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Culture générale

La liberté d'expression

La liberté d’expression s’est développée à l’issue d’une longue lutte contre la censure et contre les limites des autorités civiles et religieuses. Elle est considérée aujourd’hui comme une liberté fondamentale essentielle à une société démocratique. Pourtant, cette liberté n’est pas absolue, elle doit être articulée avec d’autres droits et libertés sans pour autant être réduite à une peau de chagrin.




Df.La liberté d’expression est la libre communication des pensées et des opinions d’un individu.

La reconnaissance, récente, de cette liberté, à l’échelle nationale et internationale, est le fruit d’un long processus historique. C’est une liberté fragile qui, en France, n’est pas absolue mais doit s’articuler avec d’autres droits.

Section 1 : La longue marche vers la reconnaissance de la liberté d’expression


La liberté d’expression possède une dualité intrinsèque, son histoire est celle de la censure.


En Grèce Antique, l’humour et la caricature en particulier, témoignent de la liberté d’expression dont jouissent les citoyens. Les Grecs se moquent de ce qui touche leur vie quotidienne, des relations humaines, des différentes classes sociales, des esclaves, des étrangers (qui avaient la figure du Perse ou de l’Africain). La satire apparaît, sa paternité est attribuée à Archiloque de Paros. La démocratie athénienne de l’époque classique est fondée sur la liberté de parole des citoyens. Elle est ouverte sur le monde, elle se confronte à d’autres systèmes politiques et moraux, et prend conscience du caractère relatif et conventionnel de ses propres lois ; elle s’ouvre donc à la critique (tandis que dans les sociétés traditionnelles « fermées », comme Sparte, la légitimité des lois, supposées provenir des lointains ancêtres d’un Âge d’Or, ne peut être remise en question). Dès lors qu’on a pris conscience de ce relativisme, il n’est plus possible de continuer de prétendre objectivement que « ses » lois sont les seules valables ; il devient nécessaire d’abandonner l’idée même qu’il puisse exister un principe de « Vérité » absolue et unique. Chaque peuple se gouvernera selon les principes qu’il estimera les meilleurs pour lui-même, mais ne pourra prétendre les imposer aux autres parce qu’ils seraient les meilleurs « universellement ».
Malgré tout, la liberté d’expression grecque n’est pas absolue et elle s’articule avec la censure, avec ce qui ne peut être dit. Les motifs de la censure traversent l’histoire : En Grèce Antique, origine de la démocratie et où existe la liberté d’expression, Socrate est condamné à mort pour deux motifs (toujours actuels) : avoir contesté l’existence des dieux reconnus par la cité (motif religieux) et avoir corrompu la jeunesse (motif de protection de la jeunesse).

À Rome, la satire connaît un grand développement mais voit également apparaître le poste de censeur, en -443, dont le but était de maintenir les mœurs et de s'assurer que les citoyens adoptent un comportement conforme à la norme.

Avec l’apparition des religions monothéistes, qui s’estiment détentrice de la Vérité unique, la liberté d’expression va se réduire considérablement avec la sanction du blasphème.

Au Moyen Âge, la censure est principalement religieuse : les trois religions monothéistes fonctionnent sur un système d’interdit et punissent le blasphème dont l'origine se trouve dans l'Ancien Testament. : « Celui qui blasphémera le nom de l’Éternel sera puni de mort : toute l'assemblée le lapidera » (Lévitique 24). Invoquer même le nom de Dieu est délicat selon les Écritures : « Tu ne prononceras pas en vain le nom de Dieu », prescrit le deuxième commandement. D'où ces trésors d'imagination lexicale déployés pour invoquer le nom de Dieu sans vraiment le prononcer : « palsambleu » (pour « par le sang de Dieu »), « jarnidieu » (« je renie Dieu »), « morbleu », « parbleu », « pardi »... Avec ces jurons, il ne s'agit pas seulement de contourner l'interdiction posée par la loi divine, mais aussi d'échapper à la punition. En effet, le blasphème, autrement dit la profanation du nom de Dieu ou les injures faites aux attributs de Dieu, est un acte de parole que la loi des hommes a condamné.

