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Les syndicats à la peine

Acteurs centraux des relations professionnelles et prototypes des groupes d’intérêts, les syndicats apparaissent partout fortement déstabilisés depuis plusieurs décennies, mais peut-être plus en France qu’ailleurs. A la crise quantitative affectant leurs rangs, qui témoigne de réelles difficultés d’adaptation aux mutations du salariat post-fordiste (voir leçon 4), s’ajoute une perte de confiance à leur égard, voire une défiance cependant moindre que pour les partis politiques. Ainsi, alors que près d’un Français sur deux (46 %) déclarait en 2003 leur faire confiance pour défendre ses intérêts, ils ne sont plus aujourd’hui que 27 % à partager cette opinion, deux tiers des répondants (67 %) exprimant même un avis contraire (voir le sondage dans les documents associés). Mais avant que ne s’impose à compter des années 1980 le thème d’une crise du syndicalisme, la décennie précédente voit l’expression du conflit se transformer, avec un déclin des grèves et l’apparition de mouvements sociaux, qualifiés de « nouveaux », sur des revendications qualitatives et s’exprimant hors entreprise.

Section 1 : Les mutations du conflit depuis les années 1970



Le nombre annuel de conflits dans l’entreprise est passé en France, en moyenne, de plus de 4 000 au début des années 1970 à 3 000 en 1982 pour atteindre le niveau, plancher depuis la Libération, de 1 500 vingt ans plus tard. L’évolution du nombre de grévistes est identique, avec une moyenne variant de l’ordre de 2 millions en 1970 et 200 000 en 1990. L’année 1995 fait exception dans ce paysage, du fait de la très forte mobilisation des fonctionnaires et agents des services publics contre le projet Juppé de réforme des régimes spéciaux de retraite, avec 3,7 millions de journées individuelles non travaillées dans la fonction publique et 2 millions dans le secteur privé.

Df.L’indicateur « Journées individuelles non travaillées » (JINT) ou « nombre de journées de grève » vise à évaluer l’ampleur des grèves par la prise en compte du nombre de grévistes. Il se distingue donc de l’indicateur « conflits recensés » qui ne mesure que le volume annuel de grèves. Les statistiques sont élaborées à partir des informations, très incomplètes, fournies par les inspecteurs du travail ; elles sont toujours très en-deçà de la réalité, peut-être même n’en reflètent-elles que la moitié. Les grèves de la fonction publique ne sont recensées que depuis 1982 et seulement pour la fonction publique d’État, c’est-à-dire à l’exclusion de la fonction publique territoriale et hospitalière. Les statistiques relatives aux grèves sont par conséquent doublement lacunaires.

Grèves, grévistes et journées de grève.






Il convient toutefois de nuancer ce constat de déclin des conflits du travail en raison de son instrument de mesure même : l’indicateur « journée individuelle non travaillée » (JINT) qui est le produit du nombre de journées de grève par le nombre de grévistes recensés. Il conduit en effet à minorer la conflictualité dans l’entreprise en raison non seulement de la réduction des conflits aux JINT mais aussi des limites mêmes de leur suivi :
  • D’abord de son mode de collecte qui repose sur un travail de signalement et d’information statistique à la charge des inspections du travail. La sous-estimation est évidente, en particulier pour les petits établissements : une étude a ainsi établi que 84 % des mouvements de grève, dans les établissements de plus de 50 salariés, échappent au recensement de l’administration du travail (Delphine Brochard, « Évaluation des statistiques administratives sur les conflits du travail », Document d’études de la DARES, n° 79, novembre 2003).
  • Ensuite la variation, au sein même des conflits avec arrêts de travail, de la prise en compte des débrayages (moins d’une heure ou quelques heures) qui depuis les années 1990 sont intégrés dans le calcul des JINT.
  • Enfin en raison de l’étendue de ce suivi statistique : jusqu’en 2001, le recensement des JINT couvre l’ensemble du secteur privé hors agriculture ainsi que les entreprises publiques et nationalisées ; en 2003, seulement le secteur privé hors agriculture. Or on constate une part croissante de la fonction publique dans le total de jours de grève, d’autant plus importante que le nombre de fonctionnaires est 8 fois moins élevé que les salariés du privé et que seules les grèves de la fonction publique d’État sont prises en compte (Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud et Jérôme Pélisse, La lutte continue ? les conflits de travail dans la France contemporaine, Éditions du Croquant, 2008, p. 21).

