Dans Le Destin des générations paru en 2002 aux PUF, le sociologue Louis Chauvel fut le premier à pointer du doigt une fracture majeure de la société française, désormais supérieure à ses yeux à celle entre les classes sociales : la fracture générationnelle. Le dernier quart du XXème siècle a en effet vu des écarts croissants se creuser entre les générations nées avant 1955 (ceux que Chauvel appelle les « insiders », car bien intégrés) et celles venues au monde après 1955 (les « outsiders »), au point que, pour la première fois en temps de paix, la situation de la génération suivante est plus difficile que celle de ses parents, ce qui est tout à fait inédit et particulièrement douloureusement ressenti. Les jeunes sont, plus que les autres, touchés par les difficultés d’accès à un emploi et à un logement, ils sont aussi davantage soumis à la précarisation du travail. Et ce malgré un niveau de qualification très supérieur à leurs aînés. Au sentiment d’un ascenseur social désormais en panne s’ajoute ainsi un désenchantement à l’égard de l’école républicaine qui semble ne plus (ou très mal) jouer son rôle intégrateur.
Section 1. L’école, un creuset républicain en crise
L’école occupe une place centrale dans l’idéologie républicaine française : elle est censée résoudre les inégalités liées à la naissance. Mais cette croyance en une promotion par l’école va être fortement ébranlée à partir de la fin des années 1960 (juste avant Mai 1968). La revue Population, dès 1963, montre que les réussites scolaires vont de pair avec les origines sociales et qu’à réussite égale, les orientations divergent. En 1964, avec la publication des Héritiers aux éditions de Minuit, de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, les étudiants, mais aussi le grand public cultivé découvrent que, malgré l’école unique, un fils d’ouvrier avait, en 1962, 1,6 chance sur 100 d’accéder à l’université, tandis qu’un fils de cadre supérieur en avait 58,5. Dit autrement : un enfant de cadre a 40 fois plus de chances de devenir étudiant qu’un enfant d’ouvrier. En 1970, un autre livre des mêmes auteurs, La Reproduction (éditions de Minuit), achève ce processus de démythification. La France est aujourd’hui l’un des pays où le milieu social exerce la plus grande influence sur le niveau scolaire des élèves, ainsi que le souligne régulièrement l'enquête Pisa. Ce qui soulève une question très sensible : a-t-on assisté à une démocratisation ou simplement une massification scolaire ?
Rq.L'enquête Pisa (Program for International Student Assessment ou programme international pour le suivi des acquis des élèves) de l'OCDE évalue tous les 3 ans le niveau des élèves de 15 ans dans plus de 70 pays (langue maternelle, mathématiques, sciences). La dernière enquête de 2018 place la France entre le 20e et le 26e rang des 79 pays. Dans l'OCDE, « le niveau à l'écrit des 10 % d'élèves des familles les plus riches équivaut à une avance de trois années scolaires environ par rapport aux 10 % d'élèves les plus pauvres ». En France mais aussi en Allemagne, cet écart atteint quatre années. Les résultats montrent par ailleurs que la France favorise la réussite d'une élite, celle des enfants qui réussissent le mieux tandis qu'elle est de moins en moins capable de faire réussir les enfants les moins privilégiés. L'étude met en relief une différence de 107 points entre les élèves issus d'un milieu favorisé et ceux issus d'un milieu défavorisé, nettement supérieure à celle observée en moyenne dans les pays de l'OCDE (88 points). Environ 20 % des élèves favorisés, mais seulement 2 % des élèves défavorisés, sont parmi les élèves très performants en compréhension de l'écrit en France et un élève défavorisé n'a qu'une chance sur six de fréquenter le même lycée qu'un élève très performant. Les élèves français se distinguent aussi par le manque de coopération et se disent peu soutenus par leurs enseignants.
§1. La massification scolaire
Pour soutenir la modernisation économique et faire face au baby-boom de l'après-guerre, s'ouvre à compter des années 1960 le grand chantier de l'enseignement, avec plusieurs grandes réformes.
Chronologie des politiques éducatives en faveur de la massification scolaire :
- 1959 : réforme Berthoin portant l'obligation scolaire à 16 ans (contre 13 ans auparavant) et réorganisation du second degré avec la création des CEG (collèges d'enseignement général).
- 1963 : réforme Fouchet créant les CES (collèges d'enseignement secondaire) pour unifier les enseignements du premier cycle du secondaire.
- 1965 : création du baccalauréat technologique (premiers diplômés en 1969) et de nouvelles séries de baccalauréat général (A, B, C, D, E).
- 1966 : création des filières supérieures courtes avec les Instituts universitaires de technologie (IUT) pour former des techniciens avec Bac +2.
- 1967 : création des Brevets d'études professionnelles (BEP) préparés en 2 ans à l'issue de la 3ème.
