Toute introduction à une nouvelle discipline suppose de réaliser deux opérations :
- d’une part, situer la nouvelle discipline à la fois dans l’espace des objets ou des pratiques (en identifiant quel objet on retient et quels objets on délaisse) et dans l’espace des savoirs (donc raconter les liens et les tensions avec les autres disciplines plus ou moins voisines) ;
- d’autre part, situer la discipline dans le temps c’est-à-dire raconter sa dynamique interne, son évolution, son développement.
Avant d’entamer ce cheminement, nous devons apporter deux précisions en ce qui concerne la science politique :
- d’une part, la science politique est une discipline relativement récente. Elle reste traversée par de très nombreuses polémiques,
- d’autre part, la science politique ne doit pas être confondue avec l’activité politique ou l’activité journalistique sur la politique car elle va bien au-delà des métiers qui la rendent très visible.
Rq.En réalité, il existe une grande différence entre une analyse de science politique menée dans un cadre universitaire et un article de presse ou un discours politique. La clé fondamentale est la temporalité : le journaliste comme l’homme politique agissent sous des contraintes de temps considérables ; ils ont, au mieux, quelques jours pour rédiger leur article ou pour prendre une décision. Le chercheur a, à l’inverse, le temps pour lui : pour collecter les informations et s’assurer ainsi des choix plus larges ; pour construire ou tester des grilles d’analyse multiples ; pour évaluer les causes et les conséquences d’une action. La contrepartie est évidente : le chercheur est hors de l’action et son influence est souvent faible car il intervient « après la bataille ». Entre ces deux pôles (l’homme soumis à la contrainte de l’action et le chercheur détaché de cette contrainte), il existe tout un éventail de cas intermédiaires c’est-à-dire de métiers utilisant la science politique exigeant de se détacher en partie des contraintes de l’immédiateté en anticipant (ex : le conseiller en communication politique qui analyse le positionnement d’un candidat pour établir une stratégie).
Section 1 : L’Édification historique de la science politique
La réflexion sur la politique n’est pas une activité nouvelle. On la trouve dès la Grèce antique. Mais l’objet de cette réflexion, sa forme et ses méthodes ont profondément changé à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Dans le sillage des autres grandes sciences sociales (économie, sociologie…), la science politique s’est affirmée principalement au XXe siècle en recherchant une certaine objectivité scientifique et une rigueur méthodologique. Comme toutes ses disciplines récentes, sa construction fut lente et difficile si bien qu’elle dû batailler pour obtenir une reconnaissance officielle.
§1. La lente construction de la science politique
A - Le primat originel de la philosophie politique
1. Le règne initial de la philosophie politique
La Grèce antique est largement à l’origine de ce que nous appelons la politique c’est-à-dire un espace commun de la décision collective. À partir du Ve siècle avant J-C, les grecs développent l’idée que la politique ne relève pas seulement de l’action mais aussi du savoir, de la réflexion qui prend le nom de philosophie.
Les penseurs classiques nous lèguent ainsi une réflexion politique considérable centrée sur la question du meilleur régime. Dès ce stade, les approches diffèrent nettement.
Rq.Platon privilégie un raisonnement exclusivement philosophique visant à édifier un idéal pur et parfait. Son point de vue est donc idéaliste et aussi normativiste au sens où il cherche à normer le réel. Platon privilégie ce qui doit être.
Rq.Aristote, au contraire, incarne un point de vue bien plus réaliste n’hésitant pas à collecter puis comparer les régimes grecs pour tenter de discerner les mérites et défauts des uns et des autres. Il manifeste ainsi un souci du réel en même temps qu’une prise en compte du point de vue de l’usager. Il privilégie ce qui est.
La science politique se voit offrir d’emblée deux voies : l’une privilégiant les idées pour construire un idéal ; l’autre privilégiant le réel pour tenter de le classer, de le comparer, de l’interroger. Les deux tentatives restent cependant solidaires d’une approche morale centrée sur la recherche du bien à travers le « meilleur régime ».
Rq.D’autres auteurs de moindre importance vont prolonger cette démarche en particulier sous la République romaine (Cicéron…). Cependant cette forme de raisonnement et de réflexion va disparaître après la chute de Rome.
Au Moyen-âge, la réflexion est dominée par les références religieuses et théologiques. La politique ne fait plus l’objet d’une réflexion autonome ; elle est absorbée par la théologie et le plus souvent reléguée au second plan comme chez Saint Augustin (350-430 ap J-C). Les œuvres des penseurs grecs sur la politique sont perdues et il faudra attendre le XIIIe siècle pour qu’on les redécouvre grâce à la civilisation arabe (Thomas d’Aquin…). Ce sera le point de départ d’une Renaissance de la pensée politique.
À partir de la Renaissance, les penseurs modernes se séparent de cette chape de plomb éthique et largement théologique surplombant le politique.
Des auteurs comme Nicolas Machiavel (1469-1527) vont réaliser une véritable révolution en affirmant que la politique est indépendante de la morale et de la religion et qu’elle doit être analysée en elle-même. La réflexion devient essentiellement logique, qu’elle emprunte la voie réaliste comme chez Machiavel ou la voie idéaliste comme chez Kant.
Cela signifie que la réflexion politique peut être menée selon deux voies différentes :
- la première se centre sur les conditions logiques de fonctionnement d’une société ; elle interroge les « conditions de possibilité » d’une notion (la démocratie, l’État, la représentation…) comme le dit Kant. À ce premier courant, nous devons de grandes réalisations comme les notions d’État, de droits de l’homme, de libertés, de représentation, d’individu…
- la seconde voie renonce au devoir-être pour interroger ce qui est. Dans la droite ligne du réalisme de Machiavel, de l’empirisme de Hume prolongé par la philosophie écossaise, ce courant introduit plusieurs catégories centrales de la pensée moderne comme celle de société civile, de l’opinion publique…
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la philosophie politique domine complètement la science politique. Elle continue d’être importante pendant le siècle suivant mais est de plus en plus marginalisée au profit d’autres disciplines.
S’agit-il d’un déclin inéluctable ?