Dans l'histoire du blasphème, le christianisme, pour des raisons à la fois théologiques et politiques, conserve une place à part. Incarné par la figure de Jésus et délibérément iconophile, le christianisme s'expose à être vilipendé, ses images peuvent donc être défigurées. Dans le christianisme, au cours des siècles, le blasphème désigne tour à tour l'affirmation de "choses fausses" sur Dieu ou l'insulte faite à Dieu qui se confond parfois avec le juron, l'imprécation, l'hérésie ou le sacrilège.
Parallèlement évoluent les sanctions du blasphème. Au VIème siècle, le blasphémateur chrétien est menacé d'une "punition du dernier supplice". Cependant, c'est Louis IX qui, au XIIIème siècle, définit la première législation royale à ce sujet : les coupables sont marqués d'un fer chaud au front, les récidivistes ont la langue et la lèvre percées. À partir du XIIIème siècle, sous l’effet conjugué du développement de la réflexion juridique et de l’affirmation du pouvoir monarchique, les rois de France interviennent massivement en matière de blasphème, au point de construire un véritable crime politique à partir de ce qui n’était au départ qu’un fait religieux. Ce régime pénal, unique dans l’ordre juridique médiéval, demeure quasiment inchangé jusqu’au premier tiers du XVIème siècle, lorsque l’affirmation de la Réforme pousse les pouvoirs publics à reformuler l’articulation entre le droit et la religion De son côté, la papauté se contente d'interdire au blasphémateur d'entrer dans une église et d'avoir une sépulture chrétienne.
La plus grande sévérité de la justice royale de "droit divin" par rapport à la justice ecclésiastique perdure jusqu'à la Révolution française. En effet, le roi pense que si Dieu est injurié, il cessera de protéger l’État des épidémies et des crises de toutes sortes. Dans cette optique, le blasphémateur fait donc courir un danger au peuple et doit être puni en conséquence. L'invocation du blasphème sert aussi de prétexte pour se débarrasser d'opposants ou d'importuns et pour asseoir un pouvoir temporel empreint de légitimité spirituelle.
Du côté de l’Église catholique, l'accusation de blasphème, utilisée pour condamner les sorciers susceptibles de favoriser l’« œuvre du diable », permet de fixer dans les esprits une croyance normative et hégémonique.

Aux XVIème et XVIIème siècles, la Réforme et les guerres de religion donnent un nouveau souffle au délit de blasphème, fréquemment invoqué à l'encontre des hérétiques. La fin du XVIIIème siècle donne lieu à l'une des plus célèbres condamnations à mort "pour l'exemple" : le procès controversé du chevalier de la Barre, en 1766, est le dernier du genre en France. Accusé d'avoir refusé de s'agenouiller au passage d'une procession, le jeune homme de 19 ans a le poing et la langue coupés avant d'être décapité et brûlé.
Représentation du supplice du chevalier de La Barre, dernier exécuté pour blasphème en France, sur le monument érigé à Abbeville en 1907. Source : Archives départementales de la Somme. Sculpteur Raoul Delhomme.


Supprimé durant la Révolution, le délit de blasphème est réintroduit par les autorités civiles durant la Restauration. Ce sont alors les préfets qui sont chargés de repérer les offenses faites à la religion, dans l’optique de maintenir l'ordre public. Tout cela s'écroule en 1870. Le pacte de non-agression contre la religion dominante ne tient plus. Jusqu'au début du XXème siècle, Paris sera d'ailleurs la capitale de la caricature anticatholique.

