Samedi 12 février 2022 : les « Convois de la liberté » arrivent aux alentours de Paris avant de se rendre à Bruxelles, symbole de l'Union européenne. Le mouvement est hétéroclite par ses revendications dénonçant à la fois la baisse du pouvoir d'achat et les restrictions aux libertés induites par le pass vaccinal, comme par ses participants, antivax mais aussi Gilets jaunes. Il exemplifie tous les bouleversements observés dans le domaine de l'action collective depuis le nouveau millénaire. Une dimension transnationale puisqu'il s'inspire du mouvement initié au Canada le 23 janvier par les camionneurs suite à la décision des États-Unis de leur imposer l'obligation vaccinale pour entrer sur leur territoire, et chevauche (relativement et en grande partie sous la contrainte) l'espace national pour porter la voix au niveau supranational qu'est l'espace européen. Une dimension spontanée, du moins hors des canaux de représentation reconnus (à la différence du grand frère canadien soutenu par les syndicats) et de ce fait, échevelée et à hauts risques sur le plan de l'ordre public. Mais avant que d'arriver à un tel niveau de dérégulation du conflit, on a pu voir la société civile s'organiser de façon croissante pour porter des causes diverses, à l'échelle nationale ou globale.
Section 1 : Quand la société civile s'organise
§1 : Associations et ONG
Tandis que s'étiolaient les rangs syndicaux (voir leçon 9), la croissance des associations, dont le nombre double dans notre pays entre 1975 et 1990 est remarquable, remarquée et commentée. À la fin du siècle dernier, leur nombre approche les 900 000 ; en 2017, elles sont 1 500 000 qui représentent un budget de 113 milliards d'euros et pèsent 3,3 % de la richesse nationale (PIB). 10 % d'entre elles (soit 159 000 associations) emploient 1 850 000 salariés à temps plein ou partiel et utilisent les compétences de près de 22 millions de bénévoles actifs. Un Français sur cinq serait bénévole, les plus actifs étant, comme dans les NMS, les professions intermédiaires et les personnes à fort capital culturel.
Dans un contexte où il est de plus en plus question de « crise de la représentation politique », le dynamisme associatif est paré de toutes les vertus. D’abord de vitalité démocratique, et il est significatif à cet égard que les associations soient fréquemment opposées à la sclérose dont souffriraient les organisations traditionnelles, syndicales comme partisanes. Ensuite d’une faculté d’adaptation plus grande face aux transformations de leur environnement grâce à leur souplesse de fonctionnement. L’engagement associatif serait enfin porteur d’un enrichissement de la citoyenneté.
C’est notamment dans le domaine de la défense du cadre de vie, de la nature et du patrimoine que leur développement est le plus évident puisque environ 40 000 associations spécialisées en ces domaines auraient été créées de 1980 à 1995. Croissent également en nombre et en visibilité les associations de type humanitaire centrées sur le tiers-monde et les droits de l’homme. Puis, tout au long des années 1980, celles relevant de la solidarité, qui témoignent d’une inquiétude grandissante à l’égard du délitement du lien social : associations de quartier dans les zones populaires, organisations caritatives comme les Restos du Cœur lancés par Coluche, mouvements antiracistes…
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BARTHELEMY, Martine, Associations : un nouvel âge de la participation ?, Paris, Presses de sciences po, 2000.
Beaucoup sont des organisations non gouvernementales (ONG), dont la définition n’est en rien stabilisée (d’où la difficulté à les dénombrer avec précision) et qui connaissent par ailleurs des dénominations parallèles comme associations de solidarité internationale (ASI), associations ou organisations transnationales (ATN, OTN), organisations de solidarité internationale (OSI), etc.. Certaines ONG se qualifient plutôt d’organisations internationales non gouvernementales (OING) pour marquer la dimension internationale de leur action et indépendante de l’État dans la mesure où parfois, celui-ci suscite la création d'organisations qui n’ont d’ONG que le nom.
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Le terme est entré en vigueur en 1945 avec de l'article 71 du chapitre 10 de la Charte des Nations unies qui donne un statut consultatif auprès du Conseil économique et social à des organisations qui ne sont ni les gouvernements ni les États membres. Elles sont une quarantaine en 1946 et plus de 3700 aujourd’hui, leur nombre ayant triplé entre 1990 et 2000, puis doublé entre 2000 et 2010. Au niveau européen, c’est en 1978 que le Comité de liaison des ONG de développement auprès de l’Union européenne (CLONGD-UE) regroupe près d’un millier d’ONG européennes engagées dans la coopération, l’aide au développement, l’humanitaire et la solidarité internationale. Pour la « Convention européenne sur la reconnaissance de la personnalité juridique des organisations internationales non gouvernementales » (convention 124) du Conseil de l’Europe élaborée en 1986, une ONG doit « avoir un but non lucratif d’utilité internationale ».
- La notion d’association (soit le regroupement de personnes privées).
- La forme juridique d’association à but non lucratif.
- Le fait d’être un espace autonome face à l’État ou des puissances privées (entreprises, Églises, groupes criminels…).