Des enquêtes récentes (Béroud et al. 2008) ont par ailleurs montré une augmentation significative de la proportion de directions d’établissements déclarant avoir connu au moins une forme de conflit collectif : dans 30 % des établissements d’au moins 20 salariés en 2002-2004 contre 21 % en 1996-98. Les facteurs favorables aux conflits sont au nombre de trois : le secteur d’activité, la taille de l’établissement, la présence syndicale.

Rq.Si les grèves longues reculent, ce n’est pas le cas des arrêts du travail plus courts voire sporadiques et surtout des conflits sans arrêt de travail. Les mêmes auteurs constatent une hausse des recours aux prud’hommes (42 % en 2004 vs 36 % en 1998), des refus des heures supplémentaires (+6,6 points entre 1998 et 2004), et enfin l’augmentation des sanctions (dans 72 % des établissements en 2004 vs 66 % en 1998).



Évolution des formes de conflits déclarées par les représentants de la direction entre 1996-1998 et 2002-2004 (en % d’établissements)



Source : enquêtes REPONSE 1998 et 2004. Champ : établissements de 20 salariés et plus.





Rq.Tandis que s’amorçait la crise du syndicalisme et se profilait le déclin des conflits d’entreprise, de « nouveaux mouvements sociaux » (ci-après NMS) comme le féminisme, les mobilisations homosexuelles, l’écologie se développait, contribuant sans doute à accentuer le syndicalisme, souvent rabaissé au rang d’une institution désuète, d’un autre âge, « simplement » animée par des revendications « quantitatives » (versus « qualitatives » ou « post-matérialistes » pour les NMS) et aux modes d’action toujours routiniers (versus l’inventivité des NMS en la matière).


Plusieurs traits semblent les distinguer radicalement des « anciens » mouvements sociaux que serait, en particulier, le mouvement ouvrier (et les syndicats par voie de conséquence) :
  • le type de groupes mobilisés, essentiellement issus de la classe moyenne instruite et à orientation progressiste. Leur haut niveau culturel ainsi que leur fréquent rattachement à des minorités (comme la communauté homosexuelle) en font le prototype, pour certains, des minorités actives susceptibles de provoquer un changement de valeurs. A l’inverse des confédérations syndicales, aux rangs plutôt masculins et âgés, on y voit également une sur-représentation des jeunes et des femmes actives, et, sur le plan des catégories socio-professionnelles mobilisées, l’importance des salariés des services sociaux (enseignement, santé, travail social...) ;
  • leurs demandes, centrées sur la vie quotidienne, la culture, le cadre de vie, l'autonomie du sujet, la subjectivité... Les NMS sont ainsi souvent analysés comme le résultat de la confluence de deux courants : un courant libertaire ou « radical-démocrate » favorable à l'élargissement de la démocratie ; la critique culturelle de la modernisation ;
  • les formes de mobilisation et les modes d'action : il s’agit le plus souvent de groupes instables, organisés en réseaux à partir de relations interpersonnelles, très décentralisés, animés par un souci (au moins proclamé) de démocratie directe et par le refus de la délégation et de la hiérarchie, là encore à l’inverse des structures verticales adoptées par les syndicats.

Rq.Ces mobilisations seraient pour le chercheur états-unien Ronald Inglehart la résultante d’une transformation des attitudes politiques des jeunes des années 1960, qui se traduit par l'émergence de nouvelles aspirations et de nouveaux enjeux, « post-matérialistes » (libération des mÅ“urs, qualité de la vie, autonomie...) et le développement d'une « posture protestataire », notamment d'une tolérance accrue pour des actions considérées comme illégitimes.