Le contrôle de la conformité des paroles aux écritures sacrées est particulièrement virulent à propos de l’édition. Ainsi, les autorités de l'Église catholique romaine nommaient des censores librorum chargés de s'assurer que rien de contraire à la foi ne puisse être publié. Cette première étape de vérification était sanctionnée par le Nihil obstat (pas d'obstacle à la publication). Une deuxième étape permettait à l'évêque de donner son autorisation d'imprimer (Imprimatur, « qu'il soit imprimé ! »). Le Vatican crée l’Index Librorum Prohibitorum (son principe est adopté en 1515, confirmé en 1546 par le Concile de Trente et sa première édition date de 1557) qui reste en vigueur jusqu’en 1966 ; il conteste toute hérésie, notion abordée largement, sous peine de bûcher, y compris les avancées scientifiques (Galilée, Giordano Bruno). Dans les pays musulmans, le processus est identique avec la fin de l’ijtihad (de l’interprétation et donc de la recherche) proclamée au Xème siècle par les juristes-théologiens.

En France, par lettres patentes d’Henri II, le nom de l’imprimeur et celui de l’auteur doivent figurer sur les livres ; en 1561, une ordonnance du roi Charles IX sanctionne la diffamation, puis, par arrêt du parlement de 1565, le blasphème et le trouble du repos public de la peine du fouet et de la peine de mort en cas de récidive. En 1566, l’édit de Moulins ajoute la destruction par le feu des ouvrages. En 1584, le Parlement condamne le seigneur de Belleville à la pendaison pour offense à la personne du roi, il est ensuite brûlé avec son ouvrage. En 1723, un règlement du Conseil d’État et une déclaration royale condamnent les imprimeurs d’ouvrages tendant à corrompre les mœurs, contraires à la religion et à l’ordre public au carcan puis à 5 ans de galère ; les auteurs perturbateurs du repos public sont bannis. En 1752, un arrêté du conseil du roi Louis XV interdit l'impression et la diffusion des deux premiers volumes de L'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. L'œuvre collective dirigée par Denis Diderot et Jean d'Alembert est jugée subversive par les Jésuites qui la qualifient « d'athée et matérialiste ». Le contenu politique et philosophique, plus que les parties techniques et scientifiques, est décrié. Les thèses développées par l'abbé de Prades, un des contributeurs de l'Encyclopédie, sont, selon les membres du Conseil, « contaminées par l'esprit voltairien ».
La lutte contre la censure sera le grand combat du siècle des Lumières : Voltaire, Diderot, Montesquieu auront à subir la répression contre leurs écrits, ils la contourneront en les éditant anonymement depuis l’étranger.

Avec la Révolution, la liberté d’expression réapparaît.
Tx.Après avoir garanti la liberté de pensée et de croyance dans l'article 10, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen constate la liberté d'expression dans son article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi ».
Malgré tout, la situation se modifie et en 1792 et 1793, ceux qui « empoisonnent » l’opinion publique sont arrêtés, le délit de provocation à un crime (suivi ou non d’effet) est instauré (et existe toujours) ; la peine de mort est prévue pour ceux qui auront répandu de fausses nouvelles pour diviser ou troubler le peuple (ce délit, la diffusion de fausses nouvelles, existe toujours lui-aussi).
La censure est rétablie sous l’Empire et sous la Restauration, les lois de 1819 établissent les infractions de presse (provocation publique aux crimes et aux délits), diffamation, injure publique envers les agents de l’État, le roi, les particuliers. De même, sous la Monarchie de Juillet, une loi de 1830 proclame la suppression de la liberté de la presse et la saisie des journaux d'opposition. Cette loi est adoptée à la suite d'un rapport adressé au roi par le prince de Polignac dans lequel le prince affirme que la presse tend à subjuguer la souveraineté et à envahir les pouvoirs de l’État. Pour lui, la presse, organe prétendu de l’opinion publique, influence les débats de façon fâcheuse et décisive et aspire en réalité à diriger les débats des deux Chambres.

La censure disparaît en France en 1881 lorsqu’est créée la loi sur la liberté de la presse.

Rq.Enfin, en dehors des lois de la presse, d’autres infractions sanctionnent la liberté d’expression, notamment l’outrage aux bonnes mœurs et à la morale publique (Flaubert, Baudelaire auront à affronter cette accusation). Cette conception est toujours présente en France avec l’article 227-24 du Code pénal qui condamne l’auteur d’un message violent, incitant au terrorisme ou pornographique ou portant atteinte à la dignité humaine ou incitant les mineurs à se livrer à de jeux les mettant en danger, lorsque ce message est susceptible d’être vu par un mineur.

