Df.La liberté d’expression est la libre communication des pensées et des opinions d’un individu.
La reconnaissance, récente, de cette liberté, à l’échelle nationale et internationale, est le fruit d’un long processus historique. C’est une liberté fragile qui, en France, n’est pas absolue mais doit s’articuler avec d’autres droits.
Section 1 : La longue marche vers la reconnaissance de la liberté d’expression
La liberté d’expression possède une dualité intrinsèque, son histoire est celle de la censure.
§1. La liberté d'expression antique
En Grèce Antique, l’humour et la caricature en particulier, témoignent de la liberté d’expression dont jouissent les citoyens. Les Grecs se moquent de ce qui touche leur vie quotidienne, des relations humaines, des différentes classes sociales, des esclaves, des étrangers (qui avaient la figure du Perse ou de l’Africain). La satire apparaît, sa paternité est attribuée à Archiloque de Paros. La démocratie athénienne de l’époque classique est fondée sur la liberté de parole des citoyens. Elle est ouverte sur le monde, elle se confronte à d’autres systèmes politiques et moraux, et prend conscience du caractère relatif et conventionnel de ses propres lois ; elle s’ouvre donc à la critique (tandis que dans les sociétés traditionnelles « fermées », comme Sparte, la légitimité des lois, supposées provenir des lointains ancêtres d’un Âge d’Or, ne peut être remise en question). Dès lors qu’on a pris conscience de ce relativisme, il n’est plus possible de continuer de prétendre objectivement que « ses » lois sont les seules valables ; il devient nécessaire d’abandonner l’idée même qu’il puisse exister un principe de « Vérité » absolue et unique. Chaque peuple se gouvernera selon les principes qu’il estimera les meilleurs pour lui-même, mais ne pourra prétendre les imposer aux autres parce qu’ils seraient les meilleurs « universellement ».
Malgré tout, la liberté d’expression grecque n’est pas absolue et elle s’articule avec la censure, avec ce qui ne peut être dit. Les motifs de la censure traversent l’histoire : En Grèce Antique, origine de la démocratie et où existe la liberté d’expression, Socrate est condamné à mort pour deux motifs (toujours actuels) : avoir contesté l’existence des dieux reconnus par la cité (motif religieux) et avoir corrompu la jeunesse (motif de protection de la jeunesse).
À Rome, la satire connaît un grand développement mais voit également apparaître le poste de censeur, en -443, dont le but était de maintenir les mœurs et de s'assurer que les citoyens adoptent un comportement conforme à la norme.
Avec l’apparition des religions monothéistes, qui s’estiment détentrice de la Vérité unique, la liberté d’expression va se réduire considérablement avec la sanction du blasphème.
§2. Le blasphème
Au Moyen Âge, la censure est principalement religieuse : les trois religions monothéistes fonctionnent sur un système d’interdit et punissent le blasphème dont l'origine se trouve dans l'Ancien Testament. : « Celui qui blasphémera le nom de l’Éternel sera puni de mort : toute l'assemblée le lapidera » (Lévitique 24). Invoquer même le nom de Dieu est délicat selon les Écritures : « Tu ne prononceras pas en vain le nom de Dieu », prescrit le deuxième commandement. D'où ces trésors d'imagination lexicale déployés pour invoquer le nom de Dieu sans vraiment le prononcer : « palsambleu » (pour « par le sang de Dieu »), « jarnidieu » (« je renie Dieu »), « morbleu », « parbleu », « pardi »... Avec ces jurons, il ne s'agit pas seulement de contourner l'interdiction posée par la loi divine, mais aussi d'échapper à la punition. En effet, le blasphème, autrement dit la profanation du nom de Dieu ou les injures faites aux attributs de Dieu, est un acte de parole que la loi des hommes a condamné.
