sur la question du meilleur régime. Mais leurs approches diffèrent nettement. Platon privilégie un raisonnement exclusivement philosophique visant à édifier un idéal pur et parfait. Son point de vue est donc idéaliste et aussi normativiste au sens où il cherche à normer le réel. Platon privilégie ce qui doit être. Aristote, au contraire, incarne un point de vue bien plus réaliste n’hésitant pas à collecter puis comparer les régimes grecs pour tenter de discerner les mérites et défauts des uns et des autres. Il manifeste ainsi un souci du réel en même temps qu’une prise en compte du point de vue de l’usager. Il privilégie ce qui est.

De ce fait, la science politique se voit offrir d’emblée deux voies : l’une privilégiant les idées pour construire un idéal ; l’autre privilégiant le réel pour tenter de le classer, de le comparer, de l’interroger.

La tradition moderne de la philosophie politique prolonge ces deux voies.

L’approche normative se retrouve chez Kant par exemple mais aussi chez des grands penseurs contemporains comme Leo Strauss, Hannah Arendt, John Rawls ou Marcel Gauchet qui tentent, chacun à leur manière, de décrypter les valeurs fondatrices de nos sociétés et tentent d’en expliquer le fonctionnement. Cette approche se centre sur les conditions logiques de fonctionnement d’une société. On lui doit de grandes réalisations comme les notions d’État, de droits de l’homme, de libertés, de représentation, d’individu… La limite est de cette approche est bien connue ; il n’est pas possible d’interroger l’intelligibilité d’un phénomène sans avoir, au préalable, une connaissance des faits qui constituent ce phénomène. On ne peut pas conceptualiser le réel sans une connaissance de celui-ci.

La sociologie politique moderne aussi recourt massivement aux valeurs. C’est déjà largement le cas dans l’optique de Max Weber mais aussi de Tocqueville analysant les mutations de la société avec l’émergence de la démocratie ou de Marx analysant les mutations de la société avec le développement du capitalisme. Plus près de nous, des sociologues contemporains comme Jürgen Habermas et Luc Boltanski montrent que les valeurs jouent un grand rôle dans l’organisation et le fonctionnement de secteurs de la société. L’hypothèse est que chaque « tranche » ou « sphère » de la société possède des valeurs propres qui organisent le secteur.

Héritier de la tradition du réalisme inaugurée par Aristote, l’empirisme est d’abord un mouvement philosophique anglo-saxon. Il se développe sous l’impulsion de David Hume et Francis Bacon puis de la philosophie écossaise du XVIIIème siècle, du pragmatisme américain et revient en Europe au début du XXème siècle avec le courant du positivisme logique (le cercle de Vienne dans les années 1930). Ce courant exercera une grande influence sur la science politique notamment américaine après la seconde guerre mondiale. Cette approche peut être caractérisée par trois éléments :

  • Une exaltation des faits : l’empirisme repose sur une « religion du fait » proche de celle régnant dans le journalisme. L’enjeu est d’abord la collecte et la description de faits qui s’imposent immédiatement à l’observateur. L’idée sous-jacente est que le fait est porteur de signification en lui-même. La description suffit donc car tout concept viendrait brouiller les choses. On croit ainsi pouvoir apporter une vraie science débarrassée de toute abstraction.
  • Une obsession des techniques : dès lors que l’enjeu fondamental est de décrire le réel, la question des techniques devient centrale. On utilisera beaucoup de techniques statistiques, mathématiques pour enregistrer et mesurer ces faits. Le travail de terrain devient prioritaire en développant une méthode d’observation particulière (ethnologique). Cela conduit à privilégier terriblement ce qui est visible, quantifiable aisément. Par exemple, on s’intéresse à la répartition des votes, à leurs évolutions. Mais on s’intéresse moins à la compétence politique nécessaire et sous-jacente plus difficile à rendre visible et quantifiable (la politique, c’est comme le foot ; une partie de la population ne s’y intéresse que lorsque la finale arrive tandis qu’une autre partie baigne dedans en permanence).
  • Les limites de l’empirisme : d’abord, cette approche souffre d’une obsession quantitative qui peut faire oublier les questions essentielles ; ensuite, elle conduit à des études fragmentaires interdisant une compréhension globale du politique. Elle a ainsi consacrée la monographie à caractère local. Enfin, sa recherche neutre des faits la conduit à oublier de juger le fonctionnement de l’ordre social. Brutalement énoncée, la succession des faits ne produit pas une once d’intelligence sur eux. L’objection majeure est donc épistémologique : les faits n’ont en eux-mêmes aucun sens, aucune signification. Ils sont vides tant qu’un questionnement théorique ne vient pas les éclairer. En d’autres termes, on ne peut pas décrire des faits sans les interpréter c’est-à-dire qu’il faut les conceptualiser au moyens d’idées normatives.