2. Le déclin inéluctable de la philosophie politique ?
Dès la seconde moitié du XIXe siècle et plus encore par la suite, on reproche donc à la philosophie politique d’être une réflexion trop subjective et de délaisser l’examen clinique des faits politiques et sociaux. Deux critiques majeures seront développées :
- d’une part, la philosophie politique serait trop spéculative : elle serait donc une réflexion purement abstraite déconnectée de l’expérience empirique ;
- d’autre part, la philosophie politique serait trop prescriptive : elle se polariserait trop sur ce qui doit être en délaissant ce qui est. Elle verserait donc trop vers la querelle de doctrines où chacune légitime un certain ordre social et politique.
En réalité, ces critiques n’ont pas beaucoup de sens.
En effet, si le philosophe du politique n’est pas soumis au principe de la vérification expérimentale de ses énoncés, il ne réfléchit pas à vide mais s’appuie sur les résultats obtenus par les historiens, les sociologues. D’ailleurs, les sociologues ne peuvent interpréter le réel sans une conceptualisation souvent fournie par la philosophie. On ne conceptualise pas sans une certaine connaissance du réel mais on a aucune connaissance du réel sans une certaine conceptualisation.
En réalité, l’apport de la philosophie politique à la science politique est considérable ; il est même double :
- D’un côté, la philosophie politique a permis d’acquérir les conditions de développement d’un savoir spécialisé sur la politique. On peut citer 3 conditions fondamentales nécessaires mais pas suffisantes :
- la séparation de la politique et de la religion et plus largement de la morale : c’est un processus qui se met en place dès le XIIIe siècle et qui aboutit avec Nicolas Machiavel ;
- la séparation de la politique et de l’économie : elle est acquise dès la fin du XVIIIe siècle et notamment avec Adam Smith.
- la séparation de l’État et de la société civile qui est acquise avec Hegel dans la première moitié du XIXe siècle.
- D’un autre côté, la philosophie politique contribue fortement à formuler les problèmes, à élaborer des hypothèses qui seront reprises par d’autres. Ces dernières décennies, on lui doit plusieurs percées majeures comme l’invention du concept de totalitarisme, des éclaircissements majeurs sur la démocratie, sur la nature du pouvoir, sur l’évolution du facteur religieux…
La philosophie politique est aujourd’hui peu prisée ; elle est souvent marginalisée en dépit de ces apports considérables.
Sy.L’enjeu contemporain est de réconcilier sociologie et philosophie ce qui implique que ni l’une ni l’autre ne revendique une hégémonie.
B - Le primat institutionnel du droit public
1. L’emprise historique du droit public
L’emprise intellectuelle : une autre condition d’émergence de la science politique a été l’instauration d’un État moderne.
C’est au cours du XIXe siècle et durant la première moitié du XXe siècle que l’État se dote d’une administration nombreuse, professionnelle et organisée. Il devient un État très interventionniste dans tous les domaines. Cela entraîne un développement très important du droit public, particulièrement du droit constitutionnel et du droit administratif. La science politique se développe dans le sillage de ces deux domaines.
Le même phénomène se constate dans les années 1960 avec l’instauration d’un État social avancé (achèvement de l’État-Providence) ce qui conduit au développement d’une « science administrative » qui constitue une sorte de complément au droit administratif provenant de la science politique. Cette proximité avec le droit public a deux conséquences :
- Le droit public lègue à la science politique une vision normativiste de l’État : l’État est compris comme un ensemble complexe de normes et de règles officielles indépendamment des comportements réels, des normes sociales largement implicites.
- Le droit lègue une vision institutionnaliste du politique : la politique est comprise à travers un prisme déformant centré sur les acteurs juridiquement institués, leurs compétences et le processus d’édiction des normes. Mais il laisse dans l’ombre d’autres processus multiformes moins officiels, des acteurs plus souterrains…
- La science politique s’est progressivement dégagée de cet héritage ce que montre bien l’exemple suivant. Le droit constitutionnel proclame que le Président des États-Unis est seul compétent pour prendre les décisions en matière de politique étrangère. Pourtant, une étude de Graham Allison sur la crise des missiles de Cuba aux débuts des années 1960 va montrer que Kennedy est tenu par tout un ensemble de règles, de rapports de forces dont il devra tenir compte pour décider. Au total, la décision d’opérer un blocus naval pour contraindre les Russes à retirer leurs missiles lui a largement échappé. Il était d’ailleurs surtout préoccupé par les conséquences électorales de cette crise pour son parti. Là où le droit propose une vision simple en noir et blanc, la science politique va restituer la complexité du réel en proposant une vision entre gris clair et gris foncé où un grand nombre d’acteurs interviennent tout au long d’un processus allant de l’émergence d’un problème à la mise en œuvre. Le Président apparaît lors comme un acteur parmi d’autres.
L’emprise institutionnelle : les facultés de droit vont héberger la science politique surtout à partir des années 1960.
Le fait que la majeure partie de la science politique se situe au sein des facultés de droit est une spécificité française.
Dans les autres pays, il s’agit soit de facultés autonomes (souvent très grosses comme aux États-Unis), soit de départements proches des sciences sociales notamment de la sociologie (le cas dominant en Europe).
Cela influence beaucoup le contenu des recherches et des cours. En plus, les facultés de droit ont été longtemps le lieu de formation des élites (hors Sc. Po Paris) ; par exemple, de nombreux dirigeants africains ont été formés dans les facultés de droit françaises dans les années 1950-1970. La science politique s’intégrait bien dans ce système en raison de son adéquation à l’univers des concours, de la haute fonction publique, son exigence d’une culture politique large, son ouverture au-delà du droit vers des disciplines voisines (histoire, philosophie, sociologie…).
Sy.Mais les deux disciplines ont évolué dans des sens divergents ce qui a fait naître des tensions.
2. La relation ambivalente au droit public
Une proximité générant des tensions :
- La stratégie initiale de rétention : la science politique naissante va faire l’objet d’une « rétention » par le droit. C’est une stratégie classique des facultés de droit en France qui conservent leur influence en tentant de neutraliser et contrôler les disciplines émergentes qui pourraient les concurrencer.