- « La référence à des valeurs impliquant, en même temps qu’un engagement librement consenti, la volonté affichée d’inscrire l’action associative dans une dimension citoyenne insérée dans un cadre démocratique » (p. 30) .
- Le caractère transnational de l’action menée dans un autre pays que le pays d’origine.
Ces ONG ont connu une expansion considérable en trois temps : après les deux guerres mondiales (pour porter assistance aux victimes), au cours du mouvement de décolonisation (pour le développement des pays alors qualifiés du Tiers-Monde) et depuis la fin de la guerre froide, durant les années 1990, qui sont aussi celles de leur extension planétaire. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les ONG issues de pays occidentaux étaient au nombre de 1600 en 1980. Dix ans plus tard, elles sont plus de 4 500. Leur nombre aurait centuplé au cours du XXème siècle.
§2 : La contestation de la mondialisation
Avec le développement des ONG évoqué précédemment et l’organisation, à compter des années 1980, de grands événements de solidarité notamment contre la famine en Afrique ou contre l’apartheid, conduisent des internationalistes à parler d’un nouveau répertoire, transnational, d’action collective (Robin Cohen and Shirin M. Rai ed., Global social movements, London, the Athlone Press, 2000). Bien que l’hypothèse soit discutée, il n’en demeure pas moins que l’on assiste de façon croissante à des initiatives de coordination des protestations à l’échelle européenne comme « globale ».
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Eric Lagneau, Pierre Lefébure, « Le moment Vilvorde : action protestataire et espace public européen » in Richard Balme, Didier Chabanet, Vincent Wright, dir., L'Action collective en Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2002, pp. 495-529.
L’illustration la plus éclatante de ce processus à l’échelle mondiale est constituée par l’émergence puis le développement de l’altermondialisme qui a trouvé dans la protestation du sommet de l'OMC à Seattle en décembre 1999 sa date fondatrice. Les mobilisations contre la mondialisation néolibérale se développent dès lors au rythme régulier des manifestations, campagnes ou contre-sommets depuis la première édition du Forum social mondial de Porto Alegre en janvier 2001 et ses déclinaisons continentales, notamment européenne (à Florence en novembre 2002, à Paris en 2003, à Londres en 2004, à Athènes en 2006, etc.).
On peut ainsi repérer en Europe six familles de mouvements diversement investies au cours de l’année 2003, particulièrement riche sur ce continent d’épisodes protestataires :
- les syndicats (traditionnels ou nouveaux comme les SUD, la Confédération paysanne, Jobs with Justice) ;
- les mouvements de « sans » (sans emploi, sans toit, etc.) ;
- les groupes de la gauche radicale ;
- les écologistes et mouvements de protection de l'environnement qui sont fortement mobilisés au moins depuis le sommet de la terre de Rio de Janeiro en 1992, sur des sujets divers : lutte contre les déforestations, l'effet de serre, les déchets toxiques, les OGM, en faveur de l'accès à l'eau... Aux côtés des grandes associations comme Greenpeace et Les Amis de la terre, se développent des franges plus radicales, notamment les ecowarriors, du type de Reclaim the streets, créé en 1995 par des militants écologistes britanniques en rupture de ban avec les deux précédentes ;
- les associations humanitaires et de développement, comme Solagral ou Oxfam, d'origine anglaise, aujourd'hui présente dans 120 pays avec un budget de 334 millions de dollars. Sa charte, adoptée en 2000, entend lutter contre « la nouvelle orthodoxie économique » aux côtés d'un « nouveau mouvement social », notamment pour la souveraineté alimentaire, l'accès aux médicaments et l'annulation de la dette du tiers-monde. Ce dernier thème suscite d'ailleurs l'un des réseaux transnationaux les plus actifs : Jubilee 2000, fondé en 1995 en Grande-Bretagne, puis Jubilee South en 1999 ;
- les groupes de défense des droits de l'homme et de la femme, comme l'association d'origine nord-américaine Human rights watch ou la FIDH (Fédération internationale des droits de l'homme) qui commence à s'inquiéter des atteintes aux droits sociaux dont se rendent coupables des firmes multinationales à partir de 1996 et finit par rejoindre en 2000 le camp des promoteurs d'une réforme des institutions financières. Amnesty international se transforme à son tour lors d'une réunion tenue à Dakar le 25 août 2001, quand elle décide d'élargir son champ d'intervention à la défense des droits sociaux et économiques et non plus seulement civils et politiques. De ce fait, elle devient l'observateur critique des conséquences des politiques définies par les institutions internationales et des pratiques des multinationales, sur la base d'une incrimination des effets de la mondialisation néolibérale. Toutes dénoncent depuis la « criminalisation de la protestation sociale » et s'érigent en observateurs de la liberté d'expression par les forces de l'ordre au cours des mobilisations antiglobalisation.
Sur le continent nord-américain, il faudrait ajouter à ces groupes l'activisme anti-commercial, très vivace depuis les luttes étudiantes contre les sweatshops (les ateliers de la sueur) et les campagnes contre les marques Nike, Royal Dutch-Shell et Mac Donald's, qui a introduit de nouvelles formes d’action comme l’« achat sélectif » ou le « cassage de pub ». Ils sont partout rejoints par le mouvement pacifiste qui a resurgi avec les guerres du Golfe. Le mouvement apparaît de la sorte comme un millefeuille associant des générations et des traditions militantes différentes en réveil et/ou en voie de radicalisation.