C'est en raison de l'élévation générale du niveau de vie et de l'absence de guerre depuis la seconde guerre mondiale, mais aussi des progrès de l'éducation et des communications de masse qui ont engendré une élévation du niveau de compétence politique et une demande accrue de participation politique, qu’ont pu se développer selon lui de nouvelles aspirations, plus « qualitatives » (accentuation des besoins d'appartenance, d'estime et de réalisation de soi) à partir des années 60. Ces changements emportent de nombreuses conséquences pour le système politique :
  • de nouveaux enjeux portant sur les styles de vie plus que sur les besoins économiques,
  • un changement des bases sociales du politique avec le déclin des conflits de classe et l’émergence de nouvelles organisations,
  • le déclin de la légitimité de l’État-nation et de la confiance envers les institutions et les organisations traditionnelles,
  • de nouvelles formes de participation politique (demandes de participation au processus de décision politique et non plus seulement à la sélection des élites; baisse des taux de participation politique conventionnelle comme le vote, jugé inefficace).

Section 2 : Le processus de désyndicalisation


Dès 1989, Pierre Rosanvallon notait un paradoxe, à savoir le déclin de la représentativité syndicale en même temps que la croissance parallèle de son rôle institutionnel. Il mettait d’ailleurs en parallèle les deux phénomènes : « il faut en effet à la fois comprendre le processus de son institutionnalisation croissante et les raisons du recul de son nombre d’adhérents, l’affaiblissement de sa légitimité et le renforcement de son rôle d’agence sociale. Le concept d’agence sociale désigne l’ensemble des fonctions syndicales qui sont liées à un rôle institutionnel : implication dans la gestion d’institutions sociales et parapubliques, participation à des fonctions économiques et sociales de l’État, fonction de représentant dans des organismes comme le CES. En tant qu’agence sociale, le syndicat est une sorte de ‘fonctionnaire du social’, un organisme quasi-public. Cet aspect se distingue de sa dimension de mouvement social (force de revendication et de négociation). » (Pierre Rosanvallon, La question syndicale, Seuil, 1989, p. 24). L’écart est grandissant entre les trois registres de la reconnaissance institutionnelle (l’utilité), du soutien pratique (la confiance) et de l’identification (l’appartenance), ce qui pose plusieurs questions :
  • l’autonomisation de la fonction d’agence sociale par rapport à la dimension mouvement social du syndicalisme ;
  • la professionnalisation du syndicalisme, devenu un métier comme un autre, mais conduisant peut-être à la distance entre cadres syndicaux et salariés ;
  • la question financière de syndicats fonctionnant désormais avec peu de cotisations ;
  • le changement du sens conféré à l’adhésion, plus utilitariste et donc plus volatile ;
  • le développement de contestations (coordinations et nouveaux syndicats) en réaction à l’institutionnalisation.



La faiblesse numérique des rangs syndicaux en France et l'hémorragie qu’ils connaissent depuis la fin des années 1970 sont incontestables. Aujourd’hui, seuls 8 % des salariés sont membres d’un syndicat ; c’est le taux le plus bas des pays membres de l'OCDE, juste devant la Turquie. Cela représente 1,9 millions de syndiqués, parmi lesquels on compte approximativement 200 000 retraités. Ce taux de syndicalisation était deux fois supérieur il y a 25 ans, et quatre fois supérieur il y a 50 ans. Toutefois en 2016, les études les plus récentes réalisées par la DARES ont conduit à réviser légèrement à la hausse le taux de syndicalisation dans la population active : 11 %.

Le syndicalisme français a toujours été faible, à l’exception de la Libération, comme le montrent les chiffres suivants comparés au taux de syndicalisation britannique :
  • 1914 : 8 % de la population active (23 % en Grande-Bretagne),
  • 1919-20 : 20 à 25 % (45 % en GB),
  • 1945 : 55 à 60 % (38,6 % en GB),
  • 1977 : 20 % (50 % en GB).

En 1980, ce taux s’établit en France à 17,5 %, contre 20 % en Espagne, 22 % aux USA, 33 % au Canada, 30 % en Grèce, 34 % en Allemagne, 44 % en Italie et 32 % aux Pays Bas, 50 % en GB et Luxembourg, 50 % en Autriche, 55 % en Belgique, 76 % au Danemark, 78 % en Suède. Avec un taux de syndicalisation établi autour de 9 % de la population active en 1997, qui masque un net clivage entre secteur public et secteur privé (8 % dans le privé contre 26 % dans le secteur public et parapublic), la France se trouve toujours à la lanterne rouge des pays occidentaux, derrière les États-Unis (14,2 % en 1997 – chiffres du BIT), l'Allemagne (29 % en 1997, 20 % estimé en 2004), la Grande-Bretagne (33 % en 1997, 26,6 % en 2004), l'Italie (44 % en 1997, 35 % en 2004), la Suède (91 % en 1997, 79 % en 2004), l'Espagne (15 % en 2004), Belgique (69 % en 2004).