Rq.Les Facultés de droit vont d’abord revendiquer la nouvelle discipline pour ensuite mieux la vassaliser, la contrôler et la marginaliser. Ce fut le cas pour l’économie puis la gestion, les filières AES (qui finiront pas prendre leur autonomie) mais aussi pour la science politique. Du coup, les facultés de droit vont héberger la science politique mais en la cantonnant dans le rôle d’appendice, de complément aux études de droit public.
- Le développement par la contestation : la fin des années 1960 est marquée par la contestation de l’Université traditionnelle qui était très fermée, aristocratique et conservatrice. Les facultés de droit incarnaient cette figure du conservatisme mais beaucoup d’enseignants dans la jeune génération s’y sentaient mal à l’aise.
Rq.La science politique est vite devenue le réceptacle de tous les juristes contestataires. Alors que le droit était très ancré à droite, la science politique s’ancra très nettement à gauche. Avec le temps, ces orientations ont perdu de leur poids mais elles ont marqué l’histoire des deux disciplines (une partie de la science politique [la sociologie inspirée par P. Bourdieu] demeure très marquée à gauche).
- Un rapport de forces déséquilibrés : la science politique est, en France, une discipline très peu développée.
Rq.Elle ne compte que 400 enseignants-chercheurs contre 3000 juristes. Rien à voir avec la force de la science politique américaine qui compte plus de 8 000 politistes en poste dans les universités.
Des chemins divergents : à partir des années 1980, les deux disciplines ont emprunté des chemins très divergents.
- Le tournant jurisprudentialiste du droit : le droit s’est progressivement désintéressé des conditions socio-politiques de production des normes. Il a réduit son approche à une vision purement technicienne, cédant à une sorte de sacralisation de la jurisprudence.
Ex.Le droit administratif étant, depuis ses origines, extrêmement technique, le mouvement fut surtout perceptible avec le droit constitutionnel. Ce dernier bascula d’une initiation à la compréhension des régimes politiques à un commentaire technique des décisions du juge constitutionnel. De cette manière, le droit public s’écarta nettement de la science politique.
- Le virage sociologique de la science politique : de son côté, la science politique délaissa de plus en plus le droit pour se tourner vers la sociologie politique.
Ex.Par exemple, l’essentiel des politistes formés dans les années 1960-1980 étaient d’abord des juristes qui avaient complété leur formation par de la science politique ; depuis le milieu des années 1980, l’essentiel des politistes travaillant dans l’université sont d’abord et avant tout formés à la sociologie. Ils ont de plus en plus une connaissance assez faible du droit et du milieu juridique si bien que la distance entre les deux communautés s’est considérablement accrue.
C - Le primat actuel de la sociologie politique
L’influence de la sociologie sur la science politique est, en France, si importante de nos jours que plusieurs auteurs considèrent les expressions « science politique » et « sociologie politique » comme synonymes. Plusieurs manuels importants d’introduction à la discipline s’intitulent d’ailleurs Sociologie politique.
1. L’émergence de la sociologie politique
L’émergence de la sociologie n’est pas facile à dater. Tocqueville, Marx mais aussi Weber sont aussi bien des grands sociologues que des grands philosophes. C’est essentiellement avec Auguste Comte puis avec Émile Durkheim que la sociologie apparaît comme une science et qu’elle revendique un statut similaire à la physique.
Rq.Dans tous les cas, l’émergence de la sociologie provoque une mutation profonde mais dont l’influence sera différente d’un pays à l’autre.
- La tradition positiviste française ou le refus de la politique.
- La tradition rationaliste allemande ou le développement de la sociologie politique.
- La tradition empirique américaine.
2. L’hégémonie de la sociologie politique
La tradition française en sociologie ne favorisait guère le développement de la sociologie politique. Pourtant, cette discipline s’est progressivement imposée comme la composante majeure de la science politique.
Ce retournement s’est opéré en plusieurs étapes :
- L’importation de la sociologie wéberienne
- L’importation de la sociologie américaine
- La mutation de la sociologie française
D - L’influence résiduelle des autres disciplines
La science politique incorpore également les apports d’autres disciplines mais celles-ci jouent un rôle moindre aujourd’hui.
1. L’histoire politique
Déjà chez les anciens, des auteurs comme Hérodote et Thucydide chez les Grecs, Polybe et Denys d’Halicarnasse chez les Romains furent des historiens tentant de décrypter le monde politique avec un souci d’établissement des faits important.
Chez les modernes, les auteurs réfléchissant à la politique ont tous écrit sur l’histoire : Machiavel, Montesquieu ou Tocqueville, Marx ou Weber proposèrent leur propre interprétation…
Aux XVIIIème et XIXème siècles, la science politique naissante est alors essentiellement composée de philosophie politique et d’histoire politique.
Encore au XXème siècle, de très grands noms de la discipline viendront de l’histoire :
- en France, René Rémond puis, dans la génération suivante, Serge Bernstein, Pierre Milza (histoire du fascisme), Jean-François Sirinelli (histoire des intellectuels et des partis), Marc Lazar (histoire du communisme et de l’Italie) ;
- à l’étranger, Barrington Moore, Charles Tilly sur l’histoire de l’État, Stein Rokkan sur l’histoire des clivages politiques…
Deux mouvements contradictoires vont affecter le poids de l’histoire politique à l’intérieur de la science politique :
- D’une part, les travaux historiques menés dans les départements d’histoire avaient tendance à délaisser l’histoire politique au profit de l’histoire économique et sociale sous l’influence de l’école des annales (Lucien Febvre, Fernand Braudel…). Or, à partir des années 1970, l’école des annales décline et on voit réapparaître une histoire politique avec des grandes figures comme François Furet (historien de la révolution française), Maurice Agulhon (historien de la République), Pierre Nora, Jacques LeGoff (historien du Moyen-âge), Pierre Rosanvallon (historien de la démocratie française)…
Sy.Les travaux relevant de l’histoire politique se multiplient mais ils relèvent alors des facultés d’histoire plutôt que de la science politique.