Section 2 : La reconnaissance de la liberté d’expression


Ce combat pour la liberté d'expression aboutit en France à sa reconnaissance sauf interdiction de la loi (aux États-Unis, la liberté d'expression est reconnue et ne peut être restreinte par le Congrès ; en revanche, les États fédérés peuvent lui poser des limites. C'est le 1er amendement de la constitution). Cette reconnaissance figure dans la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen.


Cette reconnaissance est internationale.
Tx.L’article 10 de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme énonce que « Tout individu a droit à la liberté d'expression... sans considération de frontières ». De même, la Convention européenne des droits de l'homme défend clairement la liberté d'expression dans son article 10 : « Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière ». Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui a été voté par l'Assemblée générale des Nations unies, en 1966, précise lui-aussi, dans son article 19, que « Toute personne a droit à la liberté d'expression... sans considération de frontière ».

La liberté d’expression et la liberté d’information contribuent à améliorer la qualité de la gouvernance de diverses manières.
Tout d’abord, en garantissant que des personnes honnêtes et compétentes administrent l’État. Dans une démocratie, un débat libre sur et entre les partis politiques révèle leurs forces et leurs faiblesses. Cela permet aux électeurs de se forger une opinion sur les partis et les personnalités politiques les plus compétentes pour diriger le pays et de voter en conséquence. La surveillance du gouvernement et de l’opposition par les médias aide à dénoncer la corruption et d’autres irrégularités et à se prémunir d’une culture de la malhonnêteté.
Ensuite, en favorisant la bonne gouvernance en permettant aux citoyens d’exposer leurs préoccupations devant les autorités. Si chacun peut exprimer ce qu’il pense sans crainte, et que les médias sont autorisés à rapporter ces propos, le gouvernement peut prendre conscience des préoccupations et y répondre.
En outre, grâce au débat public, des citoyens ayant des opinions opportunes sur un sujet donné peuvent présenter au gouvernement des idées, des innovations dont celui-ci peut s'inspirer. Le débat libre sur les nouvelles législations contribue aussi à garantir que ces législations sont soutenues par la population, et par conséquent susceptibles d’être mieux respectées. Inversement, une législation qui ne rencontre que des échos négatifs dans la population peut éventuellement être abrogée par le gouvernement.
Enfin, en favorisant la mise en œuvre d’autres droits humains. La liberté d’expression et la liberté d’information contribuent à améliorer la politique de l’État dans tous les domaines, y compris les droits humains. Elles permettent également aux journalistes et aux militants de mettre en lumière les questions relatives aux droits humains et les atteintes à ces droits et convainquent le gouvernement de prendre des mesures.

Pour toutes ces raisons, ces libertés sont reconnues par la communauté internationale comme des droits humains primordiaux.
Rq.La reconnaissance de la liberté d'expression a d'ailleurs permis à la presse, aux médias de devenir le « quatrième pouvoir » et de ne plus se contenter passivement de décrire les événements mais de réagir, de contester, d'enquêter en faisant parfois chanceler le monde politique (l'exemple le plus flagrant est la mise en lumière du scandale du Watergate en 1972 par deux journalistes du Washington Post). C'est pourquoi certains États tentent encore de nos jours de contrôler et de museler la presse.

L'hôtel Watergate, lieu d'arrestation de cambrioleurs dans les locaux du Parti démocrate à Washington à l'origine du scandale de l'affaire d'espionnage politique. Source : Domaine public.


Dans les années 1980-1990, la réflexion sur la censure et la liberté d'expression a connu un tournant majeur. Désormais, c'est sur les abus de cette liberté que se concentre le débat. En effet, des articles ne respectant pas la présomption d’innocence, livrant en pâture à l'opinion publique le nom de certaines personnes, sans véritable précaution, ont mis en avant l'existence de deux types de censures. Il y aurait une bonne censure, qui protégerait les individus de toute atteinte publique à leur dignité et à leurs droits et il y aurait une mauvaise censure qui briderait la liberté d'expression pour des motifs politiques et idéologiques. Cette position entraîne une double interrogation : existe-t-il véritablement une bonne censure et si oui, qui la détermine.
En effet, malgré la reconnaissance quasi universelle de la liberté d'expression, celle-ci connaît des limites.