- 1975 : réforme Haby, création du collège unique qui unifie les CES et les CEG et supprime les filières et classes de transition en classes de 6ème et de 5ème.
- 1982 : mise en place des Zones d'éducation prioritaire (ZEP).
- 1985 : objectif « 80 % d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat en 2000 » et création des baccalauréats professionnels (premiers diplômés en 1987).
- 1987 : réforme de l'apprentissage avec le BEP, bac pro et BTS.
- 1994 : nouvelles séries de baccalauréat général et technologique.
Évolution des niveaux de diplômes au cours des vingt-cinq dernières années
Évolution des niveaux de diplômes au cours des vingt-cinq dernières années
Cette massification a connu plusieurs phases :
- la première dans ces années 60 : en 1950, 5 % d'une classe d'âge allait au bac ; 16,1 % en 1969 ;
- dans la seconde moitié des années 1980 avec le lancement en 1985 par Jean-Pierre Chevènement de l'objectif des 80 % d'une génération au niveau bac, quand le taux de bacheliers n'était que de 29 %, il atteint 63 % dix ans plus tard en 1995). On compte 1 million d'étudiants en 1980, 2 millions en 2000 ;
- dans les années 2000 : 71,5 % d'une classe d'âge arrive au bac en 2011 ; 78,6 % en 2016. Mais l'explosion concerne surtout l'enseignement supérieur. Entre 2010 et 2020, les effectifs de l'enseignement supérieur ont progressé de près de 500 000, une hausse supérieure à 20 %, selon le ministère de l'Éducation nationale. Au total, entre 1960 et 2020, la population étudiante est passée de 300 000 à 2,8 millions (x 9). En 35 ans, l'éducation nationale a vécu un bouleversement : les non-bacheliers qui représentaient les 7/10 d'une classe d'âge au milieu des années 1980, n'en constituent plus seulement que les 2/10 aujourd'hui (Fourquet 2021).
Sy.On a donc bien une démocratisation quantitative : le nombre de bacheliers a été multiplié par 17,7 entre 1951 et 2011 où le taux d’accès au baccalauréat s’établit à 71,6 %. Mais aussi une « démocratisation qualitative » au sens où ces politiques ont permis de rendre la réussite scolaire moins dépendante de l’origine sociale et du sexe. Ainsi, les taux de réussite au baccalauréat selon l’origine sociale des parents se sont rapprochés et celui des filles a peu à peu dépassé celui des garçons. Sur ce point toutefois il y a débat entre les spécialistes.
§2. Une démocratisation ségrégative
La diffusion de l’accès aux études correspond en fait, selon Pierre Merle, à une « démocratisation ségrégative » (La ségrégation scolaire, La Découverte, Repères, 2012). Ici comme partout, la moyenne dissimule des phénomènes divergents : Pierre Merle note ainsi que l’accès au bac des enfants d’origine populaire s’est essentiellement réalisé grâce à la diffusion des bac pro et technologiques dans lesquels les enfants d’ouvriers sont sur–représentés ; ainsi deux jeunes sur trois ne sont pas titulaires du baccalauréat général. Pour lui, la « ségrégation scolaire » est un processus de séparation des individus – choisie pour certains, subie pour d’autres – qui revêt quatre dimensions analysées dans le premier chapitre de l’ouvrage :
- le sexe,
- l’origine ethnique,
- les compétences scolaires (la « ségrégation académique » : inter-établissements quand le niveau de compétences varie selon les établissements ; doublée d’une ségrégation intra-établissement avec le jeu des options ou sections permettant de constituer des classes de niveaux différents et d’une ségrégation inter-secteurs avec la séparation privé / public)
- l’origine sociale qui renvoie aux 3 ségrégations académiques.
Pour Pierre Merle, trois politiques scolaires des années 1980 - dont certaines se voulaient au contraire lutter contre les ségrégations - auraient eu à l’inverse un impact ségrégatif (on parlera alors d’effets pervers) :
- l’éducation prioritaire : suivant la DEPP (direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance), l’organe d’études statistiques du ministère, en six ans, le taux d’élèves de 3ème de niveau faible dans les collèges RAR (réseau ambition réussite) est passé d’un quart à un tiers de l’effectif ;
- la concurrence entre le privé et le public ;
- l’assouplissement de la carte scolaire. En comparant l’évolution des recrutements du privé entre 2006, l’année précédant la décision d’assouplir, et 2010, il montre que la disparité sociale entre secteur public et secteur privé s’est accrue ces dernières années dans les principales villes françaises, en même temps que croissait la ségrégation interne au secteur public. La tendance est à une « ghettoïsation du privé par le haut ».