- D’autre part, les historiens se mettent à utiliser des outils théoriques venant des sciences sociales donnant ainsi naissance à une « socio-histoire du politique ». Dans le prolongement des travaux du sociologue allemand Norbert Elias sur l’État, ce courant ouvre actuellement de nombreuses pistes intéressantes sur l’histoire de la Nation, l’histoire de la civilisation électorale (par exemple, les travaux de Yves Deloye)…
Sy.En conséquence, l’histoire politique demeure un domaine très actif mais cela se situe surtout dans les facultés d’histoire plutôt qu’en science politique (sauf pour la socio-histoire du politique).
2. Les autres disciplines
-
L’anthropologie politique
- L’étude des sociétés primitives : à l’origine, l’anthropologie est l’étude des sociétés primitives. Cette forme d’analyse va nous renseigner énormément sur ce que sont des sociétés sans État, sur les clivages qui structurent ces sociétés, sur les systèmes symboliques (mythes, croyances religieuses, rituels pratiques)… Mentionnons, par exemple, les contributions de Claude Lévi-Strauss ou Pierre Clastre. En étudiant ces sociétés, les anthropologues forgent une méthodologie d’observation participante originale.
- Le retour dans les sociétés développées : lorsque ces sociétés « primitives » ont disparu au cours des années 1960-1970, les anthropologues sont revenus étudiés les sociétés développées avec leurs outils et méthodes. Ils ont ainsi pu analyser les rituels électoraux pendant les campagnes électorales, les rituels au sein des assemblées parlementaires (voir, pour la France, les travaux de Marc Abélès). Si ces travaux sont extrêmement instructifs, ils restent rares.
- La psychologie politique
Df.Au départ, la psychologie se conçoit comme le domaine des singularités individuelles ce qui la conduit à délaisser les phénomènes sociaux aux sociologues. Ce n’est qu’au cours du XXème siècle que l’on prend progressivement conscience qu’il existe des facteurs sociaux conditionnant le psychisme individuel.
- Les facteurs de la personnalité
La caractérologie : depuis les travaux de Lasswell décrivant l’agitateur politique de l’après-guerre, la recherche américaine récente a tenté d’expliquer certaines formes de personnalités (les leaders, les protestataires, les militants engagés politiquement) en associant différents traits de caractères. Mais ces recherches font souvent l’objet de critiques ; en particulier, elle courent le risque d’une généralisation abusive.
- Les logiques de situations et de rôles
La psychologie des foules (1895) : Gustave Lebon est le premier à noter que dans les situations de masse, l’individu devient moins rationnel (sentiment de puissance, comportement par contagion…).
- La soumission à l’autorité
Ex.L’expérience célèbre de Stanley Milgram en 1963 reposait sur l’idée suivante. 500 personnes participent à une expérience sur la mémoire en infligeant à une victime innocente des charges électriques croissantes en cas d’erreur dans l’association des mots. Milgram montre que 2/3 des individus se soumettent sans réflexion aux ordres même imbéciles de l’autorité (ici l’Université, les chercheurs avec leur blouse blanche…) tout en vivant un conflit intérieur de plus en plus insupportable (loyauté à l’autorité contre compassion pour la victime souffrante).
- La ritualisation bureaucratique
Rq.Robert Merton montra que dans les organisations bureaucratiques, les agents tendent à ne pas se préoccuper des finalités de la structure pour se concentrer sur le respect des normes établies. Ils développent une « surconformité » c’est-à-dire une soumission compulsive à la norme, un esprit de corps mais aussi un refus d’adaptation aux situations particulières, au changement…
Rq.D’autres disciplines comme la linguistique et les sciences de la communication auraient pu être évoquées. De même faut-il mentionner le cas particulier de l’économie. En effet, au XVIIIème siècle et aux débuts du XIXème siècle, la discipline « économie politique » était florissante. Mais les trajectoires des deux disciplines ont été divergentes : tandis que l’économie s’est enfermée dans une formalisation mathématique outrancière, la science politique rompit les ponts avec elle. Partout, en Europe, les liens sont aujourd’hui malheureusement très faibles. Une tentative de renaissance est actuellement en cours dans le champ des études internationales avec la théorie de l’économie politique (en France, voir les travaux de Josépha Laroche notamment).
Sy.La science politique peut ironiquement se définir comme une « auberge espagnole » puisque celle-ci se caractérise par le fait que l’on y mange ce que l’on y apporte. La science politique regroupe en effet des chercheurs dont la formation initiale relève tantôt du droit, de la philosophie tantôt de la sociologie, de l’histoire… Tous manifestent cependant une sorte de volonté d’élargir leur horizon premier par les apports des autres disciplines.
La science politique peut donc être perçue de deux manières :
- positivement, elle est le carrefour des différentes sociales et humaines dans la mesure où celles-ci peuvent contribuer à éclairer l’objet politique ;
- négativement, elle n’est qu’un composé de données et d’approches hétérogènes. Sous cet angle, elle ne possède ni méthodologie, ni corpus, ni outils propres. Elle vit d’emprunts faits à l’extérieur.
Sy.La traduction académique de cet état de fait est l’absence de cette discipline en premier cycle d’études universitaires (aucune licence de science politique en 3 ans, quelques licences en 1 an après 2 ans de droit mais de nombreux masters) ; c’est là la manifestation officielle qu’elle n’est que le prolongement d’une compétence antérieurement acquise à laquelle il faut adjoindre une ouverture d’horizon et d’esprit.
§2. La lente reconnaissance de la science politique
A - La reconnaissance académique
1. La 1ère étape de l’institutionnalisation (1850-1930)
a) Les conditions de naissance de la science politique
• Les conditions intellectuelles
Rq.C’est d’abord la séparation de la politique avec la religion et la morale à partir de Machiavel, la séparation de la politique et de l’économie à partir d’Adam Smith et la séparation de l’État et de la société civile à partir de Hegel.
• Les conditions sociales
Rq.Les États modernes dotés de puissants appareils administratifs émergent et interviennent sur l’ensemble de la société ; ensuite, la révolution industrielle engendre des effets en chaîne qui rend le monde complexe et opaque. Cela pousse chacun à tenter de mieux comprendre ce monde nouveau qui émerge.