Sy.L’empirisme a introduit une rigueur, un souci de la précision et des outils précieux en science politique. Mais il ne doit pas faire oublier qu’aucune intelligence ne ressort des faits eux-mêmes. Pour cela, il faut une grille de lecture qui provient toujours d’un élément normatif. L’impératif est donc : ni les faits seuls, ni les valeurs seules mais les faits et les valeurs ensembles. La conciliation n’est pas toujours aisée.

Un autre choix fondamental s’offre à celui qui veut analyser le fonctionnement politique. S’agit-il d’expliquer ou de comprendre ? Autrement dit, quelle est l’ampleur de la revendication à la science, à la vérité ? Une science parfaite fournit une explication des choses ; une science imparfaite se borne à fournir une compréhension des choses. Les deux logiques existent dans la tradition des sciences sociales et de la science politique.


Le XIXème siècle est celui de la croyance en la science. Cette croyance forcenée dans la science et ses bienfaits se manifeste à travers les divers courants du positivisme et du scientisme. En France, Auguste Comte fait figure d’initiateur de ce mouvement. Il forge le terme « sociologie » qu’il appelle aussi la « physique sociale ». Comte soutient que la science va devenir la nouvelle religion de l’humanité ; l’homme sera ainsi passé de l’âge théologique à l’âge métaphysique puis à l’âge scientifique où la vérité et le progrès règneront. Comte va jusqu’à imaginer une situation ubuesque : les 200 hommes politiques sont enlevés un soir et remplacés par les 200 plus grands scientifiques. D’après lui, ce serait le début de l’âge d’or. Ce discours un peu mystique aura une influence indirecte.

Émile Durkheim, lorsqu’il fonde la sociologie, emprunte une partie de son schéma intellectuel à Comte. Lui aussi évoque la sociologie comme une « physique des mœurs ». Il soutient que les faits sociaux sont susceptibles d’une approche purement scientifique qui permettra d’atteindre l’objectivité. Cette approche est détaillée dans Les règles de la méthode sociologique (1895).

- Les règles de l’approche explicative

On peut relever trois règles fondamentales.

  • Les faits sociaux existent : ce sont « des manières d’agir, de penser et de sentir extérieures à l’individu et (…) qui s’imposent à lui ». Donc la société comprend des lois sociales qui s’imposent aux individus. Les faits sociaux ne s’expliquent pas par ce que pensent ou font les individus mais par la structure de la société.
  • Les faits sociaux doivent être considérés comme des choses : puisque ces faits sociaux sont détachés des individus qui les portent, on peut les observer, les quantifier, les décomposer et les analyser indépendamment du vécu des individus (l’invention des statistiques jouent un grand rôle). Donc le phénomène que l’on observe est considéré comme une chose détachable du vécu. Cela permet de l’objectiver. Il s’agit d’un processus de « réification » dira Marx c’est-à-dire qu’une matière vivante est ramenée à une matière morte, « choséifiée ».
  • Les prénotions doivent être écartées : le sociologue doit se détacher de toute idée préalable, de toute préférence personnelle. Il doit s’affranchir « des fausses évidences qui dominent l’esprit du vulgaire ». Il faut faire « table rase » de ce que l’on croit savoir de manière à construire objectivement l’objet de sa recherche.

- Les prolongements de la sociologie explicative

  • Les conséquences de l’approche explicative : dans la logique de Durkheim et de ses successeurs, l’observateur est quelqu’un qui domine le monde. Il peut se comporter à l’égard d’un groupe social comme un biologiste peut se comporter à l’égard de fourmis dans un bocal. Bref, entre lui et son objet, il n’existe aucun lien. C’est un présupposé très discutable et même largement faux et idiot. Tous deux vivent dans une même société avec une culture, des règles communes… Cela compte beaucoup. Ensuite, le vécu des acteurs est considéré comme négligeable et sans intérêt. Or, il s’agit là sans doute d’une donnée première et fondamentale. Pourquoi considérer les acteurs comme des abrutis incapables de comprendre ce qu’ils font. Enfin, la méthode durkheimienne conduit à l’idée qu’un savoir vrai unique est accessible seulement au sociologue qui observe et analyse. C’est là encore un présupposé très contestable.
  • La reprise en France de cette démarche : en France, l’école de Pierre Bourdieu, qui est très puissante en science politique, a largement repris cette démarche et l’a même généralisée. Son apport à la science politique est réel et important. Mais les présupposés et les implications de cette école sont très discutables.


• Tout d’abord, il y a une mise en cause du « sens commun ». D’une manière générale, les acteurs et plus encore l’opinion publique ne comprend rien à rien ; elle obéit à des déterminations qui agissent dans son dos sans qu’elle en est conscience. Bref, les individus et l’opinion sont manipulés par des ressorts sociaux qui lui échappent.