La syndicalisation dans le monde en 2007
Source : Trade union membership 2008. OCDE. Données statistiques 2007.


Evolution du taux de syndicalisation depuis 1999.



En savoir plus


Ensemble des pays


Comme on le voit, les taux de syndicalisation sont très disparates d’un pays à l’autre de l’Europe (23 % de moyenne), variant de 80 % à à peine 8 % en France, qui conserve la place de dernier quand les pays nordiques sont en peloton de tête. A l’exception de l’Italie qui connaît une légère augmentation de son taux, la baisse est toutefois générale, tant en Europe (de 43 % en 1975 à 32 % en 1995 et donc 23 % aujourd’hui) que dans l’ensemble de l’OCDE. Elle a parfois été spectaculaire comme en Suède avec une chute de 14,5 points de pourcentage, même s’il demeure largement plus élevé qu’ailleurs (67,7 %).

Toutefois, la comparaison n’est pas si heuristique car la syndicalisation ne revêt pas la même signification dans tous les pays ; elle n’entraîne pas partout les mêmes contraintes et les mêmes coûts suivant les pays. Dans certains pays, l’incitation est forte à se syndiquer, par exemple en Belgique où les syndicats participent à la distribution des prestations d’assurance chômage et de primes de fin d’année, dans les pays nordiques où les conventions collectives ne s’appliquent qu’aux syndiqués. Au Canada et dans certaines branches d’activité en Grande-Bretagne jusqu’à Thatcher, la pratique des emplois réservés aux syndiqués (closed-shop) était courante dans certains métiers comme, en France, au syndicat du Livre (officiellement jusqu’en mai 1955) et chez les dockers jusqu’à une réforme de leur statut de 1992. La pratique patronale de retenue des cotisations à la source est favorable à la syndicalisation. Bref, le poids du syndicalisme est tributaire des traditions et des dispositions du patronat comme des pouvoirs publics. En retour, sa force numérique lui donne un poids contractuel qui amortit des oscillations conjoncturelles de sa capacité de mobilisation.

Face à la crise qui a cependant touché l’ensemble des syndicalismes d’Europe de l’Ouest, deux types de réaction/adaptation se sont faits jour ailleurs (mais pas en France) :
  • le relâchement des liens entre partis et syndicats pour gagner en autonomie et répondre aux critiques de politisation ;
  • la réorganisation interne par regroupement de fédérations (par exemple en Allemagne avec la création de la fédération des services Ver.di ; en Grande-Bretagne où plus de la moitié des adhérents appartiennent à 3 syndicats, en Autriche où les 2/3 sont dans 3 fédérations, en Allemagne, 90 % dans 4 fédérations). Les fusions de fédérations n’ont été faites en France qu’à la CFDT.

Rq.Sur tous les registres, les syndicats français sont en situation de faiblesse. Entre 1970 et 1990, ils auraient perdu 12,5 points pour rester à la remorque des pays occidentaux. « Moins de membres (dans un sens absolu ou relatif) signifie : moins de cotisations et une plus grande dépendance financière à l’égard de tiers ; des dirigeants moins qualifiés ; un poids plus faible dans de possibles coalitions ; une reconnaissance institutionnelle et une légitimité moins solides et plus réduites ; finalement moins de pouvoir » dit Joëlle Visser dans Le mouvement social (janvier-mars 1993, p. 28).