• Les conditions politiques
Rq.Le champ politique fait l’objet d’innovations majeures durant la seconde moitié du XIXème siècle. La participation politique s’élargit ; la France adopte même le suffrage universel masculin en 1848. Les partis politiques commencent à se développer en Angleterre, aux États-Unis puis en Allemagne.
b) L’institutionnalisation à l’étranger
Aux États-Unis : le premier cours d’histoire et politique vit le jour en 1835 en Caroline du Sud puis en 1856 à John Hopkins University. L’Université de Columbia créa l’école de science politique en 1880. Elle devint la référence dans la discipline et publia un premier journal de science politique. L’enjeu était alors d’introduire une science de l’État équivalente à celle de l’Allemagne. Progressivement, la science politique se sépara de l’économie et de l’histoire notamment avec la création de l’association américaine de science politique (APSA) en 1903. L’association se dota dès 1906 d’une première grande revue professionnelle : l’American Political Science Review qui demeure la revue majeure dans le monde. Très vite, l’association compta de très nombreux membres ; des facultés de sciences politiques émergèrent un peu partout et des départements furent institués couplant « histoire et science politique » ou « économie et science politique ». Aux débuts des années 1920, sous l’impulsion de Charles Merriam, une réorientation fut instaurée en faveur d’une approche plus « scientifique » basée sur les statistiques et l’expérimentation. La discipline continua de se développer.
En Europe : Une première tentative eut lieu en Allemagne aux débuts du XIXème siècle. Des chaires de sciences politiques furent créées à Münich (1814), Tübingen (1817) et Würzbourg (1822). La révolution de 1848 stoppa nette cette évolution ce qui profita au droit public et à la science de l’État. Cependant, la volonté de comprendre les mutations de la société et de la politique en cours conduisirent en Europe à l’instauration, dès la fin du XIXème siècle, de plusieurs institutions prestigieuses de la science politique. Il s’agit de la London School of Economics à Londres, de la Faculté de sciences politiques à Florence, de l’Université Panteion à Athènes.
Rq.Plusieurs remarques s’imposent ici : tout d’abord, ces institutions ont souvent été extérieures aux Universités qui acceptèrent mal cette nouvelle discipline ; ensuite, il s’agissait souvent de répondre à un besoin particulier en matière de formation des élites. Par exemple, la faculté de science politique de Florence fut instituée pour améliorer le recrutement des cadres du ministère des affaires étrangères. Ensuite, cette première implantation s’accompagna souvent de l’émergence de grandes figures intellectuelles majeures. Par exemple, pour l’Italie, Gaetano Mosca, Vilfredo Pareto et Roberto Michels qui développèrent une théorie pionnière de l’élite.
c) L’institutionnalisation en France
L'institutionnalisation fut assez difficile. On peut repérer trois grandes étapes:
1- L’implantation dans les facultés de droit: bien que les facultés de droit soient dans l’ensemble très hostiles au développement de la science politique, on voit apparaître ici et là des cours relevant de la science politique comme ceux « d’économie politique » qui sont à l’époque centrés sur le fonctionnement de l’État. En revanche, la science politique ne parvient pas à prendre pied dans les facultés de lettres où la jeune sociologie lui fait de l’ombre.
2- La création de l’école libre de science politique: aux débuts des années 1870, le libéral et positiviste Émile Boutmy est frappé par l’ignorance des jeunes générations sur la politique (en particulier au moment de la Commune). En plus, la défaite de Sedan en 1870 est interprétée comme la preuve de la supériorité de la science allemande. Boutmy prend donc l’initiative de s’inspirer de ce qui se fait en Allemagne. Il créé l’école libre de science politique à Paris en 1872. L’idée est que la politique peut faire l’objet d’un savoir positif basé sur l’histoire, le droit et les sciences sociales. L’école se spécialise très vite dans la préparation des concours de la haute fonction publique. Elle devient le lieu de formation des élites.
3- Les facultés de droit réagissent à cette création en tentant de capter la science politique. Plusieurs réformes successives tentent d’accroître la place de cette discipline conçue comme le prolongement de l’étude des institutions. Mais dès 1898, l’appellation « droit public » l’emporte sur celle de « science politique ». Cette dernière est progressivement marginalisée. L’accès à la haute fonction publique échappe alors complètement aux facultés de droit. La résistance des facultés de droit perdurera durant les années 1920-1930.
2. La 2ème étape de l’institutionnalisation (1945-1970)
Après l’ère des pionniers, cette seconde étape apparaît un peu comme l’ère des « pères fondateurs ».
En effet, outre un développement institutionnel et intellectuel important, la science politique s’identifie alors à une succession de grands noms.
- En France
Science Po
En 1945, l’école libre de science politique est nationalisée. Elle devient l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris plus connu sous le nom de « Science Po ».
Rq.L’école continue de former la plus haute élite en particulier celle de la haute fonction publique (elle prépare à l’ENA nouvellement créée). L’essentiel de la classe politique mais aussi des journalistes politiques sont issus de Science Po. D’autres IEP sont créés sur le même modèle en province : Alger (supprimé ensuite), Strasbourg, Bordeaux, Aix, Grenoble, Toulouse, Lyon. Aux débuts des années 1990, 2 nouveaux IEP sont installés : à Lille et à Rennes.
La structuration interne de la discipline
Le patrimoine de l’école libre est confié en 1945 à la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP dirigée aujourd’hui par Jean-Claude Casanova, élève de R. Aron) qui reçoit la mission de développer la science politique.
Rq.Dès 1949, la FNSP créée l’association française de science politique (AFSP) qui regroupe tous les politistes mais aussi des journalistes et personnalités extérieures (hauts fonctionnaires, sondeurs…). Dans la foulée, elle crée aussi la revue française de science politique (RFSP) qui devient la revue de référence de la discipline en couvrant tous les champs de recherche. La FNSP instaura et gère 8 grands laboratoires de recherche dont 2 relèvent directement de la science politique : le centre d’étude de la vie politique française (CEVIPOF) spécialisé sur l’analyse électorale et le centre d’études des relations internationales (CERI). La FNSP gère également la bibliothèque de Science po qui est l’un des premiers centre documentaire en Europe (800 000 ouvrages et 6000 revues françaises et étrangères). Enfin, depuis 1976, la FNSP possède sa propre maison d’édition : les Presses de Science Po.