Dans l'histoire du blasphème, le christianisme, pour des raisons à la fois théologiques et politiques, conserve une place à part. Incarné par la figure de Jésus et délibérément iconophile, le christianisme s'expose à être vilipendé, ses images peuvent donc être défigurées. Dans le christianisme, au cours des siècles, le blasphème désigne tour à tour l'affirmation de "choses fausses" sur Dieu ou l'insulte faite à Dieu qui se confond parfois avec le juron, l'imprécation, l'hérésie ou le sacrilège.
Parallèlement évoluent les sanctions du blasphème. Au VIème siècle, le blasphémateur chrétien est menacé d'une "punition du dernier supplice". Cependant, c'est Louis IX qui, au XIIIème siècle, définit la première législation royale à ce sujet : les coupables sont marqués d'un fer chaud au front, les récidivistes ont la langue et la lèvre percées. À partir du XIIIème siècle, sous l’effet conjugué du développement de la réflexion juridique et de l’affirmation du pouvoir monarchique, les rois de France interviennent massivement en matière de blasphème, au point de construire un véritable crime politique à partir de ce qui n’était au départ qu’un fait religieux. Ce régime pénal, unique dans l’ordre juridique médiéval, demeure quasiment inchangé jusqu’au premier tiers du XVIème siècle, lorsque l’affirmation de la Réforme pousse les pouvoirs publics à reformuler l’articulation entre le droit et la religion De son côté, la papauté se contente d'interdire au blasphémateur d'entrer dans une église et d'avoir une sépulture chrétienne.
La plus grande sévérité de la justice royale de "droit divin" par rapport à la justice ecclésiastique perdure jusqu'à la Révolution française. En effet, le roi pense que si Dieu est injurié, il cessera de protéger l’État des épidémies et des crises de toutes sortes. Dans cette optique, le blasphémateur fait donc courir un danger au peuple et doit être puni en conséquence. L'invocation du blasphème sert aussi de prétexte pour se débarrasser d'opposants ou d'importuns et pour asseoir un pouvoir temporel empreint de légitimité spirituelle.
Du côté de l’Église catholique, l'accusation de blasphème, utilisée pour condamner les sorciers susceptibles de favoriser l’« œuvre du diable », permet de fixer dans les esprits une croyance normative et hégémonique.
Aux XVIème et XVIIème siècles, la Réforme et les guerres de religion donnent un nouveau souffle au délit de blasphème, fréquemment invoqué à l'encontre des hérétiques. La fin du XVIIIème siècle donne lieu à l'une des plus célèbres condamnations à mort "pour l'exemple" : le procès controversé du chevalier de la Barre, en 1766, est le dernier du genre en France. Accusé d'avoir refusé de s'agenouiller au passage d'une procession, le jeune homme de 19 ans a le poing et la langue coupés avant d'être décapité et brûlé.
Représentation du supplice du chevalier de La Barre, dernier exécuté pour blasphème en France, sur le monument érigé à Abbeville en 1907. Source : Archives départementales de la Somme. Sculpteur Raoul Delhomme.
Supprimé durant la Révolution, le délit de blasphème est réintroduit par les autorités civiles durant la Restauration. Ce sont alors les préfets qui sont chargés de repérer les offenses faites à la religion, dans l’optique de maintenir l'ordre public. Tout cela s'écroule en 1870. Le pacte de non-agression contre la religion dominante ne tient plus. Jusqu'au début du XXème siècle, Paris sera d'ailleurs la capitale de la caricature anticatholique.
§3. L'évolution de la censure de la presse
Le contrôle de la conformité des paroles aux écritures sacrées est particulièrement virulent à propos de l’édition. Ainsi, les autorités de l'Église catholique romaine nommaient des censores librorum chargés de s'assurer que rien de contraire à la foi ne puisse être publié. Cette première étape de vérification était sanctionnée par le Nihil obstat (pas d'obstacle à la publication). Une deuxième étape permettait à l'évêque de donner son autorisation d'imprimer (Imprimatur, « qu'il soit imprimé ! »). Le Vatican crée l’Index Librorum Prohibitorum (son principe est adopté en 1515, confirmé en 1546 par le Concile de Trente et sa première édition date de 1557) qui reste en vigueur jusqu’en 1966 ; il conteste toute hérésie, notion abordée largement, sous peine de bûcher, y compris les avancées scientifiques (Galilée, Giordano Bruno). Dans les pays musulmans, le processus est identique avec la fin de l’ijtihad (de l’interprétation et donc de la recherche) proclamée au Xème siècle par les juristes-théologiens.