Les signes de crise du syndicalisme, devenu presque un lieu commun depuis les années 1980, est d’abord une crise « quantitative » affectant les trois cercles du public syndical :
  1. Les sympathisants avec la crise d’audience aux différentes élections que sont les Prud’hommes tous les 5 ans, les Comités d’entreprise tous les 2 ans, les délégués du personnel, les conseils d’administration des entreprises publiques et nationalisées, les commissions administratives paritaires tous les 3 ans pour les fonctionnaires. Partout, on constate le déclin de la participation : maximum la moitié, 34 % lors des élections prud’homales de 1997, 32 % en 2002 contre 58,6 % en 1982. Le déclin de la participation aux élections des comités d’entreprise est de 5 points entre 1976-77 et 1980-90.

    Elections prud'homales.

  2. Les adhérents avec la crise de recrutement, dont le tournant serait la seconde moitié des années 1970, avec une perte globale d’un million d’adhérents entre 1975 et la fin des années 1980 soit 25 % des effectifs syndicaux.

    Evolution officielle des effectifs des six organisations.



    Pour Dominique Andolfatto et Dominique Labbé dans Les syndiqués en France 1990-2006 (doc de travail publié par les universités Nancy II et l’université Pierre-Mendes-France de Grenoble, publié en 2007 aux éditions Liaisons), les chiffres réels sont les suivants :

    • 525 000 pour la CGT (contre quelque 710 000 officiellement),
    • 450 000 à la CFDT (contre 800 000),
    • 310 000 à FO (contre 800 000),
    • 105 000 à la CFTC (contre 140 000),
    • 80 000 à la CFE-CGC (contre 160 000),
    • 135 000 à l'Unsa (300 000),
    • 120 000 à la FSU (contre 165 000)
    • 80 000 à Solidaires (contre 90 000).


    En plus des chiffres stricts, il faut envisager la morphologie des adhésions. Sur ce plan, une étude de la CGT a révélé en 1995 qu’un tiers des syndiqués sont retraités, un autre tiers se trouve dans 4 secteurs représentant moins de 5 % de la population active : cheminots, énergie, PTT et travailleurs de l’État. On peut donc parler d’une organisation représentative de travailleurs protégés, tandis que le privé est marqué par un désert syndical.
  3. Les militants avec la crise du militantisme.
    La crise du militantisme touche l’ensemble des organisations traditionnelles, syndicales comme partisanes et place là encore la France en mauvaise situation par rapport aux pays équivalents (cf. chiffres de Nonna Mayer). La moindre disponibilité des adhérents à s’investir dans le syndicat, à y consacrer du temps et de l’énergie, bref à devenir militants, se lit par exemple dans le déclin de l’implantation syndicale dans l’entreprise, un déclin qui semble toutefois être enrayé (voir la fiche p. 6) :

    Implantations syndicales dans le cadre des comités d'entreprise.



    Ce recul de la présence syndicale sur les lieux de travail se vérifie aussi s’agissant des délégués d’entreprise : 37,8 % des établissements concernés déclarent en disposer en 1994 contre 47,6 % en 1985. 41 % des 265 000 délégués du personnel élus en 1994 (contre 307 000 avant) ne sont pas syndiqués. La CGT présente des listes dans la moitié des établissements privés en 1993 contre dans 61 % en 1984. On assiste donc à un déclin de la représentation du personnel dans l’entreprise. Et comme nous le verrons, la moindre présence syndicale est un facteur explicatif de la crise du syndicalisme.



Crise multifactorielle, la crise du syndicalisme a donné lieu à de très nombreuses explications que l’on peut regrouper en trois catégories (à partir de Maurice Croisat et Dominique Labbé, La désyndicalisation, étude de définition, Grenoble, CERAT, 1987).

  • Des facteurs liés à la situation économique : chômage destructeur du pôle ouvrier à partir duquel s’est construit le syndicalisme (Noiriel), baisse du pouvoir d’achat (Bevort, Labbé), précarisation de l’emploi, etc.
  • La conséquence des nouveaux rapports sociaux : tertiarisation et féminisation du salariat (les femmes ne sont qu’un quart des effectifs de la CGT, 40 % à la CFDT), faible attractivité pour les jeunes (voir le sondage) avec un âge moyen élevé des syndiqués (moins de 2 % des salariés de moins de 30 ans sont syndiqués), individualisation des salaires et des conditions de travail favorisant l’individualisme, développement de l’expression directe des salariés (Borzeix, Linhart) et de nouvelles formes de gestion des ressources humaines (cercles de qualité, groupes de résolution des conflits, groupes d’expression et d’atelier) qui passent par-dessus les syndicats ; essor d’un syndicalisme d’entreprise combiné à une répression accrue qui élève le coût de l’action syndicale dans le contexte de crise économique, etc.
  • Le résultat d’une crise d’adaptation du syndicalisme : institutionnalisation et manque d’adaptation ou d’innovation des syndicats (Tixier, Adam), défauts propres du syndicalisme français (Segrestin, Sellier, Lucas) que seraient sa politisation, sa division, l’éloignement de la base avec la professionnalisation du militantisme syndical ; moindre soutien politique et fin du compromis fordiste.