L’Université
Une réforme importante des programmes des facultés de droit en 1954 va nettement injecter de la science politique dans les cursus.
Rq.La règle devient d’avoir un cours d’introduction à la science politique en 1ère année à côté du cours de droit constitutionnel. En seconde année, un cours d’histoire des idées politiques s’ajoute puis un cours de Méthodes des sciences sociales en 3ème année et un cours de « Grands problèmes politiques contemporains » en 4ème année. À la fin des années 1960, les facultés de droit créent également un doctorat en science politique (après un fort conflit, Science Po pourra aussi en avoir un). Progressivement sont également mis en place des maîtrises de science po et, plus récemment, des licences (L3 uniquement). Toutes les facultés de droit ne se comportent pas de la même façon ; beaucoup se contentent de respecter a minima le nouveau programme. Certaines jouent à fond la carte de la science politique et créée des cursus complets. C’est ainsi que certaines facultés vont rivaliser avec les IEP : La Sorbonne (Paris 1), Assas (Paris 2), Nanterre (Paris X) mais aussi Rennes 1, Aix-Marseille, Lyon 2, Lille 2 plus tard Amiens… Un autre pas décisif est franchi en 1969 lorsqu’un corps d’enseignants spécifique en science politique est constitué. Désormais, les cours ne seront plus assurés par des juristes plus ou moins ouverts à la science politique mais par des politistes entièrement formés à cette discipline.
L’ère des pères fondateurs
Durant cette période, la science politique est dominée par de grandes figures qui reflètent le caractère composite de la discipline.
Rq.Parmi les juristes s’adonnant à la science politique, il faut citer Maurice Duverger qui sera connu internationalement pour ses travaux sur les partis politiques.
Parmi les sociologues, on doit mentionner Raymond Aron (figure tutélaire de la discipline) mais aussi Jean Meynaud pour ses travaux sur les groupes d’intérêt, Jean-Luc Parodie sur les sondages.
Du côté des historiens, les noms de René Rémond, Jacques Chapsal s’imposent comme initiateurs de l’histoire de la vie politique.
S’agissant de l’histoire des idées politiques, il faut mentionner Jean-Jacques Chevallier et Jean Touchard qui écrivirent les premiers manuels et régnèrent sur ce secteur.
Quant aux relations internationales, on retiendra les travaux des historiens Jean-Baptiste Duroselle, Pierre Renouvin et du sociologue Marcel Merle…
Parmi les sociologues, on doit mentionner Raymond Aron (figure tutélaire de la discipline) mais aussi Jean Meynaud pour ses travaux sur les groupes d’intérêt, Jean-Luc Parodie sur les sondages.
Du côté des historiens, les noms de René Rémond, Jacques Chapsal s’imposent comme initiateurs de l’histoire de la vie politique.
S’agissant de l’histoire des idées politiques, il faut mentionner Jean-Jacques Chevallier et Jean Touchard qui écrivirent les premiers manuels et régnèrent sur ce secteur.
Quant aux relations internationales, on retiendra les travaux des historiens Jean-Baptiste Duroselle, Pierre Renouvin et du sociologue Marcel Merle…
- À l’étranger
Aux Etats-Unis : déjà très en avance, la science politique connut un véritable boum de développement à l’après-guerre.
Rq.L’association américaine obtint rapidement plus de 15 000 membres ; ses congrès annuels devinrent des grands messes très suivies. L’orientation très mathématique et statistique se renforça avec le règne successif de deux courants majeurs : le béhaviourisme (ou comportementalisme) et la théorie du choix rationnel.
En Europe : sous l’impulsion des Etats-Unis, la science politique fut relancée un peu partout. Des fondations importantes (comme Ford, Rockfeller…) financèrent ce développement. L’Université devint le pivot de ce développement. Prenons deux exemples :
- En Allemagne : la Deutsche Hochschule für Politik, créée en 1920 puis fermée par les nazis, fut réouverte en 1949. Elle intégra l’Université libre de Berlin en 1959.
Rq.Dès 1960, il existait plus d’une vingtaine de chaires de science politique dont près de la moitié à Berlin. Ces nouveaux politistes se regroupèrent en association nationale dès 1951 (la DVPW ou Deutsche Vereinigung für Politische Wissenschaft). Surtout, en 1960, l’État décida d’introduire l’éducation civique dans le primaire et le secondaire. Avec ce nouveau débouché, la filière connut un important essor en nombre d’étudiants comme d’enseignants et de chercheurs.
- En Italie : l’impulsion américaine fut encore plus décisive.
Rq.La science politique réapparut à Florence autour de Giovanni Sartori (spécialiste de la théorie de la démocratie) dont les liens avec les universités américaines étaient très forts (il finit sa carrière aux USA). Un programme de développement conduisit à la mise en place d’enseignements à Turin, Padoue, Bologne, Catane, Pavie. La première anthologie de textes fut publiée en 1970 et la Rivista Italiana di Scienza Politica vit le jour en 1971. Au même moment, un association des politistes fut mise en place (Società Italiana di Scienza Politica, SISP).
3. L’ancrage et le développement (1970 à nos jours)
Après la période héroïque de fondation, la science politique a traversé un peu partout dans le monde une crise de développement et de maturité. Il est vrai que le contexte des années 1960 était très favorable aux sciences sociales ; en revanche, elles refluèrent toutes à partir des années 1980 au profit des études techniques et immédiatement professionnelles (ex : montée en puissance de la gestion, des IUT…).
- En France
Les IEP
Science Po Paris a connu une réorientation progressive accentuée ces 15 dernières années. Elle s’est transformée progressivement en Business School où domine l’économie et surtout la gestion, la communication. La science politique ne constitue plus aujourd’hui qu’une partie minoritaire de l’enseignement.