La première, la plus importante parce que la plus dangereuse est le problème du blasphème, qui est de plus en plus fréquemment invoqué.
À l’ONU et au Conseil de l’Europe, ce sujet est un sujet brûlant, sur fond des caricatures de Mahomet et de l’attentat de Charlie Hebdo. Le Conseil s’est prononcé en 2007 pour la suppression du délit de blasphème et la sanction de l’incitation à la haine religieuse.
Tx.La Cour Européenne des Droits de l’Homme fréquemment saisie sur des affaires de presse, a rendu à plusieurs reprises des arrêtés favorables à la liberté d'expression au détriment des "sentiments" de la population ou des États. Dans l’arrêt Handisyde de 1976, elle affirme que la liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Elle vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies avec faveur, ou considérés comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'y a pas de société démocratique. Depuis 2006, la Cour Européenne des Droits de l’Homme rappelle que ceux qui manifestent leur religion doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et la propagation de doctrines hostiles.

Malgré tout, comme le montre l’actualité, l’accusation de blasphème n’a pas disparu, pour certains.
Ex.Lors de l’attentat de Charlie Hebdo, après la condamnation unanime de cette tuerie barbare, deux discours sont apparus.
Pour certains, l'humour, la caricature doivent rester à l'intérieur de certaines limites. Il faut être responsable et ne pas provoquer inutilement ; en particulier, il ne faut pas s'attaquer brutalement aux religions. La laïcité est une valeur respectable lorsqu’elle respecte elle-même toutes les croyances et les non-croyances. Certains se sont interrogés sur les conséquences de la publication des caricatures de Mahomet et des violences que cela a provoquées, principalement à l'étranger. Avec les médias et la globalisation de l'information, la culture française de la caricature et du blasphème a des conséquences sur les citoyens d’autres pays. Ainsi, des violences ont été perpétrées en représailles, des Français expatriés ont été pris à partie… Sans aller jusqu’à limiter la liberté d’expression française pour éviter attentats et violence (ce serait s’avouer vaincu que de céder face aux fanatiques en la limitant légalement), il faudrait peut-être que les médias se responsabilisent dans leur liberté d’informer et de s’exprimer. La caricature doit pouvoir délivrer un message à tous ceux qui la verront avec humour. Les unes de Charlie Hebdo « c'est dur d'être aimé par des cons » et celle sur le « retour du prophète » sont dans cette logique : il s'agit de refuser tout amalgame entre islamistes et musulmans, et d'en rire. En revanche, la une représentant Mahomet avec une double tête de phallus peut mettre mal à l'aise car elle tourne de façon ridicule ce qui a de plus sacré chez les musulmans. Les religions doivent pourvoir être représentées dans une caricature, être tournées en dérision, sans pour autant insulter les croyants. Il n’est pas forcément nécessaire d’utiliser la provocation permanente. Pour certains donc, un vrai débat sur la liberté d'expression doit avoir lieu en France pour le respect de tous et une liberté plus responsable. La liberté de s’exprimer et d’informer n’implique pas nécessairement de pousser ces libertés le plus loin possible, de jouer en permanence avec ces libertés. Les attentats sont alors considérés comme les conséquences logiques des dessins du journal satirique Charlie Hebdo, trop provocateurs. Quand cette liberté d'expression provoque des réactions d’une ampleur telle que cela génère des attentats, certains estiment qu’il faut alors s'abstenir, au moins pendant un temps, de faire des provocations.
Cette conception est celle qui est apparue lorsqu’a été décerné à Charlie Hebdo, le prix de la société littéraire américaine PEN, qui a vocation à défendre les écrivains à travers le monde, quatre mois après l'attentat qui avait fait 12 morts dont cinq dessinateurs du journal à Paris. En effet, ce choix n'était pas du goût de tous : six écrivains, dont l'Australien Peter Carey, deux fois lauréat du Booker Prize, avaient boycotté la soirée, voyant en Charlie Hebdo un journal islamophobe et intolérant. Et quelque 200 des 4 000 membres du PEN avaient également signé une lettre protestant contre ce choix.
Pour d’autres, la liberté d’expression, tant qu’elle ne tourne pas à la haine d’autrui, ne peut être limitée par le respect des croyances ou idéologies d’autrui. Il existe en effet une nuance de taille entre les Droits de l'Homme et les droits supposés d'une croyance, ce que certains fidèles peinent à admettre. Ainsi, en 2007, Charlie Hebdo devait répondre devant la justice des caricatures de Mahomet qu'il avait publiées dans ses éditions. À l'issue d'un procès très médiatisé, le tribunal avait jugé que l'hebdomadaire avait le droit de publier ces dessins : « Attendu que le genre littéraire de la caricature, bien que délibérément provocant, participe à ce titre à la liberté d'expression et de communication des pensées et des opinions (…) ; attendu qu'ainsi, en dépit du caractère choquant, voire blessant, de cette caricature pour la sensibilité des musulmans, le contexte et les circonstances de sa publication dans le journal "Charlie Hebdo", apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d'offenser directement et gratuitement l'ensemble des musulmans ; que les limites admissibles de la liberté d'expression n'ont donc pas été dépassées (…) ». On peut donc user du registre de la satire et de la caricature, dans certaines limites. Dont l'une est de ne pas s'en prendre spécifiquement à un groupe donné de manière gratuite et répétitive. Dans cette optique, le plus grand danger de la liberté d’expression, c’est l'autocensure, le respect d’un « religieusement correct » ou d’un politiquement correct pour ne pas heurter autrui. La liberté d'expression ne connaît aucune limite lorsqu'il s'agit des idées.


