Acteurs centraux des relations professionnelles et prototypes des groupes d’intérêts, les syndicats apparaissent partout fortement déstabilisés depuis plusieurs décennies, mais peut-être plus en France qu’ailleurs. A la crise quantitative affectant leurs rangs, qui témoigne de réelles difficultés d’adaptation aux mutations du salariat post-fordiste (voir leçon 4), s’ajoute une perte de confiance à leur égard, voire une défiance cependant moindre que pour les partis politiques. Ainsi, alors que près d’un Français sur deux (46 %) déclarait en 2003 leur faire confiance pour défendre ses intérêts, ils ne sont plus aujourd’hui que 27 % à partager cette opinion, deux tiers des répondants (67 %) exprimant même un avis contraire (voir le sondage dans les documents associés). Mais avant que ne s’impose à compter des années 1980 le thème d’une crise du syndicalisme, la décennie précédente voit l’expression du conflit se transformer, avec un déclin des grèves et l’apparition de mouvements sociaux, qualifiés de « nouveaux », sur des revendications qualitatives et s’exprimant hors entreprise.
Section 1 : Les mutations du conflit depuis les années 1970
§1 : Le déclin des grèves
Le nombre annuel de conflits dans l’entreprise est passé en France, en moyenne, de plus de 4 000 au début des années 1970 à 3 000 en 1982 pour atteindre le niveau, plancher depuis la Libération, de 1 500 vingt ans plus tard. L’évolution du nombre de grévistes est identique, avec une moyenne variant de l’ordre de 2 millions en 1970 et 200 000 en 1990. L’année 1995 fait exception dans ce paysage, du fait de la très forte mobilisation des fonctionnaires et agents des services publics contre le projet Juppé de réforme des régimes spéciaux de retraite, avec 3,7 millions de journées individuelles non travaillées dans la fonction publique et 2 millions dans le secteur privé.
Df.L’indicateur « Journées individuelles non travaillées » (JINT) ou « nombre de journées de grève » vise à évaluer l’ampleur des grèves par la prise en compte du nombre de grévistes. Il se distingue donc de l’indicateur « conflits recensés » qui ne mesure que le volume annuel de grèves. Les statistiques sont élaborées à partir des informations, très incomplètes, fournies par les inspecteurs du travail ; elles sont toujours très en-deçà de la réalité, peut-être même n’en reflètent-elles que la moitié. Les grèves de la fonction publique ne sont recensées que depuis 1982 et seulement pour la fonction publique d’État, c’est-à-dire à l’exclusion de la fonction publique territoriale et hospitalière. Les statistiques relatives aux grèves sont par conséquent doublement lacunaires.
Grèves, grévistes et journées de grève.
Il convient toutefois de nuancer ce constat de déclin des conflits du travail en raison de son instrument de mesure même : l’indicateur « journée individuelle non travaillée » (JINT) qui est le produit du nombre de journées de grève par le nombre de grévistes recensés. Il conduit en effet à minorer la conflictualité dans l’entreprise en raison non seulement de la réduction des conflits aux JINT mais aussi des limites mêmes de leur suivi :
- D’abord de son mode de collecte qui repose sur un travail de signalement et d’information statistique à la charge des inspections du travail. La sous-estimation est évidente, en particulier pour les petits établissements : une étude a ainsi établi que 84 % des mouvements de grève, dans les établissements de plus de 50 salariés, échappent au recensement de l’administration du travail (Delphine Brochard, « Évaluation des statistiques administratives sur les conflits du travail », Document d’études de la DARES, n° 79, novembre 2003).
- Ensuite la variation, au sein même des conflits avec arrêts de travail, de la prise en compte des débrayages (moins d’une heure ou quelques heures) qui depuis les années 1990 sont intégrés dans le calcul des JINT.
- Enfin en raison de l’étendue de ce suivi statistique : jusqu’en 2001, le recensement des JINT couvre l’ensemble du secteur privé hors agriculture ainsi que les entreprises publiques et nationalisées ; en 2003, seulement le secteur privé hors agriculture. Or on constate une part croissante de la fonction publique dans le total de jours de grève, d’autant plus importante que le nombre de fonctionnaires est 8 fois moins élevé que les salariés du privé et que seules les grèves de la fonction publique d’État sont prises en compte (Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud et Jérôme Pélisse, La lutte continue ? les conflits de travail dans la France contemporaine, Éditions du Croquant, 2008, p. 21).