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Pour une représentation graphique de cette galaxie, voir Isabelle Sommier, Le renouveau des mouvements contestataires à l'heure de la mondialisation, Paris, Flammarion, 2003, p. 318-319, suivie d’une chronologie du mouvement.
Sur, notamment, le profil sociologique des participants au 2ème Forum social européen de novembre 2003, voir Eric Agrikoliansky et Isabelle Sommier (sous la direction de), Radiographie du mouvement altermondialiste, Paris, La Dispute, 2005.
Sur le Forum social mondial de février 2011 à Dakar : Johanna Siméant, Marie-Emmanuelle Pommerolle et Isabelle Sommier (dir.), Observing Protest from a Place: the World Social Forum in Dakar (2011), Amsterdam University Press, 2015.
§3 : Le « mouvement des places »
Tandis que le mouvement altermondialiste se routinisait et se transformait, pour le dire vite, en rencontres entre bailleurs de fonds (selon un processus d'ONGisation), une autre vague contestataire à dimension transnationale voit le jour en Occident dans la vague initiée par les Printemps arabes à compter de décembre 2010, et dans un contexte socio-économique pesant suite à la crise des subprimes de 2008 : le mouvement des Indignés.
Le « mouvement des Indignés » naît à Madrid au printemps 2011 et essaime rapidement. Le 15 mai 2011, à l'appel du site Internet du collectif Democracia real Ya (Démocratie réelle maintenant), des milliers de manifestants défilent dans 58 villes d'Espagne sous les banderoles, notamment, de « Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiques et des banquiers », « Ils ne nous représentent pas ». À Madrid, ils sont 50 000 à descendre dans la rue. Le soir venu, 200 d'entre eux refusent de se séparer et établissent le premier campement, à la Puerta del Sol – il sera levé en juin 2011. Le mouvement est bientôt surnommé « 15-M ».
À partir de juin, dans le sillage des Indignados espagnols de la Puerta del Sol, le mouvement anti-austérité des Aganaktismeni ( « en colère » en grec) qui a débuté le 5 mai, occupe la place Syntagma à Athènes. Le 6 août, à l'appel du jeune cinéaste Dafni Leef, plus de 300?000 personnes, étudiants, retraités, salariés s'élevant depuis le 14 juillet contre les loyers élevés et la vie chère, font de même sur le boulevard Rothschild à Tel-Aviv. L'occupation de Zuccotti Square, à proximité de Wall Street, à Manhattan, le 17 septembre 2011, marque le début du mouvement Occupy Wall Street, etc. Et le 15 octobre a lieu la première journée mondiale des Indignés ou « journée mondiale de la colère » avec des manifestations coordonnées dans un millier de villes d'une petite centaine de pays. En France en revanche, en dépit de quelques manifestations et campements éphémères, notamment à partir du 4 novembre à la Grande arche de la Défense, le mouvement ne prend pas, ou alors en différé, 5 ans plus tard, dans le cadre de la protestation contre la loi travail dite loi El Khomri de 2016.
Comme pour le mouvement altermondialiste dénommé « antimondialisation » à ses débuts par les médias, ce sont ces derniers qui baptisent le mouvement d'Indignés, en référence à la courte brochure d'une trentaine de pages, Indignez-vous !, du Résistant et diplomate Stéphane Hessel (1971-2013). Ce manifeste, traduit en 34 langues, s'écoule à plus de 4 millions d'exemplaires et fut un véritable bestseller en Espagne. La dynamique entre les deux mouvements est assez proche, et la filiation se retrouve dans les slogans : « Otro mundo es posible », « Democracia real ya » des Espagnols, « Nous sommes les 99 % » de Occupy Wall Street, qui aurait été inventé par l'anthropologue anarchiste David Graeber (1961-2020), « Ils ne nous représentent pas » qui marque la défiance à l'égard de l'ensemble des instances traditionnelles de représentation, partis politiques et syndicats.
Pour plusieurs chercheurs, un fil relie les printemps arabes, les Indignés, le mouvement turc d'occupation de la place Taksim à Istanbul en 2013, à l'origine contre la destruction du parc Gezi, dans le cadre d'un projet d'aménagement urbain, ou encore l'occupation des lieux par les zadistes et Nuit debout, au point de constituer un nouveau cycle protestataire de relocalisation de la politique. « Mouvements citoyens », « les mouvements des places » ou « mouvements d'occupation », tels que les définissent Stéphanie Dechézelles et Maurice Olive, se caractérisent par la réunion au sein d'espaces estimés stratégiques d'un public hétérogène avec un fonctionnement horizontal construit en dehors des formes instituées de la représentation, et fonctionnant à l'autogestion et la démocratie directe.
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Stéphanie Dechézelles et Maurice Olive, « Les mouvements d'occupation : agir, protester, critiquer », Politix, vol. 117, n° 1, 2017, p. 7-34.