• Ensuite, toute tentative de comprendre le phénomène risque d’échouer. La sociologie spontanée n’est qu’un tissu d’erreurs et de naïvetés. Même les discours savants sont souvent nuls ; ils reconstruisent de la cohérence là où il n’y en a pas ; ils masquent les ressorts profonds de l’action. Les discours savants renforcent le sens commun qui est imbécile en ayant l’apparence de l’intelligence. Bourdieu parle de « doxa » c’est-à-dire d’une opinion qui ignore son caractère versatile et infondée (elle n’a pas conscience de ce qui la détermine).

• Enfin, une sociologie authentique a pour fonction de dévoiler le réel afin de dévoiler les phénomènes sociaux de domination. Expliquer le réel, c’est donc combattre la domination et les dominants. L’exercice est difficile car il suppose de renoncer à toute récompense mais en plus ce sera un labeur et un combat quotidien contre les dominants qui souhaitent que les ressorts de leur domination demeurent cachés. On retrouve ici une sorte de conception héroïque de la sociologie qui, seule, est capable d’accéder à la vérité.

- Les limites de l’explication

• Les citoyens ordinaires, les acteurs ne peuvent pas être tenus pour de simples idiots qui ne savent pas ce qu’ils font. Ils sont conscients, au moins en partie, de ce qui motive leurs actes. Cette donnée est renforcée par l’augmentation générale du niveau de la population grâce à la démocratisation de l’enseignement, à l’accessibilité et la diffusion des savoirs dans un espace public ouvert (les médias contribuent à diffuser ces savoirs).

• Le fossé abyssal supposé entre les citoyens ordinaires et le sociologue est une vue de l’esprit. C’est souvent le préjugé d’une caste d’intellectuels qui projettent leur propre désir de domination…

• L’hostilité farouche aux valeurs (à la philosophie) qui obscurciraient le jugement au lieu de l’éclairer est une erreur lourde de méthode. Les valeurs jouent un rôle décisif dans la construction des lunettes qui permettent de voir et décrypter la réalité. Les expulser relèvent d’une idéologie scientiste dépassée.

• La prétention à la science doit être relativisée. Davantage d’humilité apparaît nécessaire car la vérité absolue n’existe pas. La vérité est temporaire, relative, fragile, évanescente, jamais certaine d’elle-même. Même les scientifiques ont cessé de croire à une vérité unique qui attendrait qu’on la découvre au bout du chemin.


Max Weber (1864-1920) propose une autre méthode pour la sociologie et la science politique. Celle-ci représente un net infléchissement de la tradition positiviste et donc une nette avancée en direction d’un savoir plus humble. Weber reconnaît qu’il faut se méfier de l’intuition et qu’il convient d’utiliser une méthodologie rigoureuse. Il reconnaît aussi que la tâche de la sociologie est de repérer des régularités, des lois générales mais qui souffrent des exceptions.

- Les postulats de l’analyse compréhensive

  • L’individualisme : Weber n’entend pas expliquer des actes individuels (microsociologie) à partir de déterminants sociaux globaux comme Durkheim. Au contraire, il entend repartir d’en bas pour construire une lecture plus globale. Il prône donc des méthodologies strictement individuelles. Il faut repartir des individus pour ensuite détecter des régularités qui donnent des clés de lecture de la société.
  • Le vécu des acteurs : pour Weber, la matière première du sociologue est le vécu des acteurs qu’il doit recueillir et analyser. Le chercheur doit donc se placer du point de vue de l’acteur pour comprendre le sens que celui-ci donne à son action. À l’inverse du positivisme et du scientisme, le sociologue ne surplombe plus les acteurs ; il se met à leur place pour interpréter et comprendre le sens de leur action. C’est le cœur de la démarche compréhensive. Mais le chercheur doit aussi envisager les conséquences des actes qui n’ont parfois pas été voulues.
  • Les limites de la connaissance : Weber est un héritier de Kant et du néo-kantisme qui régna au XIXème siècle en Allemagne. Dans cette tradition, la connaissance n’est rigoureuse que si elle respecte des limites qui sont absolues et strictes. Du coup, Weber reconnaît que la réalité sociale est d’une complexité considérable si bien que nul ne peut prétendre la dominer entièrement. La réalité sociale est infinie tandis que la connaissance est finie. Le sociologue doit donc rabattre ses prétentions. Il ne pourra atteindre qu’une partie de la réalité mais jamais la totalité. En d’autres termes, le concept permettra de saisir une partie du réel mais une autre partie lui échappera nécessairement. La vérité sera partielle.
  • La neutralité axiologique : pour Weber, on ne peut pas comprendre les actions humaines en dehors des systèmes de croyances et de valeurs qui règnent dans une société. Donc il n’est pas question de rejeter les valeurs. Cependant, le savant doit aussi prétendre à l’objectivité ce qui lui impose de prendre ses distances avec les valeurs. Weber évoque l’impératif de « neutralité axiologique ». Comment concilier la nécessaire prise en compte des valeurs et leur mise à distance ? Weber résout le problème en distinguant deux choses : d’un côté, il y a le jugement de valeur qui est personnel et subjectif. Le chercheur doit l’écarter car, dit-il, la sociologie est incompétente pour trancher les conflits entre les systèmes de pensées ou de valeurs. D’un autre côté, il y a le rapport aux valeurs c’est-à-dire le fait que des valeurs ont pu servir de motivation ou ont été mobilisées par les acteurs. Ce rapport aux valeurs est inévitable et doit être utilisé par le sociologue. Par exemple, le sociologue ne devra pas juger les discours de Ségolène Royal. En revanche, il pourra souligner que ses discours et ses attitudes ont influencé le comportement de certains individus.