Les résultats aux examens demeurent très liés à l'origine sociale des élèves. En 2016, comme les années précédentes, la quasi-totalité (97 %) des enfants issus d'un milieu social très favorisé a obtenu son diplôme national du brevet (DNB). A l'inverse, le taux de réussite est inférieur de 18 points (79 %) pour les élèves issus de milieu défavorisé. En 2002, alors que neuf enfants d'enseignants sur dix sont bacheliers, ce n'est le cas que de quatre enfants d'ouvriers non-qualifiés. 4 % des enfants de diplômés du supérieur ont un diplôme de niveau bac + 5 ou plus contre seulement 5 % de ceux dont les parents sont peu ou pas diplômés. Alors que près d'un quart des personnes dont les parents sont peu ou pas diplômés n'ont aucun diplôme, ce n'est le cas que de 4 % des enfants de diplômés du supérieur (données INSEE 2019). Aussi la chance d'avoir un diplôme de niveau bac+2 est-elle très variable d'une catégorie sociale à l'autre comme on peut de voir avec le tableau suivant : 74 % des cadres supérieurs disposent d'un titre scolaire supérieur à bac + 2, contre 3 % des ouvriers et 10 % des employés (données INSEE 2020). la promotion interne est peu fréquente : on ne compte quasiment pas de cadres sans diplôme (seuls 2 % ont au mieux le brevet des collèges).
La question de l'orientation est centrale dans ce processus avec des filières distinctes pour chacune des catégories sociales et cette ségrégation s'accentue au fil des études : à la rentrée 2018, 28,3 % des lycéens scolarisés en formations générale et technologique sont issus d'une catégorie sociale très favorisée, contre 6,8 % des lycéens scolarisés en formations professionnelles. Au fil de la scolarité, la part des enfants d'ouvriers se réduit tandis que celle des enfants de cadres s'accroît. La quasi-totalité des enfants vont au collège, quelles que soient leurs origines sociales. Ceux qui ne suivent pas la filière générale (moins de 3 % du total) sont à cet âge orientés en Section générale d'enseignement adapté (Segpa) : parmi eux, on trouve près de 40 % d'enfants d'ouvriers et 2 % d'enfants de cadres, soit vingt fois moins. Par la suite, les enfants d'ouvriers sont sur-représentés dans les filières professionnelles et techniques. Ils regroupent 34 % des élèves de CAP et des bacs pros où ils sont quatre fois plus nombreux que les enfants de cadres. En première et terminale technologiques, leur part est de 27 %, dix points de plus que dans les filières générales (17 %) où l'on compte deux fois plus d'enfants de cadres que d'ouvriers.
Le tableau suivant montre que plus on s'élève dans le cursus, moins on compte d'enfants d'ouvriers. Ces derniers forment 10.9 % des étudiants à l'université et 7 % dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Inversement, la part des enfants de cadres augmente : 35 % en filière générale au lycée, le double dans les écoles normales supérieures. On observe une concentration de plus en plus massive des enfants des CSP+ dans les grandes écoles. Selon Michel Euriat et Claude Thélot (1995), la part des élèves d'origine modeste parmi les élèves des quatre plus grandes écoles (l'École polytechnique, l'INSP, HEC et l'ENS) est passée de 29 % en 1950 à 9 % au milieu des années 1990.
Rq.Ces inégalités scolaires traduisent la profonde la dualisation de l'enseignement français, entre secteur privé et secteur public, entre une université paupérisée et non sélective d'un côté, les grandes écoles de l'autre. L'enseignement supérieur français présente trois visages.
Un enseignement court, technique et doté de moyens (les BTS et les IUT), pour partie accessible aux milieux populaires et qui constitue une voie de promotion sociale.
Ensuite, un enseignement universitaire généraliste, faiblement doté, où les enfants de milieux modestes sont présents, mais au premier cycle principalement et dans certaines filières souvent dévalorisées. Les enfants d'ouvriers et d'employés sont beaucoup moins représentés dans les filières sélectives, comme la médecine, ou aux niveaux supérieurs, en master et en doctorat.
Enfin, des classes préparatoires et des grandes écoles hyper sélectives, très richement dotées mais qui n'intègrent les jeunes de milieux modestes qu'au compte-gouttes. En 2019, un étudiant coûte à la collectivité 10 110 euros par an ; un élève en CPGE 15 710.
Un enseignement court, technique et doté de moyens (les BTS et les IUT), pour partie accessible aux milieux populaires et qui constitue une voie de promotion sociale.
Ensuite, un enseignement universitaire généraliste, faiblement doté, où les enfants de milieux modestes sont présents, mais au premier cycle principalement et dans certaines filières souvent dévalorisées. Les enfants d'ouvriers et d'employés sont beaucoup moins représentés dans les filières sélectives, comme la médecine, ou aux niveaux supérieurs, en master et en doctorat.
Enfin, des classes préparatoires et des grandes écoles hyper sélectives, très richement dotées mais qui n'intègrent les jeunes de milieux modestes qu'au compte-gouttes. En 2019, un étudiant coûte à la collectivité 10 110 euros par an ; un élève en CPGE 15 710.