En France, par lettres patentes d’Henri II, le nom de l’imprimeur et celui de l’auteur doivent figurer sur les livres ; en 1561, une ordonnance du roi Charles IX sanctionne la diffamation, puis, par arrêt du parlement de 1565, le blasphème et le trouble du repos public de la peine du fouet et de la peine de mort en cas de récidive. En 1566, l’édit de Moulins ajoute la destruction par le feu des ouvrages. En 1584, le Parlement condamne le seigneur de Belleville à la pendaison pour offense à la personne du roi, il est ensuite brûlé avec son ouvrage. En 1723, un règlement du Conseil d’État et une déclaration royale condamnent les imprimeurs d’ouvrages tendant à corrompre les mœurs, contraires à la religion et à l’ordre public au carcan puis à 5 ans de galère ; les auteurs perturbateurs du repos public sont bannis. En 1752, un arrêté du conseil du roi Louis XV interdit l'impression et la diffusion des deux premiers volumes de L'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers. L'œuvre collective dirigée par Denis Diderot et Jean d'Alembert est jugée subversive par les Jésuites qui la qualifient « d'athée et matérialiste ». Le contenu politique et philosophique, plus que les parties techniques et scientifiques, est décrié. Les thèses développées par l'abbé de Prades, un des contributeurs de l'Encyclopédie, sont, selon les membres du Conseil, « contaminées par l'esprit voltairien ».
La lutte contre la censure sera le grand combat du siècle des Lumières : Voltaire, Diderot, Montesquieu auront à subir la répression contre leurs écrits, ils la contourneront en les éditant anonymement depuis l’étranger.
Avec la Révolution, la liberté d’expression réapparaît.
Tx.Après avoir garanti la liberté de pensée et de croyance dans l'article 10, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen constate la liberté d'expression dans son article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi ».
Malgré tout, la situation se modifie et en 1792 et 1793, ceux qui « empoisonnent » l’opinion publique sont arrêtés, le délit de provocation à un crime (suivi ou non d’effet) est instauré (et existe toujours) ; la peine de mort est prévue pour ceux qui auront répandu de fausses nouvelles pour diviser ou troubler le peuple (ce délit, la diffusion de fausses nouvelles, existe toujours lui-aussi).La censure est rétablie sous l’Empire et sous la Restauration, les lois de 1819 établissent les infractions de presse (provocation publique aux crimes et aux délits), diffamation, injure publique envers les agents de l’État, le roi, les particuliers. De même, sous la Monarchie de Juillet, une loi de 1830 proclame la suppression de la liberté de la presse et la saisie des journaux d'opposition. Cette loi est adoptée à la suite d'un rapport adressé au roi par le prince de Polignac dans lequel le prince affirme que la presse tend à subjuguer la souveraineté et à envahir les pouvoirs de l’État. Pour lui, la presse, organe prétendu de l’opinion publique, influence les débats de façon fâcheuse et décisive et aspire en réalité à diriger les débats des deux Chambres.
La censure disparaît en France en 1881 lorsqu’est créée la loi sur la liberté de la presse.
Rq.Enfin, en dehors des lois de la presse, d’autres infractions sanctionnent la liberté d’expression, notamment l’outrage aux bonnes mœurs et à la morale publique (Flaubert, Baudelaire auront à affronter cette accusation). Cette conception est toujours présente en France avec l’article 227-24 du Code pénal qui condamne l’auteur d’un message violent, incitant au terrorisme ou pornographique ou portant atteinte à la dignité humaine ou incitant les mineurs à se livrer à de jeux les mettant en danger, lorsque ce message est susceptible d’être vu par un mineur.