Ce retour du blasphème est le signe d'un repli identitaire et d'un refus de la modernité émanant des sociétés séculières. Confrontées à la mondialisation, à d'autres formes de croyance et à l'athéisme, les religions s'efforcent d'opposer la communauté des croyants aux agressions extérieures. Si la notion de blasphème revient sur le devant de la scène, c'est aussi que le monde actuel est « iconique » : aujourd'hui, beaucoup d'identités passent par des marqueurs, des images. Dans ce contexte, la liberté d'expression, notamment dans ses formes les plus radicales, heurte donc ceux qui ne supportent pas de voir « leurs » images remises en question et qui refusent implicitement la représentation de la diversité. D'autant que les images circulent de nos jours très rapidement de part et d'autre de la planète : une caricature de Mahomet faite au Danemark peut être massivement diffusée quelques heures plus tard dans des pays musulmans d'Asie ou d'Afrique.
Malgré les tentatives, ici ou là, de (re)créer dans le droit un délit de blasphème, la majeure partie des pays démocratiques et laïques s'y opposent.
Ex.Ainsi, en 2018, l’Irlande a, par referendum, abrogé le délit de blasphème, figurant dans la constitution, qu’elle avait réactualisé en 2010 (une amende de 25 000 euros sanctionnait toute personne tenant « des propos grossièrement abusifs ou insultants sur des éléments considérés comme sacrés par une religion, et choquant ainsi un nombre substantiel de fidèles de cette religion »). Cette abrogation est surtout symbolique, les dernières poursuites pour blasphème datent de 1855, contre un prêtre disant avoir accidentellement brûlé une bible et finalement acquitté. Plus anecdotique, l'Alsace et la Moselle, toujours sous régime concordataire, prévoient dans leur droit local trois ans de prison pour celui qui provoque « un scandale en blasphémant publiquement contre Dieu par des propos outrageants ». Cette disposition, toujours applicable bien qu'elle soit en contradiction avec la liberté d'expression, n'a pas été activée depuis 1954. À l’issue de l’attentat de 2015 contre Charlie Hebdo, cette particularité historique est remise en cause.