- La méthode de l’idéal-type

Le principe : Weber déploie une méthode originale pour rendre les phénomènes sociaux intelligibles. À partir de plusieurs exemples empiriques ou historiques, il sélectionne certains traits communs qu’il détache de la réalité initiale (opération d’abstraction). Cela permet de dresser une sorte d’image parfaite qui ne constitue pas une explication ultime de la réalité mais plutôt un étalon.Cet idéal-type permettra de mesurer la distance existant entre un cas empirique réel et cette « reconstruction stylisée », cette image idéale. Par définition, il s’agit là d’un modèle que l’on ne trouvera jamais tel quel dans la réalité.

Ex.Un exemple : Weber parle abondamment de la bureaucratie (il est le premier et le mot est technique et non pas péjoratif). C’est un idéal-type. En réalité, Weber a observé le modèle allemand d’administration mis en place depuis Frédéric II. Il s’inspire également de l’administration française mise en place depuis Napoléon et qui emprunte beaucoup au modèle militaire. Weber en déduit quelques traits caractéristiques qui permettent de construire son idéal-type. La bureaucratie est une organisation professionnalisée. Elle est constituée de « fonctionnaires » c’est-à-dire d’agents dociles, soumis à une hiérarchie très organisée et performante. Ces fonctionnaires sont « anonymes » ce qui signifie que leur personnalité s’efface devant leur fonction. Ils sont substituables les uns aux autres. Ils agissent rationnellement au moyen de règles de droit… Weber commente son idéal-type en écrivant : « On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une utopie. Le travail historique aura pour tâche de déterminer dans chaque cas particulier combien la réalité se rapproche ou s’écarte de ce tableau idéal. Appliqué avec prudence, ce concept rend le service spécifique qu’on en attend au profit de la recherche et de la clarté » (Essais sur la théorie de la science, Plon, 1965, pp 179-180).


La démarche compréhensive a des avantages considérables. Elle permet de renouer avec le vécu des citoyens ordinaires. Elle permet de ramener le savant à une certaine humilité face à la complexité et l’indétermination du réel. Elle permet de dégager des régularités en se basant sur des hypothèses probables mais non pas certaines. Elle permet de concilier l’idée de régularité ou de loi générale avec une infinie variété de cas historiques et empiriques singuliers


Sy.Il ne faut pas attendre de la science politique ce qu’elle ne peut pas fournir. Cette introduction a montré que la science politique avait une longue histoire derrière elle qui s’est nettement accélérée durant les 50 dernières années. Elle reste une discipline composite c’est-à-dire très ouverte sur les autres savoirs. Elle tente de faire dialoguer entre elles les autres disciplines ce qui est très utile mais difficile. Elle a parfois eu la tentation de céder à une mode c’est-à-dire à une école de pensée qui tenta de devenir hégémonique en chassant les autres apports potentiels. Bon gré, mal gré, elle est parvenue à éviter ces tentatives de monopolisation.
La science politique recouvre un champ extrêmement vaste et évolutif. Ses objets se renouvellent fréquemment. Elle utilise des méthodes très diversifiées pour les rendre intelligibles. Elle est une activité rigoureuse qui ne doit pas être confondue avec l’activité politique elle-même ou l’activité journalistique. Cependant, elle n’est pas une science au sens du XIXème siècle (un savoir certain et cumulatif) mais au sens de la fin du XXème siècle c’est-à-dire qu’elle forge un savoir dégageant des règles générales de fonctionnement des sociétés politiques.
Un cours d’introduction à la science politique poursuit deux objectifs majeurs. Le premier est de fournir une culture générale aux étudiants c’est-à-dire une culture politique et administrative solide particulièrement nécessaire pour ceux qui travailleront en lien avec la sphère publique. Le second objectif est de fournir des outils analytiques élaborés pour permettre à chacun de décrypter la réalité politique et sociale qui nous entoure.
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