Nous développerons trois facteurs principaux.
  1. Le rétrécissement de la base sociale traditionnelle du syndicalisme (les ouvriers qualifiés) et en même temps, la faible attractivité vis-à-vis des nouvelles classes intermédiaires (employés, techniciens et cadres), des salariés précaires et de ceux travaillant dans des PME du tertiaire.
    Ex.Par exemple, le taux de syndicalisation des précaires est de moins de 3 %. Les personnes en CDD sont deux fois moins syndiquées que les autres, celles en intérim le sont plus de sept fois moins (voir la fiche p. 5). Il y a 30 ans, 3 adhérents sur 4 étaient des travailleurs manuels et la moitié des syndiqués étaient dans l’industrie. Au milieu des années 1970, un syndiqué sur 5 était mineur (ils ont disparu aujourd’hui) ou métallo (moins de 10 % des effectifs aujourd’hui). Aujourd’hui, les fédérations les plus importantes sont celles des fonctionnaires.
    Attention toutefois :

    • le déclin numérique du groupe ouvrier est tout relatif (voir leçon n° 3, section 3). Le vrai changement est que la moitié des emplois ouvriers se trouvent aujourd’hui dans des entreprises de services (contre moins du quart à la fin des années 1960).
    • ce n’est pas la première crise qu’affronte le syndicalisme (par exemple dans l’entre-deux guerres). Comme le dit J. Freyssinet dans Le mouvement social (janvier-mars 1993), « la question paraît donc moins celle d’un irrésistible déclin du syndicalisme que celle de sa capacité à construire, à partir d’un groupe moteur (qu’avaient constitué historiquement les OQ de l’industrie) un projet global autour duquel se construisent des alliances qui rendent suffisamment convergents des intérêts partiellement contradictoires ». Les années 1980 sont toutefois celles de la perte d’influence du syndicalisme dans un contexte par ailleurs favorable à l’entreprise avec le renversement des relations professionnelles en sa défaveur et l’épuisement concomitant des deux idéologies qui ont sous-tendu son développement : le socialisme et le catholicisme social. 
  2. Le déclin de l’offre d’adhésion.
    Au déclin quantitatif du syndicalisme s'est ajouté un dépérissement de l'activité militante, en particulier des interventions de communication dirigées vers l'extérieur (tractage, collage, diffusion de la presse militante, porte-à-porte pour les adhérents des partis), renvoyant de la sorte l'image peu attractive d'un engagement sans chaleur et accentuant le mauvais ancrage social des organisations. Dans ces circonstances, les adhérents de base ont perdu tout rôle en raison de la disparition des activités militantes de tractage, animation des réunions, collecte des cotisations etc.
    Cette évolution se traduit dans la modification significative des dépenses des confédérations : les deux tiers du budget sont absorbés par les dépenses administratives (c’était moitié moins dans les années 1950) en raison de l’explosion des frais de personnel et des locaux ; les dépenses de propagande ont été réduites considérablement pour ne représenter que 10 % contre un tiers voici 50 ans, de même que l’aide internationale et les dépenses liées au syndicalisme international avec une diminution de moitié (Dominique Andolfatto, Dominique Labbé, Sociologie des syndicats, Paris, La Découverte, 2000, p. 60).
    D’après une étude de Dominique Labbé conduite sur les anciens adhérents, « plus du tiers des anciens adhérents ne sont pas partis de leur plein gré ; ce serait plutôt le syndicat qui les a quittés (…) on ne venait plus leur demander de payer leur cotisation, la section ne se réunissait pas ou ils n’étaient plus convoqués aux réunions, il n’y avait plus de permanence, personne ne répondait au téléphone… La fin des syndicats, c’est d’abord la disparition des militants : soit qu’il n’y en ait plus, ce qui est le plus fréquent, soit qu’ils ne viennent plus guère sur le lieu du travail » (Dominique Labbé, Syndicats et syndiqués en France depuis 1945, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 75). La division et la politisation découragent les militants ; elles sont évoquées par 4 ex-adhérents sur 10. 