Ex.Tout en jugeant la référence au délit de blasphème « archaïque et sans fondement légal », l'avocat Thierry Massis, qui a plaidé la demande d'interdiction d'une publicité reproduisant une Cène où les apôtres et Jésus étaient représentés par des femmes, rappelle que le droit au respect des croyances s'articule naturellement avec les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui visent la diffamation et l'injure à raison de la religion.
La publicité de Marithé et François Girbaud pastiche La Cène. Source : https://www.lemonde.fr


Dans les pays, comme la France, où la liberté d'expression est garantie, les tribunaux pénalisent « l'injure, l'attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse » ou l'incitation à la haine raciale ou religieuse : ils jugent donc régulièrement des affaires qui concernent la diffamation des individus. Mais la justice profane déboute quasi systématiquement les groupes religieux qui, devant les tribunaux, questionnent la liberté d'expression au nom de la défense de leur religion.

D’autres limites existent à la liberté d’expression, mais elles sont moins problématiques. Le problème de la diffamation est régulièrement évoqué. L’assemblée du Conseil de l’Europe préconise une dépénalisation de la diffamation et une suppression de la protection renforcée des personnalités publiques.
En France, la vie privée est mise en balance avec le débat d’intérêt général et les circonstances. Le droit à la vie privée et la dignité de la personne humaine limitent la liberté d’expression.
Ex.Ainsi, dans l’affaire des vidéos à caractère sexuel de Benjamin Griveaux, l’artiste Piotr Pavlenski avait invoqué, lors de son procès en 2023, la « liberté artistique ».
Pour le parquet, n’importe quelle action ne peut être commise au nom de la liberté d’expression.
La diffamation se distingue du droit à la vie privée et est punissable (sous réserve de vérité et de bonne foi) ; elle est spéciale pour les corps de l’État et les personnes liées aux corps de l’État, si ces diffamations sont motivées par la race, le sexe, le handicap…
L’ordre public et la sécurité nationale sont des limites à la liberté d’expression. Des informations « sensibles », définies par la loi de 1881, ne sont pas librement communicables (le nom de certains fonctionnaires, les actes de procédure criminelle avant l’audience publique, le nom d’un mineur ou d’une victime d’agression sexuelle) ; l’enregistrement des audiences de justice pour un motif d’intérêt public est possible, sous certaines conditions, depuis 2022). Depuis 2003, le délit d’outrage au drapeau français (qui d’ailleurs est décrié par des militants pour la liberté d'expression ainsi que par des militants antiracistes qui le considèrent comme une réinstauration du délit de blasphème, en ce qu'elle sacralise des symboles et les rend intouchables) est instauré. Le délit de fausse nouvelle troublant la paix publique, le moral des armées ou entravant l’effort de guerre sont encore en application de nos jours. D’autre part, il existe des obligations d’obtenir des autorisations pour les manifestations, ce qui encadre la possibilité d'exprimer son mécontentement ou son soutien au nom de l'ordre public.
D’autres droits font obstacle à une liberté d’expression absolue : la présomption d’innocence qui doit être respectée, le secret professionnel, l'interdiction de la provocation à la commission d’infraction, l'interdiction de l’apologie des actes de terrorisme, de crime de guerre et crimes contre l’humanité. De même, les discours de haine (diffamation raciale, injure raciale et provocation raciale) sont sanctionnés en France, (ils sont admis aux USA au nom de la liberté d’expression).
Rq.La Cour Européenne des Droits de l’Homme utilise la notion d’abus de droit (article 17 de la Convention) pour les réprimer.

La protection des mineurs (pédopornographie, messages susceptibles de heurter les mineurs), les bonnes mœurs, s’opposent à une trop grande liberté d’expression.
Le problème des lois mémorielles mérite d’être posé car elles déclarent, voire imposent, le point de vue officiel d'un État sur des événements historiques. En France, il s’agit de l’interdiction du négationnisme, de la reconnaissance du génocide arménien, de l’esclavage.
Enfin, il existe en France des délits de droit commun, qui s’ils ne visent pas la liberté d’expression en elle-même (outrage, menaces, dénonciation calomnieuse, discrédit, secret défense, délit d’initié et infraction boursière) n’en constituent pas moins des limites. En tout état de cause, la liberté d’expression ne doit pas nuire à un intérêt juridiquement protégé (propriété intellectuelle, marque).

