Il y a trois manières d’envisager les rapports entre la religion et la société : soit une intégration soit une séparation soit une collaboration. Ces trois manières d’articuler les rapports entre la religion et la société se sont succédées au fil des siècles et des régions du monde.
Section 1 : L'évolution des rapports entre religions et société
En Occident, les rapports entre le pouvoir laïc et le pouvoir religieux sont des rapports conflictuels. Aucune de ces autorités ne parvient à absorber totalement l'autre qu'elle tolère, favorise ou défavorise en fonction des époques et des contextes.
§1. La lutte entre le pouvoir laïc et le pouvoir civil
À Rome, dès les premiers temps, le droit (ius) se sépare de la religion (fas) pour devenir un droit laïc. La religion officielle romaine devient avec l’empire, une religion politique, un culte rendu aux dieux de la cité, à l’Empereur lui-même qui devient un dieu parmi les autres dieux. La religion romaine n’est pas une religion exclusive, elle accepte les dieux et les concepts des autres religions. L’intégration de la religion grecque se fait sans encombre, les deux religions étant très proches, des concordances entre les dieux sont même établies. Les cultes orientaux, plus métaphysiques, sont plus difficilement assimilables, mais ils intègrent eux-aussi un ensemble religieux hétérogène, qui correspond au fond à l’esprit superstitieux des Romains.
Cependant, avec l’arrivée du christianisme, religion individualiste, égalitaire, religion qui affirme détenir la vérité unique, les tensions entre Rome et les chrétiens deviennent irréductibles ; les chrétiens sont, au mieux, ignorés par l’Empire. Après une période de répressions sporadiques, la religion chrétienne est tolérée par l’Empire (avec L’Édit de Milan de 313) et les rapports entre Rome et les chrétiens vont aboutir, avec l’Édit de Thessalonique pris par l’empereur Théodose en 380, à la christianisation de l’Empire. Dans ces conditions, les rapports de l’Église et de l’État connaissent de nouveaux développements. L’empereur est désormais un empereur chrétien qui n’hésite pas d'ailleurs à s’immiscer dans la vie de l’Église, se prononçant sur les questions de dogme, désignant les évêques ou dictant ses décisions aux conciles. Parallèlement, la hiérarchie religieuse cherche à guider, voire à juger, la politique de l’empereur.
Les doctrines de l’époque des royaumes barbares (476-750) s’inscrivent dans la continuité des idées développées par Augustin d’Hippone.
En savoir plus
Pour lui, il existe deux cités, la cité de Dieu, détentrice d’une autorité morale et la cité terrestre qui possède une autorité physique. Ces deux cités sont distinctes et indépendantes, mais elles coexistent et collaborent puisque les chrétiens appartiennent nécessairement aux deux cités. On assiste toutefois à une inflexion progressive des théories augustiniennes, liée aux profondes mutations historiques. Alors que dans l’Empire romain d’Orient se maintient un pouvoir civil très fort, capable de s’imposer à l’Église, ce n’est pas le cas en Occident. La chute de l’Empire romain d’Occident, qui entraîne la formation des royaumes barbares, a très largement profité à l’Église, et notamment à la papauté. Se développent alors en Occident un certain nombre de thèses visant à soumettre l’État à l’Église. C’est la naissance d’une doctrine de confusion des pouvoirs qui reçoit traditionnellement le nom d’augustinisme politique.
L’Empire est donc restauré dans un sens nettement chrétien. À la fois roi et prêtre, l’Empereur exerce une autorité aussi bien spirituelle que temporelle. C’est désormais autour de sa personne que s’affirme l’unité de la chrétienté. Cependant, cette articulation du rapport de force ne survit pas à Charlemagne et les évêques carolingiens construisent une doctrine selon laquelle la royauté est une institution, une fonction donnant au roi la mission et la responsabilité de gouverner et de diriger ses sujets, le peuple de Dieu, avec équité et justice. À la fin de la période carolingienne, Hincmar de Reims produit une doctrine équilibrée. Tirant toute son autorité de la cérémonie du sacre, l’autorité royale doit recevoir le soutien de l’Église. Cette dernière est toutefois en droit d’attendre du roi qu’il exécute les engagements contenus dans la promesse du sacre.