  3. La professionnalisation du syndicalisme, qui induirait une distance entre la base et des cadres syndicaux très nombreux. Elle nourrirait une désaffection croissante pour les syndicats discrédités et leur répertoire d’actions. Comme le souligne D. Labbé, « le cumul des mandats et des autorisations d’absence a tendance à transformer l’élu en ‘permanent’, de fait sinon de droit » et induit une « culture d’organisation qui isole rapidement le permanent syndical et le rend étranger à son milieu professionnel » (Dominique Labbé, Syndicats et syndiqués en France depuis 1945, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 78). Les sections syndicales seraient réduites à une petite « élite gestionnaire » qui entretiendraient désormais avec les salariés des relations de type élus/électeurs et valoriseraient des compétences éloignées des milieux professionnels qu’ils sont censés représenter comme le « respect des hiérarchies, des rites et du vocabulaire de l’élite gestionnaire ».
    D. Andolfatto note qu’avec autant d’adhérents (1,8 millions) que tous les syndicats français réunis, le syndicat allemand des employés de la fonction publique et des transports (OTV) a 20 fois moins de personnel. Comme le reconnaîtra Bernard Thibault en 1999, le glissement est net vers un « syndicalisme d’élus ». Les collaborateurs des secrétaires confédéraux de la CGT sont ainsi passés de 19 en 1965 (pour 14 secrétaires confédéraux) à 145 en 1985 (pour 18 secrétaires confédéraux), et le personnel technique (journalistes, dactylos, standardistes etc.) de 25 à au moins 150. « Alors que la confédération perdait 70 % de ses adhérents, elle a vu son appareil central multiplié par un facteur 5 au moins. Mais surtout, la majorité des dirigeants – jusqu’au sommet – et des collaborateurs n’étaient plus salariés par l’organisation mais mis à disposition par diverses administrations ou grandes entreprises » (Dominique Labbé, Syndicats et syndiqués en France depuis 1945, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 97). La situation n’est pas propre à la centrale historique ; ainsi la CFDT salariait une quarantaine de personnes au milieu des années 60, contre 160 à la fin des années 1990. Dans le secteur public et nationalisé, sur la base de la règle : 1 décharge pour 800 emplois, en 1985, 4 500 emplois publics étaient mis à disposition des organisations syndicales et les autorisations d’absence (« dispenses de service ») largement accordées. Au total, on estime de l’ordre de 6 000 postes de fonctionnaires mis à disposition d’une manière ou d’une autre (Ibid., p. 101).

Au total, si l’on considère l’importance numérique des différents responsables syndicaux, on peut penser que la moitié des effectifs syndicaux tout au plus sont aujourd’hui actifs et sans responsabilité syndicale quelconque (car désormais, les fédérations de retraités sont très importantes, entre un quart et un tiers des syndiqués). Landier et Labbé vont plus loin : les adhérents stricto sensu qui ne font que payer les cotisations ne seraient qu’un tiers des effectifs ; les titulaires de mandats entre un tiers et un quart, les retraités un tiers, 2 à 3 % seraient dans l’appareil syndical proprement dit (Hubert Landier et Daniel Labbé, Les organisations syndicales en France, éd. Liaisons, 1998, p. 58).

Ex.Prenons l’exemple de la CFDT en 2000 : son noyau central serait de 3000 permanents + 7000 responsables syndicaux intermédiaires + 220 000 « syndicalistes d’établissement », sous mandat syndical + 100 000 anciens élus ou responsables, souvent retraités, + 200 000 cotisants de base (Dominique Andolfatto, Dominique Labbé, Sociologie des syndicats, Paris, La Découverte, 2000, p. 74-75).
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