Au fond, il s’agit de trouver un équilibre entre la liberté d’expression qu’il faut toujours garantir et le comportement que le législateur souhaite limiter. Cet équilibre n’est pas toujours facile à atteindre. Ainsi, en 2020, une loi, dite loi Avia, était destinée à retirer des contenus terroristes et pédopornographiques de n'importe quel site et les contenus haineux et pornographiques sous 24 h des principaux réseaux sociaux, des plates-formes collaboratives et des moteurs de recherche. Cette loi a été jugée contraire à la constitution par le Conseil Constitutionnel. Elle a été promulguée purgée des dispositions litigieuses. Il ne reste de cette loi que la création d’un parquet spécialisé dans les messages de haine en ligne , la simplification du signalement d’un contenu et la création d’un observatoire de la haine en ligne, rattaché au CSA.
Le CSA (devenu ARCOM en 2022 avec sa fusion avec Hadopi) est l’autorité publique française de régulation de l’audiovisuel. Cette régulation s’opère au service de la liberté d’expression dans l’intérêt du public et en concertation avec les professionnels. Elle repose sur le respect et la protection des droits et libertés individuels, la régulation économique et technologique du marché, et la responsabilité sociale. Cette autorité est intervenue à plusieurs reprises récemment pour sanctionner des animateurs et des émissions.
Ex.Par exemple, en 2023, l’ARCOM a condamné la société de télévision Canal 8 à une sanction pécuniaire de 3,5 millions d’euros et mis en demeure de se conformer aux dispositions relatives à l’honnêteté et à l’indépendance de l’information.


La CEDH a, toujours en 2023, reconnue que les ingérences à la liberté d’expression peuvent être justifiées si elles sont prévues par la loi, poursuivent un but légitime, et sont nécessaires et proportionnées (les ingérences visaient à la protection des droits d’autrui: les séquences litigieuses étant attentatoires à l’image de femmes, et stigmatisantes à la vie privée, l’image, l’honneur et la réputation des personnes homosexuelles).
En 2024, le règlement sur les services numériques (DSA) encadre les activités des plateformes en ligne, à l’échelle européenne. Il fixe un ensemble de règles pour responsabiliser les plateformes numériques et lutter contre la diffusion de contenus illicites ou préjudiciables ou de produits illégaux : attaques racistes, images pédopornographiques, désinformation, vente de drogues ou de contrefaçons... 
La difficulté de trouver un équilibre entre liberté d’expression et protection des droits individuels et collectifs a été mise en lumière très récemment, en avril 2024, à propos d’une loi écossaise contre l'incitation à la haine : destinée à punir les agressions, notamment à l'encontre des personnes transgenres, elle est perçue par ses opposants comme une menace à la liberté d'expression.


Sy.Malgré les tentatives de contrôle, la liberté d'expression s'est considérablement émancipée depuis l'avènement du Web. Il devient difficile pour un pouvoir exécutif de mettre efficacement en œuvre les mesures de répression de l'opinion dès lors que cette dernière s'exprime de façon libre, décentralisée, infiniment reproductible, et indélébile sur Internet. Dans cette mesure, Internet est très souvent comparé à deux grandes inventions qui ont également abaissé le coût d'accès à la connaissance, et contrecarré la censure: l'écriture et l’imprimerie.

L'écriture, inventée il y a quelque 5 000 ans en Mésopotamie, a signifié le début de la civilisation et de l'Antiquité. En ce qui concerne l'imprimerie, elle a servi de catalyseur au Schisme, à la Réforme, et donc à la Renaissance et aux Lumières.

Le XXIème siècle a d'ailleurs connu nombre de mouvements qui ont en commun de défendre un idéal de liberté (plus ou moins bien exprimé), et d'utiliser Internet pour se mobiliser: les printemps arabes, le mouvement des Indignés, le Tea Party, Occupy Wall Street, les « partis pirates », etc.
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