Rq.L’école est devenue très internationale : elle forme 6000 personnes par an dont un tiers d’étrangers et tous les étudiants doivent réaliser une année dans un autre pays. 80% des étudiants intègrent l’entreprise, 15 % intègrent la fonction publique et 5% seulement vont vers l’enseignement et la recherche. Science Po a aussi ouvert des succursales spécialisées par aires culturelles en province (Nancy pour l’Allemagne, Cergy pour le Moyen-Orient, Poitiers pour le monde hispanique, Le Havre pour le monde anglo-saxon…).
L’Université
Au sein des universités, la science politique marqua le pas.
Rq.Les facultés de droit se révélèrent moins accueillantes à partir des années 1980 en raison du durcissement des juristes tournés vers la technicisation de leur discipline. En revanche, côté recherche, le CNRS reconnut la discipline en ouvrant en 1982 une section intitulée « science du politique » rebaptisée « Politique, pouvoir, organisation » en 1991. Elle accueille des chercheurs très spécialisés.
La crise de maturité
La science politique a également été marquée par des conflits internes durant ces années.
Rq.Tout d’abord, la jeune génération de chercheurs a éprouvé des difficultés à publier et être reconnue. Du coup, elle créa ses propres instruments : association des jeunes chercheurs (ACMSP), revues propres (Politix, Cultures et Conflits). Ensuite, la volonté originelle de créer une discipline unifiée s’est estompée après la seconde phase d’institutionnalisation. Les politistes ont aussi cessé d’être des généralistes (en maîtrisant globalement toute la discipline) pour se spécialiser à outrance dans une sous-discipline. Du coup, le dialogue à l’intérieur de la communauté et à l’extérieur devint plus difficile. Enfin, la volonté hégémonique de certaines écoles (hier le marxisme, aujourd’hui la sociologie de Pierre Bourdieu) qui ont lutté contre certains pans entiers de la recherche (par exemple, contre la théorie politique) a conduit à durcir les relations.
Depuis quelques années, la science politique se révèle largement pacifiée mais elle demeure morcelée.
L’internationalisation de la discipline
Contrairement au droit qui est resté très hexagonal, la science politique s’est elle nettement internationalisée ces dernières années.
Rq.Les chercheurs français ont désormais l’obligation de travailler avec des matériaux internationaux (en particulier les livres et les revues anglo-saxonnes), ou de passer une année à l’étranger. Il reste cependant difficile de publier dans les grandes revues étrangères. De nombreux réseaux de collaboration ont vu le jour sur des thèmes particuliers. Une initiative importante dans ce domaine fut le European Consortium for Political Research (ECPR) en 1970 qui a lentement pris son envol. Il regroupe plus de 270 institutions d’enseignement et de recherche et accueille les jeunes chercheurs dans des Workshops, permet de creuser un thème spécifique dans les Standing Groups, offre une formation méthodologique de haut niveau dans ses Summer Schools et organise des congrès rassemblant une grande partie de la recherche européenne. De même, l’association internationale de science politique (IPSA) dominée par les États-Unis et l’Europe (son siège est à Dublin) organise tous les 3 ans des grands congrès mondiaux réunissant plus de 2000 chercheurs.
- À l’étranger
Aux Etats-Unis
La domination de la science politique américaine demeure écrasante. Trois politistes sur quatre dans le monde sont américains.
Rq.L’association américaine, ses nombreux comités spécialisés, ses très nombreuses revues constituent un maillage serré ayant une grande capacité d’influence. L’orientation statistique et mathématique demeure dominante mais elle est de plus en plus contestée au sein même de la communauté des politistes. Par ailleurs, le contenu a en partie changé : la théorie politique, qu’on a longtemps cru morte aux USA, a connu un essor considérable dans les années 1970-1980 ; les relations internationales ou les area studies ont connu un prodigieux développement. Mais ce sont surtout les politiques publiques qui sont devenues l’objet majeur. Bref, une diversification des objets, des méthodes s’est réalisée.
En Europe
A partir des années 1970, la science politique connaît une phase de consolidation théorique mais elle ne progresse pas vraiment en nombre.
- En Angleterre : la science politique est institutionnalisée depuis longtemps. Les années 1980 sont celles des coupes sombres dans les budgets (l’ère Thatcher) ce qui conduit à une baisse sensible de la science politique. Elle se développe à nouveau à partir des années 1990. Elle bénéficie d’une proximité avec les États-Unis même si son contenu est plus critique. Elle entretient surtout des liens avec la psychologie et l’histoire.
- En Allemagne : les effectifs étudiants ont triplé depuis les années 1980. Bien en place, la discipline s’est ancrée et développée. De nombreux modèles théoriques proviennent d’Allemagne dans tous les secteurs de la science politique. Mais la communauté des politistes a dû absorber les politistes de RDA souvent spécialisés sur le marxisme et les reconvertir. La communauté est aussi divisée entre plusieurs associations professionnelles concurrentes. Traditionnellement, la science politique allemande est proche de la philosophie.
- En Italie : le développement de la science politique a été là aussi important aussi bien en nombre d’enseignants et chercheurs, en nombre d’étudiants, en termes de revues et d’influence sociale. Une nouvelle génération s’est imposée avec des relations très fortes avec la sociologie mais peu avec la discipline extrêmement puissante de la philosophie politique et l’histoire des idées. La science politique italienne reste très arrimée au droit.
B - La reconnaissance sociale
1. La question médiatique
Pour le grand public comme sans doute pour certains étudiants, la science politique se confond avec le commentaire de l’actualité politique exercée soit par des journalistes, soit par des « experts ». C’est là une double erreur.
Journalisme et science politique
La science politique peut être identifiée à tort à des figures journalistiques comme Yves Calvi, Alain Duhamel… Bien que toutes ses personnalités soient des produits de Science Po Paris, aucune n’exerce en science politique. Plus précisément, ces journalistes travaillent avec une autre méthodologie et avec d’autres contraintes (dont celle du temps). Ils sont contraints de réagir à chaud à des événements les plus divers.
Sy.Le politiste est lui un chercheur spécialisé qui intervient le plus souvent après la bataille parce qu’il a une exigence lourde de vérification empirique, de test des différentes hypothèses d’interprétation des données.