Des enquêtes récentes (Béroud et al. 2008) ont par ailleurs montré une augmentation significative de la proportion de directions d’établissements déclarant avoir connu au moins une forme de conflit collectif : dans 30 % des établissements d’au moins 20 salariés en 2002-2004 contre 21 % en 1996-98. Les facteurs favorables aux conflits sont au nombre de trois : le secteur d’activité, la taille de l’établissement, la présence syndicale.
Rq.Si les grèves longues reculent, ce n’est pas le cas des arrêts du travail plus courts voire sporadiques et surtout des conflits sans arrêt de travail. Les mêmes auteurs constatent une hausse des recours aux prud’hommes (42 % en 2004 vs 36 % en 1998), des refus des heures supplémentaires (+6,6 points entre 1998 et 2004), et enfin l’augmentation des sanctions (dans 72 % des établissements en 2004 vs 66 % en 1998).
Évolution des formes de conflits déclarées par les représentants de la direction entre 1996-1998 et 2002-2004 (en % d’établissements)
Source : enquêtes REPONSE 1998 et 2004. Champ : établissements de 20 salariés et plus.
§2 : Le développement des « nouveaux mouvements sociaux »
Rq.Tandis que s’amorçait la crise du syndicalisme et se profilait le déclin des conflits d’entreprise, de « nouveaux mouvements sociaux » (ci-après NMS) comme le féminisme, les mobilisations homosexuelles, l’écologie se développait, contribuant sans doute à accentuer le syndicalisme, souvent rabaissé au rang d’une institution désuète, d’un autre âge, « simplement » animée par des revendications « quantitatives » (versus « qualitatives » ou « post-matérialistes » pour les NMS) et aux modes d’action toujours routiniers (versus l’inventivité des NMS en la matière).
Plusieurs traits semblent les distinguer radicalement des « anciens » mouvements sociaux que serait, en particulier, le mouvement ouvrier (et les syndicats par voie de conséquence) :
- le type de groupes mobilisés, essentiellement issus de la classe moyenne instruite et à orientation progressiste. Leur haut niveau culturel ainsi que leur fréquent rattachement à des minorités (comme la communauté homosexuelle) en font le prototype, pour certains, des minorités actives susceptibles de provoquer un changement de valeurs. A l’inverse des confédérations syndicales, aux rangs plutôt masculins et âgés, on y voit également une sur-représentation des jeunes et des femmes actives, et, sur le plan des catégories socio-professionnelles mobilisées, l’importance des salariés des services sociaux (enseignement, santé, travail social...) ;
- leurs demandes, centrées sur la vie quotidienne, la culture, le cadre de vie, l'autonomie du sujet, la subjectivité... Les NMS sont ainsi souvent analysés comme le résultat de la confluence de deux courants : un courant libertaire ou « radical-démocrate » favorable à l'élargissement de la démocratie ; la critique culturelle de la modernisation ;
- les formes de mobilisation et les modes d'action : il s’agit le plus souvent de groupes instables, organisés en réseaux à partir de relations interpersonnelles, très décentralisés, animés par un souci (au moins proclamé) de démocratie directe et par le refus de la délégation et de la hiérarchie, là encore à l’inverse des structures verticales adoptées par les syndicats.
Rq.Ces mobilisations seraient pour le chercheur états-unien Ronald Inglehart la résultante d’une transformation des attitudes politiques des jeunes des années 1960, qui se traduit par l'émergence de nouvelles aspirations et de nouveaux enjeux, « post-matérialistes » (libération des mÅ“urs, qualité de la vie, autonomie...) et le développement d'une « posture protestataire », notamment d'une tolérance accrue pour des actions considérées comme illégitimes.
C'est en raison de l'élévation générale du niveau de vie et de l'absence de guerre depuis la seconde guerre mondiale, mais aussi des progrès de l'éducation et des communications de masse qui ont engendré une élévation du niveau de compétence politique et une demande accrue de participation politique, qu’ont pu se développer selon lui de nouvelles aspirations, plus « qualitatives » (accentuation des besoins d'appartenance, d'estime et de réalisation de soi) à partir des années 60. Ces changements emportent de nombreuses conséquences pour le système politique :
- de nouveaux enjeux portant sur les styles de vie plus que sur les besoins économiques,
- un changement des bases sociales du politique avec le déclin des conflits de classe et l’émergence de nouvelles organisations,
- le déclin de la légitimité de l’État-nation et de la confiance envers les institutions et les organisations traditionnelles,
- de nouvelles formes de participation politique (demandes de participation au processus de décision politique et non plus seulement à la sélection des élites; baisse des taux de participation politique conventionnelle comme le vote, jugé inefficace).