Avec la réforme grégorienne, qui aboutit à l’adoption des dictatus papae en 1075 par le pape Grégoire VII, et avec la querelle des investitures, qui oppose ce pape à Henri IV, empereur du Saint-Empire Romain Germanique, la papauté affirme sa supériorité sur les princes temporels. La situation politique de la papauté n’est toutefois pas aussi brillante qu’elle pouvait l’espérer. En France, la réforme grégorienne s’est introduite sans le concours du roi. En Angleterre, Henri II est parvenu à imposer sa domination sur l’Église (Constitutions de Clarendon en 1164), malgré la résistance conduite par l’archevêque de Canterbury, Thomas Becket, assassiné en 1170 (assassinat pour lequel Henri II dut faire amende honorable). Dans l’Empire, Frédéric Barberousse, entreprend, au lendemain de son élection, de reprendre en main son clergé. À Rome même, le pape doit faire face à une révolte communale (1143-1155) conduite par Arnaud de Brescia qui, soucieux de rétablir la pureté évangélique, préconise la pauvreté radicale et demande à la papauté de renoncer à son pouvoir temporel. C’est dans ce contexte assez contrasté que la papauté développe la fameuse théorie dite des deux glaives.
En savoir plus
Cette théorie, inspirée des évangiles, formulée par Bernard de Clairvaux, affirme que le monde est régi par deux glaives qui appartiennent à l’Église, le glaive spirituel qu’elle conserve et le glaive temporel qu’elle délègue à l’autorité politique tout en le contrôlant. Pour autant, le pape ne peut pas intervenir directement dans les affaires politiques, mais il peut le faire au nom d’un pouvoir indirect, au titre du péché (lorsque le prince risque par sa politique de commettre un péché, ou de nuire aux intérêts de l’Église).
§2. De la théorie dualiste à la séparation des Églises et de l’État
En France, la théorie dualiste va permettre l’émergence du gallicanisme.
En savoir plus
Dès le haut Moyen Âge on parle d’ecclesia gallicana, d’Église gallicane. Ce terme n’a alors qu’une signification géographique. Le terme gallicanisme désigne en revanche une certaine conception des relations entre le Saint-Siège et la France. Il s’agit d’une doctrine principalement française qui limite la puissance pontificale.
Le conflit qui oppose le roi de France Philippe le Bel et le pape Boniface VIII est l’occasion des premières prises de positions gallicanes, orchestrées par les légistes royaux, lorsqu’ils remettent en question l’autorité que le Pape prétend exercer sur le Roi de France et son Église et lorsqu’ils font reconnaître le pouvoir du Roi sur l’Église de France. Ce mouvement doctrinal ne cesse de se renforcer tout au long du XIVème siècle et trouve son aboutissement sous le règne de Charles V (1364-1380), lorsque est rédigé l’un des ouvrages les plus importants dans l’affirmation de l’État et de la souveraineté royale, un ouvrage resté anonyme, Le songe du Vergier, vers 1376. Ce texte contient les éléments constitutifs du gallicanisme.
Le Pape est bien le chef spirituel de l’Église et il détient la juridiction spirituelle sur l’ensemble de la chrétienté. Mais cela n’altère en rien l’indépendance du roi de France au temporel, en aucun cas le pape n’est habilité à sanctionner ses actes. Le prince est donc totalement autonome par rapport au souverain pontife et le souverain pontife ne peut rien contre lui. Aux ministres de Dieu les choses spirituelles, au Prince et à ses serviteurs, les choses temporelles. Cette distinction est simple et claire, mais évidemment dans ses applications pratiques, la délimitation entre spirituel et temporel est complexe et se précise progressivement.
En 1398, à Paris, un concile d’une cinquantaine d’évêques français affirme que les décisions prises par les conciles généraux sont supérieures à la législation pontificale. Le Roi n’est alors plus le seul à limiter les pouvoirs du Pape, les conciles, c’est-à-dire les réunions d’évêques, le contestent également. Ce mouvement est appelé gallicanisme religieux, en opposition au mouvement affirmant la supériorité du Roi qui est qualifiée de gallicanisme politique. Concrètement les évêques ne reconnaissent plus le pouvoir du Pape de prélever des impôts, son pouvoir de légiférer ni celui de nommer les ecclésiastiques les plus importants. Une autre étape a lieu en 1406, toujours en plein schisme (La chrétienté traverse une crise grave pendant laquelle deux puis trois papes dirigent l’Église entre 1378 et 1415), une nouvelle assemblée d’évêques de France fait appel au Roi pour défendre l’Église gallicane et ses libertés contre les abus du ou des Papes. Avec cette décision, l’Église de France se place sous la protection et sous le contrôle du Roi de France. Cette même assemblée demande alors que toute législation venue de Rome soit d’abord contrôlée et autorisée par le Roi de France avant de pouvoir être appliquée au clergé français. En 1438, par la Pragmatique Sanction de Bourges, le Roi au titre de protecteur de l’Église gallicane et de ses libertés, traduit les décisions des prélats par une ordonnance royale, les rendant ainsi effectives dans le royaume.