« Experts » et science politique
Les médias font aussi massivement appel à des « experts » pour déchiffrer et commenter l’actualité, notamment mais pas seulement durant les périodes électorales. Parmi eux, on trouve de nombreux politistes comme, par exemple, Pascal Perrineau, Dominique Reynié, Olivier Duhamel, Jean-Luc Parodie pour les questions électorales, Sébastien Roché sur les questions de sécurité, Pascal Bonniface sur les questions internationales… pour ne parler que de la télévision nationale (mais il a aussi les TV locales, les radios, la presse écrite nationale ou locale). Pourtant, là encore, les contraintes des médias conduisent ces discours à s’éloigner de la véritable science politique. On relèvera quatre traits caractéristiques de ces interventions :
- les médias privilégient les discours simples, accessibles et donc réducteurs sur des discours structurés, argumentés, vérifiés ;
- les médias privilégient des discours attractifs où la forme et la formule l’emportent sur le fond ;
- les médias privilégient des discours prospectifs mais le chercheur n’est jamais en position de prédire l’avenir (tout au plus peut-il avancer une tendance probable) ;
- les médias méconnaissent le principe de spécialité ; autant l’accès aux médias est très sélectif (mieux vaut être parisien), autant une fois l’accès obtenu, l’expert sera mobilisé sur des sujets innombrables pour lesquels il n’a parfois aucune compétence.
Sy.Il ne s’agit pas de condamner l’intervention dans les médias. La science politique a besoin d’un minimum de visibilité et elle a sur ce terrain une utilité sociale certaine. Mais il faut bien dissocier le propos journalistique de l’analyse scientifique. La dualité des termes pour désigner ces activités y aide ; on parle de « politologue » dans les médias et de « politiste » dans la recherche.
2. Les métiers de la science politique
Pour présenter l’éventail des métiers accessibles à partir de la science politique, on utilisera une distinction classique chez les anglo-saxons. Ceux-ci distinguent la politique au sens de « politics » c’est-à-dire le processus liés à l’exercice et la conquête du pouvoir (activité des partis, élections…) et la politique au sens de « policy » c’est-à-dire les programmes et actions menés par les autorités publiques. Nous mettons de côté la recherche et l’enseignement universitaires qui ne concernent qu’une toute petite minorité (20 postes par an).
Les métiers du « politics »
C’est globalement un secteur très étroit où la compétence seule ne suffit pas (nécessité d’un capital relationnel…).
- Les métiers de l’action politique : bien sûr, l’essentiel des hommes politiques (surtout de haut niveau) sont formés en partie à la science politique (Sc. Po Paris ou M2 de science po). Au-delà, leurs proches collaborateurs sont aussi formés à la science politique. Cela recouvre les directeurs de cabinet des ministres comme des maires (emplois contractuels dépendant du politique), les assistants parlementaires (c’est un tremplin car on ne fait pas une carrière entière d’assistant parlementaire), les permanents dans les partis (mais il faut aussi militer).
- Les métiers autour de l’action politique : l’activité électorale et partisane mobilisent aussi bien au-delà de ces cercles restreints. Là encore, la science politique joue un rôle important. Cela concerne le journalisme politique (mais il faudra aussi faire une école de journalisme ; cette voie est particulièrement étroite, difficile, bouchée), les instituts de sondages (seulement les responsables de haut niveau qui interprètent les résultats ce qui fait un nombre très réduit d’emplois; ils sont très spécialisés en statistiques et en méthodes des sciences sociales). Un nombre plus important d’emplois résident dans la communication politique (soit sous forme contractuelle dans les structures publiques, soit en cabinet spécialisé dans le consulting politique). Il faudra alors bien maîtriser les techniques publicitaires, le marketing politique… Cela reste un créneau étroit.
Les métiers du « policy »
Ils sont infiniment plus nombreux et il est difficile d’en faire le tour.
- Les métiers de la fonction publique : ils sont très nombreux et très diversifiés. On peut se retrouver à gérer un collège, un lycée, s’occuper des finances d’une ville, des ressources humaines, gérer les commandes publiques (les marchés publics), animer une politique culturelle ou sociale… Mais il faut toujours passer un concours. Les concours de catégorie A (officiellement niveau licence mais de plus en plus M2 dans les faits) représentent 6 à 7000 postes pas an. Là encore, la science politique est une aide majeure ; les étudiants politistes réussissent 5 fois mieux que les juristes qui eux même font un peu mieux que les autres disciplines. Malgré tout, il sera nécessaire de passer par une préparation spécialisée et intensive aux concours.
- Les métiers du consulting : les autorités publiques ont de plus en plus besoin d’analyses pour accompagner leur programmes d’action. Ces analyses peuvent s’opérer avant le programme ; par exemple, un contrat local de sécurité implique la réalisation d’un diagnostic préalable sur la situation en matière de sécurité dans la ville ou l’agglomération concernée. Ce sera souvent un cabinet extérieur spécialisé qui réalisera cette étude en mobilisant fortement de la science politique. Ou encore, une structure peut avoir besoin d’un audit financier ou organisationnel (sur son fonctionnement interne), d’un audit technique sur la faisabilité d’un projet. Là encore ces études sont souvent le fait de cabinets spécialisés mêlant plusieurs compétences dont la science politique. Il peut aussi s’agir d’une étude postérieure au programme pour évaluer son impact. Là encore, des cabinets spécialisés dans l’évaluation des politiques publiques mobilisent essentiellement des politistes.
- Les métiers associatifs : les associations constituent aussi un secteur para-public (seules les plus grosses ont des emplois stables et correctement payés). Elles peuvent contribuer à réaliser une action publique par délégation d’une autorité (c’est particulièrement le cas au niveau régional). On y retrouve des activités voisines de celles énoncées plus haut.
Sy.La science politique, comme le droit, ouvre à un éventail large d’emplois. Une précision s’impose cependant. Comme pour le droit, seul 5 à 10 % des postes mobilisent exclusivement cette discipline (comme magistrat, avocat, huissiers, notaires pour le droit) tandis que 90 % des postes exigent une compétence disciplinaire générale (savoir lire, comprendre et rédiger en droit) tout en mobilisant une autre compétence (financière ou autre). De la même façon, la science politique implique souvent sur le terrain professionnel, un complément de compétences acquis ailleurs.