En 1516, le Concordat de Bologne reconnaît la suprématie du pape sur les conciles nationaux, tout en donnant au roi le droit de nommer les titulaires des sièges ecclésiastiques dans son royaume (abbés, évêques, archevêques).
Cependant, ce n’est pas parce que le roi de France s’émancipe de la tutelle de Rome, que l’influence de la religion n’est pas présente dans la société. Sous l’Ancien Régime, l’État en Europe est confessionnel et selon la vieille maxime impériale cujus regio, ejus religio (telle la religion [du prince] telle celle du pays), l’installation sur un territoire entraîne l’adhésion à la religion du territoire en question. Ce principe s’impose même au souverain (Henri IV en France, Jacques II en Angleterre par exemple). Le roi apparaît comme le garant de l’orthodoxie religieuse dans le royaume. Dans le système royal, se mêlent conduite des hommes et salut des âmes. Or, il y a des doctrines et des comportements qui représentent, aux yeux du roi, des risques graves de résistance politique et de perdition spirituelle Aussi, en France, la monarchie du roi Très Chrétien impose-t-elle le catholicisme et se préoccupe-t-elle des libertins, des infidèles, des protestants.
Le roi doit être catholique et ses sujets aussi. Le droit pénal de l’Ancien Régime sanctionne les atteintes à l’ordre moral et religieux : le blasphème, le sacrilège, la sorcellerie sont des crimes de lèse-majesté divine. Aux yeux de la monarchie, les libertins ou les athées sont coupables de ne pas professer la religion d’État. Tant qu’ils reconnaissent la nécessité d’une religion officielle pour la survie de l’État et restent prudents, ils sont tolérés, mais si une prise de position est ouvertement libertine ou blasphématoire, la justice royale sévit et condamne au bûcher.
En savoir plus
Les Juifs ont été expulsés du royaume en 1394 ; cette expulsion est rappelée en 1615. Cette interdiction officielle masque une tolérance car ils sont assujettis au roi et sont jugés utiles au commerce. Avec les protestants, les rois adoptent un autre comportement. La doctrine de Luther suscite immédiatement un grand trouble en France. Elle connaît un vif succès et de sanglantes ripostes. Lorsqu’en 1559 le premier Concile National des Églises Réformées s’organise, il révèle l’existence de deux communautés chrétiennes appelées à coexister : c’est un véritable défi politique, d’autant que les réformés s’appuient sur une armée, sur des places fortes et sur une constitution politique. Cette coexistence dégénère en véritable guerre de religion dont le point d’orgue est la Saint Barthélémy le 24 août 1572. La situation s’apaise avec la conversion d’Henri IV en 1593 et surtout l’édit de Nantes en 1598. Si le catholicisme reste la règle, cet édit impose la tolérance et confère un statut aux réformés. L’édit est préservé pendant le règne d’Henri IV mais après son assassinat en 1610, il commence à être remis en cause. Enfin, le gouvernement royal décide de réunir les protestants au catholicisme en encourageant financièrement les conversions, en retirant les charges publiques des mains des protestants. Puis en 1685, Louis XIV révoque l’édit de Nantes. Pour lui, il y a un roi, une foi, une loi. Il faut attendre un siècle pour que la politique de tolérance fasse son retour. L’opinion publique est sensibilisée par de grandes affaires comme l’affaire Callas, soutenue par Voltaire ; en 1787, les protestants ont désormais la pleine capacité civile. La tolérance commence à faire son chemin, certains États européens accueillant volontiers les exilés religieux.
La Révolution Française opère une rupture avec la tradition et avec les rapports de l’Église et de l’État en faisant de la religion une opinion comme une autre (article 10 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen), elle accorde l’égalité en droit à tous les citoyens qu'ils aient ou non une religion et quelle que soit leur religion. Aucun régime ne reviendra sur cette innovation. En 1795, est instaurée la première séparation des Églises et de l’État.
Napoléon, par le concordat de 1801, reconnaît la religion catholique comme étant celle de la majorité des Français, mais il ne la reconnaît pas religion d’État. Il accorde aux religions juive et protestante le statut de culte reconnu (ce régime est d’ailleurs toujours en application en Alsace et en Moselle). Tout au long du XIXème siècle, les rapports entre l’État et la religion catholique se renforcent. Cependant, les républicains, dont certains sont fortement anticléricaux s'engagent à partir de 1880 sur la voie de la neutralité religieuse de l’État.